Tandis que le premier plan "Handicap visuel" (2008 - 2011) du Ministère des Solidarités et de la Cohésion Sociale s'était engagé "pour une intégration pleine et entière des personnes aveugles et malvoyantes à la vie de la Cité", de nombreuses institutions s'interrogent sur l'accueil de ces publics et les conditions à rassembler pour leur faire vivre une expérience artistique. Drôle de gageure semble-t-il, quand il s'agit de faire apprécier des oeuvres purement visuelles (peintures, photographies...) à des personnes dont le sens de la vue est profondément altéré.
La question est pourtant passionnante. Elle se fonde sur la préoccupation légitime de l'inclusion de publics handicapés dans des lieux d'expression sensible de l'humanité. Mais plus encore, elle nous incite à inventer de nouveaux modes de médiation au bénéfice de tous : interroger la place du corps, susciter l'imaginaire et développer une approche multisensorielle permet à chacun (voyants et malvoyants) d'accéder à une perception plus riche des oeuvres d'art.
Les médiateurs ont expérimenté la découverte d'objets en aveugle afin de les aider à concevoir des médiations adaptées à ce handicap.
- Lors de l'accueil d'aveugles et de malvoyants au musée, il est important de les guider dans leurs déplacements, afin que leur attention ne soit pas entièrement accaparée par l'évitement des obstacles et des dangers : on ne peut s'ouvrir à la rencontre esthétique que si on n'est pas préoccupé par sa sécurité ;
- Voilà pourquoi le médiateur doit permettre aux malvoyants d'appréhender l'espace dans son ensemble dès le début de la visite. Privilégiez une approche globale avant d'aborder le particulier. On peut commencer par décrire la pièce (longueur, hauteur sous plafond, obstacles...) puis la parcourir en s'attachant à toutes les sensations ressenties : l'air ou le soleil à proximité des fenêtres, la réverbération du son, l'odeur particulière qui émane d'une oeuvre, les contrastes de lumière... Ces indications permettent aux malvoyants de se familiariser avec l'espace qui devient ainsi plus sécurisant. Une autre proposition en général très appréciée consiste à dessiner le plan de la pièce avec son doigt sur la paume de la main des personnes malvoyantes, en décrivant ainsi l'implantation des oeuvres dans l'espace.
- Une fois l'espace appréhendé dans sa globalité, on peut aborder les oeuvres à proprement parler. Il est préférable de présenter une nombre limité d'oeuvres sélectionnées : en effet, un malvoyant doit produire un effort important pour donner un sens concret aux mots qu'il entend ou recomposer et visualiser ce qu'il touche. Il est par ailleurs préférable de faire appel à ses émotions et à sa subjectivité pour parler des oeuvres plutôt que de se restreindre à une description précise et détaillée qui pourra sembler désincarnée : la transmission de sa propre émotion esthétique est l'un des meilleurs outils de médiation. Ne pas oublier également d'interroger le visiteur sur ce qu'il ressent ou ce qu'il souhaite savoir ou faire.
Technologies et outils de médiation pour un public déficient visuel
Même s'ils ne remplacent pas l'approche sensible du médiateur, des dispositifs et outils facilitent parfois la découverte des oeuvres par les personnes malvoyantes. Parmi les plus courants on peut citer :
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Le fac-similé, réplique en petit format de l'œuvre qui utilise les mêmes matériaux et en respecte les proportions. Il nécessite un travail d'interprétation de la part du médiateur afin que le malvoyant puisse se représenter l'échelle réelle de l'oeuvre.
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La maquette représente l'oeuvre mais avec moins de similitude que le fac-similé (les matériaux sont différents) : elle permet à la personne aveugle ou malvoyante de se créer une image mentale de la forme de l'objet réel, de convoquer des représentations déjà construites. Elle peut être accompagnée de matériaux et textures à toucher.
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Les dessins et les plans en relief, dont la lecture complexe nécessite de très bonnes connaissances de la part des médiateurs pour accompagner les déficients visuels dans leur interprétation. Voir à ce sujet le petit guide réalisé par le LMAC.
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Les outils technologiques proposés par certains musées, comme par exemple les audioguides ergonomiques et livres tactiles mis à disposition par le Musée du Louvre.
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Certains musées intègrent dans leurs expositions permanentes et temporaires des dispositifs et oeuvres destinées aux malvoyants : par exemple, le Musée Saint-Raymond de Toulouse propose une visite en audio-description pour mal-voyants avec une quarantaine d'oeuvres à toucher.
Travail de formation et de recherche menée par le LMAC et l'Institut des Jeunes Aveugles de Toulouse.
Et qui peut nécessiter l'intervention d'artistes.
Dans l'idéal, chaque médiation devra être conçue spécifiquement pour une oeuvre. Il s'agira de créer une interprétation scénarisée qui permettra la perception progressive de l'oeuvre en convoquant simultanément ou successivement différents media : la parole, la musique, l'odorat, les postures corporelles... en prenant soin d'alterner entre une approche intellectuelle et raisonnée des oeuvres (les intentions de l'artiste, la signification de l'oeuvre, sa contextualisation...) et une approche sensible et esthétique permettant à chaque visiteur d'élaborer sa propre relation à l'oeuvre.
On peut parler alors d'un véritable travail de "re-création" artistique. Un exemple réussi est la médiation inventée par la compagnie de danse Process autour de l'oeuvre de Jorge Pardo dans la salle des chapiteaux romans du Musée des Augustins à Toulouse. La proposition a été expérimentée par les participants aux journées professionnelles "art contemporain et déficience visuelle" organisées par le LMAC.
Après un bref échauffement, déficients visuels et voyants aux yeux bandés ont été invités à découvrir l'oeuvre de façon sensorielle :
- écoute de chants cistersiens et d'une musique contemporaine pour ressentir le choc des esthétiques (chapiteaux de l'époque romane versus installation d'art contemporain)
- approche descriptive présentant l'oeuvre de Jorge Pardo et sa relation aux chapiteaux romans (lignes, formes et couleurs de l'oeuvre contemporaine, description des trois ensembles de chapiteaux...),
- découverte physique de la pièce par le tracé du plan sur la paume de la main puis en l'arpentant au bras d'un guide accompagnateur, avec suivi par le corps des courbes de l'installation,
- expérimentation du rythme et des lignes de force de l'installation par des postures corporelles (par exemple travail sur le ressenti de la verticalité des colonnes par le corps),
- découverte tactile du fac-similé d'un chapiteau historié.
Ces approches complémentaires peuvent permettre à un aveugle non seulement de se créer une représentation mentale de l'installation mais également de la ressentir : couleurs bigarrées, austérité de la pierre, alternance rythmique des lignes et des courbes, contrastes des époques et des langages plastiques...
De l'intérêt de se poser la question du handicap en matière de médiation
A l'issue de cette réflexion, qu'avons nous appris ?
Nous avons appris qu'il fallait toujours prendre en compte le visiteur, essayer de comprendre son point de vue, partir de ce qu'il ressent, vit, éprouve.
Qu'il faut laisser un espace au visiteur pour qu'il déploie son imagination, ne pas l'envahir de discours surabondants trop vite oubliés.
Voici quelques leçons de médiation que les déficients visuels nous donnent. Il n'échappera à personne que ces conseils peuvent servir à tous : réfléchir à la place des personnes handicapées dans les musées permet d'enrichir sa vision de la médiation tous publics. Ces médiations conçues "pour les déficients visuels" peuvent devenir les plus attractives et les plus populaires ; elles seront d'autant plus précieuses qu'elles offriront un temps de rencontre et d'échange entre la foule des valides et cette humanité différente qui ne vit pas forcément dans la nuit qu'on suppose.
La nuit qu'on suppose. C'est le titre d'un beau film documentaire du belge Benjamin d'Aoust, projeté lors des journées professionnelles du LMAC, qui évoque avec poésie et nuance la richesse intérieure de ces personnes qui, pour malvoyantes qu'elles soient, n'en sont pas moins belles et bienveillantes. "Le monde de l'aveugle n'est pas la nuit qu'on suppose", écrivait Luis Borges, écrivain argentin aveugle et visionnaire.
Si vous souhaitez un accompagnement dans la mise en place de vos actions de médiation, n'hésitez pas à me contacter : coutyannabelle@dulienparlart.fr