Taizé, une parabole d’unité: Histoire de la communauté des origines au “concile de jeunes” [trad. française de l’italien Storia della comunità dalle origini al concilio dei giovani]
 2503585361, 9782503585369, 9788815268068, 9782503585376

Table of contents :
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Introduction
Chapitre I. Entre Lausanne, Genève et la guerre : aux origines d’un projet communautaire (1936-1942)
Chapitre II. Le début d’une vie commune à Genève (1942-1944)
Chapitre III. « Notre unum unicum, unum necessarium » (1945-1947)
Chapitre IV. Un « monastère » protestant (1948-1953)
Chapitre V. Sur la frontière des Églises, au coeur des masses (1954-1958)
Chapitre VI. L’unité, espérance de vie (1959-1962)
Chapitre VII. Les années de Vatican II (1962-1965)
Chapitre VIII. En quête d’une nouvelle « création commune » (1966-1970)
Chapitre IX. Anticiper, consentir, élargir : notes sur les évolutions de la décennie « conciliaire »
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Taizé, une parabole d’unité

BIBLIOTHÈQUE DE LA REVUE D’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE FASCICULE 108

Taizé, une parabole d’unité Histoire de la communauté des origines au concile des jeunes

SILVIA SCATENA

F

Illustration de couverture: photo Böckstieger

Original Italian edition: Il Mulino, 2018, ISBN 978-8815268068 © 2020, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. ISBN 978-2-503-58536-9 E-ISBN 978-2-503-58537-6 DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.117901 ISSN 0067-8279 E-ISSN 2565-9308 D/2020/0095/275 All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. Printed in the EU on acid-free paper.

Sommaire

Sigles et abréviations 9 Préface13 Introduction17 Chapitre I Entre Lausanne, Genève et la guerre : aux origines d’un projet communautaire (1936-1942) 1. « Une communauté d’intellectuels protestants » 2. Évolution d’une jeunesse puritaine 3. Entre Calvin et Barth : une génération inquiète 4. La découverte d’une préoccupation commune 5. « En quoi l’Église nous paraît-elle déficitaire » 6. De Strasbourg à Amsterdam 7. La guerre et l’heure des engagements 8. « L’esprit de Port-Royal » 9. « Premiers jalons d’un ministère œcuménique » 10. Le premier texte communautaire 11. La rencontre avec Max Thurian et Pierre Souvairan : vers une communauté résidente

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Chapitre II 109 Le début d’une vie commune à Genève (1942-1944) 1. Vie « clunisienne » à l’ombre de la cathédrale : la 109 confrontation avec l’Église genevoise 115 2. Réalisme social et communisme chrétien 3. « Une communauté régulière évangélique est-elle 121 possible ? » : la thèse de licence de Roger Schutz 4. Communauté régulière et insertion ecclésiale : projets 132 et hypothèses des derniers mois à Genève 5. La signification d’une expérience : Introduction à la vie communautaire138 Chapitre III « Notre unum unicum, unum necessarium » (1945-1947) 1. Le retour en France 2. La crise du groupe suisse

149 149 160

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s o m m a ir e

3. 4.

Vie communautaire et vie liturgique : Joie du ciel sur la terre164 Valeur prophétique de la Réforme et mouvement de catholicité171

Chapitre IV Un « monastère » protestant (1948-1953) 1. Pâques 1948 – Pâques 1949 : la décision de la profession 2. Les premières visites à Rome 3. Le coup de frein marial de 1950 et les timides éclaircies de Lund 4. Années de croissance et de structuration 5. Le chemin interrompu d’un nouveau tiers-ordre 6. Nostalgie de sacrements

193 193 212 239 250 264 269

Chapitre V 277 Sur la frontière des Églises, au cœur des masses (1954-1958) 1. Les difficiles relations avec l’ERF et l’affaire des frères pasteurs277 294 2. « Notre couvent, c’est le monde entier » 309 3. Les fraternités « hors les murs » Chapitre VI L’unité, espérance de vie (1959-1962) 1. « Une heure de Dieu » 2. « Entretiens œcuméniques » à Taizé 3. Regarder loin

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Chapitre VII Les années de Vatican II (1962-1965) 1. Le petit Taizé de Rome 2. « Un capital de confiance » 3. La solidarité, levier de l’unité 4. « Nous avons perdu un père » 5. Le concile en marche et la dynamique de la patience 6. Aggiornamento et réforme intérieure 7. Élargissements géographiques 8. « Où allons-nous ? »

373 373 386 397 403 407 418 423 426

Chapitre VIII En quête d’une nouvelle « création commune » (1966-1970) 1. Entre désillusion et « folle espérance » 2. Une « ardente patience » 3. Sur quatre continents : premières expériences de vie commune avec les catholiques 4. L’année 68 à Taizé

433 433 445 463 479

so mmai re

5. 6.

« Dieu n’est pas tout à fait mort » : premières visites au-delà du rideau de fer Deux voies pour sortir de l’impasse : « désescalade » et annonce d’un « concile des jeunes »

Chapitre IX Anticiper, consentir, élargir : notes sur les évolutions de la décennie « conciliaire » 1. Une réponse de résilience 2. « Anticipation d’une communion avec Rome » 3. « Des épreuves dans la communion de l’Église » 4. Se réconcilier sans tarder au-dedans de soi-même 5. Augsbourg-Rome 1980 6. « Quelques intuitions d’Évangile »

506 526

547 547 554 560 573 585 597

Index des noms 611 Illustrations635

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Sigles et abréviations

Fonds d’archives AADL ACLM ACŒ ACPEPG ACV ACVII ADA ADPF, PC ADSL AEPG AEREN AERF AFCG AFPF AFUACE AG

Archives de l’Archidiocèse de Lyon, Lyon Archives du Conseil Épiscopal Latino-americain, Bogotá Archives du Conseil œcuménique des Églises, Genève Archives de la Compagnie des pasteurs et des diacres, Église Protestante de Genève, Genève Archives cantonales vaudoises, Lausanne [PP 516 : Fonds de l’Église évangélique libre du Canton de Vaud ; PP 240 : Fond Église et Liturgie] Archives du Concile Vatican II, Archives apostoliques du Vatican, Cité du Vatican [SU : Secrétariat pour l’unité des chrétiens] Archives diocésaines d’Autun, Autun Archives dominicaines de la Province de France, Papiers Congar, Le Saulchoir, Paris Archives départementales de Saône-et-Loire, Mâcon Archives de l’Église Protestante de Genève, Genève [PV CeC : Procès-verbaux de la Commission exécutive du Consistoire] Archives de l’Église réformée évangélique du Canton de Neuchâtel, Neuchâtel Fonds de l’Église Réformée de France, Centre Historique des Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine Archives de la Fondation Catherine Gide, Paris Archives de la Fédération Protestante de France, Paris [DRC : Département Recherches Communautaires ; FR : Fonds Hébert Roux] Archives de la Fédération Universelle des Associations Chrétiennes d’Étudiants, auprès des Archives du Conseil Œcuménique des Églises, Genève Archives de la Communauté de Grandchamp, Areuse

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s i gl e s e t ab r é vi at i o n s

AGL AOP APF APS APSPF AR AUG BLJD BStU CNAEF JDup DT EZA FAB FCh FHbt FM FTh FVllt JF PCV PdS PMV PPC PRA

Archives Giuseppe Lazzati, Institut séculier Christ Roi, Milan, en copie auprès de la Fondation pour les Sciences religieuses « Jean XXIII », Bologne Archives de l’Oratorio de Marie de la Paix, Brescia Archives des Petits Frères de Jésus, Bruxelles Archives des Petites Sœurs de Jésus, Rome Archives de la Paroisse de Saint-Pierre Fusterie, Genève Archives Roncalli, Fondation pour les sciences religieuses « Jean XXIII », Bologne Archives de l’Université de Genève, Genève Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris Bundesbeauftragter für die Stasi-Unterlagen, Berlin Centre National des Archives de l’Église de France, Issy-les-Moulineaux Journal conciliaire de Jacques Dupont, Fonds J. Dupont, Centre Lumen Gentium, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve Documentation de la Communauté de Taizé Zentralarchiv der Evangelischen Kirche in Deutschland, Berlin Fonds Antoinette Butte, Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, Strasbourg Fonds F. Charrière, Archives du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, Fribourg Fonds Pierre Haubtmann, Institut Catholique, Paris Fonds Charles Moeller, Centre Lumen Gentium, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve Fonds Gustave Thils, Centre Lumen Gentium, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve Fonds Pierre M.-J. Veuillot, Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, Paris Journal des frères, Taizé Papiers Clémy Vautier, documentation privée, Lausanne Papiers Jean de Saussure, documentation privée, Genève Papiers Maurice Villain, Abbaye Notre-Dame des Dombes, Le Plantay Papiers Paul Couturier, Abbaye Notre-Dame des Dombes, Le Plantay Papiers Roger Aubert, documentation privée, Lausanne

si gle s e t ab ré vi at i o ns

PRB PTA SHGN

Papiers Maurice-René Beaupère, documentation privée, Lyon Papiers Théophile Ammann, documentation privée, Lausanne Service historique de la Gendarmerie nationale, Château de Vincennes, Vincennes

Sources imprimées et autres sigles employés AAS ACE AS BEK CCC CHC

CDF CDL CIMADE CLAF DBPF DDH

DE DMRFC

Acta Apostolicae Sedis, Cité du Vatican, 1909Associations Chrétiennes d’Étudiants Acta Synodalia sacrosancti Concilii oecumenici Vaticani II, Cité du Vatican, 1970-1980 Bund der Evangelischen Kirchen A.-M. Charue, Carnets conciliaires de l’évêque de Namur A.-M. Charue, L. Declerck, C. Soetens (dir.), Louvainla-Neuve, 2000 Dom Helder Camara, Circulares conciliares, vol. I en trois tomes, L.C.L. Marques, R. Faria (dir.), Recife, 2009 ; Circulares Posconciliares, vol. III en trois tomes, Z. Rocha, D. Sigal (dir.), Recife, 2012 Congrégation pour la doctrine de la foi H. De Lubac, Carnets du Concile, 2 vol., Paris, 2007 Comité inter-Mouvements auprès des Évacués Comité Latinomericano de la Fé P. Cabanel, A. Encrevé (dir.), Dictionnaire biographique des protestants français. De 1787 à nos jours, vol. I, A-C, Paris, 2014 D. Horton, Vatican Diary 1962 ; vol. I, A Protestant observes the first Session of The Second Vatican Council, Philadelphia, 1964 ; vol. II, Vatican diary 1963, Philadelphia, 1964 ; vol. III, Vatican Diary 1964, Philadelphia, 1965 ; vol. IV, Vatican Diary 1965, Philadelphia, 1966 N. Edelby, Il Vaticano II nel diario di un vescovo arabo, A. Cannelli (dir.), Cinisello Balsamo, 1996 J.-M. Mayeur, Y.M. Hilaire (dir.) Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 2, B. Vogler (dir.), L’Alsace, Paris, 1987 ; vol. 5, A. Encrevé (dir.), Les Protestants, Paris, 1993 ; vol. 6, X. de Montclos (dir.), Lyon. Le Lyonnais – Le Beaujolais, Paris, 1994 ; vol. 8, C. Sorrel (dir.), La Savoie, Paris, 1996

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s i gl e s e t ab r é vi at i o n s

EKD ERF FPF FUACE IdP JC LL PL SC SME

SŒPI S/V

Evangelische Kirche in Deutschland Église Réformée de France Fédération Protestante de France Fédération Universelle des Associations Chrétiennes d’Étudiants Insegnamenti di Paolo VI, 16 vol., Cité du Vatican, 1964-1979 Y. Congar, Mon Journal du Concile, présenté et annoté par E. Mahieu, vol. I : 1961-1963, vol. II, 1964-1966, Paris, 2002 G. Lercaro, Lettere dal Concilio, 1962-1965, G. Battelli (dir.), Bologne, 1980 Patrologia latina Sous les cèdres. Feuille des étudiants de la Faculté de théologie de l’Église Libre Vaudoise Storia del movimento ecumenico dal 1957 al 1968, vol. III, Dalla Conferenza di Edimburgo (1910) all’Assemblea ecumenica di Amsterdam (1948), R. Rouse, S. Ch. Neill (dir.), Bologne, 1982 (I éd. London, 1954) ; vol. IV, L’avanzata ecumenica (1948-1968) H. E. Fey (dir.), Bologne, 1982 (I éd. London 1970). Service œcuménique de presse et d’information Storia del concilio Vaticano II, G. Alberigo (dir.), éd. it. A. Melloni (dir.), Bologna-Leuven, 1995-2001 ; vol. 1, Il cattolicesimo verso una nuova stagione. L’annuncio e la preparazione (gennaio 1959 – settembre 1962), 1995 ; vol. 2, La formazione della coscienza conciliare (ottobre 1962 – settembre 1963), 1996 ; vol. 3, Il concilio adulto. Il secondo periodo e la terza intersessione (settembre 1963 – settembre 1964), 1998 ; vol. 4, La chiesa come comunione. Il terzo periodo e la terza intersessione (settembre 1964 – settembre 1965), 1999 ; vol. 5, Concilio di transizione. Il quarto periodo e la conclusione del concilio (settembre – dicembre 1965), 2001 [réédition Bologna, 2011-2015] ; éd. fr. Histoire du Concile Vatican II, 5 vol., Paris, 1997-2005.

Préface

La Communauté de Taizé ainsi que son fondateur Roger Schutz (fr. Roger) font partie des très beaux fruits de l’ère œcuménique qui, mieux que tout, caractérise le christianisme au siècle dernier. Le rayonnement international de cette communauté et de son prieur est tout simplement hors du commun. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux ouvrages aient vu le jour qui présentent cette communauté et son prieur. Mais bien peu de ces études sont véritablement historiques, c’est-à-dire d’une part fondées sur un accès aux principales sources disponibles, mais aussi, d’autre part — et ce n’est pas secondaire — rédigées par des personnes rigoureusement formées à la recherche historique1. Le présent ouvrage de Silvia Scatena remplit ces conditions et présente de manière analytique la fondation et le développement de Taizé, jusqu’au tout début des années 1970, un dernier chapitre donne un excellent aperçu des décennies suivantes : on peut donc le considérer comme l’ouvrage de référence pour l’histoire de la communauté de Taizé, en tout cas pour la période retenue. L’étude que propose Silvia Scatena repose en effet sur la lecture d’une grande quantité de documents d’archives que la communauté de Taizé a mis à sa disposition, mais aussi de très nombreux autres fonds d’archives, institutionnels et privés, dans divers pays (voir la liste des archives consultées). On peut considérer le présent ouvrage, qui se démarque sur ce point important de la plupart des livres parus ces dernières années et décennies sur fr. Roger et sur la communauté, comme la première enquête proprement historique sur la communauté de Taizé et son prieur. Les documents qui sont présentés ici enrichissent et affinent considérablement la connaissance de l’histoire de Taizé. Ils situent en outre un certain nombre d’événements marquants liés à l’histoire de Taizé dans l’histoire plus large du mouvement œcuménique, de la deuxième guerre mondiale jusqu’aux années 1980. Car, cela est évident, l’histoire de la communauté de Taizé et l’histoire de l’œcuménisme intra-chrétien au xxe siècle ne peuvent être étudiées indépendamment l’une de l’autre. On l’a dit, les documents ne sont pas tout dans l’écriture de l’histoire. Ils ne sont rien sans une personne qui les lit, les interprète, les analyse et les présente. Forte de son expérience de chercheuse en histoire religieuse contemporaine, de ses travaux précédents, Silvia Scatena possède les compétences et les

1 Parmi la littérature sur Taizé et son fondateur, l’ouvrage le plus significatif du point de vue de l’analyse reste, à notre avis, le livre d’Ivàn Restrepo, Taizé. Una búsqueda de comunión con Dios y con los hombres, Salamanca, 1975, nourri de quatre années d’entretiens avec fr. Roger.

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p r é fac e

ressources nécessaires pour faire parler ces documents, pour les situer dans leur contexte historique et pour les intégrer dans un récit rigoureux et cohérent. Que ressort-il de cette histoire des trois premières décennies de la communauté de Taizé ? Parmi une foule de choses, je retiens les points suivants. Quasiment dès le début, il fut question de fonder une communauté qui serait une sorte de « parabole » de communauté, c’est-à-dire une communauté qui d’une certaine manière parle d’elle-même, de par sa seule existence, en cherchant à ouvrir de nouvelles voies pour le protestantisme de langue française (et puis largement au-delà). L’intention ne fut à aucun moment « restauratrice », même si la grande histoire du monachisme nourrissait bien sûr la vision de fr. Roger et des premiers frères. Il s’agissait assurément de créer une communauté de prière de type monastique, mais de fait les premiers frères, ainsi que les amis des premières années, étaient animés par des visions diverses de ce projet communautaire, selon qu’on mettait en valeur tel ou tel aspect de la vie communautaire en développement : le projet était-il avant tout celui de susciter une communauté de prière, avec un accent fort sur la vie intérieure et la vie communautaire, ou était-il question d’un groupe de jeunes intellectuels protestants appelés à travailler et à réfléchir ensemble, y compris théologiquement, par-delà l’isolement dont ils avaient souffert durant leurs études ? À l’automne 1941, dans les Notes explicatives, une petite brochure de dix-huit pages publiée par la Communauté de Cluny à Lyon avec l’aide de Paul Couturier, Roger Schutz n’avait-il pas écrit : « Notre communauté est une communauté d’intellectuels chrétiens » ? Mais immédiatement après avoir écrit ces mots, il ajoutait : « Toutefois ce titre est si difficile à porter que, momentanément, sans le perdre de vue, nous n’en ferons pas mention ». Il y a dans ces deux phrases une expression de l’ambivalence du prieur de Taizé, mais aussi dans une certaine mesure de la communauté qu’il fonda, par rapport à la vie intellectuelle et surtout par rapport à la théologie académique, que fr. Roger n’aima jamais. Si fr. Roger, bientôt consacré pasteur réformé à Neuchâtel (16 juillet 1944), est le véritable fondateur de Taizé, il ne faut pas oublier le rôle de Max Thurian – fr. Max – dans la structuration de cette première construction communautaire masculine née en terre réformée. Pour la première fois, cette étude reconstruit la relation entre fr. Roger et celui qu’il appela « ce compagnon de vie », lui aussi pasteur réformé, dont le rôle dans le Groupe des Dombes et au sein du mouvement œcuménique dans les années 1950-1980 (en particulier avec Foi et Constitution) fut important. Il s’agit d’une relation longue et complexe, dont ce volume suit le parcours, dès la première rencontre à Genève en janvier 1942, jusqu’à la distance croissante des parcours entre les deux premiers « clunisiens » dans les années 1970, prélude à l’aboutissement du chemin de Max Thurian, la décennie suivante, avec l’ordination sacerdotale catholique sans en avoir informé au préalable la communauté et son prieur. Quant à fr. Roger lui-même, son chemin a été différent. Silvia Scatena montre bien à quel point les hypothèses concernant son éventuelle « conversion » au sein de l’Église catholique relèvent de la pure fantaisie. Il est

pré face

bien clair que plusieurs figures importantes à Rome, jusqu’au sommet de la hiérarchie, étaient de l’avis, avec raison sans doute, que fr. Roger partageait la foi catholique à propos des sacrements (y compris l’eucharistie) et de la nécessité d’un « ministère d’unité ». Mais l’erreur des théories concernant un éventuel passage de fr. Roger à l’Église catholique est simple : fr. Roger n’a jamais renié l’Église réformée au sein de laquelle il avait grandi. Il a plutôt réconcilié en lui-même, comme il le dit souvent dans les dernières décennies de sa vie, la foi réformée de ses origines avec la foi catholique. Sur ce point, le travail de Silvia Scatena confirme ce qui était déjà limpide. Mais Taizé ne se résume pas à son prieur et à fr. Max, bien entendu, même s’ils contribuèrent de manière singulière à façonner le visage de la communauté. C’est l’un des mérites de cet ouvrage de montrer comment les frères de Taizé, très tôt, loin de se concentrer exclusivement sur la vie communautaire, ont tissé des liens et n’ont pas hésité à quitter leur colline. Il s’agit ici de la première étude des « fraternités » de Taizé, petites cellules de quelques frères qui furent créées dans diverses régions de plus en plus lointaines, et qui répondaient au défi d’incarner l’Évangile dans des contextes de grande pauvreté, voire de misère : à Marseille dès 1953-1954 avec fr. Pierre Souvairan, l’un des tout premiers frères, mais aussi en Algérie à peu près au même moment avec fr. Éric de Saussure ; dans des quartiers déshérités, à Abidjan dès 1958, mais aussi, après le Vatican II à Chicago, à Kigali, à Niamey, à Recife chez Mgr Helder Camara, etc. C’est d’ailleurs là, dans ces fraternités, que certaines avancées œcuméniques, impossibles alors en Europe, eurent lieu : la cohabitation avec des religieux catholiques, avant l’entrée des premiers frères catholiques dans la communauté en 1969, ou l’ordination sacerdotale, au Brésil, d’un premier frère protestant de famille mixte, Bruno Tœdli. Divers frères de la communauté commencèrent aussi à beaucoup se déplacer, sans forcément ouvrir des fraternités : des liens furent tissés, dès le début des années 1960, avec des chrétiens d’Europe de l’Est (Hongrie, Allemagne de l’Est, Tchécoslovaquie, Roumanie, Pologne etc.). Des frères (Walter von Wachter – fr. Christophe –, Laurent van Bommel, Léonard Manneke Appel, Clément Laufer, et surtout Rudolf Stöckl) furent très investis dans cet effort. Ces liens d’amitié, anciens et profonds, permettent de mieux comprendre la très forte participation de jeunes de l’Est aux rencontres de Taizé après la chute du mur de Berlin. Autre aspect très intéressant qui ressort de ce travail : la coexistence de soutiens forts et décisifs, tant du côté protestant que du côté catholique, parfois au même moment où de fortes tensions voient le jour avec ces interlocuteurs. Dans les années 1950 notamment, puis à nouveau dès les années 1970, diverses questions se posent concernant le rapport entre la communauté de Taizé et l’Église réformée de France (ERF). Mais, alors que les relations avec le Conseil national de l’ERF sont difficiles, Marc Boegner, qui présida la Fédération protestante de France (FPF) de 1929 à 1961, restait un ami proche de la communauté. Dès le milieu des années 1970, c’est Rome qui fut souvent une source de tracas pour le prieur, qui n’en souffla mot à la communauté

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(alors qu’il en parlait à des amis comme Yves Congar) avant le Conseil de communauté de janvier 1978. Lors de ce Conseil de communauté, il évoqua ces difficultés sans détours : « depuis le début de l’année 1974, depuis quatre ans, cette épreuve n’a pas connu d’interruption et elle n’est pas terminée ». Tout n’a pas été sans une certaine ambiguïté au niveau de la pratique œcuménique de la communauté. Tant les protestants que les catholiques ont souvent été désarçonnés par le cas tout à fait spécial de Taizé. Et pourtant, grâce à la pastorale des jeunes qui, elle, a été (et continue d’être) l’un des aspects les plus formidables du rayonnement international de Taizé, des milliers de jeunes, d’une génération à l’autre (j’en fais partie), ont été sensibilisés, sur la colline de Bourgogne et dans de nombreuses villes d’Europe et du monde, à l’exigence et à la beauté de la réconciliation entre chrétiens mais aussi, plus fondamentalement, entre êtres humains. Aucune étude historique ne pourra tout à fait expliquer la force d’attraction de Taizé et de son fondateur. L’analyse historique permet-elle de comprendre comment il se fait que, au moment où les institutions ecclésiales d’Europe de l’Ouest ont tant de difficultés à transmettre la foi, cette communauté monastique d’un type nouveau a permis à tant de jeunes (et de moins jeunes) de rencontrer l’Évangile dans sa fraîcheur, d’entamer un cheminement de foi et d’envisager un engagement ecclésial ? Un début de réponse consiste à comprendre comment les jeunes protestants à l’origine de la communauté de Taizé ont revitalisé une ancienne tradition parfois sclérosée, à savoir la tradition monastique, inventant de nouvelles manières de vivre en moines et en chrétiens, cherchant de nouveaux chemins pour vivre les Béatitudes et l’Évangile, pour avancer dans la quête de la réconciliation et de l’unité entre tous les chrétiens. Yves Congar, qui connaissait très bien Taizé et fr. Roger, décrivait le prieur de Taizé comme « un petit brin illuminé et sentimental, mais plus encore lumineux et homme de Dieu ». Congar n’était pas moins perceptif dans sa description de la communauté : « Ils communiquent Dieu, ils vivent Dieu, et c’est tout. Et cela suffit. On vient à eux parce qu’on y trouve une mise en présence de Dieu ». L’étude de Silvia Scatena permet de mieux comprendre comment ce projet communautaire un peu fou, en pleine guerre mondiale, devint au fil de rencontres et d’amitiés décisives (avec Paul Couturier, le cardinal Gerlier puis Jean XXIII, pour ce qui concerne le côté catholique), un puissant foyer rayonnant de par le monde. Christophe Chalamet Faculté de théologie, Université de Genève

Introduction

Nemo nisi per amicitiam cognoscitur1. La première idée de ce travail a pris forme en décembre 2008 à Alagoinhas, une petite ville dans l’arrière-pays de l’État de Bahia, où depuis 1978 réside une fraternité de Taizé. Au Brésil pendant deux mois pour étudier la liturgie des communautés de base, je pris conscience que l’Ofício divino das comunidades2, heureuse tentative d’inculturation de la liturgie des heures à l’usage des communautés, s’était largement inspiré de la liturgie de Taizé, et qu’une certaine « église populaire » avait souvent trouvé dans la présence de quelques frères venus de Bourgogne, un important point de repère dans la recherche d’une spiritualité solide et incarnée ainsi que d’une vie religieuse active et contemplative, fraternelle et proche des pauvres. La préparation même de la première rencontre nationale des communautés de base, qui eut lieu à Vitória en janvier 1975 consacrée au thème de Uma Igreja que nasce do povo, fut soutenue par le frère allemand Michel Otto Bergmann, qui contribua largement à donner à ce type de rencontres une ouverture clairement œcuménique3. Ce fut en particulier au cours d’un long échange avec lui que d’une certaine manière ma recherche a commencé. La constatation du rôle de « fécondation œcuménique » tenu par Taizé à une latitude très éloignée de celle du centre européen de son histoire déclencha en effet le désir de transformer en objet d’enquête rigoureusement historique une expérience souvent croisée dans les recherches antérieures sur le concile et sur sa réception latino-américaine à Medellín, et qui était également au centre de nombreux souvenirs personnels. Pour nous aussi, comme pour plusieurs générations d’une Europe divisée, Taizé a en effet été un laboratoire essentiel d’alphabétisation œcuménique et le lieu où expérimenter un « art de la rencontre » dont les premiers rassemblements européens de jeunes après la chute du mur de Berlin — Wroclaw (1989), Prague (1990), Budapest (1991) — ont permis d’évaluer les fruits de manière significative. Pour que l’histoire de Taizé devienne matière à une reconstruction historique aspirant à contribuer à l’approfondissement d’un chapitre significatif 1 Saint Augustin, De diversis quæstionibus LXXXIII, LXXI, 5 (PL, vol. XL, col. 82). 2 À ce propos, cf. M. Barros, Celebrar o Deus da vida : tradição litúrgica e inculturação, São Paulo, 1992, p. 169-170. 3 Cf. « Testemunho de D. Luís Fernandes, coadjuvado por Tereza Cogo Lodi, Cláudio Vereza, Pe. Alberto Fontana e Irm. Heloísa Maria Rodrigues », in W.C. de Andrade (dir.), O código genético das CEBs, São Leopoldo/RS, 2005, p. 168-193, et la thèse de doctorat de W. Lopes Sanchez, (Des)encontros dos deuses. CNBB e pluralismo religioso no Brasil : um debate a partir dos encontros intereclesiais de CEBs (1992-1997), soutenue en 2001 à la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo, p. 128-129.

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de l’histoire du xxe siècle religieux européen, une « amitié » envers l’objet de la recherche, selon une expression bien connue d’Henri-Irénée Marrou4, ne faisait certainement pas défaut, mais il fallait par ailleurs la disponibilité de la communauté à favoriser un effort d’historicisation extérieur et autonome de sa propre histoire. Or, cette disponibilité a été entière et généreuse. Si trois ans encore avant la mort de fr. Roger — manifestement résistant à une documentation du passé pouvant entraver cette « dynamique du provisoire » qui devait, selon lui, façonner l’expérience de sa communauté — on avait souligné comment l’histoire de Taizé était encore à écrire5, au cours des dernières années, après la fin tragique du fondateur, agressé et tué par une jeune déséquilibrée le 16 aout 2005 pendant la prière du soir dans l’église de la Réconciliation, une importante et précieuse documentation, malgré quelques lacunes identifiées, a été mise à disposition de ce travail et d’autres travaux réalisés à différents moments6 ; des travaux qui ont par ailleurs bénéficié de la réorganisation et des nouveaux apports survenus entre temps dans les archives de la communauté. Taizé, au fil des décennies, avait en réalité continué à attirer une persistante attention, objet d’une grande quantité de thèses et de publications de différentes valeurs, tantôt d’un point de vue plutôt journalistique, tantôt plus spirituel, tantôt plus sociologique, tantôt sous forme de témoignage ; une littérature abondante, non exempte parfois de tonalité apologétique, voire plus rarement, polémique, souvent encline à l’anecdotique7. Il est toutefois évident qu’avec 4 Cf. H.I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, [1954] 1975, p. 93. 5 Cf. D. Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, 2002, p. 283. À la crainte de Schutz que le regard de l’historien ou du sociologue puisse dessécher une expérience vivante, a fait référence parmi d’autres É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du xixe au xxe siècle. Itinéraires européens d’expression française, Paris, 1982, p. 497. 6 Je rappelle en particulier le travail biographique de Sabine Laplane, voir infra, et deux thèses de doctorat : celle de G. Blancini, Consonanze ecumeniche. Per una lettura teologica della comunità di Taizé e l’ortodossia in Europa, soutenue en 2016 à la Facoltà di teologia della Pontificia Università Antonianum, et celle de S. García Arnillas, Belleza y experiencia cristiana de Dios. El espíritu de sencillez y la dinámica de lo provisional en la Comunidad de Taizé, soutenue à Madrid en 2017 à la Facultad de Ciencias Humanas y Sociales della Pontificia Universidad de Comillas. Ces thèses ont été ensuite publiées : cf. G. Blancini, Pellegrini in Oriente. La Comunità di Taizé e il mondo ortodosso, Venezia, 2018 et S. García Arnillas, La belleza sencilla de Taizé. Arquitectura, liturgia, música y arte, Madrid, 2018. 7 Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, je signale en particulier les contributions auxquelles on se réfèrera dans ce volume : J. Heijke, An ecumenical light, Pittsburgh, 1966 ; J.-M. Paupert, Taizé et l’Église de demain, Paris, 1967 ; P. Moore, Tomorrow is too late : Taize, an experiment in Christian Community, Londres, 1970 ; J.-C. Grenier, Taizé : une aventure ambiguë, Paris, 1975 ; Le Concile des jeunes pourquoi ? Journalistes et jeunes répondent, avec un commentaire de Hubert Beuve-Méry, Taizé, 1975 ; I. Restrepo, Taizé. Una búsqueda de comunión con Dios y con los hombres, Salamanca, 1975 ; A. Stöckl, Taizé, Hamburg, 1975 ; M. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, thèse de doctorat soutenue en septembre 1976 à l’Université Jean Moulin Lyon III (dirigée par M. Gadille) ; J.-L. González-Balado, Le Défi de Taizé, Paris, 1977 (éd. or. Madrid, 1976) ; R. Brico, Frère Roger et Taizé. Un

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la mort du fondateur, une nouvelle page s’est également ouverte pour l’étude de l’itinéraire d’une communauté qui, au cours de son histoire, a connu des évolutions très importantes ; en 2011, une édition des « textes fondateurs » lançait significativement une nouvelle collection de Taizé consacrée aux écrits, déjà parus ou inédits, de fr. Roger8. Après 2005, on a donc vu un intérêt renouvelé pour l’expérience de la communauté bourguignonne, et les premiers titres d’une nouvelle série de publications ne se sont fait pas attendre. Tout d’abord, en 2008, une Histoire de Taizé accessible, depuis les origines jusqu’à nos jours, contenant plusieurs témoignages inédits intéressants et, la même année, une première biographie de Roger Schutz9 ; un volume qui voulait prendre des distances par rapport à la « légende » qui s’était formée autour de Taizé en historicisant sa trajectoire, mais qui par ailleurs n’a pas su éviter une certaine « grammaire » traditionnellement confessionnelle, inadéquate pour exprimer la spécificité de la vocation œcuménique de fr. Roger et de sa communauté10. Une nouvelle biographie historico-spirituelle, qui pour la première fois a pu s’appuyer sur la documentation de Taizé, est donc sortie sept ans après, en 201511, année du centenaire de la naissance de Roger Schutz, et dix ans après sa disparition ; un anniversaire autour duquel ont été produits les actes d’un colloque international sur l’apport de fr. Roger à la pensée théologique, deux livres-entretiens au prieur de la communauté, fr. Alois, et d’autres contributions à caractère commémoratif qui se sont ultérieurement rajoutés à la plus récente biographie de Taizé12. L’histoire de la communauté printemps dans l’Église, Paris, 1982 (éd. or. Glasgow 1978) ; K. Spink, Frère Roger de Taizé, Paris, 1986 (2e éd. Paris 1998, nouvelle édition élargie Paris, 2013) ; O. Clément, Taizé. Un sens à la vie, Paris, 1997 ; G. Carey, Spiritual Journey : Archbishop of Canterbury’s Pilgrimage to Taizé with Young People, Mowbray, 1994 ; F. Gaulué, « La communauté de Taizé, maturation d’un haut-lieu chrétien de socialisation européenne », in R. Azria, A. Bastenier, O. Bobineau, J. Vignon, Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, « La Documentation française », mai 2002, p. 105-119 ; Taizé au vif de l’espérance, Paris, 2002. Par sa retranscription de quatre années d’entretiens avec fr. Roger entre 1968 et 1972, un texte de référence reste, à mon avis, celui d’Iván Restrepo. 8 Frère Roger, de Taizé, Les écrits fondateurs. Dieu nous veut heureux, Taizé, 2011. 9 Cf. J.-C. Escaffit, M. Rasiwala, Histoire de Taizé, Paris, 2008, récemment rééditée et mise à jour, Paris, 2016, et Y. Chiron, Frère Roger : 1915-2005. Fondateur de Taizé, Paris, 2008. Je ne m’attarderai pas sur une brève biographie illustrée sortie en Allemagne quelque mois après la mort de Schutz et ensuite éditée aussi en d’autres langues ; cf. C. Feldmann, Frère Roger, Taizé, Gelebtes Vertrauen, Freiburg u.a., 2005. 10 En ce sens cf. aussi la thèse doctorale de N. Sanders Gower, Reformed and ecumenical : the foundation of the Community of Taizé, présentée à la School of Theology del Fuller Theological Seminary di Pasadena, CA, en mars 2010 (dirigée par C.M. Robeck), p. 21 sqq. et 322. 11 Cf. S. Laplane, Frère Roger, de Taizé. Avec presque rien…, Paris, 2015. 12 Cf. L’apport de frère Roger à la pensée théologique. Actes du colloque international, Taizé, 31 août-5 septembre 2015, Taizé, 2016, édité aussi en anglais ; Frère Alois, entretiens avec Mario Roncalli, Vers des nouvelles solidarités. Taizé aujourd’hui, Paris, 2015, édité d’abord en italien et ensuite aussi en allemand, polonais, espagnol, hongrois et letton ; Fr. Alois,

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de Schutz a en outre fait l’objet d’une attention renouvelée de la part du protestantisme francophone quant au thème du monachisme et, de façon plus générale, de la vie communautaire, thème auquel l’Institut protestant de théologie de Paris a consacré ses deux premières journées d’étude en juillet 2015, dans la perspective aussi des 500 ans de la Réforme13. Toute cette littérature exprime sûrement l’attrait exercé sur plusieurs générations par une personnalité et par un lieu devenu central dans la géographie œcuménique et spirituelle européenne, suscitant de fructueuses pistes de réflexion. Par ailleurs, une telle littérature n’épuisait pas la nécessité d’un travail d’historicisation autour d’une expérience qui, comme peu d’autres, a croisé sur plusieurs plans les événements du xxe siècle, l’histoire de nombreuses Églises européennes entre la deuxième guerre mondiale et la fin du rideau de fer, les hauts et les bas de la recherche de l’unité par des chrétiens divisés. Cette exigence a donc fait paraître désirable et opportun d’approcher l’expérience de Taizé avec les « outils » propres au travail historique, en essayant de reconstruire son parcours à travers un siècle où une conjoncture inédite d’événements et de personnalités a permis d’expérimenter, à un certain moment, le kairos de « l’unité de la grâce œcuménique14 ». La liste des nombreux témoins de cette histoire allant progressivement se réduire, il était d’autant plus nécessaire de ne pas différer la sauvegarde d’une riche trame de souvenirs personnels qui autrement risquaient d’être compromis. D’où le commencement de cette recherche, une recherche dont l’option de départ était plutôt en faveur de la dimension communautaire de l’histoire de Taizé que d’une approche de type biographique de l’itinéraire singulier de Roger Schutz. Dès le début, le rôle et le poids spécifique du « charisme » de ce dernier — selon une notion encore en grand partie dépendante des définitions wébériennes15 — était pourtant bien clair sur la genèse et sur l’évolution de la première création cénobitique masculine née en terre reformée. « Au départ, il y a une personnalité hors série, et cette personnalité attire involontairement », synthétisait pertinemment en 1997 le théologien orthodoxe Olivier Clément, dans ses quelques réflexions sur l’expérience d’un christianisme évangélique Siegfried Eckert, Mehr Ökumene wagen – über Taizé, die Reformation und gelebte Gemeinschaft, Leipzig, 2016 ; K. Hamburger, Danke, Frère Roger : Persönliche Erinnerungen an den Gründer von Taizé, München, 2015 ; C. Monge, Taizé. L’espérance indivise, Paris, 2015. 13 Pour les actes cf. Sœur Évangéline (dir.), Protestantisme et vie monastique : vers une nouvelle rencontre ?, Lyon, 2015. 14 Cf. la « Préface. Appels et cheminements. 1929-1963 », d’Y.-M. Congar à Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’Œcuménisme, Paris, 1964, p. ix-lxiv, et Id., Entretiens d’automnes présentés par B. Lauret, Paris, 1987. 15 Cf. M. Weber, « Il potere carismatico et Trasformazione del carisma in pratica quotidiana », in Id., Economia e società, I, Milano, 1961, p. 238-242 et 243-251. L’applicabilité du concept wébérien de « charisme » aux fondateurs d’ordres et instituts religieux a été, comme on le sait, souvent abordé par J. Séguy, dont cf. en particulier Conflit et utopie ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais, Paris, Cerf, 1999.

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et post-confessionnel, vécue au fil des années à Taizé16. Il est donc naturel que cette reconstruction trouve son centre dans le parcours du fondateur d’une communauté qui a toujours cherché en lui « le souffle dynamique17 », et qu’elle ne manque pas de s’approcher avec prudence, à plusieurs reprises, de quelques noyaux structurants de sa personnalité humaine et spirituelle : il s’agit d’une personnalité aussi généreuse lorsqu’elle se raconte que réservée quant aux passages plus douloureux de sa propre histoire18, et dont la complexité paraît souvent directement proportionnelle à la simplicité cristalline d’une écriture devenue, au fil du temps, toujours plus essentielle, allusive et évocatrice. Tout en tenant compte de cette substantielle imbrication entre l’itinéraire personnel de Schutz et l’histoire de sa création communautaire, l’option de cette recherche a été plutôt du côté d’un sujet « pluriel » — du moins dans les limites autorisées par les sources — pour une raison liée en partie aussi à la latitude où l’idée de ce travail a pris forme : l’intention de reconstruire et de documenter la genèse et les modalités du rayonnement œcuménique d’une communauté qui non seulement a exercé une influence fondamentale sur la « révolution œcuménique » survenue dans la vie monastique entre la fin des années 50 et la fin des années 7019, mais, plus généralement et sur une plus longue période, a su donner, en synergie avec d’autres expériences, une sorte de koinè à la recherche d’un « élémentaire chrétien20 » de la part de plusieurs générations dans les contextes géographiques et ecclésiaux les plus éloignés et les plus variés. Pour comprendre comment ce langage — qui « a prise sur les choses » et qui, à maints égards, est celui de la liturgie21 — s’est, dans le temps, révélé éloquent et créatif tout au long des multiples lignes de fracture de l’histoire, allant de la France de 1940 à l’Algérie en guerre, d’un Berlin divisé au Brésil de la dictature militaire, des ghettos noirs de Chicago à l’Afrique du Sud de l’apartheid, la préférence pour le sujet proprement communautaire de l’histoire de Taizé se faisait à mon avis essentielle. Comme essentiel était l’effort de restituer à l’histoire les acteurs, les formes et les implications — pour

16 Cf. Clément, Taizé, op. cit., p. 41. 17 Cf. Robert Giscard à Schutz, 3 décembre 1962, DT. 18 En ce sens cf. en particulier quelques annotations de fr. Roger dans une page du 20 mars 1977 de son journal, reproduite dans R. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur. Journal, 5e volume, 1977-1979, Taizé, 1982, p. 31 : « Je me suis rappelé que, très jeune, il m’était apparu nécessaire de ne pas conserver lettres ou papiers à travers lesquels l’amertume pourrait être cultivée. Depuis lors, je brûle presque tout au fur et à mesure […] Brûler tous les papiers où sont inscrits la haine et le souvenir de l’offense, voilà un acte qui prépare le pardon ». 19 À ce propos, je renvoie au beau livre publié récemment de D. Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, 2017, surtout p. 307 sqq. 20 Cf. J.-P. Jossua, « Note sur l’expérience chrétienne », in Initiation à la pratique de la théologie, B. Lauret, F. Refoulé (dir.), vol. 5, Paris, 1998, p. 41-46, et Id., La foi en questions, Paris, 1989, p. 90. 21 Cf. P. Ricœur, « Libérer le fond de bonté », in Taizé au vif de l’espérance, op. cit., p. 205-209, et la récente publication d’un essai inédit rassemblant trois textes issus d’une conférence de 1967, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, Genève, 2016, p. 127.

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une recherche d’unité ne pouvant pas le plus souvent se distinguer d’une « simple » recherche d’évangile — d’une présence de Taizé au loin : une présence, concrétisée dans une réinterprétation actualisée du ministère de la « visite » et dans la constitution de petites fraternités, sur lesquelles il n’existe aucune littérature, mais sans quoi on peut difficilement comprendre l’impact que Taizé a pu avoir dans des contextes très divers. Reconstruire les étapes de ce mouvement d’élargissement, du dynamisme centrifuge de la communauté sur différentes frontières — consécutif et en même temps élément catalyseur d’une tension d’universalité qui a habité Roger Schutz dès les premiers projets communautaires partagés avec quelques compagnons au lendemain du début de la guerre — me semblait en d’autres termes fondamental pour mesurer concrètement la signification des nombreux liens d’amitié et de solidarité que Taizé a su construire et de la marque que cela a donc pu laisser en beaucoup d’églises locales. C’est donc les trente premières années d’histoire de ce parcours communautaire plus global qu’après quelques premiers débuts partiels et provisoires22 et sans exclure des développements ultérieurs23, on a essayé de reconstruire de manière plus analytique : depuis le début d’une vie commune dans les années de la seconde guerre mondiale jusqu’à l’annonce, au printemps 1970, d’un « concile des jeunes » qui aurait symboliquement inauguré une nouvelle phase de l’histoire de Taizé ; une histoire qui, à bien des égards, depuis lors se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Le choix de ce terminus ad quem n’a pas été dicté par une réticence à pousser l’effort d’historicisation jusqu’à une période plus récente ; au terme de ce travail, une attention sera d’ailleurs portée à des évolutions essentielles de la communauté pendant la décennie « conciliaire », bien que des approfondissements plus circonstanciés et une étude globale soient évidemment laissés à d’ultérieurs et possibles développements de cette recherche. L’option pour la référence temporelle de 1970 est plutôt liée à l’identification, entre la fin des années 60 et le début de la décennie suivante, d’un tournant fondamental dans l’histoire de Taizé, tant sur le plan de son évolution interne — c’est en 1969 l’entrée dans la communauté des premiers frères catholiques — que sur celui de son image publique : une image qui, avec le début d’un « concile des jeunes », évoluera progressivement de celle d’un centre monastique de l’œcuménisme spirituel francophone à celle d’un point de rencontre d’une sorte d’Église œcuménique en gestation, peu soucieuse

22 Cf. les deux contributions rassemblées dans Taizé. Le origini della comunità e l’attesa del concilio, Münster, 2011, « Anni di concilio a Taizé », Cristianesimo nella storia, 34/1(2013), p. 315-390, et « Internationale, interconfessionnelle, œcuménique. La Communauté de Taizé et l’Église Réformée de France : l’affaire des frères pasteurs », in L. Ferracci (dir.), Toward a History of the Desire for Christian Unity. Preliminary Research Papers. Proceedings of the International Conference at the Monastery of Bose (November 2014), Münster, p. 121-137. 23 Il s’est entre autres constitué, depuis cinq ans, un groupe d’étude d’une dizaine de personnes sur l’histoire de Taizé dans les pays de l’Europe centre-orientale et en Russie coordonnée par nous-même.

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des étiquettes confessionnelles, et d’un haut-lieu chrétien très singulier de socialisation européenne24. L’identification d’une sorte de « deuxième commencement » de la communauté avec l’ouverture d’un « état conciliaire » inédit pour sortir de l’impasse dans laquelle, selon Schutz, se trouvait l’œcuménisme après les promesses des débuts des années 60, allait par ailleurs de pair avec un fort accent mis sur quelques continuités essentielles, ces dernières pouvant être au fond signifiées par une expression — celle de « parabole » — plusieurs fois employée par la communauté dans les définitions que, avec quelques différentes nuances au cours du temps, elle a communément donné d’ellemême. Cette expression indique clairement la ferme propension de Taizé à une « grammaire du signe » qui suggère plus qu’elle n’affirme par une symbolique invitant à regarder plus loin et ouvrant à un surplus de l’espoir sur la prospective. Employée pour la première fois par Max Thurian en février 1946 à l’occasion de sa consécration pastorale dans l’Église genevoise pour expliquer son propre choix d’engagement avec le foyer communautaire réuni autour de Roger Schutz, l’expression « parabole de communauté » allait être encore employée, presque un an après, par le premier noyau résidant à Taizé pour indiquer aux amis suisses ce qu’il identifiait comme étant désormais leur vocation première : être « une sorte de parabole de la vie communautaire évangélique25 ». « On n’imite pas une parabole, on la médite et on s’en inspire », avait donc explicité Thurian dans Verbum Caro, en automne 1948, dans une première présentation structurée de la physionomie de ce qui encore à ce moment-là s’appelait la Communauté de Cluny : « À chaque époque de la vie de l’Église, une déficience appelle un signe ou une parabole. […] notre ministère fondamental — soulignait-il —, c’est de figurer la parabole de la communauté fraternelle et de l’unité humaine qui n’est possible qu’en Christ »26. À ce moment-là, l’instance d’une vocation sym-bolica au sens le plus fort et étymologique du terme — visant à rapprocher les membres d’une famille humaine divisée, à commencer par les diverses expressions d’une chrétienté ayant perdu le sens de sa propre « catholicité » originelle27 — était donc déjà bien claire, et la tension anticipatrice vers l’« Église une » deviendra de plus en plus la principale raison d’être de l’existence communautaire elle-même28. Ensuite, alors que dans le tournant du débat suscité au sein du protestantisme francophone des années 50 par la naissance de nouvelles expériences communautaires et cénobitiques, on parlait surtout de la « parabole prophétique du Royaume de Dieu » que l’Église était appelée à incarner dans un monde

24 En ce sens cf. Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit. 25 Cf. M. Thurian, Déclaration de consécration, 4 p. dact., PPC, et Lettre à nos frères et amis, 12 janvier 1947, 10 p. dact., DT. 26 Cf. M. Thurian, « La communauté de Cluny », Verbum Caro, 7/3 (1948), p. 108-124. 27 Cf. M. Léna, « Une parabole de communion », in Taizé, au vif de l’espérance, op. cit., p. 11-25. 28 Cf. R. Schutz, L’unité, espérance de vie, Taizé, 1962, p. 135.

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ayant besoin de « signes frappants »29, à la fin de la décennie suivante, après l’entrée longtemps attendue par Schutz des premiers catholiques dans la communauté, la « parabole » devient plutôt celle « d’une unité vécue » exprimant la spécificité de la nouvelle « création commune » de Taizé : « vivre l’unité de quelques-uns pour y appeler l’Église et tous les hommes »30. À partir de ce moment, « parabole d’unité », « parabole de communion », « parabole de réconciliation » seront alors les expressions successivement les plus employées par le prieur de Taizé pour actualiser la définition de la communauté à mesure que la dynamique évangélique d’une réconciliation à réaliser tout d’abord au plus profond de soi devenait toujours davantage la tension vers « la catholica, l’Église une, sainte », lorsqu’il n’entrevoit plus à l’horizon ce qui au début du Vatican II lui avait pourtant paru pouvoir s’inscrire dans la rubrique du possible : le rassemblement des chrétiens autour d’une même table31. S’il y a donc un fil rouge dans cette reconstruction de l’histoire de Taizé, il consiste, tout d’abord, dans la tentative de suivre l’évolution des diverses formes et accentuations prises avec le temps de par ce tropisme originel et fondamental de la communauté : exprimer — dans le langage d’une « parabole » éloquente par sa propre existence — toute la tension entre le « déjà là » et le « pas encore » d’un dépassement d’identités confessionnelles séparatrices, lui-même préalable essentiel au dépassement d’autres lignes de division de l’histoire32 ; dans un ouvrage consacré à la reconfiguration de la vie monastique bénédictine et cistercienne au cours des deux derniers siècles, se référant à Taizé, Danièle Hervieu-Léger a de façon significative parlé d’« utopie pratiquée de l’Église réunifiée33 ». Habitée dès le départ par cette « poussée utopique » vers l’anticipation de la « grande Église » au service d’une recherche d’unité plus universelle34 — et par conséquent inévitablement porteuse, même malgré elle, d’un contestation des pratiques héritées d’une histoire d’ecclésiologies antagonistes —, en modifiant les équilibres atteints à chaque fois entre changements et continuités indispensables, l’histoire de

29 Cf. M. Thurian, La Communauté régulière et l’Écriture. (Justification et limite théologique de la notion de communauté régulière), 25-27 octobre 1954, 4 p. dact., AFPF, FR, l’ouvrage, toujours de M. Thurian, Mariage et célibat, Neuchâtel-Paris, 1955, p. 19, et l’« Introduction » à ce dernier de R. Schutz, p. 9-12. 30 Cf. les conclusions de fr. Roger au conseil communautaire du 18-21 septembre 1969, DT. 31 Pour certaines occurrences cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 16-20 septembre 1970, DT ; R. Schutz, Ta fête soit sans fin, Taizé, 1971, p. 149-150 ; Id., Vivre l’inespéré. Journal 1972-1974, Taizé, 1976, p. 132 ; Id., Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 41-43, p. 78-81 et p. 84 ; Id., Passion d’une attente. Journal, 6e volume, 1979-1981, Paris, 1985, p. 35 et p. 83-86. 32 En ce sens, cf. aussi G. Hammann, En chemin d’unité. De la division des églises vers l’incroyable unité des chrétiens, Le Mont-sur-Lausanne, 2016. 33 Cf. Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 353. 34 Pour les expressions, cf. Ricœur, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, op. cit., p. 32, et la relative « Postface » de O. Abel, A. Romele, p. 129-149.

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Taizé se présente en ce sens comme un observatoire spécial des événements ayant marqué l’inédite nostalgie d’unité qui a fait « irruption » parmi les chrétiens au cœur du xxe siècle35. « Sois présent à ton époque […]. Ne prends jamais ton parti du scandale de la séparation des chrétiens […]. Aie la passion de l’unité du Corps du Christ », lit-on dans le préambule de la Règle écrite par Roger Schutz au cours de l’hiver 1951/195236 : un préambule rappelé de manière significative par Karl Rahner et Heinrich Fries en conclusion d’un célèbre ouvrage de 1983, Einigung der Kirchen – reale Möglichkeit, et présenté par les deux théologiens allemands comme « cri de détresse de chrétiens » en raison de l’impression d’une impasse dans le chemin œcuménique et du souci de voir s’évanouir ce qui, après le concile, était paru à beaucoup une priorité inaliénable37. Les origines, la croissance, l’accueil et les résistances rencontrées par la construction communautaire de Roger Schutz — et par sa « pression » à l’égard d’Églises où l’identité baptismale commune est trop souvent sacrifiée ou trahie par une identité confessionnelle devenue prioritaire38 – constituent donc l’objet spécifique de ce travail ; un travail qui, au cours des derniers années, a pu bénéficier des multiples sollicitations suite à la mise en place d’un projet international de recherche promu par la Fondation pour les sciences religieuses de Bologne sur l’histoire du désir chrétien d’unité dans le siècle où les Églises sont passées de l’isolement hostile au dialogue théologique. En essayant de la situer sur cet horizon plus large, la reconstruction d’un « premier temps » de l’histoire de Taizé proposée par ce volume prend en particulier pour point de départ les origines lointaines du « pari » communautaire de Schutz dans la période — la deuxième moitié des années 30 — de sa délicate formation lausannoise à la Faculté de théologie de l’Église libre du canton de Vaud. En ces années décisives la recherche d’une prospective communautaire, thème et exigence de toute une génération, s’impose avec toute l’urgence d’une question existentielle grave au jeune étudiant en théologie, pas trop intéressé par le débat entre libéraux et barthiens qui animait la scène théologique d’une Suisse enclavée dans l’Allemagne nazie. L’attention se concentre ensuite sur

35 Cf. G. Alberigo, Nostalgie di unità. Saggi di storia dell’ecumenismo, Genova, 1989. 36 Pour la dernière édition, cf. La Règle de Taizé, Taizé, 2010, p. 7-12. 37 Cf. H. Fries, K. Rahner, Unione delle chiese, possibilità reale, Brescia, 1986 (éd. or. Freiburg-Basel-Wien, 1983), p. 174. À propos de cet ouvrage, cf. G. Ruggieri, « Il movimento ecumenico avanza, segna il passo o retrocede »?, introduction à La Costituzione « Anglicanorum cœtibus » e l’ecumenismo, Bologna, 2012, p. 7-11, et, plus recemment, Ch. Theobald, « “Unification des Églises, une possibilité réelle”. Les huit thèses d’Heinrich Fries et de Karl Rahner, relues trente-deux ans après », Cristianesimo nella storia, 37/2 (2016), p. 361-381. 38 Sur ce retournement de l’ordre des priorités cf. en particulier un des documents du Groupe des Dombes, Pour la conversion des Églises. Identité et changement dans la dynamique de communion, Paris, 1991, p. 1 sqq., à propos duquel cf. Fr. Alois, « “Abbi la passione dell’unità del corpo di Cristo”. Il cammino di comunione seguito a Taizé », Concilium, XLVII/2 (2011), p. 37-48.

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l’accélération que l’arrivée à Taizé, au lendemain de la défaite française, pour accueillir des réfugiés et commencer une expérience de prière plus régulière, donne à la recherche spirituelle de Schutz et à l’évolution du projet communautaire où elle prend forme et substance. Ce projet, destiné à survivre bien au-delà de l’éclosion communautaire des années de la guerre — lorsque, de plusieurs lieux et de manière autonome, de nombreuses expériences de recherche de koinonia se nommèrent elles-mêmes « communauté39 » —, se précisera aussi à partir de quelques rencontres décisives : avec Marguerite de Beaumont, initiatrice d’une première expérience de vie commune féminine près de Neuchâtel, avec le père de l’œcuménisme spirituel lyonnais, l’abbé Paul Couturier, enfin, et pas le moins important, avec deux étudiants genevois, Max Thurian et Pierre Souvairan, prêts à suivre le jeune lausannois sur la colline bourguignonne proche de Cluny pour constituer un noyau résident qui attirera autour de lui une plus large confrérie d’intellectuels protestants. La recherche d’une première forme de vie commune dans la ville de Calvin où la cellule « clunysienne » s’établit entre 1942 et 1944 à la suite de l’aggravation de la situation française, la confrontation suscitée par cette expérience communautaire embryonnaire dans le milieu ecclésial genevois inquiet de la passion liturgique du groupe, les rapports de ce dernier avec les responsables d’un Conseil œcuménique en gestation et l’accueil différencié rencontré par le premier plaidoyer de Schutz pour une vie communautaire protestante qui réinterprétait quelques éléments fondamentaux de la vie monastique, constituent donc les passages successifs de la reconstruction d’une expérience dont le cadre, dès la fin de la guerre, sera définitivement celui d’un canton du Mâconnais rural, pas très loin du foyer lyonnais de la géographie œcuménique française. Tournant décisif pour la constitution effective d’une « communauté régulière évangélique » stable, les premières années françaises de l’après-guerre marqueront également l’entrée du petit groupe « clunisien » dans le paysage composite de l’œcuménisme francophone, d’abord dans le cadre d’une série de rencontres informelles et restreintes organisées à Mâcon, puis avec la forte participation de Thurian aux premières réunions d’après conflit de la deuxième « cellule » interconfessionnelle des Dombes. Ce travail a ainsi cherché à focaliser la progressive évolution dans le sens monastique de la jeune communauté résidente, sa recherche liturgique, sa première élaboration des « principes d’une théologie œcuménique » très tributaires de quelques intuitions essentielles du père Couturier, mûries au cours des années 30 et approfondies ensuite pendant la guerre40. 39 Cf. une lettre du 9 mars 1983 de Hans Eisenberg de la communauté de Imshausen à Albrecht Schönherr, citée in G.L. Müller, A. Schönherr, « Postface des éditeurs allemands » à D. Bonhoeffer, De la vie communautaire, Genève, 2007 (éd. or. München, 1987), p. 176-205, en particulier p. 185-186. Sur la communauté de Imshausen, cf. Geistliche Gemeinschaften in Sachsen : Kommunitäten, Gemeinschaften und Netzwerke stellen sich vor, J. Berthold, M. Schmidt (dir.), Berlin, 2016. 40 Cf. Max Thurian à Maurice Villain, 23 avril 1945, PMV.

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La reconstruction se polarise ensuite sur certains passages et tournants décisifs majeurs des cinq années 1948-1953 : la décision de franchir le seuil que jusque-là le groupe stable « clunisien » s’était interdit de passer, à savoir l’engagement à accepter par une profession explicite la perpétuité de ses conditions exceptionnelles de vie — célibat, communauté de biens, acceptation d’une autorité — jusqu’alors présentées seulement comme fonctionnelles pour l’exercice d’un ministère ecclésial ou pour la formation d’une communauté résidente ; l’autocompréhension toujours plus claire de ce noyau communautaire comme foyer de rencontre entre chrétiens de différentes confessions en chemin vers l’unité ; l’association progressive du nom de Taizé aux premières « preuves techniques » de dialogue entre Rome et Genève, et aux événements de l’œcuménisme spirituel lyonnais dans les années des difficiles rapports entre le Saint-Siège et l’Église de France ; la première tentative d’insertion de deux frères en milieu ouvrier ; la rédaction dans les années 50 de la Règle d’une jeune communauté à la croissance exponentielle. Un chapitre est ensuite consacré à l’évolution interne de la communauté et à la mise en œuvre d’un dynamisme centrifuge propulsant progressivement Taizé sur les frontières confessionnelles les plus diverses et « au cœur des masses » — expression qui dit bien le vif intérêt porté, à un certain moment, à l’expérience de la famille religieuse de Charles de Foucauld. Dans ce chapitre on cherche alors à suivre et à documenter la phase la plus difficile des rapports de la communauté avec le milieu reformé français, et en particulier avec le Conseil national de l’Église réformée, ainsi que l’expérience des premières fraternités créées à Alger et à Marseille la veille du début de la guerre d’Algérie —  conflit qui mettra les fraternités, et la communauté en général, face à la réalité de la violence du système colonial français et du nationalisme algérien. Dans l’histoire de la tension constante et constitutive de Taizé entre dynamisme de l’anticipation et exigences de la confrontation avec ses interlocuteurs ecclésiaux successifs, un tournant fondamental est sans aucun doute représenté par l’entrée de la communauté dans cet « âge d’or de l’œcuménisme41 » qui se déploya entre l’élection du pape Jean XXIII et l’annonce d’un nouveau concile en janvier 1959, la première conférence panorthodoxe de Rhodes, la troisième assemblée du Conseil œcuménique des Églises à New Delhi à la fin de 1961 et le début du Vatican II en octobre de l’année suivante. L’attention du volume se déplace donc sur cette étape particulièrement dense de l’histoire de Taizé, qui reconnaît, dans l’intuition de Jean XXIII et dans l’ouverture à l’œcuménisme de la conscience catholique, la prévenance du Christ à l’égard des impatiences des chrétiens engagés dans la cause de l’unité. Le volume cherche ainsi à photographier l’activité œcuménique d’une communauté

41 Cf. É. Fouilloux, « L’œcuménisme d’avant-hier à aujourd’hui », Les Quatre fleuves, n. 20, 1984, p. 7-31, repris dans Au cœur du xxe siècle religieux, Paris, 1993, p. 71-97, et Id., « Les voies incertaines de l’œcuménisme (1959-1999) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 66 (avril-juin 2000), p. 133-146.

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désormais nombreuse et mûre, et l’accentuation d’une « note œcuménique dominante42 » de la vocation commune pour y ramener une croissante diversité de ministères, de sensibilités, et désormais, également, des générations de frères. Une séquence de cette reconstruction de l’histoire de Taizé vise ensuite à cibler la signification que prend l’événement conciliaire dans l’évolution de la communauté, en en suivant les phases successives principalement à travers le filtre de la manière dont elles sont vécues et racontées par son prieur ; une séquence qui s’intéresse en particulier au passage de l’enthousiasme initial devant la « découverte » et l’expérience d’une dimension inédite de la catholicité de l’Église au désarroi suite à la mort de Jean XXIII, au passage aussi de l’espérance d’une unité imminente encouragée par ce dernier et par le patriarche Athénagoras, à la rapide perception de Schutz que les chrétiens entraient dans une phase de « coexistence pacifique » et à la crainte conséquente que les « parallélismes » confessionnels et un dialogue indéfiniment prolongé ajournent sine die l’heure du rassemblement de tous les chrétiens à une même table eucharistique. D’où une ultérieure expansion —  de l’autre côté du rideau de fer et outre-mer — des horizons dans lesquels la communauté se meut et une exigence plus pressante de signes et tentatives « anticipateurs » à l’issue variée, comme celle de faire de Taizé une sorte de petite « citadelle monastique » où partager la prière et l’activité d’accueil avec une petite fraternité franciscaine et orthodoxe. Le chapitre suivant de ce travail sera alors consacré à la phase de transition complexe, et pas toujours indolore, traversée par Taizé entre la fin de Vatican II et l’annonce, le jour de Pâques 1970, d’un « concile des jeunes » — moment chronologique parmi les plus délicats de l’histoire d’une communauté qui, le lendemain du concile, dépasse désormais soixante-dix membres. Ce chapitre se concentre surtout sur les implications, dans l’évolution de la communauté, du passage de l’euphorie œcuménique du début des années 60 aux impatiences d’une contestation sans indulgence envers un œcuménisme vite étranglé par une stratégie qui vise préalablement le dépassement des différences doctrinales, en se révélant incapable d’assurer au moins des « gages » tangibles d’une cohésion retrouvée. L’indissociable enchevêtrement entre les réflexions, les préoccupations, les questions sur l’identité de la communauté et celles sur les prospectives de l’œcuménisme, est donc au centre de la reconstruction de l’inquiète recherche de Taizé vers la fin des années 60 : un tournant décisif de son histoire, où se situent le démarrage des premiers rassemblements internationaux de jeunes sur la colline, la mise en place des premières expériences de vie communautaire avec des catholiques au Rwanda, Niger, Brésil et États-Unis, l’impact d’un 1968 qui n’est pas seulement parisien, la recherche d’une « communion cachée et intense » avec les chrétiens et les Églises des pays de l’Est, le « constat d’impossibilité » sur la brûlante question eucharistique, le pari sur un « concile des jeunes » pour sortir de 42 Cf. une lettre de Schutz à la communauté en août 1960, DT.

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l’impasse d’un œcuménisme qui, pour fr. Roger, avait désormais atteint son « plafond »43. Les pages conclusives de cet ouvrage sont enfin consacrées à l’évolution du positionnement confessionnel et de l’engagement œcuménique de Taizé pendant la décennie « conciliaire ». Sans aucune prétention d’exhaustivité mais ouvrant plutôt à des approfondissements ultérieurs, ces pages cherchent essentiellement à esquisser ce qu’il nous semble pouvoir être identifié comme le point d’arrivée singulier et méta-institutionnel de quarante ans de « lutte » pour l’unité44 : l’option pour « la voie évangélique de l’immédiateté », pour une « réconciliation immédiate » à réaliser surtout au plus intime de soi-même, et l’autoprojection sur un horizon de catholicité radicalement inclusive et ne tolérant aucune délimitation ecclésiale45. La reconstruction de ces décennies de l’histoire de Taizé a été assez complexe. Il s’agit d’une histoire qui, depuis son berceau protestant suisse dans ce creuset de vocation communautaire que fut la guerre, se dilate au seuil d’une « récréation commune » au début des années 70, sous les latitudes ecclésiales les plus diverses. La quantité des scénarios sur lesquels la singulière trajectoire de Taizé s’est diversement déployée — entre la fin des années 30 où furent élaborés plusieurs contenus spirituels et théologiques donnant forme au chemin œcuménique des décennies successives et la fin des années 60 avec l’explosion d’une contestation ecclésiale spontanément œcuménique — a rendu nécessaire d’intégrer l’étude de la riche documentation de la communauté avec un important travail d’investigation et de rassemblement des nombreuses sources inédites disséminées en divers fonds privés, et dans les archives de plusieurs institutions ecclésiastiques, notamment suisses et françaises. Surtout, cette diversité des coordonnées historiques et ecclésiales, ayant constitué de différentes manières la toile de fond des étapes successives de l’histoire de la communauté, imposait de conjuguer l’exigence de contextualisations nécessaires avec celle de documenter et raconter tout d’abord le déploiement d’une expérience en essayant d’en faire ressortir la direction et la signification. Les multiples témoignages qu’on a pu recueillir au cours de cette recherche imposaient aussi une indispensable vigilance dans la comparaison entre mémoires d’archives et mémoires personnelles, qui inévitablement ne sont pas toujours concomitantes. De même, les relectures rétrospectives de son propre parcours et de celui de la communauté faites par le fondateur de Taizé dans ses écrits — surtout son journal — des années 70-90, demandaient une constante attention à ne pas antidater exigences, prospectives ou synthèses fruit d’évolutions ultérieures ; les éditions postérieures elles-mêmes des écrits

43 Cf. Schutz à Michel Bergmann, décembre 1967, DT, les notes du Conseil communautaire du 18-21 septembre 1969, et Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 19. 44 Cf. le JF de l’êté 1980, DT. 45 Cf. les notes du conseil de la communauté du 15-18 janvier 1981, DT, et Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 159-160.

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étudiés révèlent à plusieurs reprises, par ailleurs, des variations significatives d’expression et d’accentuation, d’où la nécessité de recourir toujours à la première version46. La concentration sur les trente premières années de l’histoire de Taizé imposait encore un autre type d’attention : celle de ne pas projeter sur l’évolution communautaire dans les décennies qu’on se proposait de reconstruire, la lumière rétrospective de certains passages ultérieurs ou d’aboutissements d’itinéraires ou chemins personnels, comme notamment la décision de Max Thurian, non partagée par la communauté et très douloureuse pour elle, de l’ordination sacerdotale catholique en 1987. Sans doute tous les points d’équilibre désirés n’ont pas été toujours atteints. Le souhait, toutefois, est que cette reconstruction des premières décennies d’« itinérance » de Taizé parmi les diverses réalités ecclésiales et de son effort « de nous tenir devant Dieu pour que vienne l’unité de tous dans une seule Église47 » puisse restituer, dans leur réelle épaisseur, les contours et la signification des interpellations que sa « parabole » a ensuite posées aux Églises, en contribuant à une meilleure compréhension de quelques dimensions décisives de la plus large « histoire œcuménique » du xxe siècle dans laquelle elle s’inscrit, ainsi qu’à une réflexion sur les questions que les résultats de la saison des dialogues théologiques posent aujourd’hui aussi à la recherche historique. Au cours de cette recherche j’ai contracté des dettes de gratitude envers beaucoup. Ma reconnaissance la plus profonde va sans aucun doute à la communauté de Taizé que je remercie dans la personne de son prieur, fr. Alois : cette recherche n’aurait pas été possible sans la confiance, l’accueil et la disponibilité de la communauté pour favoriser un effort d’historicisation externe et autonome de son histoire à travers le partage de sa riche documentation et d’une trame dense de mémoires et d’amitiés. Si c’est à toute la communauté que va ma plus vive gratitude, je ne peux pas ne pas adresser ici des remerciements tous particuliers à quelques frères : tout d’abord à fr. Charles-Eugène, secrétaire de fr. Roger pendant quarante-cinq ans, dont l’aide, toujours très ponctuelle et d’une générosité encore plus grande que celle que j’aurais pu souhaiter, a été précieuse et inestimable ; à fr. Daniel, pour la richesse de son témoignage et pour les belles et nombreuses conversations d’après-midi ; à fr. John, pour ses introductions bibliques il y a de nombreuses années qui sont en quelque sorte à l’origine lointaine de cette recherche. Pour divers motifs, un merci particulier va encore aux frères Alain, Andras, Émile, Ghislain, Pierre-Yves, Richard et Rudolf, sans oublier ceux qui ont disparu au cours de ce travail et dont le témoignage ou l’aide ont été pour

46 Avec la sortie du premier volume avec des larges extraits de son journal, Ta fête soit sans fin, dès 1971, Schutz modifiera sa manière de signer ses écrits : il ne signera plus « Roger Schutz, Prieur de Taizé », mais d’abord « fr. Roger, Prieur de Taizé », ensuite « fr. Roger, de Taizé ». Pour simplifier les références, dans les notes on gardera toutefois le nom de famille. 47 Cf. Schutz à la communauté, 17 octobre 1962, DT.

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moi, de diverses manières, importants : fr. Michel, fr. François, fr. Frank, fr. Jean-Philippe, fr. Jacques. Ma reconnaissance va ensuite à la Fondation pour les sciences religieuses de Bologne, où cette recherche a commencé ; là, elle a pu compter sur le support indispensable de la Bibliothèque Giuseppe Dossetti où elle a trouvé un soutien pour les multiples recherches d’archives et pour la publication de cet ouvrage. J’exprime en particulier ma gratitude à Alberto Melloni, pour ses conseils et l’échange stimulant sur divers passages de cette recherche ainsi que pour ses denses observations sur le manuscrit final, qui m’ont offert des pistes de réflexion très utiles pour la rédaction du chapitre conclusif. J’adresse aussi mes vifs remerciements à Giuseppe Ruggieri, dont le « cours de théologie » a été bien plus important qu’il n’apparait dans les notes de cet ouvrage, à Luciano Guerzoni, qui vient de nous quitter, à Federico Ruozzi et à tous les chercheurs, présents et passés, de la Fondation, avec lesquels cette recherche, autour d’une table de travail, a été à plusieurs reprises discutée. J’exprime ensuite toute ma gratitude aux nombreuses personnes — dont certaines ont disparu au cours de ce travail — qui m’ont livré leur précieux témoignage, en partageant leurs souvenirs et, en certains cas, la documentation en leur possession. J’évoque en particulier sr. Minke de Vries (†), avec laquelle j’aurais tant désiré continuer l’échange commencé, et sr. Pierrette de la communauté de Grandchamp, Alfréd Kocáb (†), Mgr Asztrik Várszegy, Claude Reymond (†), Edouard Diserens (†), Eva-Maria Guthausen, Felicitas Ammann, François Payot, Jacqueline Chappuis-Reymond (†), Jeanine de Saussure (†), Marianne Vautier (†), Martina Hošková-Kaplan, Miloš Košíček (†), Philippe Akar, Philippe Reymond, René Beaupère, René Henny, Roger Aubert (†), Thaddée Matura, Thierry de Saussure. Je suis aussi reconnaissante pour leur témoignage à Antoine Chatelard, Angelina Camps, Armin Bernhardt, Cecilio de Lora, Claude Linker, Damaskinos Papandreou (†), Dulce Cano, Edouard George, Ellen Daclin, Gianni Novello, Hélène Assimacopoulos, Jean Desgouttes, Jean-Marc Boillat, mons. Henry Teissier (†), Johanna Holzhauer, Johannes Hempel, Marcelo Barros, Maria Prussak, Marie-André Dusigne, Marie-Angély Rebillard (†), Nelly Forget, Olga Erokhina, Pál Solt, Paul Bernardin, Paul Chapman, Pierre Berthod, Pierre Vaillier, Piroska Turchanyi, Reginaldo Veloso, Vladimír Koronthály, Vojtěch Kunčar et Werner Junghardt. Ce volume, fruit de recherches en archives, de rencontres, d’échanges et de longues conversations, doit aussi beaucoup à ces personnes qui, au fil des années, ont su de différentes manières m’aider par leurs conseils utiles et appréciés, par leurs observations, pistes spécifiques, suggestions archivistiques et bibliographiques, par leur lecture des rédactions provisoires des différents chapitres. Ma gratitude toute particulière va à Étienne Fouilloux, qui a accompagné toutes les phases de cette recherche avec des avis et des indications précieuses que seule sa profonde connaissance de l’histoire de l’œcuménisme francophone et sa maitrise du « métier d’historien » pouvaient donner ; à Christophe Chalamet, pour avoir activement partagé depuis Genève les dernières étapes de ce travail, la lecture du manuscrit final et les pages introductives

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de cet ouvrage ; à Leo Declerck, pour l’attention avec laquelle il a suivi les phases successives de cette étude qui, comme d’autres précédemment, a pu bénéficier de ses observations et de ses promptes relectures. Je suis ensuite reconnaissante à Christoph Theobald, José Oscar Beozzo, Joseph Famerée, Mathijs Lamberigts et encore à Mariangela Maraviglia et Saretta Marotta, avec qui, en des lieux et des manières et temps différents, j’ai pu échanger sur certains aspects et problèmes de cette recherche. J’exprime en outre ma gratitude envers la communauté de Bose, pour l’accueil et les occasions d’échanges qu’elle m’a offerts : en particulier à Enzo Bianchi pour ses encouragements et son témoignage, à Adalberto Mainardi et Antonella Casiraghi. À Matthias Wirz un merci spécial pour son aide généreuse dans la relecture du manuscrit et dans la révision des traductions du français, ainsi que pour tout le partage qui l’a précédé. Je ne puis ensuite omettre d’évoquer avec gratitude les responsables et le personnel des archives que j’ai consultés ou ceux qui en ont favorisé l’accès, parmi d’autres, Albert-Luc de Haller, Mgr Benoît Rivière, Corinne Pesquet, Daniel Herman, Dominique Torrione, Eveline Tiercet, Étienne Vion, Gilbert Coutaz, Henri Hours (†), Hyacinthe Destivelle, Jean-Michel Potin, Isabelle Vernus, Michel Grandjean, Nadine Lambert, Nathalie Fressard, sr. Nathanaël de l’abbaye de Pradines, Peter Beier, Piero Doria. Je remercie aussi sincèrement les membres du groupe sur l’histoire de Taizé dans les pays de l’Est, en particulier Dietrich Sagert et Elzbieta Agnieszka Rafalowska, Petite Sœur Annie de Jésus, Gottfried Hammann, Hardi Ferenc, Hervé Janson et la Fraternité générale des Petits Frères de Jésus à Bruxelles, Klaus Steger, Maria Chiara Rioli, Mauro Velati et Nathalie Viet-Depaule pour l’aide et les échanges sur des points précis de ce travail ; Catherine Gide (†), Danielle Clergue, Jacques Daheron, Lucy Pina Neto et Philippe Ploix, pour la transmission de certains documents ; les sœurs de Saint-André pour leur grande disponibilité pendant mes nombreux séjours à Taizé dans la maison d’El Abiodh ; Antoine et Sophie Reymond, Brigitte et Noël Constant, Michael et Brigitte Buballa et la famille Kaplan pour leur hospitalité pendant certaines « étapes » de cette recherche ; Françoise Deschaumes et Samuele Carannante pour leur accueil généreux à Cormatin et pour tous les échanges auxquels cela a donné lieu ; Tamara Scatena et Elia Orselli pour leur travail précieux de corrections des dernières épreuves. Et je dois plus qu’un remerciement à ceux qui de près ont été associés aux vicissitudes des années de cette recherche, aux amis et à ma famille. À mes parents, en particulier, j’adresse un merci difficile à extérioriser : pour cette raison, c’est à eux que je dédie cet ouvrage. À l’ouverture de cette édition française du volume, je me dois d’exprimer toute ma reconnaissance à ceux qui l’ont rendue possible. C’est aussi pour cette raison que je remercie des personnes déjà mentionnées : en particulier, Christophe Chalamet, qui dès le début a tout mis en œuvre en vue d’une édition française du volume, ainsi que Mathijs Lamberigts, qui a voulu accueillir et

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soutenir la publication de ce volume dans la prestigieuse Collection « Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique » des éditions Brepols. Ma gratitude la plus sincère va ensuite à la Fondation Yves et Inez Oltramare de Genève pour sa contribution généreuse et substantielle aux coût de traduction du volumineux manuscrit, à Daniela Caldiroli, pour sa patience à traduire en français ma syntaxe « latine », et encore à fr. Charles-Eugène, pour ses précieuses suggestions « francophones » au cours du travail de traduction.

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chapitre I 

Entre Lausanne, Genève et la guerre : aux origines d’un projet communautaire (1936-1942)

1. « Une communauté d’intellectuels protestants » Sous ce titre, en novembre 1942, la nouvelle Communauté de Cluny se présentait pour la première fois dans la presse protestante de la Suisse romande afin de faire connaître une expérience commencée deux ans plus tôt, mais dont la genèse remontait au mouvement de renouveau communautaire plus général des années 301. L’article — que Le Semeur Vaudois de Lausanne avait demandé à la jeune communauté l’été précédent2, mais qui fut publié simultanément aussi dans l’hebdomadaire genevois La Vie protestante — en identifiait l’impulsion initiale dans la volonté d’« échapper à l’isolement qui avait tant restreint et même brisé l’effort de tous les individualistes3 ». Il précisait que la phase principale de son évolution se trouvait dans l’étude commune de l’expérience de l’abbaye cistercienne de Port-Royal : une expérience qui exercera une grande influence sur le premier noyau du groupe, et en particulier sur son animateur et « recteur », Roger Schutz, jeune étudiant en théologie de Lausanne. On reconnaissait ensuite un autre passage important de la brève histoire de cette communauté d’étudiants et de jeunes professionnels protestants dans la décision de se donner un lieu de rencontres et de retraites ; le choix était tombé sur le petit village bourguignon de Taizé dans la campagne mâconnaise, à quelques kilomètres de l’abbaye de Cluny. Comme on le soulignait à l’adresse de ceux qui auraient considéré « malheureuse » l’évocation du foyer monastique clunisien4, l’option pour une maison aux alentours de Cluny n’était pas due à une volonté de récupération dans un cadre réformé de la tradition du grand monastère, mais plutôt à son emplacement : c’était en effet un lieu à l’écart, situé dans une région assez 1 Cf. F. Biot, Communautés protestantes. La renaissance de la vie régulière dans le protestantisme continental, Paris, 1961, O. Wyon, Living Springs. New Religious Movements in Western Europe, London, 1963, et A. Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne. Regards sur les communautés anglicanes et protestantes, Paris, 1967. Plus récemment, cf. parmi les contributions réunies dans Sœur Évangéline (dir.), Protestantisme et vie monastique, op. cit. et M. Wirz, « Risposta dell’uomo alla grazia », Parola, Spirito e Vita, 75 (2017), p. 199-212. 2 Cf. Édouard Diserens à Roger Schutz, 13 juillet 1942, DT. 3 Cf. Communauté de Cluny, « Une communauté d’intellectuels protestants », La Vie Protestante, 6 novembre 1942, p. 6, et Le Semeur Vaudois, 7 novembre 1942, p. 1-2. 4 Cf. La Rédaction, « À propos de la Communauté de Cluny », La Vie Protestante, 20 novembre 1942, p. 2.

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centrale, à mi-chemin entre Genève et Lyon, non loin de la frontière suisse. Il se trouvait un peu au sud de la ligne de démarcation qui, jusqu’à l’occupation totale de la France en novembre 1942, séparait la zone sous occupation directe allemande de la région centre-méridionale sous le contrôle du gouvernement de Vichy5. « La misère de la France et la possibilité de porter secours à de nombreux désemparés » — écrivait-on — avait motivé le choix du jeune Roger Schutz qui, en août 1940, avait rejoint à vélo la Bourgogne en quête d’un lieu de retraite et d’étude pour le groupe d’étudiants romands avec qui, depuis le printemps précédent, il partageait ses projets communautaires6. Rédigé le lendemain du retour en Suisse, après les perquisitions de la « Maison de Cluny » au cours de l’été 1942 par la police de Vichy prévenue de l’accueil de juifs par un jeune étudiant en théologie7, l’article clôturait la première phase de germination silencieuse du projet clunisien. Ce projet était né dans les mois qui suivirent la conférence de printemps des Associations chrétiennes des étudiants (ACE) de la Suisse romande, qui s’était tenue en avril 1940 et dont la visée était de trouver un contexte communautaire où pouvoir associer prière et travail intellectuel. Son promoteur était un jeune homme dont les qualités — une détermination créative et une capacité d’agrégation instinctive — lui permirent de traduire une aspiration communautaire diffuse face à la perception d’une crise générale des Églises et de la civilisation en une réalité originale et dynamique, destinée à survivre bien au-delà de l’éclosion communautaire des années de la guerre. Aussi la « préhistoire8 » de la Communauté de Cluny est-elle d’abord et essentiellement un chapitre de l’itinéraire personnel de Roger Schutz, chapitre crucial qui échappe à la reconstruction historique à cause du caractère fragmentaire des sources9. Il correspond approximativement aux années de ses études de théologie à la Faculté de l’Église évangélique libre du canton de Vaud à Lausanne (1936-1940). Ce fut une période décisive pour Schutz à la fois par le mûrissement d’une lecture très critique du contexte ecclésial et théologique auquel il appartenait, surtout sur le plan ecclésiologique10, et par la « gestation » d’un projet 5 Cf. J. Canaud, J.F. Bazin, La Bourgogne dans la Seconde Guerre mondiale, Rennes, 1986, et T. Bonnot, La ligne de démarcation en Saône-et-Loire, Génelard, 2003. 6 Cf. Communauté de Cluny, « Une communauté d’intellectuels protestants », art. cit. 7 Sur les débuts des rafles et des déportations en masse des juifs après les accords entre les autorités de Vichy et les autorités allemandes en juillet 1942, cf. M.R. Marrus, R.O. Paxton, Vichy, France and the Jews, New York, 1983 (éd. or. Paris 1981), p. 249 sqq., et L. Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile (1936-1944). Exemple du sauvetage des Juifs, t. II, Implication des fonctionnaires, le sauvetage aux frontières et dans les villages-refuges, Paris, 2010, p. 193 sqq. 8 Pour l’expression, cf. la Lettre à nos frères et amis, 12 janvier 1947, 10 p. dact., DT. 9 Déjà en 1946, Maurice Villain le regrettait : « Nous sommes peu informé des préparations lointaines de cette innovation ». Cf. M. Villain, « La Communauté de Cluny », Irénikon, 2 (1946), p. 153-167. 10 Dans ce sens cf. particulièrement G. Hammann, « Frère Roger avait-il une théologie ? », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique. Actes du colloque international, Taizé, 31 août-5 septembre 2015, Taizé, 2016, p. 17-28.

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communautaire qui prendra forme après le début de la guerre. Ce projet, vers la fin des années 30, s’exprimera essentiellement dans la recherche, partagée avec quelques compagnons d’université, d’un « espace » où les jeunes étudiants en théologie et futurs pasteurs pourraient trouver des moments de prière et une méthode de travail commun pour échapper à l’isolement qu’ils sentaient planer sur leur avenir. Ils voulaient réagir à l’individualisme excessif véhiculé par les tendances du protestantisme libéral prédominant depuis le xixe siècle dans les universités et dans les Églises de Suisse romande.

2. Évolution d’une jeunesse puritaine Dernier des neuf enfants d’un pasteur au service de l’Église nationale vaudoise, Charles Schutz, Roger commença ses études de théologie à la Faculté libriste de Lausanne en octobre 193611. C’était l’année des célébrations du IVe centenaire de la Réforme au Pays de Vaud, commémoré non sans triomphalisme pour réaffirmer une foi protestante qui paraissait quelque peu vacillante, alors que, sous la conduite de Marius Besson, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, le catholicisme vaudois semblait, au contraire, montrer une vitalité inédite pour sortir du ghetto culturel dans lequel il se trouvait12. Dès octobre 1934, Charles Schutz avait pris contact avec le doyen Philippe Bridel, un des principaux représentants du libéralisme théologique de Suisse romande13. Outre la bonne réputation de la « Maison des Cèdres » — siège de la Faculté de théologie de l’Église libre, communément appelée « la Môme » —, une des raisons du choix de cette dernière, plutôt que la Faculté de l’Église nationale, était la possibilité pour son fils, âgé de dix-neuf ans, d’y entrer après un examen d’admission14, puisqu’il n’avait pas le baccalauréat. Une maladie pulmonaire survenue à l’âge de 16 ans avait, en effet, arrêté brusquement sa fréquentation du collège de Moudon, petite commune du canton de Vaud. Le jeune garçon avait été contraint de reprendre les études à la maison — à Oron-la-Ville, où se trouvait la paroisse de Charles Schutz — et de façon irrégulière à cause de rechutes. Quand le père contacta la faculté, la santé de Roger n’était pas encore tout à fait rétablie et les médecins continuaient à recommander prudence et précautions. Ces années de réclusion et de repos forcé avaient été l’occasion de lectures intenses, d’auteurs aussi bien classiques que modernes. D’ailleurs la famille

11 Sur le milieu familial et l’enfance de Roger Schutz cf. particulièrement les deux premiers chapitres de la biographie de Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 13 sqq. 12 Cf. O. Blanc, B. Reymond, Catholiques et protestants dans le pays de Vaud. Histoire et population 1536-1986, Genève, 1986, p. 9 sqq. 13 Cf. Charles Schutz à la faculté de théologie de l’Église libre du canton de Vaud (en particulier au président du Conseil de faculté, Philippe Daulte), le 9 octobre 1934, ACV, PP 516. 14 Pour une histoire de la faculté et de l’Église dont elle était l’expression directe, cf. surtout l’ouvrage récent de J.-P. Bastian, La fracture religieuse vaudoise, 1847-1966, Genève, 2016.

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avait toujours consacré un temps à la lecture en commun15, même dans la période la plus sereine d’une enfance écoulée en compagnie d’Amélie sa mère et de ses sœurs — Roger n’avait qu’un frère, de neuf ans son ainé. « On lisait beaucoup, en famille. Beaucoup », rappellera-t-il au père Congar en juin 1960 à l’occasion de la première visite à Taizé du théologien dominicain : « C’est fou […] ce qu’on a pu lire ainsi le soir, les après-midis de dimanche… On a lu Port-Royal »16. Au cours de la longue convalescence, l’étude, sous la conduite sévère du père qui ne le considérait pas comme particulièrement doué — il l’avait envoyé un été chez son frère, Charly, installé dans une ferme en France, à Blamont dans le pays de Montbéliard, pour qu’il soit initié au travail agricole17 —, était scandée par de longues promenades solitaires dans les environs d’Oron, au terme desquelles le jeune Schutz prit l’habitude de noter les réflexions faites en cours de chemin18. Réunies et réélaborées à dix-huit ans dans un cahier envoyé, pendant l’été 1933, à l’écrivain André Gide pour qu’il puisse donner « une évaluation de ma personne », ces « impressions d’un jeune » furent la première ébauche d’un manuscrit — Évolution d’une jeunesse puritaine. Muni de ce manuscrit, deux ans plus tard, en juillet 1935, à l’insu de sa famille, Roger se rendit à Paris : par un oncle, Walter Schinz, qui fréquentait les milieux littéraires, il avait réussi à avoir un rendez-vous avec l’écrivain dont il espérait une aide pour la publication19. Il regretta ensuite d’avoir détruit ce manuscrit, car au bout d’un certain temps il l’aurait aidé à mieux comprendre « certaines motivations qui n’étaient écrites nulle part ailleurs20 ». Ce texte reconstituait substantiellement l’histoire de sa propre jeunesse marquée par une sensibilité précoce aux préoccupations et à la relation entre ses parents, très différents de tempérament et de caractère, par une éducation austère et puritaine, dispensée par un père timide et rigoureux ; une jeunesse marquée aussi par une religiosité décrite rétrospectivement comme traversée par le doute et reçue plus par osmose familiale que comme fruit d’un choix de foi personnelle et assurée21. « Je savais pourtant que d’autres en Toi ravivaient chaque matin leur amour », notera-t-il à ce propos sous forme de prière dans un texte de 1948 resté inachevé, faisant exceptionnellement référence aux tourments religieux d’une adolescence consommée « dans une recherche inassouvie »22. Dans ces pages il rappelait : 15 Cf. surtout Restrepo, Taizé, op. cit., p. 28 sqq. 16 Cf. les notes dact., s. d., de Congar avec le compte-rendu de sa première visite à Taizé en juin 1960, ADPF, PC, 832.71. 17 Cf. quelques notes de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille, 20 p. dact. DT. 18 Cf. Restrepo, Taizé, op. cit., p. 29-31. 19 Cf. Roger Schutz à André Gide, 16 septembre 1933, AFCG, et 21 juillet 1935, BLJD Y 413. 20 Cf. Restrepo, Taizé, op. cit., p. 31. 21 Sur la figure du pasteur Charles Schutz, cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 20 sqq. et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 25 sqq. 22 « J’ai voulu boire à toutes les sources pour étancher ma soif. Plus s’exaspérait ma recherche, davantage croissait ma déception. Pis encore. J’avais passé de la froide déception au désespoir » ; cf. un texte s. d., 43 p. dact., DT, p. 4-5, maintenant dans Fr. Roger, de Taizé,

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Avec quel respect je considérais celles qui, dans ma famille, puisaient en Toi à chaque heure le don d’aimer. Je ne pouvais douter du bien-fondé d’une foi si sereine, seule une force non humaine la pouvait constamment enrichir. J’acceptais cette foi chez elles, mais la rejetais pour moi-même. J’avais peur, en Te recevant, de vivre avec Toi la tristesse de tant d’autres chrétiens […] et leur tristesse m’oppressait comme si je l’eusse déjà faite mienne. Je soupesais, calculais, regardais autour de moi les chrétiens et n’en enviais que deux ou trois. La mort était préférable23. En rédigeant le manuscrit, où il décrivait la délicate construction d’une personnalité marquée par une difficile adaptation aux valeurs du rigorisme puritain, Schutz avait sûrement à l’esprit deux ouvrages d’André Gide : son autobiographie, Si le grain ne meurt, où l’écrivain restituait sans hypocrisie son propre itinéraire intellectuel et affectif, depuis la morale rigide de l’enfance et de l’adolescence jusqu’à son dépassement définitif au nom du droit à une existence authentique au-delà des conventions morales ou sociales ; et aussi Les cahiers d’André Walter, première œuvre de l’écrivain, publiée de façon anonyme en 1891, qui se présentait comme le journal posthume d’un jeune protestant très sensible et inquiet, éduqué par sa mère aux valeurs de l’autodiscipline, du sacrifice et de la tension morale24. C’est précisément aux Cahiers, reflet de l’« inquiet mysticisme » de la jeunesse gidienne, que Schutz fera référence dans un article de 1938 paru dans le bulletin bilingue des ACE suisses, In Extremis. Ce bulletin était édité et dirigé à Bâle par le pasteur Jean-Louis Leuba, qui sera depuis les années 50 professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel dont il deviendra recteur au début de la décennie suivante, et protagoniste de premier plan du dialogue œcuménique et du renouvellement ecclésiologique des Églises reformées francophones25. Invité à parler du puritanisme, ensuite renié, d’André Gide, le jeune étudiant en théologie stigmatisait évidemment l’abandon idéalisé de la morale chrétienne pour donner libre cours aux revendications d’une chair exigeante, mais il ne pouvait pas s’empêcher de souligner sa propre « sympathie » pour le drame inexprimé et la juste indignation de l’écrivain français à l’égard d’un certain

À la joie je t’invite. Fragments inédits, 1940-1963, Taizé, 2012, p. 20-21 ; à ce propos, cf. la lettre de fr. Roger à Robert Giscard du 2 juin 1948, DT, dans laquelle il parle de l’« ouvrage » commencée depuis une semaine et dont il transcrit ce qu’allait devenir le Prologue. Cf. aussi à la référence du « petit livre » en préparation dans une lettre de Robert Giscard à fr. Roger du 28 juin 1948, DT. 23 Ibid. 24 Cf. A. Gide, Les cahiers d’André Walter, Paris, 1891, et Si le grain ne meurt, Paris, 1924. 25 Cf. Schutz, « Le puritanisme d’André Gide », In Extremis, 6 (1938), p. 162-163. Sur Leuba, cf. R. Stauffer, « J.-L. Leuba, esquisse d’un portrait », in Id. (dir.), In Necessariis Unitas. Mélanges offerts à Jean-Louis Leuba, Paris, 1984, p. 9-14, et D. Müller, « Jean-Louis Leuba. Transcendance et dialectique », in S. Leimgruber, M. Schoch (dir.), Gegen die Gottvergessenheit. Schweizer Theologen im 19. und 20. Jahrhundert, Jahrhundert, Basel-Freiburg i.B.-Wien, 1990, p. 546-560.

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christianisme puritain, « tant sont nôtres ces réactions, nôtres ces larmes intérieures26 ». Ce n’était donc pas un hasard si Schutz voulut soumettre son propre manuscrit précisément à Gide — qui avait par ailleurs la réputation de mentor d’auteurs débutants, d’anticonformiste et de militant antifasciste. Pendant les années de maladie, où l’isolement familial forcé amplifiait chez le « jeune puritain » les conflictualités et les turbulences de l’âge, l’écrivain parisien apparut en effet à l’horizon du « jeune fils de pasteur » comme le seul interlocuteur possible à qui confier les conflits avec l’autoritarisme paternel, les pulsions et les rêveries d’un adolescent, les désirs confus d’une vie intellectuelle et politique ; une vie où la vive imagination de ce jeune, âgé de dix-huit ans, laissait entrevoir tantôt une carrière littéraire, tantôt la gestion d’un collège pour former des jeunes étudiants à ses propres idéaux politiques, « qui sont, à part un point ou deux, analogues au communisme »27. Mais l’écrivain le déçut. Qu’il relie ses interrogations aux incertitudes de toute une génération n’empêcha cependant pas le jeune Schutz de continuer à chercher en Gide, chef de file de la mobilisation des intellectuels européens contre le fascisme nazi, un « ami » et un « conseiller » à qui s’adresser avec « un parler dépourvu de formalisme et libre »28. Il communiqua donc à l’écrivain parisien, président en 1934 du Congrès mondial de la jeunesse contre la guerre et le fascisme, son intention de s’occuper « de propagande communiste » — intention vite abandonnée à cause d’une grave rechute de tuberculose pulmonaire en septembre 1933 qui, selon les médecins, fit craindre le pire29 ; il communiqua aussi à Gide l’émergence d’une nouvelle dimension —  non plus celle du soi, mais celle du don — dans sa propre recherche inquiète d’une direction de vie lui permettant « de franchir la barrière au-delà de laquelle je pourrais me donner, à mon prochain, comme je le désire » ; mais, surtout, il lui révéla « le sentiment de mon immense solitude, au milieu de gens rigides et sévères »30. « Forgé dans la douleur — ainsi se décrivait-il à Gide en juillet 1935, dans une lettre aux tonalités fortes et douloureuses, écrite au lendemain du retour de Paris —, quatre ans de maladie, avec un père tyrannique, obsédant et qui pousse l’autoritarisme à me contraindre d’entreprendre des études de théologie, et une mère d’une extraordinaire sérénité qui, après avoir élevé neuf enfants dont je suis le dernier, se retire dans un christianisme un peu distant31 ».

26 Cf. Schutz, « Le puritanisme d’André Gide », art. cit. 27 Cf. Schutz à Gide, 8 mai 1933, BLJD, Y 885. 28 Cf. Schutz à Gide, 21 juillet 1935. 29 Cf. ibid. et les notes dact. de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. 30 Cf. Schutz à Gide, 21 juillet 1935. 31 « Souvent, elle me répéta ces enseignements : “Montre à autrui que tu ne vois en lui que le grand, le fécond de son être, que le reste, peu t’importe ; ou aussi écoute, ne te confie qu’aux sincères, quoiqu’ils disent, leur langage a toujours du sublime et l’on se doit de les entendre avec piété” » ; ibid.

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Étant donné l’investissement émotionnel qu’il avait placé dans le conseil et l’aide de l’écrivain, la rencontre manquée avec Gide pendant l’été 1935 fut pour Schutz particulièrement éprouvante. Selon des témoignages postérieurs, le fondateur de la Nouvelle Revue Française en effet, ne se présenta pas au rendez-vous et le jeune lausannois ne put que transmettre le manuscrit final de son Évolution d’une jeunesse puritaine à Jean Paulhan, membre du comité de lecture de la revue. Celui-ci le lui restitua au bout d’un mois en lui suggérant d’en modifier substantiellement la conclusion32 ; une proposition que —  après coup — Schutz affirmera n’avoir pas pu accepter, car il s’agissait de l’« aboutissement des combats et des découvertes de la première jeunesse33 ». Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’issue de la tentative parisienne du jeune Roger, qui depuis deux ans par sensibilité et intérêt avait envisagé la possibilité d’un avenir d’écrivain, ne l’encouragea pas dans cette direction. C’était par ailleurs le moment du choix de la faculté universitaire, source de dures incompréhensions avec son père qui, comme déjà évoqué, voulait qu’il entreprenne des études de théologie, alors que Roger aurait voulu plutôt s’inscrire à la Faculté de lettres34. L’hypothèse de passer un examen d’admission à cette faculté ne paraissait pas encore totalement écartée pendant l’automne 1934, quand Charles Schutz confronta les programmes de cette dernière avec ceux de la « Maison des Cèdres » : « Comme Roger ne s’est décidé à entrer en théologie que pendant sa maladie — écrivait-il en octobre 1934 au professeur Philippe Daulte, président du Conseil de faculté —, il est précisément moins avancé dans cette branche que dans les autres. D’autre part — ajoutait-t-il — […], pour diverses raisons, je serais, personnellement, très heureux que mon fils pût faire ses études dans votre faculté35 ». Il est probable que le pasteur Schutz souhaitait aussi que l’étude de la théologie puisse aider son fils à sortir définitivement de ce qu’il désignait comme une « crise morale » qui durait désormais depuis plusieurs années ; une crise qui, en 1934, semblait presque surmontée, mais qui, l’année suivante, ne paraissait pas encore totalement résolue. En septembre 1935, Charles Schutz écrivait au doyen Bridel : Quant à son état moral, il y a des hauts et des bas ; Roger doit être encouragé souvent ; il traverse — et cela se comprend chez un jeune homme qui a été si brusquement interrompu par la maladie, dans la carrière des études —, il traverse, dis-je, cette terrible crise de la jeunesse d’aujourd’hui qui se sent de trop ; puis, la crise passée, il repart avec un nouvel entrain36.

32 Le témoignage est apporté par Restrepo, Taizé, op. cit., p. 30. Dans le même sens, cf. aussi celui donné successivement à R. Brico, Frère Roger et Taizé. Un printemps dans l’Église, Paris, 1982, p. 103-104. 33 Cf. Schutz, Vivre l’inespéré, op. cit., p. 114. 34 Cf. les notes de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. 35 Cf. Charles Schutz à Philippe Daulte, 9 octobre 1934. 36 Cf. Charles Schutz à Bridel, 3 septembre 1935, ACV, PP 516.

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À l’âge de vingt ans, Schutz commença donc à se préparer à l’examen d’admission, renonçant à aller à l’encontre des desiderata familiaux37. Étant dispensé du service militaire pour raison de santé, il bénéficiait d’une année d’étude mais celle-ci ne fut pourtant pas suffisante pour combler les manques dus à une formation irrégulière. À l’examen d’admission en octobre 1935, il ne réussit pas à obtenir dans toutes les matières la moyenne exigée par le règlement pour pouvoir commencer à suivre les cours de la première année ; il fut ainsi contraint de repasser l’examen et donc de reporter à l’années suivante son entrée à la « Maison des Cèdres »38.

3. Entre Calvin et Barth : une génération inquiète Avec beaucoup de doutes et avec peut-être l’intention de se donner une année d’essai en attendant de mieux discerner son propre avenir, Roger Schutz commence donc en octobre 1936 les études de théologie à la Faculté libriste de Lausanne39. Fondée en 1847, en même temps que la création de l’Église évangélique libre du canton de Vaud après sa séparation d’avec l’Église nationale, « la Môme » avait une relation assez étroite avec l’Église libre, dont le Synode nommait directement la Commission d’études qui dirigeait son organisation et son fonctionnement40 : « Notre Église et sa faculté sont même chair et même sang », soulignait avec une certaine emphase le président de cette Commission à l’ouverture des cours le 15 octobre 193641. Liée directement à une communauté confessante d’où provenait une grande partie de l’élite libérale vaudoise, la faculté avait toujours eu le souci de ne pas isoler la théologie de la vie des croyants et se concevait surtout au service de l’Église dans le ministère pratique ; exception faite pour une attention privilégiée à l’enseignement biblique, elle optait donc pour un programme établi et obligatoire qui permettait aux étudiants de suivre, en quatre années de cours, tout le cycle des études théologiques dans ce qu’ils avaient de plus essentiel42. Ses professeurs avaient souvent eu un rôle prépondérant dans le débat théologique du début du siècle, et la réputation de la faculté avait ainsi dépassé les frontières du Pays de Vaud, 37 À ce propos, cf. rétrospectivement les témoignages de Schutz à Brico, Frère Roger, op. cit., p. 106, et à Spink, Frère Roger de Taizé, op. cit., p. 30 (ici et dans la suite, je fais référence à la 2e édition de 1998). 38 Cf. la correspondance de Roger Schutz avec le secrétaire de la Commission d’études, P. Cardinaux, en particulier la lettre de ce dernier à Schutz du 11 juillet 1936, ACV, PP 516. 39 Cf. fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. 40 Cf. E. Vautier, La Maison des Cèdres : Faculté de théologie de l’Église libre vaudoise, Neuchâtel, 1935 ; M. Bonnard, La leçon d’un siècle : esquisse d’une histoire de l’Église évangélique libre du canton de Vaud : 1847-1947, Lausanne, 1947 ; J. Meyhoffer, La Faculté au cours d’un siècle, Lausanne, 1947 ; Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 117 sqq. 41 Cf. A. Reymond, 90e séance d’ouverture des cours du 15 octobre 1936, ACV, PP 516. 42 Cf. Vautier, La Maison des Cèdres, op. cit., p. 72 sqq.

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attirant de nombreux étudiants d’autres Églises et cantons ; les liens avec les facultés de Genève et de Neuchâtel étaient en particulier très étroits. Puis au fil du temps, surtout avec le décanat de René Guisan en 1933-1934, l’une des personnalités les plus significatives du protestantisme romand dans la période de l’entre-deux guerres, les rapports avec la Faculté de l’Église nationale s’étaient améliorés, malgré la permanence d’une inévitable concurrence43. Héritière des ferments du Réveil religieux qui dans le canton de Vaud avait eu ses initiateurs durant les années 20 du xxe siècle, « la Môme » s’inspirait traditionnellement des principes d’un « sain libéralisme » : aussi en octobre 1936, « au cours de la tourmente qui s’approche », le corps enseignant voulait-il redire sa propre fidélité à ces principes, en suivant la filière théologique romande qui depuis Philippe Bridel, décédé quelques mois auparavant, remontait à René Guisan, Gaston Frommel, Charles Secrétan et Alexandre Vinet44. Cependant, au milieu des années 30, également à la « maison des Cèdres », les piliers du libéralisme théologique de la Suisse francophone commençaient à être de plus en plus mis en question par une nouvelle génération d’étudiants et de jeunes pasteurs déçus par la faiblesse du message de leurs Églises. Au sein d’une Suisse enclavée dans l’Allemagne du nazisme triomphant, leurs Églises leur semblaient inexplicablement timides et décidées à continuer simplement à proposer une théologie de l’expérience et de la conscience morale non dénuée de sentimentalisme, ou un christianisme social peu attentif à la réflexion sur les fondements de la foi45. Avant la constitution d’un réseau barthien, la réaction prit surtout la forme d’un souci renouvelé de fermeté doctrinale, encore plus accentuée en Suisse romande par une situation

43 Cf. René Guisan 1874-1934, in memoriam, Lausanne, 1934, et A. Berchtold, La Suisse romande au cap du xxe siècle : portrait littéraire et moral, Lausanne, 1963. Cf. aussi Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 99 sqq. et passim. 44 Cf. Vautier, La Maison des Cèdres, op. cit., p. 115 sqq., et Reymond, 90e séance d’ouverture des cours. Cf. B. Reymond, « La théologie libérale dans le protestantisme de Suisse romande », Évangile et liberté, octobre 1999, https://www.evangile-et-liberte.net, et Id., À la redécouverte d’Alexandre Vinet, Lausanne, 1990. Sur la figure du théologien et critique littéraire Alexandre Vinet, inspirateur de la dissidence à connotation piétiste qui, rejetant la tutelle de l’État, se sépara de l’Église nationale, cf. aussi D. Jakubec (dir.), A. Vinet, l’éloquence, la morale, la passion, Lausanne, 1997. Sur le philosophe Charles Secrétan (1815-1895), cf. E. Grin, Les origines et l’évolution de la pensée de Charles Secrétan, Lausanne, 1930, et B. Secrétan, Secrétan : 159 biographies, Lausanne, 2011, p. 29-35, et O. Robert, F. Panese, Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne, Lausanne, 2000, p. 1171. Sur Gaston Frommel (1862-1906), alsacien de naissance, exilé en Suisse après 1870 et professeur de théologie systématique et apologétique à l’Université de Genève, cf. G. Godet, Gaston Frommel, 1862-1906 : notice biographique, Neuchâtel, 1906, et Berchtold, La Suisse romande au cap du xxe siècle, op. cit., p. 97-108. 45 À ce propos, cf. surtout O. Fatio, « Les sermons de guerre du pasteur de Saussure », in M. Porret, J.-F. Fayet, C. Fluckiger (dir.), Guerres et paix. Mélanges offerts à Jean-Claude Favez, Genève, 2000, p. 591-613. Quelques allusions aussi in Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit. Sur la Suisse dans les années 30, cf. R. Ruffieux, La Suisse de l’entre-deuxguerres, Lausanne, 1974.

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interconfessionnelle particulière : pendant ces années une grandissante fascination néo-thomiste gagnait en effet de nombreux jeunes protestants, fascination liée surtout aux nombreuses publications du jeune abbé Charles Journet, professeur au grand séminaire de Fribourg46. L’exigence de s’éloigner de l’optimisme de la première période d’aprèsguerre et de retourner à la Bible et aux grands dogmes traditionnels fut tout d’abord assumée par un néo-calvinisme francophone qui, en France et en Suisse romande, avait devancé et favorisé l’accueil des idées barthiennes dans les années 3047. Présent surtout à Genève, son principal point de repère était la prédication du pasteur genevois Jean de Saussure, formateur de générations de jeunes catéchumènes et conférencier à succès entre Genève, Lausanne et Neuchâtel. Ses ouvrages, À l’école de Calvin de 1931 et Crois-tu cela ? de 1938 —  « condensé riche et simple de pure doctrine réformée48 » — devinrent bientôt une lecture obligée pour tous ceux qui cherchaient un renouvellement du langage théologique, marqué par un retour aux fondamentaux de la révélation biblique dans leur radicalité, dont Calvin semblait fournir les instruments. Pasteur depuis 1929 à la cathédrale de Saint-Pierre à Genève, de Saussure devint le chef de file d’un mouvement de renouvellement théologique, à répercussions immédiates au point de vue de la liturgie et de la vie spirituelle, à la fois distinct et sous plusieurs aspects proche du barthisme. Avec celui-ci il avait en commun l’intérêt fondamental pour la réaffirmation de la transcendance de la Parole de Dieu et des vérités chrétiennes. À partir du début des années 30, cette convergence trouva une expression dans la constitution d’un groupe informel de pasteurs réformés réunis par le français Pierre Maury, directeur de la revue Foi et Vie, éditeur et interprète de Barth et, de 1931 à 1934, secrétaire général de la Fédération universelle des Associations chrétiennes des étudiants (FUACE) basée à Genève49. « Autour de P. Maury » se réunissaient chaque mois pour un travail théologique commun les néo-calvinistes de Saussure et Max Dominicé, le barthien Jacques Courvoisier, les théologiens plus indépendants Henri d’Espine et Franz Leenhardt et le hollandais Visser ’t Hooft, ancien membre du comité mondial de la Young Men’s Christian

46 Cf. B. Reymond, Théologien ou prophète, les francophones et Karl Barth avant 1945, Lausanne, 1985, p. 23 ; Blanc, Reymond, Catholiques et protestants dans le pays de Vaud, op. cit., p. 69 sqq. ; O. Fatio, « Les catholiques vus par des protestants : mauvais souvenirs de l’entre-deux-guerres », in V. Conzemius (éd.), Schweizer Katholizismus 1933-1945. Eine Konfessionskultur zwischen Abkapselung und Solidarität, Zürich, 2001, p. 179-187. Cf. aussi Ph. Chenaux, « Jacques Maritain et la Suisse romande », in B. Hubert (éd.), Jacques Maritain en Europe. La réception de sa pensée, Paris, 1996, p. 113-132, et J. Rime, Charles Journet. Vocation et jeunesse d’un théologien, Fribourg, 2010. 47 Cf. A. Probst, « Qu’est-ce que le néo-calvinisme ? », Revue Réformée, 134/2 (1983), p. 67-76. 48 C’est ainsi que dix ans après le définissait Max Thurian dans une bonne synthèse des ferments de renouveau au sein du protestantisme dont la communauté de Taizé se sentait proche ; cf. M. Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », Irénikon, 22/4 (1949), p. 368-394. 49 Cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 53-58.

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Association (YMCA) et secrétaire personnel de John Mott, ce dernier étant cofondateur de la FUACE, président de la conférence missionnaire mondiale d’Édimbourg en 1910 et Prix Nobel de la paix en 194650. En raison de leurs responsabilités dans les groupes des ACE ou de leur proximité avec eux, ainsi qu’en raison des fonctions qu’ils exerceront à l’Université ou dans l’Église genevoise, ils devinrent un important point de repère pour nombre d’étudiants de la Suisse romande désireux de redécouvrir les « éléments permanents » du christianisme et en quête de propositions plus adéquates à « la grande menace qui plane sur notre pays : le risque de voir la liberté de la Parole de Dieu abolie parmi nous »51. Bien qu’hétérogène dans sa composition, le « groupe Maury » — qui ne cessa de se réunir même après le retour en France de son animateur en 1934 — contribua globalement et de manière décisive à la diffusion de la pensée barthienne au cœur d’une jeune génération protestante qui cherchait en Barth moins le théologien de la dialectique que le prophète du Kirchenkampf52 ; une génération inquiète qui ne cachait pas le malaise ou la « réelle souffrance » qu’elle éprouvait à l’Université et qui connaissait parfois la tentation de fuir à l’étranger, regardant avec intérêt le non conformisme politique et culturel nouveau, français et parisien, avec lequel elle était entrée en contact surtout par deux « émigrés » de Neuchâtel, Denis de Rougemont et Roland de Pury53. Certes, à Lausanne l’influence conjuguée du néo-calvinisme et du barthisme paraissait moins forte qu’à Genève ou à Neuchâtel, mais même les gardiens vaudois de l’enseignement de Vinet et les héritiers les plus proches de René Guisan étaient confrontés à des étudiants qui, d’un côté, cherchaient dans les cours de Barth à Bâle de nouveaux points de repère54, et, de l’autre,

50 Cf. ibid., et, sur la période genevoise de Maury, F. Smyth-Florentin, Pierre Maury : Prédicateur d’Évangile, Genève, 2009, p. 49-57. Sur Visser ’t Hooft cf. en particulier W.A. Visser ’t Hooft, pionnier de l’œcuménisme Genève-Rome. Textes présentés par Jacques Maury, Paris, 2001. Cf. aussi W.A. Visser ’t Hooft, Le temps du rassemblement. Mémoires, Paris, 1975 (éd. or. London-Philadelphia, 1973), p. 3 sqq., et J.A. Zeilstra, Visser ’t Hooft, 1900-1985. Living for the Unity of the Church, Amsterdam University Press, Amsterdam, 2020 (éd. or. Skandalon, Middelburg, 2018). Sur John Mott, cf. C.H. Hopkins, John R. Mott, 1865-1955 : A Biography, Genève, 1979. 51 Cf. A. Barde, responsable de l’ACE de Lausanne et étudiant en théologie à la « Maison des Cèdres », « L’ACE de Lausanne nous écrit », In Extremis, 7-8 (1936), p. 229-230, et l’« Éditorial » de J.-L. Leuba, ibid., 1938/7-8, p. 169. 52 Cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 56 sqq. et p. 100. 53 Cf. O. Darier, « Notre attitude à l’université », In Extremis, 2 (1936), p. 53-56. Cf. aussi Reymond, Théologien ou prophète, op. cit. p. 24-25, et A. Encrevé (dir.), Les protestants en France. 1800-2000, Toulouse, 20012, p. 65 sqq. Sur l’itinéraire de Denis de Rougemont et de Roland de Pury, cf. surtout B. Ackermann, Denis de Rougemont. Une biographie intellectuelle, 2 vol., Genève, 1996, D. Galland, Roland de Pury. Le souffle de la liberté, Paris, 1994, et J.F. Zorn, Roland de Pury (1907-1979). Un théologien protestant non conformiste et son siècle, Lyon, 2008. 54 Cf. la Lettre de Bâle de J.J. von Allmen, étudiant de « la Môme » pendant un semestre à Bâle, SC, 7/3 (1938-1939), p. 10-11.

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faisaient « volontiers écho aux voix retentissantes qui prêchent le “retour aux Réformateurs”55 ». Sous les Cèdres, le bulletin faisant trait d’union entre les étudiants en formation et les anciens « mômards » souvent à leurs premières expériences pastorales, reflétait à cet égard un climat plus général. En outre, il laissait place aux voix de ceux qui, à Genève surtout, avaient le souci de donner à la vie spirituelle et à la prédication une structure biblique et dogmatique plus solide que celle qui était véhiculée par une théologie de l’expérience, souvent mal comprise, ou par les préoccupations pratiques du christianisme social, en cherchant de nouveaux équilibres entre héritage calviniste et besoin grandissant de direction spirituelle56. L’ambiance assez familiale de la Faculté libriste atténuait en partie une confrontation, théologique et générationnelle, qui ailleurs prenait un caractère sûrement plus intense. Mais, à « la Môme » aussi, les défenseurs de la tradition romande paraissaient toujours plus éloignés d’« une génération barthienne ou kierkegaardienne, en opposition ouverte avec toute la pensée élaborée par nos pères » : c’est en ces termes que cette dernière était souvent définie par ceux qui semblaient en amoindrir les inquiétudes, en les ramenant au mouvement pendulaire normal qui accompagne toujours la succession des générations57. Cet élément était probablement aussi présent, comme le reconnaissait en octobre 1936 Louis Rumpf, représentant des étudiants dans les organes de la faculté58. Mais cela n’épuisait pas les raisons d’une inquiétude plus profonde qui se présentait avec toute l’urgence d’« une question de vérité » : cette inquiétude était telle que « rien de ce qui nous est enseigné nous paraît intéressant », et on l’attribuait surtout à une présence insuffisante dans les études « des misères, des passions, des plaisirs et des angoisses de notre monde », dont les turbulences, selon un mot de Roland de Pury, étaient comparées « aux convulsions d’un moribond »59. Seule une sérieuse prise en considération de cette agonie aurait alors pu restituer le sens perdu de « l’urgence de notre travail », bien davantage que la distribution d’une brochure de Wilfred Monod, titulaire de la chaire de théologie pratique à la Faculté libre de Paris et représentant original d’un christianisme social attentif aux nouvelles exigences de la spiritualité et de la piété personnelle et communautaire : une brochure où il s’efforçait de raviver Vinet et Frommel

55 Cf. Vautier, La Maison des Cèdres, op. cit., p. 148. 56 Cf. en ce sens F. Leenhardt, « Détresse et reconstruction biblique. La détresse biblique des pasteurs », SC, 5/3-4 (1936-1937), p. 1-17, texte présenté à Lausanne en juin 1936 à l’occasion de la rencontre annuelle de la section vaudoise de la Société pastorale suisse, et H. d’Espine, « La cure d’âme », SC, 7/3 (1938-1939), p. 1-6. Cf. aussi H. Guillemain, « Direction spirituelle et cure d’âme dans l’entre-deux-guerres. Des pratiques en débat », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 153 (avril-juin 2007), p. 245-260. 57 Cf. L. Rumpf, « Discours du Consul à Grandvaux », SC, 5/1 (1936-1937), p. 15-19. 58 Ibid. 59 Cf. A. Barde, « Grandvaux », SC, 5/1 (1936-1937), p. 13-15.

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contre Barth, tout en exprimant son propre malaise résigné face à des étudiants dont le « catéchisme de poche est l’Institution chrétienne »60. À Lausanne, il y eut aussi une occasion de rencontrer Barth en janvier 1937. Invité par la Faculté nationale, le théologien de Bâle donna en particulier, faisant salle pleine, une conférence ouverte à toute la ville sur le thème Pourquoi le conflit ecclésiastique allemand intéresse-t-il l’Église toute entière ? dont le texte fut intégralement reproduit dans la revue des ACE suisses61. L’organisation de la conférence, précédée par un séminaire avec des professeurs et des étudiants des deux facultés théologiques sur les articles du catéchisme de Calvin consacrés à la foi62, ne fut pas des plus simples ; il semble que les deux sociétés d’étudiants durent beaucoup insister pour pouvoir inviter le dogmaticien de Bâle63. La rencontre — surtout celle, restreinte, dont Sous les Cèdres donna un compte-rendu détaillé — permit une riche confrontation entre la méthode « descendante » du théologien dialectique et celle « ascendante » des héritiers de la tradition libérale de Vinet, Secrétan et Guisan, lequel avait d’ailleurs été le premier, en milieu francophone, à s’être intéressé aux positions barthiennes, attirant l’attention d’étudiants et de collègues dès le milieu des années 2064. Bien que plus conciliant qu’il ne l’avait été auparavant avec les gardiens de la tradition romande65, Barth même en cette occasion ne renonça pas à mettre en garde contre des formes subtiles d’« angélolâtrie » les étudiants et professeurs lausannois66, partagés entre ceux qui admiraient son attitude

60 Cf. aussi Rumpf, « Discours du Consul », art. cit. On se réfère ici à l’opuscule de W. Monod, « Alexandre Vinet et Gaston Frommel ont-ils encore un message pour nous ? », publié dans le Bulletin de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, mars 1936/6, p. 4-23 ; cf. aussi le témoignage de Monod, Après la journée. Souvenirs et visions 1867-1937, Paris, 1938, p. 317, dans lequel il abordait le nouveau climat théologique dominé par « barthiens » et « néo-calvinistes » et sur les difficultés avec les étudiants qui, en 1937, l’avaient conduit à démissionner de l’enseignement. Sur la figure de Monod — voir infra — cf. surtout L. Gagnebin, Christianisme spirituel et christianisme social. La Prédication de Wilfred Monod (1894-1940), Genève, 1987. Sur sa démissions de la faculté après la désertion de ses cours de la part des étudiants, cf. aussi Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 162-173. 61 Cf. K. Barth, « Pourquoi le conflit ecclésiastique allemand intéresse-t-il l’Église toute entière ? », In Extremis, 1 (1937), p. 11-22. Sur l’intervention de Barth à Lausanne, cf. surtout les articles dans Le Semeur Vaudois du 16 et 23 janvier 1937, « Karl Barth à Lausanne », p. 2 et p. 1. 62 Une nouvelle édition française du catéchisme de Calvin de 1542 était sortie en 1935 à Paris, publiée par « Je Sers » et dirigée par le chef de file du néo-calvinisme français, Auguste Lecerf, invité à Lausanne pour un séminaire des deux facultés théologiques en janvier 1938 ; cf. A. Périllard, « Vie de Faculté », SC, 6/4-5-6 (1937-1938), p. 25-26. 63 Cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 154. 64 Cf. « Compte-rendu du séminaire de dogmatique présidé par Mr. le Prof. Karl Barth le 16 janvier 1937 à Lausanne », SC, 5/3-4 (1936-1937), p. 1-11. 65 « Notre Vinet, notre Secrétan, tous les noms de nos grands Vaudois ont été évoqués ; on aurait presque cru à une cérémonie de magie préservatrice » ; cf. « Le Consul », De vita studentium corporis, SC, 5/2 (1936-1937), p. 2-4. Sur l’intervention de Barth à Vaumarcus en 1934, cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 151. 66 « Aucune tradition et aucune mystique ne peut […] nous séparer de l’Évangile » ; cf. aussi « Le Consul », De vita studentium corporis, art. cit.

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courageuse dans le conflit ecclésiastique allemand, tout en n’approuvant pas sa théologie, et ceux qui soutenaient par contre que cette dernière était précisément à l’origine de la première.

4. La découverte d’une préoccupation commune D’après certains de ses témoignages rétrospectifs, le débat théologique, qui suscitait l’intérêt de bon nombre de ses compagnons d’études, laissait, dans l’ensemble, assez froid le jeune Schutz, qui pendant toute la première année d’université ne cessera de s’interroger sur la pertinence de son choix : « Je n’ai jamais aimé la théologie », notera-t-il en juin 1948 dans le « petit livre », déjà évoqué, en préparation67. Le processus de « léger réveil de la foi » — confirmé surtout par une reprise de la prière au moment de la grave maladie puis de la guérison d’une de ses sœurs, Lily, à laquelle il était très attaché — ne trouvait une nourriture adéquate ni dans « un simple appel à l’expérience personnelle », ni dans le barthisme, du moins au niveau local, où il voyait une excessive rigidité doctrinale68. Dans un premier article publié dans Sous les Cèdres à l’automne 1937, Schutz, alors âgé de vingt-deux ans, exprimait plutôt son malaise par rapport à « la séparation de la théologie protestante en deux tendances toujours plus marquées » ; cette séparation venait aussi, d’après lui, de « malentendus tout formels, portant sur les mots, le vocabulaire », malentendus qu’une étude patiente et la recherche d’un point d’accord, « peut-être minime », aurait peut-être pu aider à dissiper69. S’il se sentait assez étranger à la querelle entre libéraux et barthiens, c’est qu’elle était loin du centre d’une recherche plus personnelle et pressante d’une direction de vie. Par contre, le jeune Schutz considérait plus significative la vie interne du « corps des étudiants », auquel les dimensions réduites de la « Maison des Cèdres » offraient un cadre assez communautaire ; quand il commença à fréquenter les cours à l’automne 1936, le nombre total des étudiants n’arrivait pas à vingt, et cinq seulement étaient inscrits en première année, parmi lesquels Jean-Jacques von Allmen, qui deviendra, depuis les années 50, pilier avec Jean-Louis Leuba du travail œcuménique de la Faculté de théologie de Neuchâtel, dont il sera doyen dans les années 6070. Pour quelqu’un qui jusque-là n’avait pas eu beaucoup de possibilité d’échange avec des camarades

67 Cf. Robert Giscard à fr. Roger, 28 juin 1948, et le texte dact. auquel on se réfère ici, in Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 21. 68 Cf. les entretiens accordés à Restrepo en mars et octobre 1969, Taizé, op. cit., p. 31-32. 69 Cf. Schutz, « Grandvaux 1937 », SC, 6/1 (1937-1938), p. 13-15. 70 Cf. Reymond, 90e séance d’ouverture des cours du 15 octobre 1936. Sur von Allmen, cf. C. Bridel, « Jean-Jacques von Allmen. La passion de l’unité », in Leimgruber, Schoch (dir.) Gegen die Gottvergessenheit. Schweizer Theologen im 20. Jahrhundert, op. cit., p. 561-575, et G. Hammann, R. Righetti, « La Faculté de Théologie », in D. Quéloz (dir.), Histoire de

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du même âge, l’ambiance intime et certaines coutumes de la Faculté libriste —  réunions périodiques consacrées à l’analyse de questions d’actualité ou des problèmes concernant leur condition d’étudiants, camps de vacances avec des moments de retraite, sortie en dehors de Lausanne avec des professeurs au début de chaque semestre d’hiver pour favoriser la connaissance entre anciens et nouveaux « mômards » et faire le point sur l’esprit avec lequel on s’apprêtait à commencer la nouvelle année — furent la première occasion de se confronter avec des questions et des préoccupations plus courantes qu’il ne l’avait pensé71. Au cours de la rencontre de Grandvaux en novembre 1936, il apparut clairement que la question brûlante de la « présence du monde à nos études » était liée à celle, encore plus fondamentale, « de savoir qui nous sommes et ce que nous croyons », de prendre une position ne serait-ce que vis-à-vis de l’esprit de la faculté ou des conventions de notre propre milieu familial et social, « n’arrivant pas à distinguer ce que nous avons reçu par éducation et ce que nous avons assumé »72. Le « consul » — le représentant des « mômards » élu tous les ans aussi pour favoriser une certaine unité parmi les étudiants — invitait les professeurs à ne pas considérer comme allant de soi la décision de foi personnelle qui seule aurait pu donner une juste orientation aux études. Ces paroles trouvèrent sans doute une écho auprès d’un jeune qui pouvait s’identifier à ceux qui arrivaient du gymnase avec plus de questions que de certitudes, et avec comme bagage une inspiration humaniste générale et une sensibilité chrétienne plus ou moins inconsciente. Prendre au sérieux « notre besoin latent d’une harmonie intérieure », réfléchir ensemble sur le sens de la vie d’étudiants et sur le problème du discernement de la volonté de Dieu, chercher comment ordonner sa propre vie intérieure, étaient finalement des exigences communes dans lesquelles Schutz allait toujours davantage se reconnaître73. À la rencontre de Grandvaux de l’automne 1936 — la première à laquelle Roger participa, se faisant rapidement remarquer par la « poésie » qu’il mettait à « cravater le cercueil de son âme74 » —, ce fut en particulier le professeur de théologie systématique et pratique, Paul Laufer, pasteur de l’Église libre, qui rappela la fécondité de quelques règles de vie spirituelle. Il avait édité les œuvres de Frommel, dont le recueil posthume de lettres de direction spirituelle de 1921 était un des textes de référence d’un certain courant de spiritualité

l’Université de Neuchâtel, t. 3, L’Université, de sa fondation en 1909 au début des années soixante, Neuchâtel, 2002, p. 577-618, en particulier p. 596. 71 Cf. Vautier, La Maison des Cèdres, op. cit., p. 66-67 et p. 148 sqq. 72 Cf. Rumpf, « Discours du Consul à Grandvaux », art. cit. 73 Cf. surtout Barde, « Grandvaux », art. cit., et « Le Consul », De vita studentium corporis, art. cit. 74 Comme le soulignait en plaisantant le camarade von Allmen dans un compte-rendu après la première rencontre du « corps des étudiants » en octobre 1936 ; cf. ses « Impressions », SC, 5/1 (1936-1937), p. 12.

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romande nourri par la redécouverte de la figure de Vinet75. Il s’agissait d’une littérature qui assumait à la fois l’héritage d’une piété discrète et introspective, la revalorisation par Vinet de la cure d’âmes comme un devoir lié à la prédication, et l’attention de Frommel à l’étude psychologique de l’expérience religieuse ; mais elle reflétait aussi les nouvelles aspirations à une vie spirituelle plus structurée et la demande d’accompagnement et de direction spirituelle répandue pendant la période entre les deux guerres76. Cette littérature, était « toute de nuance et de délicatesse — comme la définira par la suite Max Thurian —, souvent un peu inquiète et hésitante, très attachante par son esprit de recherche, toujours insatisfaite et assoiffée, par sa compréhension du mystère caché de chaque homme et son aspiration à un amour jamais comblé77 ». Elle comptait, à côté de noms de grands conseillers spirituels tels que Vinet, Frommel ou Guisan lui-même, aussi quelques auteurs plus récents, tels que Fréderic Jaccard, lecteur attentif et spécialiste de Port-Royal et de Pascal78, ou Édouard Burnier, éclectique et introverti professeur de grec et de philosophie au gymnase, puis appelé à enseigner l’apologétique et la théologie contemporaine par les deux facultés théologiques de Lausanne qui, en 1945, créeront pour lui une chaire ad personam79. Burnier était un lecteur perspicace de Barth dont il avait suivi les cours à Bonn, mais ce qui l’éloignait de la théologie barthienne était surtout le peu d’attention qu’elle accordait à l’expérience intérieure, à laquelle, au contraire, il prêtait une attention privilégiée véhiculée par un héritage piétiste jamais renié. Attentif à toutes les évolutions de la réflexion théologique francophone, du néo-calvinisme au christianisme social, il était 75 Sur Paul Laufer, cf. Centenaire de la Faculté de Théologie de l’Église Évangélique Libre du Canton de Vaud (1847-1947), Lausanne, 1947, p. 145. Sur Frommel, outre Berchtold, La Suisse romande au cap du xxe siècle, op. cit., p. 97 sqq., cf. aussi C.-J. Izard, « Gaston Frommel : un maître de la vie intérieure », Évangile et liberté, mars 2014, https://www.evangile-et-liberte. net/2014/03/gaston-frommel-un-maitre-de-la-vie-interieure. Sur la diffusion de ses Lettres intimes posthumes, 2 vol., Neuchâtel, 1921, cf. aussi Guillemain, « Direction spirituelle », art. cit. 76 Cf. B. Reymond, Le protestantisme en Suisse romande : Portraits et effets d’une influence, Genève, 1999, p. 100 sqq., et Guillemain, « Direction spirituelle », art. cit. Su la reprise de la valeur de la cure d’âmes de la part de Vinet, qui lui consacrait une entière section de sa Théologie pastorale de 1850, cf. surtout la thèse de doctorat de J.-J. Maison, La direction spirituelle d’A. Vinet au miroir de sa correspondance, 2 vol., soutenue en 1989 à l’Institut protestant de théologie de Paris (dirigée par J.-F. Collange), et L. Gagnebin, « Alexandre Vinet : une théologie “pastorale” ? », in D. Jakubec, B. Reymond (dir.), Relectures d’Alexandre Vinet, Lausanne, 1993, p. 121-132. 77 Cf. Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », art. cit. 78 Auquel il consacra une importante étude, Saint-Cyran précurseur de Pascal, d’après les sources manuscrites et imprimées des grandes bibliothèques de Paris, Lausanne, 1944. Sur Jaccard, cf. aussi Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », art. cit. 79 Sur Édouard Burnier, cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 109-110, les « Préface » et « Postface » de A. Regamey et G. Vincent à E. Burnier, Une barque prêtée. Extraits de son journal 1976-1990, Lausanne, 1998, p. 11-15 e 343-348, et Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 133.

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toujours capable de joindre une vigilance critique à une grande liberté pour puiser à ce qu’il pouvait considérer comme nourriture personnelle. Bien que pendant ces années il ne collaborât avec la « Maison des Cèdre » que pour les examens de grec, Edouard Burnier exerçait un grand ascendant sur les étudiants en théologie et sur les jeunes de l’ACE lausannoise qu’il accueillait souvent chez lui pour leurs réunions80. Proches de leurs préoccupations et de leur recherche, c’est lui qui suggéra aux « mômards », au cours de l’automne 1937, d’organiser des moments d’échange sur certains cours, les plus aptes à susciter débats ou réflexions plus personnelles81. L’idée de constituer des petits groupes embryonnaires pour un travail intellectuel commun avait commencé à prendre forme dans les réunions du « corps des étudiants » au printemps précédent. Elle était née à partir du constat du manque d’un « esprit de travail », s’expliquant par l’absence d’une méthode de travail et d’une direction de vie plus claire. Incapable de répondre aux exigences d’une étude plus ancrée dans la vie concrète et attentive aux urgences du moment, l’université leur paraissait également inadéquate à offrir une doctrine chrétienne du travail intellectuel, et surtout à corriger « une bonne part des exagérations et des insuffisances du travail individuel82 ». Pour faire face à ces questions un ancien « mômard », Pierre Bonnard, envisagea aussi la création d’un « centre d’étude » ouvert aux pasteurs et aux intellectuels chrétiens qui souffraient de l’isolement et désiraient entrer dans une communion spirituelle et de travail intellectuel83. Rechercher une méthode de travail — « tourment de chaque étudiant », comme l’écrivait Schutz dans son premier article déjà évoqué, dans Sous les Cèdres à l’automne 1937 — et sortir d’une situation d’isolement stérile étaient donc les exigences les plus pressantes de ces étudiants en théologie84. Ils éprouvaient une « véritable détresse […] quant à la signification de ce que l’on fait toute la journée », tant il se sentaient plongés « dans la misère ambiante de ceux que nous sommes appelés à remplacer »85. Vocation de l’intellectuel et exigence communautaire —  qui s’exprimaient tantôt dans le besoin d’un travail d’équipe, tantôt dans la recherche d’une certaine communion spirituelle — devinrent ainsi les deux pôles d’une réflexion pour laquelle on regardait dans plusieurs directions : depuis certains protagonistes du « réveil » protestant français comme Jean Cadier jusqu’au non conformisme de Denis de Rougemont, depuis les classiques Sources d’Alphonse Gratry jusqu’à La vie intellectuelle du père Sertillanges qui

80 Cf. J.-J. von Allmen, « L’ACE de Lausanne », In Extremis, 2 (1938), p. 63, et le témoignage de Roger Aubert, (Lausanne, 1er juin 2010). 81 Cf. Schutz, « Grandvaux », art. cit. 82 Cf. P. Bonnard, « Correspondance. Notre vocation d’intellectuels chrétiens », SC, 5/2 (1936-1937), p. 4-6. 83 Cf. Ibid. et aussi L. Rumpf, « Vie de Faculté », SC, 5/6 (1936-1937), p. 9-10. 84 Cf. Schutz, « Grandvaux », art. cit. 85 Cf. ibid. et, dans le même sens, P. Bonnard, « La vocation de l’intellectuel », In Extremis, 6 (1938), p. 145-155.

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avait formé des générations d’intellectuels, de ses héritiers néo-thomistes de la Vie intellectuelle à l’utopisme communautaire de François Perroux86. Thème et besoin de toute une génération — dans un contexte totalement différent, c’est à l’automne 1937 que remonte la fermeture forcée de la Bruderhaus et du séminaire pour prédicateurs de l’Église confessante de Finkenwalde, au sein duquel un groupe de pasteurs débutants avait cherché à pratiquer une vie commune sous la direction de Bonhoeffer87 —, la reprise d’une perspective communautaire s’imposait aussi à quelques « mômards » comme quelque chose de vital. Il ne s’agissait pas seulement d’une forme de réaction — bien que réelle et importante — aux tendances individualistes du protestantisme du xixe siècle ou d’un redressement visant une conception moins atomisée de l’Église ; il s’agissait d’une exigence plus existentielle, liée à l’expérience personnelle d’« un isolement complet » : « un effort dans le sens de l’unité, de la communion, de l’échange réciproque » apparaissait alors comme « la tâche essentielle à entreprendre sans tarder et à achever sans nous laisser abattre par les inévitables revers »88. Les priorités pouvaient être différentes : certains pensaient en particulier à la constitution de groupes d’études pour approfondir des thèmes d’intérêt commun, c’était le cas de von Allmen, s’engageant à sensibiliser une ACE lausannoise inattentive à ce qui se passait sur le terrain œcuménique après la conférence du mouvement Foi et Constitution en 1937 à Édimbourg89 ; d’autres considéraient par contre comme plus urgente

86 Cf. toujours Bonnard, « La vocation de l’intellectuel », art. cit. Sur Jean Cadier et la « Brigade de la Drôme », cf. S. Fath, Du ghetto au réseau : le protestantisme évangélique en France (1800-2005), Genève, 2005, p. 152-153, et I.P.T., La vie des Églises protestantes de la vallée de la Drôme de 1928 à 1938, Paris, 1977. Sur de Rougemont — dont Bonnard citait en particulier une intervention à la semaine chrétienne universitaire de Genève en février 1934, « Destin du siècle, ou vocation personnelle ? », publiée dans Foi et Vie, 58-59/2 (1934), p. 143-157 — cf. Ackermann, Denis de Rougemont, op. cit. ; sur Gratry, cf. O. Prat (dir.), Alphonse Gratry : Marginal ou précurseur ? (1805-1872), Paris, 2009 ; sur la revue des dominicains de Juvisy, cf. J.-C. Delbreil, La revue « La Vie intellectuelle », Marc Sangnier, le thomisme et le personnalisme, Paris, 2008 ; sur l’idéal communautaire-corporatif de François Perroux, avec une référence particulière à Capitalisme et communauté de travail de 1936, cf. aussi D. Pelletier, « Économie et Humanisme ». De l’utopie communautaire au combat pour le tiers monde (1941-1966), Paris, 1996, p. 34 sqq. et 60-65. 87 C’est à partir de la réflexion sur cette expérience que Bonhoeffer écrira d’un trait, un an après, Gemeinsames Leben, sortie ensuite à Munich pendant la première année de la guerre ; cf. E. Bethge, Dietrich Bonhoeffer, teologo cristiano contemporaneo. Una biografia, Brescia, 19912 (éd. or. München, 1978), p. 431 sqq., L. Schlumberger, « Dietrich Bonhoeffer et le monachisme », Études théologiques et religieuses, 58/4 (1983), p. 465-490. 88 Cf. A. Périllard, « Discours du consul à Grandvaux », SC, 6/1 (1937-1938), p. 2-6, et Rumpf, « Vie de Faculté », art. cit. 89 Cf. von Allmen, « L’ACE de Lausanne », art. cit., et Id., « L’œcuménisme et les Églises », SC, 6/1 (1937-1938), p. 7-9, où il regrettait le peu d’intérêt, voire la défiance qui se respirait en Suisse romande — et en particulier dans le canton de Vaud — envers le nouveau mouvement œcuménique.

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la recherche d’une « communion spirituelle »90. « Communauté de travail […] d’abord, communauté spirituelle ensuite », tel était le programme des étudiants de la « Maison des Cèdres » à l’ouverture du semestre d’hiver de 1937/1938 ; cependant, comme le notait le nouveau « consul » André Périllard, la seconde apparaissait à certains « plus importante mais aussi plus délicate » que la première, car « la qualité des fruits du premier effort sera en raison directe de la vigueur du second »91. Pour quelqu’un qui, comme Schutz avait vécu une jeunesse relativement solitaire, constater qu’une certaine condition d’isolement — comme il l’écrira dans son premier texte « clunisien », les Notes explicatives de 1941 — était « une préoccupation commune qui tous nous avait pris à la gorge », ce constat eut à plusieurs titres la valeur d’une découverte décisive92. Dans le tournant existentiel qui le faisait sortir d’une longue phase de doute et d’incertitude sur sa foi, cela le confirma dans le parcours d’études entrepris et, à partir de l’automne 1937, le conduisit à s’engager toujours plus activement dans les tentatives « mômardes » de trouver des espaces de communion spirituelle. Dès sa deuxième année de faculté, Schutz eut donc un rôle considérable dans la confrontation ouverte chez les étudiants sur le thème de la vie intérieure au sein de leurs études. Les déséquilibres de celle-ci étaient clairement imputables, selon lui, à trois ordres de raisons où l’on pouvait facilement voir aussi le reflet douloureux de sa propre expérience : tout d’abord un déficit de prière, sans laquelle il n’y a aucune recherche authentique de vérité religieuse93 ; ensuite une certaine « indiscipline spirituelle », souvent cause d’erreurs et d’impasse — « manque de concentration, d’unité » ; enfin et surtout « les crises qui résultent de notre recherche de Dieu », qui « rendent parfois nos études languissantes, impossibles même94 ». Dès la fin de 1937, la trace qu’il laisse sur les pages de Sous les Cèdres sera donc celle d’un étudiant toujours plus intégré parmi ses camarades, qui cherchera à organiser avec certains d’entre eux des moments réguliers de recueillement commun et des occasions d’approfondissement biblique, avec pour visée de garder vivante l’attention à l’« unique objet digne de toutes nos pensées95 ». Si les résultats ne furent pas toujours à la hauteur des attentes, un groupe plus étroit de quatre étudiants parvint toutefois à prendre forme en enregistrant à son actif, à la fin du

90 Sur le projet de constituer des groupes d’études et de travail commun au sein de « la Môme », cf. en particulier Rumpf, « Vie de faculté », art. cit., et P. Cardinaux, 92e séance d’ouverture des cours du 20 octobre 1938, ACV, PP 516. 91 Cf. Périllard, « Discours du consul à Grandvaux », art. cit. 92 Cf. Communauté de Cluny, Notes explicatives, Lyon, 1941 ; à ce propos, cf. infra. 93 « Nos cultes matinaux seraient trop courts pour qu’on pût s’y recueillir » ; cf. Schutz, « Grandvaux », art. cit. 94 Ibid. 95 Ibid.

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semestre d’été, « une amitié plus forte et une compréhension meilleure de nos divergences »96. Plus soucieux de l’animation spirituelle du « corps des étudiants » que de sa propre réussite universitaire — ainsi que le rappelèrent plus tard quelques camarades de faculté97, même si les résultats des examens laissent entrevoir un étudiant bien préparé98 —, pendant l’automne 1938, au début de sa troisième année à « la Môme », Schutz apparut comme le candidat le plus apte à prendre en charge la rédaction de Sous les Cèdres, dont il souhaitait faire « en premier le reflet de la vie mômarde99 ». Si d’autres voulaient qu’il devienne un « journal théologique avant tout », pour Roger — qui décortiqua tous les numéros du bulletin à partir de son premier manifeste en février 1933 — la priorité était au contraire de « rester mômard ». Cette priorité voulait se traduire d’une part dans une attention renouvelée à sa propre tradition lausannoise, avec une référence particulière à la figure de René Guisan, qui était non seulement un des esprits les plus attachés en Suisse romande à ce qui se passait dans les milieux de la théologie allemande et dans le monde catholique, mais aussi conseiller spirituel de nombreux étudiants et jeunes pasteurs, et l’un des premiers à exprimer le souhait d’une réunion des Églises réformées vaudoises100 ; d’autre part, et surtout, dans l’effort — « parfois mal réussi », comme il l’écrit dans le dernier numéro du bulletin après le début de la guerre101 — de faire de Sous les Cèdres l’instrument d’« un échange de vues fraternel » sur ce que lui apparaissait toujours plus comme « l’unique recherche102 ».

96 Cf. A. Périllard, « Vie de Faculté », SC, 6/4-5-6 (1937-1938), p. 25-26, et Cardinaux, 92e séance d’ouverture des cours du 20 octobre 1938. 97 Cf. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 46. 98 Cf. la documentation concernant les examens, ACV, PP 516. Il y eut quelques incidents dans la première et la deuxième années de cours (1936/1937 et 1937/1938) : notes au-dessous de la moyenne dans un examen partiel d’introduction au Nouveau Testament (4/10) en mars 1937 et, en juillet de l’année suivante, dans les examens partiels d’histoire de l’Église (0/10), théologie dogmatique et exégèse de l’Ancien Testament (4/10). Ces résultats furent bien rattrapés dans la session d’automne des examens de la même année (8/10 en histoire de l’Église et 7/10 dans les deux autres examens). Le parcours d’étude de la troisième et quatrième année fut linéaire et globalement positif (1938/1939 et 1939/1940). Des excellentes notes (9/10) furent en particulier obtenues dans un examen complémentaire d’histoire ecclésiastique (décembre 1939) et dans l’examen général d’histoire des dogmes (octobre 1940). Vraiment positifs (8/10) furent aussi les résultats des examens généraux de théologie historique (juin-juillet 1939) et de théologie pratique (juillet 1940). Dans la quatrième et dernière année d’étude, l’étudiant lausannois par contre ne dépassa pas la moyenne (6/10) dans les examens généraux de théologie systématique et de théologie biblique. 99 Cf. Schutz, « Editorial », SC, 6/1 (1938-1939), p. 1-2. 100 Cf. Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 34-35, et Ph. Daulte, L’ecclésiologie de la Maison des Cèdres, Paris, 1972. Pour une autobiographie épistolaire, cf. P. Bovet (éd.) René Guisan par ses lettres, 2 vol., Lausanne, 1940. 101 Cf. Schutz, « Editorial », SC, 7/6 (1938-1939), p. 1. 102 Cf. Schutz, « Notes de la rédaction », SC, 7/3 (1938-1939), p. 6-7.

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5. « En quoi l’Église nous paraît-elle déficitaire » C’est surtout sur cette unique recherche que parait se concentrer l’attention de Schutz dans la troisième année d’étude à la « Maison des Cèdres ». Ce fut une année de grande « accélération » à plusieurs points de vue, tant vers un élargissement du cercle de ses amitiés et relations, que, à un niveau plus profond, vers une progressive affirmation d’une exigence de radicalité évangélique qui avait du mal à percevoir des possibilités concrètes de réalisation. Roger était toujours plus engagé dans l’organisation de rencontres d’approfondissement biblique avec quelques enseignants et de moments de culte et de recueillement commun, rassemblant les étudiants « dans une communion plus intime103 ». Mais il devait par ailleurs prendre acte de la sporadicité des résultats de tels efforts et de la précarité des progrès réalisés dans les petits groupes nés à partir de sympathies spontanées que, avec d’autres camarades, il ne cessa d’encourager104. L’expérience « mômarde » — à laquelle en 1938 viendra s’ajouter celle de la participation, plus ou moins régulière, aux rencontres de l’ACE lausannoise et de la Fédération romande des Sociétés missionnaires de jeunesse dont il fut élu président105 — l’amenait en d’autres termes à s’interroger, de façon toujours plus pressante, sur quel fondement renforcer les tentatives de consolider les liens d’amitié et la recherche commune d’alternatives au repli solitaire « dans une petite vie ecclésiastique » que plusieurs sentaient peser sur leur avenir spirituel et professionnel106. Ce fut donc approximativement pendant les mois de l’hiver 1938/1939 que commença à naître l’idée que seul un contexte communautaire réel et stable pourrait, d’une part, offrir protection et élan à sa propre vie spirituelle et, d’autre part, suggérer quelques pistes de solutions aux problèmes d’un « déficit de l’Église » sur les causes duquel, sans grand succès, cette année-là Schutz tenta de susciter un débat dans les pages de Sous les Cèdres107. Une recherche spirituelle plus personnelle et une réflexion sur les raisons de ce qui, d’après Guisan, apparaissait comme un véritable « effacement de

103 Cf. Schutz, « Vie de faculté », SC, 7/1 (1938-1939), p. 9-10. 104 Ibid. 105 Cf. le témoignage déjà évoqué de Roger Aubert, et Schutz, « Le mot d’ordre de la Fédération Romande des Sociétés Missionnaires de Jeunesse », Revue missionnaire, 65 (janvier 1940), p. 117-119. Schutz signait l’article « Votre président central », charge qui durait normalement deux ans et était renouvelée pendant la retraite annuelle de la Fédération au début de l’été. Roger acheva son mandat en juin 1940 — cf. « Mot d’ordre du Comité central (“Nous sommes au Seigneur”, Rom 14, 8 »), Revue missionnaire, 67/2 (juillet 1940), p. 168, il fut donc vraisemblablement choisi comme président du Comité central en été deux ans auparavant. Comme d’autres pasteurs des Églises romandes, son père avait parfois hébergé des missionnaires de passage en Suisse et dès son plus jeune âge, Roger avait pu entrer en contact avec la réalité des sociétés missionnaires de jeunesse. 106 Cf. Schutz, « Éditorial », art. cit., et « Pensées de René Guisan », SC, 7/2 (1938-1939), p. 6. Cf. aussi le témoignage accordé à Restrepo le 15 octobre 1969, in Taizé, op. cit., p. 34. 107 Cf. Schutz, « En quoi l’Église nous paraît-elle déficitaire », SC, 7/2 (1938-1939), p. 6-7.

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l’Église même » s’entrecroisent donc en ces mois décisifs pour l’itinéraire de l’étudiant lausannois, qui cherche comme il peut, dans les rencontres et les lectures, à trouver des occasions et des inspirations pour l’aider à se concentrer sur une pressante exigence : « vivre quelque chose qui soit d’une force extrême et à quoi Dieu me pousserait »108. On peut percevoir la tension de sa recherche surtout à partir de quelques interventions dans le bulletin « mômard » consacrées à la crise et à la faiblesse d’un pastorat peu convaincu et enfermé dans une tranquille routine, sans élan ni horizon : c’est à cela qu’il attribuait la cause principale d’une certaine insignifiance actuelle de la parole des Églises, en se référant à Guisan, dont il citait les extraits de quelques lettres inédites109. En cette heure grave et, dans une certaine mesure, décisive pour l’avenir du christianisme, « il faut des pasteurs très convaincus », écrivait Schutz dans son premier éditorial de rédacteur de Sous les Cèdres, qu’il clôturait avec un fragment de la lettre d’un pasteur de l’« Église du désert » émigré en Hollande à la fin du xviie siècle110. « Ce qui importe […] avant tout, ce sont des hommes de foi. Dans leur trop petit nombre réside une des vraies causes du déficit de l’Église », ajoutait-il dans une intervention des premiers mois de 1939 : il y rapportait les extraits d’entretiens réalisés en France où il allait souvent — soit dans le Pays de Montbéliard, chez son frère et l’une de ses sœurs déjà mariée, soit à Besançon, où habitaient un oncle pasteur et deux cousins auxquels il était très attaché111. « Mais comment former des hommes de foi disposés à porter cette prédication évangélique, acte historique permettant à l’élection divine de produire ses effets ? », telle était la question ouverte sur laquelle il continuera à réfléchir au printemps 1939, au cours du semestre passé à la Faculté de théologie de Strasbourg ; c’est là probablement qu’il rédigea sa Mise au point à propos de la vocation et du ministère pastoral, une contribution qui, plus que les précédentes, témoigne de l’exigence de radicalité qui animait désormais le jeune Schutz à la sombre veille du début de la guerre112. Si « une bonne petite vie au presbytère peut être tentante », notait celui qui, en tant que fils de pasteur vaudois, connaissait bien le quotidien du ministère pastoral,

108 Cf. le témoignage accordé à Brico, Frère Roger et Taizé, op. cit., p. 104, et « Pensées de René Guisan », art. cit. 109 Cf. « Trois lettres de R. Guisan », SC, 7/1 (1938-1939), p. 2-3. 110 Cf. la Lettre d’un pasteur à un autre sur le retour des pasteurs en France de 1688, que Schutz avait probablement lu dans un ouvrage sur l’activité des premiers prédicateurs protestants français s’appuyant sur la documentation du fond d’Antoine Court conservée à Genève ; cf. Ch. Bost, Les Prédicants Protestants des Cévennes et du Bas Languedoc, 1684-1700, Paris, 1912, p. 258-259. Sur le pasteur et historien Antoine Court (1726-1812), fondateur du Séminaire protestant français de Lausanne et sur l’héritage huguenot de ce dernier, cf. P. Cabanel, P. Duley-Haour (dir.), Mémoires pour servir à l’histoire et à la vie d’Antoine Court, de 1695 à 1729, Paris, 1995, et Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 156. 111 Cf. Schutz, « En quoi l’Église nous paraît-elle déficitaire », art. cit., et les notes dact., Histoire de la famille. 112 Cf. Schutz, « Mise au point à propos de la vocation et du ministère pastoral », SC, 7/ 4-5 (1938-1939), p. 13-14.

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la vraie vocation « se détermine dans l’épreuve du feu », ajoutait-il, dans la disponibilité à un style de vie austère et exigeant, en passant, si nécessaire, par des renoncements matériels, « y compris celui du mariage »113. C’était la première évocation qu’il faisait de la possibilité d’un ministère célibataire, possibilité notoirement inexistante dans la tradition réformée et réhabilitée non sans objections dans une perspective essentiellement fonctionnelle par la Théologie pastorale de Vinet114. À ce moment-là toutefois, cette allusion ne semblait pas encore sous-tendre une intention réfléchie ; elle exprimait plutôt le besoin de prendre une distance par rapport à un milieu social et à un modèle pastoral qu’il avait vu incarnés dans les tranquilles paroisses du canton de Vaud, modèle qui ne répondait ni à ses exigences spirituelles, ni aux inquiétudes de ce moment de l’histoire. « Où trouver le témoin, c’est-à-dire le martyr dans une telle existence pastorale ? Et si le pasteur, lui qui a reçu Vocation n’est point martyr, qui donc pourra l’être ? », se demandait-il à la fin de sa troisième année d’études, dans les mois décisifs où murissait une résolution que seule la guerre provoquera115. Si l’avenir qu’il entrevoyait devant lui n’était pas celui d’un ministère paroissial, peu nombreuses étaient d’autre part les alternatives qui se présentaient à cet étudiant en théologie inquiet, animé par l’aspiration à une vie spirituelle plus communautaire et structurée. Cette aspiration, au cours de l’hiver 1939, se traduisit surtout dans l’intensification de la vie de prière et dans ses lectures. À partir de l’expérience de Port-Royal, il déplaça de manière significative son centre d’intérêt remontant jusqu’aux règles et aux constitutions des grands ordres religieux. Roger s’en approcha non suivant les exigences d’une étude systématique, mais par une recherche personnelle, provenant d’une interrogation de fond sur la source ultime de ces réalisations. Pour quelqu’un qui ne trouvait pas de modèle de référence dans la tradition réformée et qui avait grandi accompagné par les lectures familiales de l’histoire de mère Angélique Arnauld et de l’œuvre réformatrice réalisée à Port-Royal — en plusieurs occasions, Schutz a ensuite raconté que sa mère gardait sur son bureau la reproduction d’un portrait de mère Angélique116 —, l’attention à cette expérience communautaire et à l’esprit de discipline spirituelle qui 113 Ibid. 114 Sur la réouverture de la question du célibat par Vinet, Schutz se penchera plus tard dans sa thèse de licence ; cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, Thèse de licence n. 354 de la Faculté de théologie de l’Église évangélique libre du canton de Vaud, Lausanne, 1943, p. 148-149 et 187. Sur la thèse, conservée à la « Bibliothèque des Cèdres de Lausanne » et en copie à Taizé, et sur les référence relatives à la Théologie pastorale de Vinet, cf. infra. 115 Ibid. 116 Cf. surtout les témoignages accordés à Brico, Frère Roger, op. cit., p. 104, et à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 25. Ne pouvant pas ici rendre compte de l’immense littérature sur Port-Royal, je me limite seulement à signaler F.E. Weaver, The Evolution of the Reform of Port-Royal : From the Rule of Citeaux to Jansenism, Paris, 1978, et l’importante reconstruction du réseau port-royaliste dans J. Lesaulnier, A. McKenna (dir.), Dictionnaire de Port Royal, Paris, 2004.

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l’avait animée était sous plusieurs aspects naturelle. D’ailleurs, à Lausanne on se souvenait encore du cours de Sainte-Beuve à l’Académie en 1837/1838 dans le contexte effervescent du Réveil protestant ; ce cours, de fait, sera à la base de sa monumentale histoire de Port-Royal dédiée, dans sa première édition, aux fidèles auditeurs lausannois parmi lesquels un Alexandre Vinet assidu117. Évoqué cent ans plus tard, en 1937, par un cours très suivi qui faisait revivre une brillante période de l’histoire culturelle de la ville, le passage de Sainte-Breuve sur les rives du lac Léman avait laissé son empreinte parmi les gardiens de la culture et de l’« esprit » vaudois118. Même si les vicissitudes de la première génération féminine de Port-Royal lui étaient sûrement plus familières que celles de la deuxième génération janséniste119, ce fut cependant surtout le modèle de vie retiré et ascétique du groupe des Solitaires réunis autour de l’abbé de Saint Cyran, « père » commun des deux Port-Royal, qui retint en cette période l’attention du jeune Roger, lui qui était alors un « étudiant en quête d’une formule collective de discipline intellectuelle et spirituelle », comme il allait se définir quelques années plus tard dans Le Semeur Vaudois120. Début 1939, le rédacteur de Sous les Cèdres consacrait un bref article à la discipline de ces laïcs voués à l’étude et à la méditation, fidèles à une règle de vie, mais « sans prononcer de vœux, sans s’asservir à une règle monastique » : il publiait en particulier le passage d’un ouvrage de l’écrivain français André Hallays, où était décrite la journée type des « Messieurs de Port-Royal » qui « partageaient leur temps entre la prière, les travaux manuels et les ouvrages de l’esprit, si leurs goûts et leurs talents les avaient préparés à l’étude121 ». La vie de silence et de travail de cette « communauté de solitaires122 » offrait en effet des pistes intéressantes

117 Cf. Ch.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal, 5 vol., Paris 1840-1859. Sur le cours donné par SainteBeuve à Lausanne. Cf. surtout J. Pommier, Sainte-Beuve. Port-Royal. Le Cours de Lausanne, Paris, 1957, et P. Bugnion-Secrétan, « Sainte-Beuve à Lausanne : relations avec Juste Olivier », Chroniques de Port-Royal, 42 (1993), p. 41-52. 118 Cf. R. Bray, Sainte-Beuve à l’Académie de Lausanne. Chronique du cours de Port-Royal 18371838, Lausanne-Paris, 1937, et l’édition du manuscrit de Sainte-Beuve, Port-Royal, le cours de Lausanne (1837- 1838), Paris, 1937. Sur le cours de Bray cf. E. Amiguet, « Sainte-Beuve à l’Académie de Lausanne », Le Semeur Vaudois, 12 février 1938, p. 1, et l’Hommage à SainteBeuve, commémoration du centenaire du cours de Sainte-Beuve sur Port-Royal, Lausanne, 1938. 119 « Ce n’était pas le jansénisme qui m’intéressait, mais la communauté de ces quelques femmes » ; cf. Brico, Frère Roger, op. cit., p. 104. 120 Cf. « Vie communautaire », Le Semeur Vaudois, 29 avril 1994, p. 1. Sur les « Messieurs de Port-Royal » cf., parmi d’autres, La solitude et les solitaires de Port-Royal. Actes du Colloque organisé par la Société des Amis de Port-Royal et l’Équipe « Port-Royal et la vie littéraire » du Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des xviie et xviiie siècles, Paris, 2002, et S. Icard, Port Royal et Saint Bernard de Clairvaux (1608-1709). Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, 2010, p. 237-287. 121 Cf. A. Hallays, « La discipline des Solitaires de Port-Royal », in SC, 7/2 (1938-1939), p. 7-8. La référance était au volume de cet auteur, Les Solitaires de Port-Royal, Paris, 1927. 122 Pour une définition récente dans ce sens, cf. le bref texte de l’écrivain français P. Quignard, Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Paris, 2015.

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à quelqu’un qui, comme Schutz, s’interrogeait sur le sens et la valeur de la fidélité à une discipline spirituelle ; un sujet sur lequel il essaya d’ouvrir un débat dans le « corps des étudiants » entre janvier et mars 1939. Il était aussi alors sous la forte impression suscitée par sa première rencontre avec la réalité concrète d’un monastère, la Chartreuse de la Valsainte dans le canton de Fribourg, près d’Oron123. Il l’avait visitée une première fois avec son beau-frère, Paul Nétillard, pendant l’été 1938, et il y retourna pour quelques jours de retraite à la fin de l’année avec un camarade d’université, Étienne Burnand, avec qui il partagea la découverte d’une vie silencieuse et contemplative et, en même temps, la tension d’une recherche qui trouva aussi, en mars 1939, un interlocuteur d’exception dans le « pèlerin de Rome », Ernesto Buonaiuti124. Le professeur romain avait, en effet, été invité à plusieurs reprises à Lausanne par la Faculté de théologie de l’Église nationale, pour donner des cours libres sur les origines du christianisme, des cycles de lectures patristiques et des conférences publiques sur la philosophie du Moyen-âge et de la Renaissance. Ce fut pour lui « une expérience extrêmement salutaire », surtout « après les longues années tourmentées de suspension forcée de mon enseignement universitaire »125. À deux occasions, en février 1938 et en mars 1939, il rencontra aussi les étudiants de la « Maison des Cèdres », pour qui ce contact fut « une source d’enrichissement et d’élan »126. Au cours de la deuxième rencontre avec les « mômards », Buonaiuti, frappé de manière générale par le vif intérêt du milieu lausannois pour « toutes les disciplines spirituelles religieuses127 », fut interpellé par Schutz et par l’ami Burnand sur la question de l’ascétisme, « qui préoccupe fort certains d’entre nous » ; sur cette question Buonaiuti sut adresser une parole « pour quelques-uns tout au moins sans doute, libératrice », orientant plutôt la réflexion vers les exigences « d’une saine discipline »128. Pendant ces mois, Schutz trouva aussi d’autres suggestions allant dans le même sens en lisant les écrits et l’autobiographie de Wilfred Monod, Après la journée, de 1938129. Il y fit référence dans le texte déjà mentionné Mise au

123 Cf. « Vie de faculté », SC, 7/3 (1938-1939), p. 12. Sur la Chartreuse de la Valsainte, cf. L. Savary, La chartreuse de la Valsainte, Neuchâtel-Paris, 1937. 124 Cf. ibid. Sur l’influence de cette expérience, cf. surtout le témoignage de Schutz de décembre 1968 accordé à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 35, et les notes de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille, où l’on parle aussi de la crainte de Charles Schutz que son fils envisage d’y rester. 125 Cf. la lettre à Henri Meylan du 28 février 1938, in L. Giorgi, « Buonaiuti e le comunità evangeliche svizzere », Revue de Théologie et de Philosophie, 113 (1981), p. 376-402. 126 Cf. Cardinaux, 92e séance d’ouverture des cours ; Périllard, « Vie de Faculté », art. cit. ; aussi « Vie de faculté », SC, 7/3 (1938-1939), p. 12 ; E. Rochedieu, 93e séance d’ouverture des cours du 25 octobre 1939, ACV. 127 Cf. la lettre à Remo Missir du 2 mars 1938 dans E. Buonaiuti, La vita allo sbaraglio. Lettere a Missir (1926-1946), A. Donini (dir.), Firenze, 1980, p. 406. 128 Cf. « Vie de Faculté », art. cit. Cette deuxième rencontre avec Buonaiuti sera évoquée par Schutz dans une lettre successive à l’ami Burnand du 19 septembre 1939, DT. 129 Cf. W. Monod, Après la journée. Souvenirs et visions 1867-1937, Paris, 1938.

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point à propos de la vocation et du ministère pastoral, rédigé à la fin de sa période strasbourgeoise — entre avril et juin 1939 —, pendant laquelle il consacra un de ses travaux de la quatrième année à la théorie du pasteur français sur l’impuissance divine130. L’étudiant lausannois était notamment intéressé par le rôle pionnier du professeur parisien, en partie lié à ses origines méthodistes, pour chercher à concrétiser les aspirations répandues mais non satisfaites à une vie spirituelle qui s’éloigne de l’individualisme si fortement reproché par Monod à sa propre Église. Sans doute Schutz lut ainsi avec grande attention les pages consacrées par les Souvenirs de Monod à la constitution, en 1923, du « Tiers-ordre » protestant des Veilleurs pour « enrichir la piété protestante » et « collaborer à la reconstruction de l’Europe » ; il trouvait, en effet, dans la fraternité spirituelle créée par le brillant prédicateur de l’Oratoire du Louvre, principal temple parisien, une première réponse au besoin pressant d’un recueillement partagé et régulier131. Unis par leur fidélité à l’engagement commun de lire quotidiennement les Béatitudes, les Veilleurs avaient une règle de vie spirituelle « à la fois simple, brève et précise », ainsi que « dynamique, chaude, germinative », ils prêchaient un évangile à la fois social et spirituel — « seul capable d’écarter le spectre horrible d’une autre catastrophe mondiale » —, ils avaient enfin le désir de puiser librement pour la prière et la liturgie au « trésor indivis de la chrétienté »132. À bien des égards, leur expérience offrait donc certainement à la recherche du jeune étudiant suisse le modèle le plus proche d’une réintégration, au sein du protestantisme francophone, d’une discipline spirituelle vécue dans un cadre communautaire et déjà propulsée vers une « véritable catholicité », celle-ci étant à demander sans cesse dans la prière : « Si l’unité chrétienne n’est pas un mythe — écrivait Monod en 1933 —, elle se réalisera, peu à peu, de cette façon… »133. C’est par ces mots et par l’invitation à s’ouvrir non seulement à l’horizon de la chrétienté toute entière, mais aussi à celui d’une fraternité humaine plus vaste, que s’achevait en particulier un article consacré par son fondateur aux dix premières années du « Tiers-ordre » des Veilleurs134. Selon Monod, cette expression ne devait pas être comprise au sens « technique », comme dans le

130 La référence concernait surtout les trois volumes de W. Monod sur Le problème du bien : essai de théodicée et journal d’un pasteur, publiés à Paris en 1934. 131 Cf. Monod, Après la journée, op. cit., p. 323-342, et Id., Les Veilleurs (« Tiers-ordre » protestant), 1er janvier 1928, 15 p. dact., DT ; c’était la reprise d’un article paru dans la Revue du christianisme social », 2 (février 1924), p. 124-154. Sur les Veilleurs, cf. aussi Gagnebin, Christianisme spirituel et christianisme social, op. cit., p. 316-321. Sur l’Oratoire du Louvre, cf. P. Cabanel, Histoire des protestants en France (xvie-xxie siècle), Paris, 2012, p. 1110. 132 Cf. W. Monod, Dix années des Veilleurs (« Tiers-Ordre » protestant) 20 Avril 1923 - 20 Avril 1933, Alençon, 1933. 133 Cf. ibid. Sur la tension de Monod pour l’unité des chrétiens, la dénonciation des divisions confessionnelles et la mise en évidence des conséquences de la désunion des Églises sur leur action missionnaire, cf. Gagnebin, Christianisme spirituel et christianisme social, op. cit., p. 335-354. 134 Cf. Monod, Dix années des Veilleurs, op. cit.

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vocabulaire catholique, mais elle rappelait plutôt un idéal déjà réalisé autrefois par saint François dans les formes qui lui étaient accessibles et permises ; un idéal susceptible toutefois d’être adapté aux principes évangéliques d’un contexte réformé135. La remarque ne passa sans doute pas inaperçue aux yeux de Schutz qui, très probablement, avait lu cet article ainsi qu’un précédent texte de Monod de 1928 sur la naissance des Veilleurs ; ce texte avait circulé parmi les plus de quatre cents membres de cette fraternité spirituelle présente de façon significative aussi en Suisse romande136. De même, ne passa pas non plus inaperçu à ses yeux le souhait du pasteur français que soient créées « dans l’avenir, des maisons bénies où logeraient des jeunes disciples du Christ, hommes non mariés, ligués pour les saints combats de l’âme et la maîtrise du corps, tout en poursuivant leurs études ou leurs affaires, et sans engagement de célibat137 ». En souhaitant la constitution de cette sorte de phalanstères évangéliques, dont la vie quotidienne serait rythmée par la lecture commune des Béatitudes au milieu du jour, Monod ne voulait donc pas seulement réintroduire « entre guillemets » la notion de tiers-ordre, mais il envisageait aussi la possibilité que, dans l’avenir, des chrétiens puissent effectivement se réunir « pour la prière d’intercession, l’étude, la contemplation, dans une maison de retraite, à la manière des “Solitaires” de Port-Royal — (Pascal resta un laïque) »138. Comme Monod le rappelait dans le texte de 1928, il y avait d’ailleurs eu aussi quelques premiers essais dans cette direction139. Il pensait en particulier au projet — que Schutz connaissait — d’un professeur, timide et réservé, de philosophie et de psychologie à l’école préparatoire de la Faculté libre de Genève, Frank Duperrut. Dans les années 90 du xixe siècle, il avait commencé à réunir dans un chalet des Monts Voirons, en Haute-Savoie, quelques jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans « désireux de travailler en commun à leur éducation religieuse et morale140 ». Disciple de Secrétan, admirateur de Frommel et lecteur assidu de Pascal, Vinet et Tolstoï, Duperrut avait été parmi les premiers à manifester une sensibilité aiguë pour le problème communautaire. Il y avait consacré, en 1898, un bref écrit Des moyens de grouper plus étroitement les éléments religieux vivants de notre peuple : dans cette brochure il insistait sur 135 Cf. Monod, Dix années des Veilleurs, op. cit. 136 Cf. Monod, Les Veilleurs (« Tiers-ordre » protestant). 137 Cf. Monod, Dix années des Veilleurs, op. cit. 138 Ibid. 139 Cf. Monod, Les Veilleurs (« Tiers-ordre » protestant). 140 Cf. F. Duperrut, L’homme de Dieu, Dôle, 1893, p. 8. Cf. aussi son petit ouvrage posthume de Résolutions spirituelles, publié à Lausanne en 1912 et ensuite réédité, précédé par quelques notices bibliographiques, Résolutions précédées d’une biographie par Hélène Naville, NeuchâtelParis, 1921. En le citant dans sa thèse de licence pour ses Résolutions que le professeur genevois mettait en évidence sur son propre bureau — cf. L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 114 —, et dans son Introduction à la vie communautaire, Genève, 1944, p. 19, Schutz fera en particulier référence à Duperrut comme à un « précurseur » de l’intuition de la nécessité d’un cadre communautaire pour des jeunes chrétiens ayant une vocation intellectuelle.

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les risques d’un certain individualisme protestant et sur la nécessité que des hommes se réunissent « pour se fortifier réciproquement dans leurs convictions, veiller à leurs intérêts spirituels communs, et opposer aux empiétements croissants des principes adverses la force que donne l’union141 ». Duperrut avait souligné aussi dans un précédent petit texte de 1890, L’homme de Dieu, l’importance de la formation de ces témoins du Christ, d’autant plus nécessaire en cette heure grave où « le christianisme s’en va de l’Europe » ; dans ce petit volume il énumérait en premier lieu les signes caractéristiques de ces vocations extraordinaires à encourager : une vie de travail et de simplicité et une fidélité de la conscience aux révélations intérieures qu’elle reçoit, une vigilance et une fidélité dans la prière. Il proposait ensuite une sorte de plan d’études favorisant d’une part, une connaissance adéquate des besoins moraux et spirituels de son temps, et d’autre part, un « développement organique de la vie de l’âme, en prenant […] l’enseignement du Christ pour suprême modèle142 ». Ce fut donc dans cette perspective que s’inscrivit sa tentative —  prématurément interrompue par la mort — d’ouvrir une modeste maison de retraite où, dans les journées de ses jeunes disciples, auraient pu alterner le recueillement personnel et communautaire, l’étude commune de la Bible et le travail manuel143.

6. De Strasbourg à Amsterdam La lecture de Monod et l’approfondissement de la spiritualité des Veilleurs n’occupa pas toute la recherche de Roger Schutz pendant la courte période passée à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg ; ce temps offrit aussi de nouvelles impulsions et des possibilités à l’étudiant lausannois depuis longtemps désireux de passer un semestre en France144. Si ses autres camarades regardaient du côté de Bâle comme destination pour un séjour d’études à l’extérieur, pour Roger la destination naturelle était plutôt la France : c’était en effet le pays de sa mère, Amélie, dont les origines bourguignonnes avaient toujours porté la famille Schutz à regarder au-delà des frontières de la « patrie vaudoise ». Dans la faculté strasbourgeoise, après le départ d’Oscar Cullmann pour Bâle en 1938, c’était surtout les cours d’histoire du christianisme et de théologie pratique qui assuraient une solide tradition. Schutz ne laissa pas passer

141 Cf. F. Duperrut, Des moyens de grouper plus étroitement les éléments religieux vivants de notre peuple, Lausanne, 1898, p. 2. 142 Cf. Duperrut, L’homme de Dieu, op. cit., p. 7. 143 Cf. Duperrut, Résolutions précédées d’une biographie, op. cit., p. 58 sqq. 144 Cf. surtout la lettre du 31 mai 1938 du secrétaire de la Commission d’études, Rochedieu, ACV, PP 516, en réponse à la demande de Schutz de passer un semestre à la Faculté de théologie de Paris, hypothèse qui ne se réalisera pas, sans doute parce pour être admis comme étudiant régulier il fallait le baccalauréat.

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l’occasion de suivre les cours très appréciés de Henri Strohl sur Luther et les autres grands réformateurs : Martin Bucer, in primis, auquel Strohl consacra en 1939 plusieurs contributions145. Successeur de Paul Sabatier et doyen de la faculté, Strohl était le principal représentant d’une Lutherrenaissance en version française : il y contribua par sa thèse de doctorat en 1924 sur l’évolution de la pensée religieuse de Luther et ensuite par une biographie du réformateur allemand attentive surtout à en reparcourir l’itinéraire psychologique et spirituel146. Au cours de ces mois strasbourgeois, le pasteur Jean-Daniel Benoît, maître de conférences en théologie pratique, laissa aussi une trace dans le jeune Schutz, qui le citera ultérieurement dans sa thèse de licence de 1943, quand il affirmera la légitimité de certaines méthodes de discipline spirituelle aussi en milieu réformé147. Actif défenseur de la direction spirituelle dans la cure d’âme, Benoît consacra à sa revalorisation sa thèse de doctorat de 1940 : établissant une filiation de Calvin à Vinet, il tentait d’y souligner qu’un accompagnement spirituel respectueux de la mouvance supérieure de l’Esprit et dépourvu de l’autoritarisme de certaines pratiques catholiques était partie intégrante de la plus authentique tradition réformée148. Plus encore que les cours à la faculté — celle-ci alors en alerte à cause des bruits de guerre toujours plus menaçants, ayant même motivé la mise en place d’un plan d’évacuation à Clermont-Ferrand —, ce fut probablement surtout la cohabitation avec les autres étudiants au séminaire protestant de Strasbourg, le Stift, qui représenta pour Schutz l’expérience la plus significative de son séjour en Alsace149. En effet, il ne s’agissait pas d’un simple lieu de logement, mais d’une institution aussi ancienne que la faculté, qui offrait aux jeunes étudiants en théologie — parmi lesquels beaucoup d’étrangers, originaires en bonne partie d’Europe centrale et orientale — la possibilité d’une vie communautaire avec un culte commun quotidien et un Biblekurse, 145 Réunies dans H. Strohl, Bucer, humaniste chrétien, Paris, 1939 ; dans la même année, cf. donc aussi « Bucer interprète de Luther », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 18 (1939), p. 223-260. Sur Strohl, cf. l’article biographique «Strohl Henri» de R. Mehl, in DMRFC, 2, p. 427-429. Encore sur Strohl et en général sur l’ambiance de la faculté alsacienne, cf. M. Arnold, La Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Strasbourg de 1919 à 1945, Strasbourg, 1990, spécialement p. 70-72 et 114-115. 146 Cf. H. Strohl, L’Épanouissement de la pensée religieuse de Luther de 1515 à 1520, Strasbourg, 1924, et Id., Luther. Esquisse de sa vie et sa pensée, Neuilly, 1933. 147 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 108. Sur Jean-Daniel Benoît, déjà appelé en 1927/28 à donner des cours sur Calvin — auquel il consacra son Jean Calvin, l’homme, la pensée, Neuilly, 1933 —, maître de conférences en théologie pratique depuis 1936 et ensuite titulaire de la chaire depuis 1941, cf. spécialement l’article biographique « Benoît Jean-Daniel » de R. Peter, in DMRFC, 2, p. 62, et Arnold, La Faculté de Théologie Protestante, op. cit., p. 84-86. 148 Cf. J.-D. Benoît, Direction spirituelle et protestantisme. Étude sur la légitimité d’une direction protestante, Paris, 1940. Sur le rôle fondamental de Benoît dans la recherche d’un équilibre entre la confession catholique et l’absence de relations spirituelles continues en milieu protestant cf. spécialement Guillemain, « Direction spirituelle », art. cit. 149 Cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 54.

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une lecture cursive du Nouveau Testament en grec, guidée de 1919 à 1939 par le directeur du séminaire150. Dans les mois troublés pendant lesquels Schutz résida au Stift, à la veille immédiate de l’attaque allemande de la Pologne, le directeur du séminaire protestant était en particulier Théo Preiss, élève de Cullmann et professeur de grec néo-testamentaire. Depuis toujours, il était engagé dans les mouvements protestants français de jeunesse dont il était l’un des principaux guides moraux et intellectuels151. Très proche du groupe dirigeant genevois de la FUACE, dont il aurait dû devenir secrétaire s’il n’avait pas été mobilisé au front comme sous-officier, Preiss était particulièrement lié à Suzanne de Dietrich, figure-clé du renouveau biblique du siècle passé, ainsi que de la formation œcuménique de générations de théologiens et laïcs protestants ; celle-ci avait été, en effet, vice-présidente de la FUACE de 1929 à 1932, dont elle était devenue ensuite secrétaire pour les relations œcuméniques de 1935 à 1946152. Inlassable ambassadrice de la cause œcuménique auprès des ACE des différents continents, elle entretenait une correspondance régulière avec le théologien et bibliste alsacien qu’elle impliqua aussi dans la préparation de la conférence mondiale des jeunes chrétiens prévue à Amsterdam à la fin de juillet 1939, dont elle était responsable pour la partie biblique. Théo Preiss fut, en effet, choisi comme l’un des coordinateurs des groupes bibliques de cet important et dernier événement œcuménique international avant la guerre. Il fut aussi consulté, en tant que directeur du Stift, pour la sélection des environ 1500 jeunes participants à Amsterdam, pour moitié nommés par les trois mouvements chrétiens internationaux de jeunesse — parmi lesquels in primis la FUACE — et pour moitié délégués par les différentes Églises grâce à une Commission de jeunesse du Conseil œcuménique en gestation et par l’Alliance Universelle pour l’amitié des Églises153. Ainsi ce fut vraisemblablement Preiss qui suggéra au comité exécutif de la conférence réuni à Bièvres en juin 1939, le nom de l’étudiant lausannois résidant au Stift ; au séminaire en effet le jeune directeur et les étudiants avaient beaucoup d’occasions de se connaître et d’échanger, le directeur aimait les inviter par petits groupes à l’heure du thé pour partager réflexions et impressions de lectures154.

150 Parfois il y eut des directeurs d’exception : de 1926 à 1930 Oscar Cullmann notamment fut directeur du « Stift ». Cf. Arnold, La Faculté de Théologie Protestante, op. cit. p. 175. Sur la présence d’étudiants étrangers et sur leur provenance, cf. ibid., p. 165 sqq. 151 Cf. spécialement l’article biographique de R. Mehl, « Preiss Théodore », in DMRFC, 2, p. 345-347. 152 Cf. l’article biographique de S. Moussat, ibid., p. 116-117, et H.R. Weber, La passion de vivre : Suzanne de Diétrich 1891-1981, Paris-Strasbourg, 1995, p. 152. 153 Cf. S. de Diétrich, La tâche œcuménique des associations chrétiennes d’étudiants, mai 1942, 57 p. dact., PPC, et R.C. Mackie, The Three Year Plan in Action. A Survey of the Life of the World’s Student Christian Federation from August 1938 to August 1941, août 1941, AFUACE. Pour la composition des délégations et pour la liste des participants, cf. la List of delegates. Amsterdam, July 24 - August 2, 1939, AFUACE. 154 Cf. Mehl, « Preiss Théodore », op. cit.

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Le séjour strasbourgeois projeta donc Schutz vers le grand rassemblement d’Amsterdam, dont l’objectif principal était essentiellement de permettre à la jeunesse chrétienne « de toucher […] du doigt la réalité d’une Église chrétienne, une et universelle », surtout au moment où le témoignage d’une communauté chrétienne supranationale apparaissait comme extrêmement urgent155. La conférence en effet fut sans doute une occasion importante pour sensibiliser les jeunes représentants des Églises et des associations chrétiennes d’étudiants et de jeunesse autonomes aux résultats des conférences œcuméniques de Vie et Action et de Foi et Constitution qui s’étaient déroulées à Oxford et à Édimbourg en 1937 ; en outre, elle permit aux délégués qui y participèrent de faire l’expérience d’un « œcuménisme en acte » — c’est ce que remarqua dans les pages du Semeur vaudois un Buonaiuti enthousiaste de la participation, pour la première fois, de quelques jeunes catholiques à une manifestation œcuménique156. Promue par la FUACE, par l’« Alliance universelle » des associations chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles, par le « Conseil international des missions » et par le comité provisoire du Conseil Œcuménique des Églises, la rencontre en Hollande, à la veille de la guerre, fut aussi pour la délégation suisse une précieuse occasion pour « réaliser en espérance l’unité de l’Église » et devenir plus attentive à « tout le scandale de la division et de l’éparpillement du corps du Christ »157. Le groupe helvétique était composé d’environ soixante-dix jeunes. Outre le jeune Schutz, il y avait aussi trois autres « mômards » : Philippe Reymond, représentant de la jeunesse de l’Église libre et futur « clunisien », Jean Baudraz et Jean-Jacques von Allmen, délégués des ACE158. Roger, qui

155 Cf. M. Chenevière, « La conférence d’Amsterdam », La Vie Protestante, 18 août 1939, p. 1 et 3, et la brochure de présentation du programme de la conférence Christus victor. Une conférence mondiale de la jeunesse chrétienne sur la tâche de la communauté chrétienne dans le monde moderne, AFUACE. Cf. aussi l’important témoignage de Visser ’t Hooft, président du comité directeur de la conférence, Le temps du rassemblement, op. cit., p. 131-136. 156 Cf. E. Buonaiuti, « Nouveaux aspects du mouvement œcuménique », Le Semeur Vaudois, 18 août 1939, p. 3. Sur la signification de la participation orthodoxe, cf. plutôt l’article publié à la fin de la guerre dans Irénikon par Dom Clément Lialine, « La conférence unioniste d’Amsterdam », 28/2 (1945), p. 68-77. Sur la conférence d’Amsterdam, cf. R. Rouse, « Altri aspetti del movimento ecumenico : 1910-1948 », in SME, III, p. 349 sqq. Sur l’attention œcuménique de Buonaiuti, et en particulier sur ses relations avec les milieux évangéliques, cf. surtout récemment Carile, Ernesto Buonaiuti, il mondo protestante, la cultura francese e oltre, et A. Annese, « Buonaiuti e gli evangelici italiani : metodisti, valdesi, associazioni giovanili », in P. Carile, M. Cheymol (dir.), Ernesto Buonaiuti nella cultura europea del Novecento, numéro monographique de Modernism, 2 (2016), p. 21-32 et 193-235. Sur la lecture que fait Buonaiuti de Luther et sur l’histoire de son ouvrage Lutero e la Riforma in Germania, cf. plus récemment A. Melloni, « Il caso e la cosa. Lutero nella storiografia italiana del Novecento », Cristianesimo nella storia », 37/1 (2017), p. 613-648. 157 En ce sens, cf. spécialement l’« Éditorial » de J.-L. Leuba, in In Extremis, 4-5 (1939), p. 89. 158 Cf. la List of delegates, et J. Courvoisier Patry, « Conférence mondiale de la jeunesse chrétienne à Amsterdam », Le Semeur Vaudois, 5 août 1939, p. 2. Sur la délégation « mômarde », cf. aussi Rochedieu, 93e séance d’ouverture des cours du 25 octobre 1939.

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ne participait pas assidûment aux réunions de l’ACE lausannoise — il dira plus tard qu’il la considérait en ce temps-là comme une sorte de « club social159 » —, représentait plutôt à Amsterdam la Fédération romande des Sociétés missionnaires de jeunesse, dont il était président, comme on l’a déjà évoqué. Les échanges du matin en groupes restreints pour une étude biblique —  une vraie découverte pour la majorité des participants —, les débats de l’après-midi sur de grands thèmes d’actualité — l’ordre international et économique, le racisme, la mission de l’Église dans le monde —, la diversité des liturgies selon les différents rites des dénominations présentes à Amsterdam et surtout, l’expérience d’une fraternité possible au moment précis où la guerre menaçait160, tout cela laissa sans aucun doute une impression très forte sur Schutz, alors âgé de vingt-quatre ans, qui retournera à Lausanne avec l’image gravée en lui d’un « concile œcuménique de la jeunesse161 » et avec en même temps la conscience que pour lui le moment était désormais arrivé de prendre des engagements.

7. La guerre et l’heure des engagements Comme pour d’autres162, pour Schutz aussi l’invasion de la Pologne et le début de la guerre furent un élément décisif d’« accélération » : quand, en avril 1940, il partagea pour la première fois avec quelques étudiants des ACE romandes ses intentions communautaires, il fit remonter la maturation de son projet au lendemain du déclenchement de la guerre163. C’est surtout une lettre du 19 septembre à son ami Étienne Burnand, bientôt mobilisé comme une bonne partie de ses compagnons d’université, qui fait comprendre le lien entre l’intensité avec laquelle l’étudiant en théologie suivait ce qui se passait en Europe et la perception toujours plus claire que sa recherche personnelle se trouvait à un tournant. « Les tout derniers événements — écrivait-il notamment à cet ami avec qui il avait séjourné à la Chartreuse de la Valsainte — nous bouleversent. Depuis que je sais la Pologne entièrement envahie, je porte intérieurement le deuil. Une nation chrétienne de plus qui disparaît devant l’envahisseur. Vraiment, on peut dire sans aucune exagération : notre âme est triste jusqu’à la mort164 ». Mais, dans l’effroi et l’incertitude générale

159 Cf. le témoignage accordé à Restrepo en octobre 1969, Taizé, op. cit., p. 33. 160 En ce sens, cf. spécialement J. Roehrich, « Amsterdam », La Vie Protestante, 18 août 1939, p. 1. 161 L’expression est de von Allmen, « La conférence d’Amsterdam », In Extremis, 1(1939), p. 31. 162 Je rappelle seulement que ce fut en septembre 1939 que Dietrich Bonhoeffer s’approcha du groupe de résistance et de conspiration contre Hitler de l’amiral Canaris ; cf. Bethge, Dietrich Bonhoeffer, teologo cristiano contemporaneo, op. cit., p. 659-660, 702, 712. 163 Cf. R.H., « Conférence de printemps pour les étudiants des universités romandes », La Vie Protestante, 12 avril 1940, p. 7. 164 Cf. Schutz à Étienne Burnand, 19 septembre 1939, DT.

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qui régnaient au moment où il commençait sa quatrième et dernière année d’étude, il ajoutait : « Toujours plus j’entrevois la grandeur, la sainteté de notre vocation. Et je me réjouissais tant de vous communiquer […] ma joie de pouvoir bientôt servir, de pouvoir porter à d’autres les promesses d’un évangile qui toujours plus devient notre vie et notre force165 ». Dans les mois qui suivirent, pendant l’automne et l’hiver 1939-1940, cette perception toujours plus claire pour Schutz se manifesta surtout à travers les nouvelles responsabilités qu’il accepta de prendre dans l’ACE et à l’Université : là il chercha à intensifier une vie de prière avec le peu qui restait d’un « corps des étudiants » réduit au minimum par la mobilisation166. Déjà rédacteur du bulletin des étudiants de théologie, qui ferma ses portes en septembre 1939, pour ne pas être seulement « le moyen d’expression d’un ou deux étudiants non mobilisés167 », Roger, de retour d’Amsterdam, fut alors choisi comme « consul » des « mômards » et comme responsable de l’ACE lausannoise, un groupe qui, malgré la mobilisation générale, mit en place rencontres et activités hivernales dans les différentes facultés168. Faisant la navette entre Lausanne et Genève après le déménagement de la famille d’Oron à Presinge, et moins présent à la « Maison des Cèdres », Schutz paraît désormais toujours plus concentré sur l’animation spirituelle du petit nombre de compagnons restés à l’université169 plutôt que sur l’achèvement de ses études170. En outre, sa capacité innée d’attirer et de rassembler semble avoir vite trouvé dans l’ACE de nouveaux interlocuteurs intéressés par ses projets communautaires. Il était probablement persuadé, comme d’autres compagnons, qu’une certaine crise des ACE suisses venait du manque de témoignage personnel

165 Ibid. 166 Cf. Rochedieu, 93e séance d’ouverture des cours du 25 octobre 1939. 167 Cf. le dernier Éditorial de Sous les Cèdres, art. cit., qui ajoutait : « Et l’individualisme est déjà assez poussé dans la presse comme dans les activités protestantes ! ». 168 Selon le témoignage accordé à Restrepo en octobre 1969, Taizé, op. cit., p. 33, la requête lui en fut adressée par le président sortant qui alla à sa rencontre à la gare à son retour d’Amsterdam. D’après In Extremis, 3 (1939), le précédent responsable de l’ACE lausannois était Pierre Suter, futur « clunisien ». Sur les effets de la mobilisation, cf. J.J. von Allmen, « Revue des sections », In Extremis, 6-7-8 (1939), p. 205. 169 Avec lesquels il participait au culte commun du matin ; cf. E. Rochedieu, 94e séance d’ouverture des cours du 23 octobre 1940, ACV, PP 516. 170 Cf. surtout la lettre du 10 octobre 1939 adressée au président de la Commission d’études, ACV, PP 516, où il l’informe qu’il doit renvoyer l’examen prévu à cause de problèmes d’insomnie et qu’il a demandé au doyen de concentrer en deux jours les cours pour le tout petit nombre d’étudiants des années supérieures pour qu’il puisse passer quelques jours de suite à Presinge. La requête toutefois ne fut pas acceptée ; cf. la réponse de Rochedieu du 13 octobre suivant, ACV, PP 516, où est exprimée par ailleurs le souhait du Conseil de faculté « de vous conserver comme étudiant, d’autant plus qu’en ces temps de guerre vos camarades soldats ont besoin d’avoir un des leurs – leur consul – à la Faculté, et que la 1ère année également (probablement au nombre de 5) doit être accueillie par quelques aînés, sinon ils se sentiront bien solitaires et livrés à eux-mêmes ».

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résolu, d’un déficit de prière et du repli sur soi de groupes plus intéressés à la poursuite de l’« utopie d’une université chrétienne » qu’à la recherche de la « seule chose nécessaire, Jésus Christ »171. Aussi, au cours de l’année où il fut à la tête de la section lausannoise, mit-il tout en œuvre pour recentrer la réflexion des étudiants chrétiens sur le noyau de leur propre foi à partir d’une étude du catéchisme de Heidelberg. « C’est là […] un signe des temps », écrivait à ce propos dans les pages de In Extremis le secrétaire national des ACE, von Allmen : à l’heure où toutes les valeurs considérées comme acquises semblaient disparaître, les jeunes lausannois rappelaient le « devoir chrétien d’approfondir la foi pour la présenter d’une façon claire et puissante à ceux qui ne l’ont pas encore »172. Commentant pour la FUACE le choix du groupe de Lausanne, von Allmen ajoutait encore : « Trop souvent, jusqu’à présent, on avait tendance à présenter une foi “moralisante”, appuyée et soutenue par des considérations sur toutes les “bonnes choses” qui nous entourent. Les “bonnes choses” sont en train d’être la proie de la guerre (même chez nous) et pourtant la foi demeure, mais plus pure, plus fidèle à son objet173 ». Ce sont donc la foi et la guerre — et surtout une foi interpellée par la guerre — qui furent au centre des réflexions des quatre-vingts étudiants de Lausanne, Genève et Neuchâtel qui, du 3 au 6 avril 1940, se rencontrèrent pour leur habituelle « conférence de printemps ». Celle-ci fut organisée cette année-là par Schutz dans la grande maison de Presinge où, depuis octobre, résidait sa nombreuse famille174. Le thème de la rencontre était celui de la formation de la personnalité, à laquelle étaient consacrés plusieurs exposés du matin. Ces exposés ne manquèrent pas de mettre en évidence, entre autres, les déséquilibres fréquents entre un surinvestissement de l’intelligence et un manque d’attention de la vie intérieure, celle-ci ayant besoin d’« une règle de prière » et de temps de silence et de contemplation175. Mais ce qui préoccupait surtout les jeunes étudiants romands de l’ACE accueillis dans l’« hospitalière demeure » de la famille Schutz, que ce soit dans les débats pléniers ou dans les petits groupes, c’était la guerre, toute proche du paisible

171 Cf. en ce sens J. Baudraz, « En marge de la rencontre nationale de Colombier », In Extremis, 6 (novembre 1940), p. 148-151. 172 Cf. von Allmen, « Revue des sections », art. cit. 173 Cf. J.-J. von Allmen, L’ACE Suisse au début de l’hiver 1939-40, s. d., 2 p. dact., AFUACE. 174 Seize personnes en tout ; depuis le début de la guerre, les familles du frère de Roger et d’une autre sœur qui résidait elle aussi au Pays de Montbéliard étaient entre autres revenues en Suisse ; cf. Schutz à Rochedieu, 10 octobre 1939. Sur la rencontre de Presinge du 3-6 avril 1940, fondamentale dans l’histoire du projet communautaire de Schutz, cf. R. H., « Conférence de printemps pour les étudiants des universités romandes », La Vie Protestante, 12 avril 1940, p. 7, et Id., « Les étudiants des Universités romandes », Le Semeur Vaudois, 20 avril 1940, p. 2. 175 Cf. surtout les exposés de L. Rumpf, D’un principe créateur de personnalités, et du pasteur E.A. Mingot, Formation de la personnalité, dont cf. R. H., « Les étudiants des Universités romandes », art. cit.

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village de Presinge176 ; plusieurs d’entre eux se sentaient mal à l’aise avec le choix suisse de la neutralité, trop semblable à une neutralité morale interdite par la « justice du Royaume de Dieu177 ». Lieu de formation des dirigeants œcuméniques qui occuperont des fonctions importantes dans les organismes genevois, le milieu et le réseau international de la FUACE offraient en outre aux étudiants de la fédération des canaux d’information différents de ceux qui étaient soumis au contrôle de la censure helvétique178. Ainsi à Presinge les étudiants reçurent des informations sur les divers théâtres du conflit en cours et sur la situation des ACE dans les pays en guerre, occupés ou annexés par l’Allemagne et ses alliés, grâce en particulier à un jeune professeur de retour de Pékin et à l’anglican Francis House, secrétaire de la FUACE pour l’Europe sud-orientale, que Schutz avait connu à Amsterdam179. Mais ce fut surtout l’organisateur de la « conférence de printemps » qui attira l’attention de ses jeunes amis sur la guerre et sollicita leur prière, en exprimant le souhait que « du surcroît de souffrances actuelles » puissent prendre forme « de viriles résolutions, de décisives révolutions spirituelles, un esprit d’abnégation toujours plus complet, une consécration toujours plus totale au seul Seigneur »180. Avec cette intention, il lança donc un « projet d’intercession continuelle », qui devait se traduire concrètement par l’engagement à consacrer chaque semaine, pour toute la durée de la guerre, des moments de prière pour une paix juste et de nouvelles relations internationales, pour les populations diversement frappées ou concernées par le conflit et aussi, « pour les gouvernements belligérants quels qu’ils soient, afin qu’ils se laissent plier par l’action de l’Esprit, qu’ils le veuillent ou non »181. Adressé aux jeunes et moins jeunes de tous les pays en conflit182, le projet de Schutz — soutenu par Francis House, qui en assura la diffusion à travers ses amitiés de la FUACE183 — exprimait clairement l’urgence de son 176 Le petit village de Presinge, dans les environs de Genève, se trouvait à quelques km de la frontière française. Par crainte des gaz, en mai 1940, Charles Schutz mit en place un refuge dans la cave ; cf. les notes de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. 177 Cf. P. Hausser et J.-J. von Allmen au comité exécutif de la FUACE, AFUACE, et Fuace, « Journée de prière », La Vie Protestante, 16 février 1940, p. 2. 178 Cf. G.A. Chevallaz, M. Pilet-Golaz, Le défi de la neutralité : diplomatie et défense de la Suisse, 1939-1945, Vevey, 1995, et Fatio, « Les sermons de guerre du pasteur de Saussure », op. cit. 179 Cf. R. H., « Les étudiants des Universités romandes », art. cit. 180 Cf. R. H., « Conférence de printemps », art. cit. 181 Cf. ibid. et Schutz, Conférence de printemps des Associations chrétiennes d’étudiants suisses romandes, s. d., 2 p. dact., AFUACE. 182 « De nombreux malades se sont chargés des nuits », cf. R. H., « Conférence de printemps », art. cit. 183 Cf. Francis House à Schutz, 12 avril 1940, AFUACE. Parmi les premières personnes à qui il en parla, il y eut certainement Suzanne de Dietrich, qui, en août 1940, écrira à propos du jeune lausannois au successeur de Visser ’t Hooft comme secrétaire général de la FUACE, l’écossais Robert Mackie. En parlant de Schutz, la bibliste suisse le décrivait comme « the type of people who are just taken by one idea and see nothing else ; probably it is the type of people who succeed in carrying their idea out, and I feel great respect for him » ;

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promoteur de commencer avec la guerre, quelque chose de nouveau et, en même temps, le besoin d’« une consécration totale » dont il fit un des mots d’ordre de ses derniers mois comme président de la Fédération romande des Sociétés missionnaires de jeunesse184. Posant le premier jalon d’un itinéraire accéléré par le spectacle de la crise irréversible d’une civilisation, ce n’est donc pas par hasard que, en avril 1940, en même temps qu’il avait proposé une prière ininterrompue pour la paix, le président de l’ACE lausannoise ait aussi partagé ses premiers projets communautaires avec quelques étudiants présents à la « conférence de printemps » ; il les avait réunis à part un matin et, le lendemain de la rencontre, ils auront l’impression d’avoir fait à Presinge « un pas ferme et décisif vers Jésus »185. La réunion dans la maison de la famille Schutz eut donc aussi la valeur et la signification d’un commencement : d’un côté, elle inaugura un nouveau style pour les rencontres des ACE romandes, visant à favoriser une reprise du sens de la vie communautaire, « si méconnu dans le protestantisme », avec une alternance d’étude biblique, de musique et de moments de recueillement commun à des heures fixes ; de l’autre, elle représenta la date de naissance d’une première confrérie, restreinte, rapidement soucieuse de se donner un nom et de choisir un « doyen », en officialisant le rôle de Schutz comme « chef » naturel des deux autres compagnons qui conçurent avec lui l’idée d’une communauté186. Ce tout premier noyau — qui regarda aussitôt l’expérience des « Messieurs de Port-Royal » comme modèle de référence187 — était composé, outre Roger, de deux autres jeunes de l’ACE de Lausanne : André Desgraz, cf. de Dietrich a Mackie, 5 août 1940, AFUACE ; cf. aussi Sanders Gower, Reformed and ecumenical, op. cit., p. 168. Sur Robert Mackie, cf. N. Blackie, In Love and in Laughter : A Portrait of Robert Mackie, Edinburg, 1995. 184 Cf. « Mot d’ordre du Comité central (“Nous sommes au Seigneur”, Rom 14, 8 », Revue Missionnaire, 67/2 (juillet 1940), p. 168. Déjà en janvier, Schutz avait lancé dans les pages de la revue missionnaire romande la proposition d’un engagement d’intercession, cette fois pour l’action missionnaire de l’Église : « Accorder, une fois dans la semaine, un moment (dix à quinze minutes), consacré à une prière missionnaire. Pour mieux établir une communion entre les divers intercesseurs, l’heure de cette prière est fixée le mardi matin, aux environs de 7 h. 30. Ceux que cette heure n’arrangerait pas, choisiront celle qui leur convient, il va sans dire ». Cf. Schutz, « Le mot d’ordre de la Fédération Romande des Sociétés Missionnaires de Jeunesse », art. cit 185 Cf. R. H., « Conférence de printemps », art. cit., et Olivier Delafontaine à Schutz, 23 mai 1940, DT. 186 « Puisqu’il faut choisir entre nous trois le doyen, c’est toi que tout désigne et oblige à prendre ce poste. Ce n’est pas une décision que je prendrais de te dire cela ; non, mais la Providence divine a fait de toi un chef pour nous ; nous devons le comprendre, et toi, tu en as, pratiquement, déjà pris la responsabilité » ; cf. Olivier Delafontaine à Schutz, 8 août 1940, DT. Pour la référence aux deux autres compagnons qui « ont conçu avec toi la Communauté », cf. Roger Duckert à Schutz, 8 août 1941, DT. 187 Le compte-rendu de la rencontre à Presinge dans La Vie Protestante rappelle qu’« à la porte de chaque chambre à coucher se trouvait affiché un mot d’ordre, le plus souvent cueilli parmi les œuvres des habitués de Port-Royal (Pascal, St. Cyran, etc.) » ; cf. « Conférence de printemps », art. cit.

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étudiant à l’École des hautes études commerciales, et Olivier Delafontaine, étudiant en biologie, qui fut mobilisé comme sous-officier peu de temps après la « conférence de printemps ». C’est en particulier avec ces deux amis que Schutz rechercha bientôt un lieu de retraite et d’étude pour le groupe d’étudiants qui, après le « magnifique stimulant188 » de Presinge, commençait à se constituer autour de cette première cellule communautaire ; un groupe que Desgraz et Delafontaine étaient impatients de structurer189. Ces derniers écrivirent en effet quelques premières notes sur l’importance d’affirmer certains principes d’autorité au sein de la communauté naissante, surtout dans la perspective d’un probable élargissement car celui-ci impliquerait une plus grande difficulté à faire personnellement l’expérience « de la valeur personnelle du chef » ; si dans un groupe restreint d’amis « l’autorité de l’un résulte de l’estime et de la confiance qu’il inspire aux autres, […] naît de la connaissance profonde de l’homme » — notait en particulier Delafontaine au cours de l’été 1940, pendant un congé militaire —, l’entrée de nouveaux membres pourrait vite rendre insuffisant le charisme de son animateur et il faudrait alors introduire une « hiérarchie190 ». « Pour prendre une décision — ajoutait-il —, une tête est nécessaire », d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une communauté d’intellectuels, portés « à discuter sans pouvoir prendre une décision, à parler sans agir », et plus exposés au risque d’un individualisme stérile191. Il notait donc en conclusion, à l’intention d’un Schutz qui paraissait assez hésitants à ce sujet : « Plus que tout autre groupement, le nôtre a besoin d’une direction personnelle, sans laquelle il ne peut subsister, pour deux raisons : garder l’impulsion et le but ; maintenir l’unité dans la communauté192 ». Pendant l’été 1940, l’exigence de structurer la « nouvelle institution193 » semblait d’autre part relativement secondaire aux yeux du responsable de l’ACE de Lausanne face aux nouvelles priorités entrainées par « les événements de mai », à savoir par la défaite française, qui réveillait, avec une urgence renouvelée, l’interpellation que constituait pour lui la guerre194. « Mettre

188 Cf. M. B., « Rapport du Comité National de l’ACE (Rencontre Nationale à Colombier, 28-30 sept. 1940 », In Extremis, 6 (novembre 1940), p. 153-154. 189 Cf. Olivier Delafontaine à Schutz, 8 août 1940. 190 Cf. Olivier Delafontaine, L’Autorité, été 1940, 6 p. ms, DT. 191 Ibid. 192 Cf. ibid. : « Le chef doit orienter constamment la communauté vers son but : montrer aux membres quelle est la mission de l’intellectuel chrétien, mettre tout en œuvre pour lui permettre de l’accomplir. Secondement il doit empêcher toute dissidence, tout schisme dans la communauté ». 193 Cf. Delafontaine à Schutz, 8 août 1940. 194 Cf. le Rapport du Comité National de l’ACE, rédigé à partir d’une lettre adressée par Schutz en août 1940, avant de partir en France, aux éditeurs du bulletin de la FUACE ; lettre que Suzanne de Dietrich reprit donc en novembre dans le Federation News Sheet avec le titre « Switzerland : a Swiss student writes of an experiment », p. 4. Cf. Sanders Gower, Reformed and ecumenical, op. cit., p. 166 et 168.

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une expérience spirituelle à l’épreuve de la détresse des hommes » s’imposa en effet pendant ces mois comme un besoin toujours plus pressant au jeune Schutz, âgé de vingt-cinq ans, désormais déterminé à situer le cœur de son pari communautaire au sein de la débâcle française195. Il notera dans le texte inachevé qu’il commença à écrire pour les nouveaux frères qui, en 1948, s’apprêtaient à entrer dans la communauté : « Je demeurais consterné à la pensée d’une France envahie et de savoir mon impuissance face à la souffrance m’accablait au point de ne pouvoir prier196 ». En juillet 1940, pendant quelques jours de repos dans le Haut-Jura au terme de la session des examens, Schutz mûrit ainsi définitivement la décision de chercher une maison de retraite pour son groupe « de l’autre côté de la frontière », où, dans l’immédiat, il accueillerait des réfugiés, dans la conviction que « plus l’homme veut vivre un absolu de Dieu, plus il est essentiel d’insérer cet absolu de Dieu dans la détresse des hommes »197 ; de retour à Presinge, il s’adressa donc à une agence pour trouver une maison à louer en France. Il s’agit d’une décision qui fut difficilement comprise soit dans sa famille, soit par certains de ses compagnons attachés à une « patrie vaudoise » où il se sentait lui-même toujours plus à l’étroit — ce qui fut notamment le cas d’Olivier Delafontaine qui observait avec sympathie le mouvement nationaliste de la « Ligue vaudoise » de Marcel Regamey198. Il semble que la décision de franchir la frontière dans la direction inverse à celle des réfugiés qui depuis la France cherchaient à rejoindre le territoire suisse199 fut en particulier précipitée par un événement familial qui, rétrospectivement, prend à bien des égards le sens d’une séparation d’avec sa famille — son père en particulier — et avec son milieu. En effet, au cours d’un grand repas familial au mois d’août, le lendemain du bombardement de Blamont, commune française où résidait le frère de Roger avec sa famille, la conversation porta sur la possibilité ou non de continuer à vivre en France200. Roger formula alors pour la première fois son intention d’aller chercher une maison précisément au-delà de la frontière, intention que son père interpréta comme un jugement négatif implicite sur le choix du frère, depuis peu revenu en Suisse. Charles Schutz semble avoir eu à ce moment-là une réaction forte, au point de demander à Roger de s’en aller. « Pas une seule fois de ma vie je n’ai répondu à mon père. Mais une violence pareille, jamais il ne l’avait eue », racontera ensuite fr. Roger en 1982, dans l’une des très rares occasions

195 Cf. Brico, Frère Roger, op. cit., p. 107, et les notes dact. de Congar. 196 Cf. le texte évoqué dact. de Schutz de 1948, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 28. 197 Cf. les notes dact. de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille, et Brico, Frère Roger, op. cit., p. 107. 198 Cf. surtout Olivier Delafontaine à Schutz, 9 août 1941, DT. Sur la Ligue vaudoise, cf. Blanc, Reymond, Catholiques et protestants dans le pays de Vaud, op. cit., p. 99 sqq. 199 Cf. A. Lasserre, Frontières et camps. Le refuge en Suisse de 1933 à 1945, Lausanne, 1995, et Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile, op. cit., p. 298 sqq. 200 Cf. Schutz, Conseil 1982 (Ameugny), DT.

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où il a évoqué ce départ « un peu mouvementé »201. Le jour même, il se rendit alors chez une vieille dame française qui vivait à Genève et qui avait une vaste propriété à vendre ou à louer à Tenay, dans le Rhône, à quelques mètres du chemin de fer Lyon-Genève. Bien qu’il ne fût pas intéressé par cette proposition car il cherchait un lieu plus à l’écart, Schutz exposa quand même ses intentions à Claire Brun qui en fut frappée et se dit disposée, en tous les cas, à lui accorder un prêt pour l’achat d’une autre maison où accueillir des réfugiés202. Une fois obtenu le visa du consulat français, Roger partit alors en vélo de Presinge pour rejoindre la « zone libre » de la France à la recherche d’un lieu où s’installer ; après des haltes à Frangy, dans le Rhône, et à Bourgen-Bresse, où son oncle pasteur Louis Marsauche avait été transféré comme aumônier militaire, le voyage, comme on le sait, se conclut enfin dans le Mâconnais, à Cluny. Là il apprît qu’une maison et le domaine annexe étaient disponibles, à dix kilomètres de la petite ville, dans le village de Taizé, peu habité à la suite du phylloxéra qui avait ravagé les vignes à la fin du xixe siècle et suite aux départs dus à la première guerre mondiale203. « Le premier signe que nous pouvions commencer nous fut accordé par cette maison en terre de France […]. Dès lors, le chemin était tracé », écrira Schutz quatre ans plus tard dans son Introduction à la vie communautaire, publiée à Genève chez Labor et Fides204. En effet, la grande maison en vente dans le « désert » de Taizé — « le Château » — « ne coûtait que le prix d’une voiture à l’époque », rappellera-t-il encore en 1982, et le prêt accordé par Claire Brun205 lui permit donc de faire une proposition d’achat dès le 24 août 1940, à peine rentré en Suisse pour parler du résultat de sa recherche

201 « La parole a été mal entendue, mal reçue, mal prise, et mon père, qui pouvait avoir des sévérités extrêmes, a fait quelque chose qu’il n’avait jamais fait, il m’a demandé de m’en aller, de partir. […] Je suis parti » ; cf. ibid. 202 Cf. les notes dact. de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille, et le texte évoqué dact. de Schutz, repris dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 28-29 : « Tu donnes à mon incrédulité des signes manifestes de la vie où tu me veux. […] Quel autre que toi Seigneur a suscité cette rencontre avec cette vieille dame qui sans autre m’offre son domaine ? Je le lui refuse. Elle pousse alors l’audace de me prêter de quoi payer le départ où je croirai bon. Son geste était pour elle exaucement d’une patiente prière. Je considère alors ta main qui me conduit ; je sais en effet qu’une fois parti, les miens et mes amis ne pourront qu’être entraînés à soutenir ceux que je veux aider, des juifs en détresse, des réfugiés chassés de leur maison. Dès ce jour je n’assisterai plus passif au drame de la présente guerre. Me voilà solidaire de la souffrance générale ». 203 Pour le récit du voyage et de l’arrivée à Taizé le 20 août 1940, cf. aussi Spink, Frère Roger, op. cit., p. 33-35, Chiron, Frère Roger, op. cit., 65-67, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 98 sqq. 204 Cf. R. Schutz, Introduction à la vie communautaire, Genève, 1944, p. 26. 205 Quelques années plus tard, Claire Brun donnera à Schutz aussi le produit de la vente de sa maison de Tenay, cf. fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. Puisque pendant la guerre les étrangers ne pouvaient pas acquérir des biens immobiliers, Schutz fut aidé par un employé protestant de la « Banque de France », Paul Elisée Montet, avec lequel il entra en contact grâce au pasteur de Mâcon, Voge ; cf. les Mémoires de M. Crespin reçues par Chantal Clergue et la copie du contrat d’achat du 28 septembre 1940, DT.

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avec sa famille et ses amis de Lausanne. Ces derniers essayèrent en vain de le convaincre de rester : le 6 septembre, Schutz était en effet déjà de retour en Bourgogne pour revoir la maison de Taizé avec son frère et signer chez le notaire l’accord préliminaire pour l’achat206.

8. « L’esprit de Port-Royal » Avec son arrivée à Taizé en septembre 1940, commença pour Schutz une période de sa vie relativement solitaire, où il mit à l’épreuve sa détermination à une prière plus régulière et son intention de « soulager autant de misère qu’il sera en notre pouvoir207 ». Ce fut un temps de retrait, partagé entre les nombreuses occupations matérielles, des champs au bétail, où il s’agissait en substance « d’être à la fois au four et au moulin, tout en conservant assez de temps pour la méditation208 ». Ce temps passé entre Taizé, Presinge et Lausanne — où il se rendait assez régulièrement pour rencontrer les amis de l’ACE et ceux qui allaient rapidement s’appeler « les clunisiens » — fut par ailleurs surtout une période de confrontation rapprochée avec la réalité et la misère de la guerre209. En effet, depuis mai 1940 Taizé se trouvait dans une région traversée par un flux massif et constant de réfugiés, légèrement au sud de la ligne de démarcation qui, depuis juin, avait interrompu les principales lignes de communications des axes ferroviaires Paris-Lyon-Marseille et Paris-Modane ; le département de la Saône-et-Loire avait été ainsi démantelé économiquement et politiquement, partagé entre une zone Sud, essentiellement agricole, dépendante de l’administration de Vichy représentée par la préfecture de Mâcon, et une zone Nord, plus prospère grâce à la présence d’un important complexe minier et industriel, sous le contrôle direct de l’administration militaire allemande basée à Dijon210. Jusqu’à fin 1942, une véritable frontière séparait donc la Saône-et-Loire — région qui, par position géographique et

206 Sur la rencontre avec les amis de Lausanne, cf. le témoignage accordé par Schutz à Spink, Frère Roger, op. cit., p. 35 ; sur le retour à Taizé avec son frère, chargé par le père de voir si la maison était adaptée au projet, cf. plutôt Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 67, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 101. La lettre écrite à Presinge au notaire de Cluny, Bourgeon, ainsi que la promesse d’achat du 6 septembre, se trouvent sous forme de copie à Taizé. À la même date, le 6 septembre, sa mère lui écrit pour le rassurer quant à la réaction de son père qui fit longuement son éloge à l’un de ses gendres, « tant au point de vue de ton travail, de tes examens, de ta conduite et de l’œuvre que tu entreprends » ; cf. Amélie Schutz-Marsauche à Roger, 6 septembre 1940, DT. 207 Cf. Roger Schutz à l’ami Étienne Burnand, 6 novembre 1940, DT. 208 Cf. Roger Schutz à Marguerite de Beaumont, 25 juin 1941, AG. 209 Cf. ibid. et les lettres de Olivier Delafontaine et de Jacques Stamm de l’été 1941, DT. 210 Cf. A. Jeannet, La Seconde guerre mondiale en Saône-et-Loire : Occupation et Résistance, Mâcon, 2003, et P. Veyret, Histoire de la Résistance en Saône-et-Loire. Maquis, Forces spéciales et SAS, Châtillon-sur-Chalaronne, 2001, p. 13 sqq.

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tradition politique et syndicale, était propice à l’organisation d’un réseau de passages clandestins officiellement interdits depuis octobre 1940. La ligne de démarcation fut ainsi le passage obligé d’un exode cosmopolite de prisonniers de guerre évadés qui cherchaient à atteindre la « zone libre » pour être démobilisés, français de la zone Nord, alsaciens, réfugiés belges, hollandais, luxembourgeois, espagnols républicains, juifs211… Cet exode concerna aussi l’arrondissement de Mâcon et le canton de Saint-Gengoux-le-National, où se trouvait la petite commune de Taizé212. Saint-Gengoux-le-National était situé le long de la Nationale 481 qui reliait Chagny, dans la zone Nord, à Cluny, dans la zone Sud — par décision préfectorale, itinéraire obligé pour traverser le département ; durant la guerre le lieu devint ainsi une sorte de « village d’accueil » et gare terminus de la ligne ferroviaire qui, avant la guerre, reliait Mâcon à Chalon-sur-Saône213. À Taizé aussi commencèrent vite à confluer des réfugiés, parmi lesquels des juifs de passage214. « Reçu ce matin deux juifs — écrivait Schutz en mai 1941, dans quelques pages fragmentaires de journal —, arrivés comme deux bêtes traquées. Je ne leur ai pas demandé leurs papiers et n’ai pas essayé de savoir leur vrai nom. Ils ont tous les deux une lamentable histoire215 ». Les intermédiaires de cet accueil, non systématique mais fréquent, étaient vraisemblablement le curé de Saint-Gengoux-le-National, Maurice Dutroncy, qui cachait réfugiés politiques et jeunes déserteurs, l’« Entraide Universitaire Internationale » et des connaissances lyonnaises, en particulier le neuchâtelois Roland de Pury, depuis 1938 pasteur au temple de la rue Lanterne à Lyon216. 211 Cf. surtout T. Bonnot, La ligne de démarcation en Saône-et-Loire pendant la deuxième guerre mondiale, Mémoire de Maîtrise d’Histoire contemporaine sous la direction de M. Vigreux, Université de Bourgogne, Sciences Humaines, Année 1991-1992, p. 148 sqq., et Id., Les passeurs clandestins de la ligne de démarcation en Saône-et-Loire. 1940-1944, Mémoire de D.E.A. d’Histoire contemporaine sous la direction de M. Vigreux, Université de Bourgogne, Sciences Humaines, Année 1992-1993. Cf. aussi Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile, op. cit., p. 257-259. 212 Cf. G. Platret, La Seconde Guerre mondiale dans la région de Chalon-sur-Saône. Le Chalonnais entre en guerre. 1932-juillet 1940, Chagny, 2007, p. 161 sqq. 213 Cf. Société d’Études Historiques et Naturelles de Grosne et Guye, St. Gengoux le National et entre Grosne et Guye de 1940 à 1944. Témoignages et récits, Tournus, 2005. 214 « La vie à Taizé c’était d’abord des réfugiés » ; cf. Conseil 1982. Sur l’accueil des réfugiés cf. surtout les témoignages accordés à Spink, Frère Roger, op. cit., p. 39, et à Brico, Frère Roger, op. cit., p. 107. Sur l’accueil de quelques juifs, surtout pendant l’été 1942, cf. les notes mentionnées de Congar sur sa première visite à Taizé en juin 1960. 215 Les rares pages de journal de 1941 sont insérées dans le texte inachevé de 1948, repris dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 32. 216 Sur les éventuels contacts avec Dutroncy cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 73, qui rappelle une référence postérieure de Schutz au curé de Saint-Gengoux-le-National — « Lui aussi aidait des réfugiés politiques » — dans Lutte et contemplation. Journal 1970-1972, Taizé 1973, p. 28. En ce sens, je renvoie aussi au témoignage reçu par Pierre Berthod (Saint-Gengouxle-National, 13 juin 2011). Sur Dutroncy, cf. aussi St. Gengoux le National et entre Grosne et Guye, op. cit., p. 21. Schutz fait référence à l’« Entraide Universitaire Internationale » située à Genève, dans la lettre écrite à Presinge au notaire Bourgeon. Sur la relation, qui s’est

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Très proche du milieu de la FUACE, de Pury était l’un des animateurs de l’association interconfessionnelle « Amitié chrétienne », fondée à Lyon en 1941 pour venir en aide aux juifs et étrangers apatrides sous le haut patronage du cardinal Gerlier et de Marc Boegner, président depuis 1929 de la Fédération protestante de France217 (FPF) ; chef de file d’un réseau clandestin d’aides qui organisait la fuite des juifs de la France vers la Suisse, le pasteur lyonnais était constamment en contact avec les responsables genevois du Conseil œcuménique en cours de formation et en particulier avec Suzanne de Dietrich, inspiratrice avec Madeleine Barot du Comité Inter-Mouvements auprès des Évacués (CIMADE), fondé par plusieurs mouvements de jeunesse protestante au lendemain de la conférence d’Amsterdam pour venir en aide aux déplacés de l’Alsace-Lorraine218. Il est probable que, étant donné ses contacts avec la FUACE et ses fréquents déplacements en Suisse, Schutz participait aussi à cette filière de solidarité franco-suisse. En janvier 1942, informé par Visser ’t Hooft que la CIMADE avait reçu l’autorisation, sous des conditions strictement définies, de faire sortir des camps de la zone occupée certaines catégories d’internés, il offrit en particulier à Madeleine Barot sa disponibilité à accueillir des jeunes dans la « Maison de Cluny », en joignant « quelques précisions sur le genre de maison qui est la nôtre »219. Dans ses mémoires des années de guerre, un officier des services d’information suisses, Denys Surdez, chargé de la frontière du Haut-Jura, se souvient d’avoir entendu parler de Taizé pour la

maintenue plus tard, entre Schutz et le pasteur de Pury, je renvoie surtout au témoignage de fr. Daniel, cousin du pasteur de Lyon (Taizé, 4 août 2011). Roland de Pury sera par ailleurs un des pasteurs dont Schutz aurait voulu la présence à sa consécration pastorale à la Collégiale de Neuchâtel le 16 juillet 1944 ; cf. la lettre du 15 juin 1944 à Schutz du pasteur Marc Du Pasquier, au nom du Conseil synodal de l’Église neuchâteloise, qui m’a été gentiment signalé par le prof. Gottfried Hammann. Cela toutefois ne fut pas possible car de Pury n’était pas « agrégé au clergé neuchâtelois », ibid. 217 Sur l’« Amitié chrétienne », Roland de Pury et son action multiforme d’aide aux juifs, cf. surtout L. Yagil, Chrétiens et Juifs sous Vichy (1940-1944). Sauvetage et désobéissance civile, Paris, 2005, p. 134-135, et p. 140 sqq. 218 Sur la naissance et l’activité de la CIMADE, d’abord pour soutenir les déplacés alsaciens, ensuite les réfugiés politiques et les étrangers internés dans les camps de la zone Sud de la France, y compris l’important contingent de juifs, cf. surtout A. Freudenberg, « Au-delà des frontières. L’action du Conseil œcuménique des Églises », in J. Merle d’Aubigné, V. Moucon, E.C. Fabre (dir.), Les clandestins de Dieu. CIMADE 1939-1945, Paris, 1968, p. 39-60, et M. Barot, « La CIMADE et les camps d’internement de la Zone Sud 19401944 », in X. De Montclos, M. Luirard, F. Delpech, P. Bolle (dir.), Églises et chrétiens dans la IIe guerre mondiale. La France. Actes du Colloque national tenu à Lyon du 27 au 30 janvier 1978, Lyon, 1982, p. 293-301. Pour une biographie de la principale initiatrice et secrétaire générale de la CIMADE de 1940 à 1956 cf. A. Jacques, Madeleine Barot. Une indomptable énergie, Paris-Genève, 1989, et Madeleine Barot, 1909-1995 : protestantisme, persécutions, œcuménisme : actes du colloque de Châteauroux du 2 octobre 2010, Centre de réflexions, d’études et de documentation de l’Indre (CREDI), Châteauroux, 2011. 219 Cf. une lettre de Schutz depuis Genève à Madeleine Barot du 6 janvier 1942, conservée dans le Fond de la CIMADE à Nanterre et citée par P. Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France 1930-1945, Paris, 2015, p. 235.

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première fois en 1941, lorsque, premier lieutenant du district de Porrentruy, il avait appris l’engagement du jeune étudiant en théologie pour « faire franchir la ligne de démarcation à plusieurs de nos agents » — français, notamment, qui souvent devenaient eux aussi des passeurs220. En 1941 Schutz entra aussi en contact avec le responsable du Service des cadres du Commissariat à la lutte contre le chômage de la zone Sud, Jean Picard, protestant d’origine juive, qui, très souvent, œuvra en faveur des réfugiés étrangers et des juifs touchés par les mesures d’arianisation économique introduites par le régime de Vichy221. C’est notamment Picard qui envoya à Taizé un belge sans laissez-passer, Léopold Soenen, ancien lieutenant d’artillerie de la première guerre mondiale et coiffeur à l’Hôtel Majestic de Paris, depuis 1940 quartier général de la Wehrmacht. Cette information figure dans le rapport d’un inspecteur du Commissariat spécial de police de Mâcon, qui avait été demandé par le préfet en juillet 1941, car on lui avait signalé que des étrangers étaient fréquemment reçus dans le « Château » de Taizé par Schutz : un jeune qui, à cause de ses fréquents voyages en Suisse, passait dans la région « pour un agent de renseignements d’une puissance étrangère222 ». Selon le même rapport, à cette date étaient également hébergés un jeune étudiant en théologie de Clermont-Ferrand et deux ouvriers agricoles de nationalité espagnole qui avaient quitté leur pays après la fin de la guerre civile et aidaient au travail du domaine223 ; ces derniers, adressés à Schutz par le délégué du syndicat régional agricole de Mâcon, Bernard Lafay, ancien militant de la « Jeunesse agricole catholique », faisaient évidemment partie de l’important contingent d’un demi-million d’espagnols qui, après la victoire franquiste, avaient traversé les Pyrénées224. Ce fut probablement aussi pour

220 Cf. D. Surdez, La guerre secrète aux frontières du Jura 1940-1944, Courtedoux-Porrentruy, 1985, p. 25. Sur le rôle de l’officier suisse, cf. ensuite R. Belot (dir.), Guerre et frontières : la frontière franco-suisse pendant la seconde guerre mondiale, Paris-Neuchâtel, 2006, p. 159 et p. 279. 221 Cf. M.-A. Maux-Robert, « Le Commissariat à la lutte contre le chômage en zone Sud », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2 (2002), p. 121-146, spécialement p. 131-132. 222 « Il fait en effet un déplacement à Genève, chaque mois, où il dit donner des cours gratuits de théologie. Il est évident qu’il a ainsi la plus grande latitude pour toute activité quelle qu’elle soit » ; cf. le rapport n. 4965 de l’Inspecteur Caviglioli au préfet Brun du 13 août 1941, ADSL, 1 W 1225, en réponse à la note préfectorale du 7 juillet. Dans le même sens vont les notes de Philippe Akar concernant une conversation du 15 janvier 1967 entre fr. Roger et le député gaulliste Jean-Claude Servan Schreiber, où, en parlant des deux premières années passées à Taizé, Schutz rappellera « les difficultés avec la police d’État française, basée à Mâcon, et qui, depuis la Préfecture, fit de nombreuses descentes à Taizé pour y surprendre les hôtes clandestins, sans doute alertés par des dénonciations locales ». 223 Il s’agissait de Charles L’Eplattenier, Aurelio Aguilar et Félipe Cancer. 224 Un important contingent était aussi dans le Chalonnais, cf. Platret, La Seconde Guerre mondiale dans la région de Chalon-sur-Saône, op. cit., p. 29. Plus généralement, sur l’arrivée des espagnols en France après 1939, cf. E. Eychenne, Les Fougères de la liberté, 1939-1945. Le franchissement clandestin de la frontière espagnole dans les Pyrénées-Atlantiques pendant la Seconde Guerre, Toulouse, 1987, G. Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols

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camoufler les mouvements d’un accueil parfois plus clandestin que, en août 1941 Schutz offrit à la préfecture de Mâcon sa disponibilité à héberger pendant un mois à Taizé des prisonniers rapatriés, fatigués ou convalescents, « sans […] aucune obligation ni matérielle, ni confessionnelle » ; cette offre, transmise au président de l’Union départementale de la Légion Française des combattants, fut acceptée par le préfet Paul Brun, du moment que l’enquête de la police n’avait trouvé aucun élément confirmant les « imputations » portées in loco contre l’étudiant suisse225. Invité à informer chaque fois la brigade de la gendarmerie de Saint-Gengoux-le-National sur la provenance et la situation des étrangers hébergés au « Château », Schutz continua d’autre part à faire toujours l’objet d’une discrète surveillance226. De fait, alors qu’il était rentré en Suisse au début du mois de décembre suivant pour être opéré de l’appendicite, le maire et le secrétaire de la petite commune de Taizé furent interrogés par la gendarmerie de Saint-Gengoux pour avoir des informations sur un jeune étranger de nationalité incertaine, Michel Garidace, hébergé depuis juillet à Taizé ; celui-ci, simplement muni d’une carte alimentaire obtenue à Marseille et soupçonné d’un vol d’objets sacrés dans l’église du village voisin de Massilly, aurait quitté le village au départ de Schutz « pour se rendre à Lyon vers des Juifs (ceci d’après la rumeur publique)227 ». Entre-temps, la campagne environnante venait de se repeupler avec l’arrivée de plus de deux mille jeunes des « Chantiers de la jeunesse », organisation paramilitaire créée après l’armistice de 1940 et la suppression du service militaire obligatoire en vue de mobiliser les jeunes de la « zone libre » pour des travaux d’intérêt général228. C’est alors qu’arrivèrent à Taizé les premières

en France : de la Guerre civile à la mort de Franco, Paris, 1999, et B. Vargas-D. Debord, Les Espagnols en France, une vie au-delà des Pyrénées, Toulouse, 2010. Cf. en outre Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile, op. cit., p. 284 sqq. Sur Bernard Lafay, cf. C. Delorme, « Témoignage sur cinquante années de militantisme agricole », in G. Garrier (dir.), Le syndicalisme agricole en France. Actes de la journée d’étude de Lyon, 22 mars 1980, numéro spécial du Bulletin d’Histoire Économique et Sociale de la Région Lyonnaise, 1-2 (1981), p. 62-93. 225 Cf. Caviglioli à Brun, 13 août 1941, Brun à de la Chesnais, 28 août, et Brun à Schutz, 29 août 1941, ADSL, 1 W 1225. 226 Cf. Caviglioli à Brun. 227 Cf. le Carnet de déclarations du Gendarme Possin, SHGN, 71 E, 827, daté 20 et 22 janvier 1941. 228 Il s’agissait en particulier du 4e groupement Vauban de la province Alpes-Jura, dont la direction s’installa à Cormatin, à 4 km de Taizé. Subdivisé en une dizaine de groupes d’environ 150-200 jeunes — le plus proche de Taizé était celui de Chazelle, dirigé par Philippe Akar, que je remercie pour son témoignage (Ameugny, 12 juin 2011) —, il était surtout engagé dans la coupe du bois dans les forêts domaniales voisines pour fournir en carburant les boulangeries de Lyon et d’autres villes du Sud avec des chargements ferroviaires quotidiens depuis les gares de Cormatin, Massilly et Cluny. Cf. Les chantiers de la jeunesse. Historique du Groupement 4 Vauban « La sueur épargne le sang », Cormatin (Saône-et-Loire) et de La Chapelle des Chantiers de Charcuble, Bissy-la-Mâconnaise (Saône-etLoire), Andrézieux Bouthéon, s. d. Sur les « Chantiers de la jeunesse française », cf. ensuite Commission d’histoire des chantiers de la jeunesse (dir.), Histoire des chantiers de la

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demandes d’hospitalité pour passer des semaines de silence et de retraite229. Surtout, depuis le printemps 1941, la « Maison de Cluny », comme Schutz et les amis de Lausanne se mirent à l’appeler, commença ainsi à accueillir, en même temps que les réfugiés, des personnes en quête du « silence […] où Dieu parle230 ». Bientôt rejoint par sa plus jeune sœur, Geneviève, qui l’aide à l’accueil231, Roger reste en relation avec les amis romands à travers des multiples échanges épistolaires — « écrire c’est être clunisien232 » — et des retraites et rencontres organisées à l’occasion de ses retours en Suisse. C’est sans doute lors d’un de ces colloques que fut mise au point une première présentation du projet de « Communauté des intellectuels chrétiens », où Schutz et les « clunisiens » lausannois expliquaient les raisons, la finalité et la structure de leur groupe. Transmis aussi à Francis House et à Suzanne de Dietrich, ce premier « projet Schutz » esquissait substantiellement les grandes lignes d’une sorte de tiers ordre, dont les membres, sur le modèle des Solitaires de Port-Royal, étaient liés entre eux « par un même esprit, une même méthode, une même discipline de travail », « dans la plus grande liberté intérieure, l’attachement le plus fervent et l’esprit le plus marqué »233. : « On était de Port-Royal sans y être —  sera-t-il noté dans la Lettre à nos frères et amis à propos de cette première expérience communautaire —, on en était étant ailleurs, étant en religion, étant en ménage, étant en charge dans le siècle234 ». Vivants loin les uns des

jeunesse racontée par des témoins : actes du colloque d’histoire qui s’est tenu les 12 et 13 février 1992, au Service historique de l’Armée de terre (SHAT), Château de Vincennes, Paris, 1992, p. 131-132, et Ch. Pécout, Les Chantiers de la Jeunesse et la revitalisation physique et morale de la jeunesse française. 1940-1944, Paris, 2007. 229 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 26 décembre 1940, AG. 230 Cf. Jacques Stamm à Schutz. 231 À la fin du mois d’avril 1942, Schutz avait entre autres renouvelé sa disponibilité à accueillir à Taizé des jeunes dont les parents se trouvaient « en zone interdite ». Cf. une lettre du 30 avril 1942 de Marie Louise Zimberlin, qui m’a été transmise par Chantal Clergue, que je remercie. Marie Louise Zimberlin était enseignante à Cluny et liée au mouvement de résistance interne des « Francs-Tireurs » ; elle fut déportée à Ravensbrück en février 1944 et mourut à son retour en avril 1945. Cette lettre est adressée à sa sœur Sophie qui à Avignon, en contact avec la filière de sauvetage protestante du Chambon-sur-Lignon, cachait des enfants juifs : « J’ai vu un jeune pasteur suisse qui vient d’acheter un château des environs (8km1/2) ; ils veulent faire une sorte de Fédération chrétienne pour les jeunes — il peut accueillir ceux de nos jeunes dont les parents sont en zone interdite. Il m’a paru l’essence même de la bonté et je lui enverrai mes éclaireurs pour camper et je lui ai promis d’aller le voir à la fin du mois. Il héberge des gens intéressants ». 232 Cf. Roger Duckert à Schutz, 8 août 1941. 233 Cf. Communauté des intellectuels chrétiens, s. d., 4 p. dact., AFUACE, avec la note ms de Francis House « Projet Schutz ». C’est à cette présentation du projet, écrite en août 1940 et publiée dans la circulaire périodique de la FUACE en novembre 1940, que Schutz fait sans doute référence dans une lettre à Suzanne de Dietrich du 28 février 1942, AFUACE, où il évoque « quelques mots que j’avais écrits il y a un an ». 234 Il s’agissait d’une citation de l’Histoire de l’abbaye de Port-Royal de J. Besoigne, Cologne, 1752, 6 vol., t. IV, p. 158.

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autres, les membres de la communauté s’engageaient en particulier à un travail intellectuel commun sous la conduite d’« un directeur d’étude » et à suivre certaines règles de discipline spirituelle avec l’accompagnement d’un « directeur spirituel », pour lequel Schutz chercha un modèle dans l’abbé de Saint-Cyran ; ce modèle le fit ensuite remonter à l’étude de « son maître », Augustin — que « nous risquons d’avoir par trop négligé » —, et d’Augustin à Paul, « lequel sera toujours remis au premier plan dans les périodes où il s’agit de renouveler l’Église »235. Davantage loi intérieure que règlement extérieur236, la « règle de l’intellectuel chrétien » présentée dans ces premières pages sur la communauté était ensuite résumée dans la maxime bénédictine « Ora et labora », à laquelle était ajoutée la précision « ut regnet » pour indiquer la finalité ultime du travailleur chrétien : la royauté du Christ237. Cette « devise » s’articulait ensuite autour de quelques conseils : l’exhortation à recentrer la prière dans l’Écriture pour que travail et repos soient chaque jour vivifiés par elle, à chercher, selon l’exemple des Veilleurs, une inspiration constante dans les Béatitudes, à tendre vers une simplification progressive de la vie et à s’efforcer, surtout, de « maintenir en tout le silence intérieur238 ». Celui-ci était considéré comme une condition préalable et essentielle pour entrer dans une attitude de prière, surtout pour des intellectuels pris dans le tourbillon des idées et souvent exposés au risque de découragements stériles par un travail solitaire, méthodique et sans résultats immédiats. Ces mois, où Schutz faisait l’expérience des « affrontements des peuples en ce temps de guerre239 » tout en accomplissant des voyages fréquents en Suisse pour rencontrer les amis qui à Lausanne cherchaient péniblement à « vivre en clunisiens240 », furent surtout par ailleurs des mois au cours

235 Cf. Schutz à Étienne Burnand, 11 novembre 1940. 236 En ce sens, cf. surtout la Lettre à nos frères et amis. 237 Sur la mise en valeur progressive de la notion de royauté du Christ à la suite d’une reconsidération du caractère eschatologique et universel de sa seigneurie sur l’histoire, ainsi que sur la diffusion qu’elle entraînera, dans les années 40, d’une spiritualité du Christ-roi qui caractérisera l’enseignement de nombreux instituts de formation — comme l’Institut œcuménique de Bossey ou le Centre Protestant d’Études à Genève — où les laïcs seront appelés à témoigner de manière concrète dans la vie sociale, cf. Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », art. cit., p. 394. Celui-ci renvoie surtout à W.-A. Visser’t Hooft, La Royauté de Jésus-Christ, Genève, 1948, pour qui la notion de seigneurie du Christ non seulement avait des conséquences importantes sur le plan de l’attitude de l’Église dans le monde et avec le monde, mais constituait le fondement même de l’œcuménisme. Sur l’ouvrage de Visser’t Hooft cf. ensuite J. Bosc, L’office royal du Seigneur Jésus-Christ, Genève, 1957, p. 31-32. Sur la centralité de la notion de règne de Dieu dans la théologie et la prédication de Monod cf. plutôt Gagnebin, Christianisme spirituel et christianisme social, op. cit., p. 379 sqq., et J. Baubérot, Un christianisme profane ? Royaume de Dieu, socialisme et modernité culturelle dans le périodique « chrétien-social » L’Avant-Garde (1899-1911), Paris, 1978, p. 225-228. 238 Cf. Communauté des intellectuels chrétiens. 239 Cf. Brico, Frère Roger, op. cit., p. 107. 240 Cf. Olivier Delafontaine à Schutz, 12 juillet 1941, DT.

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desquels, par la libre combinaison d’influences et d’éléments divers, prirent forme des orientations spirituelles fondamentales, ainsi que les traits d’un charisme en gestation qui, à la faveur de quelques rencontres à la fin de 1940, seront ultérieurement définis. Au début de novembre, il fît en particulier une rencontre importante —  et retardée par crainte « d’y être trop fortement influencée » — avec l’infirmière célibataire genevoise Marguerite de Beaumont, âgée de 40 ans, et avec l’expérience communautaire féminine commençante de Grandchamp, née elle aussi dans ce creuset de vocations communautaires que fut la guerre241. En 1936, Marguerite s’était en effet établie dans une maison aux environs de Neuchâtel qui accueillait les retraites d’un petit groupe de femmes de la Suisse romande, appartenant pour la plupart au tiers-ordre des Veilleurs, et, depuis quelques mois, elle avait transformé la maison du hameau de Grandchamp en centre d’une première expérience communautaire, qui débuta concrètement en avril 1940 avec Marguerite Bossert et Irène Burnat, celle-ci très liée au pasteur de Saussure242. En plus de l’encouragement de ce dernier, le démarrage de la vie commune avait été soutenu surtout par les conseils et l’impulsion de l’animatrice du groupe des responsables des retraites, Geneviève de Lacroix-Michel, avec qui Marguerite avait une grande intimité spirituelle depuis la fin des années 20243. Devenue veuve jeune, originaire d’une famille de la haute bourgeoisie protestante française et femme à la forte personnalité spirituelle, Geneviève — qui menait en ce temps-là une vie solitaire dans un chalet en Haute-Engadine — avait en effet perçu que la création d’une petite communauté dédiée à une prière centrée sur la Bible et à l’accompagnement spirituel apporterait une contribution importante « pour travailler à la reconstruction du monde » et serait le signe anticipateur d’une « aube de temps nouveaux »244. Elle invita donc la « gardienne » de Grandchamp à connaître l’expérience de la maison de retraites et d’accueil ouverte en hiver 1939/1940 en Provence, à Pomeyrol — troisième pôle d’une recherche communautaire dans le contexte du protestantisme francophone, lancée avec la double inspiration des Veilleurs et du scoutisme245 —, en

241 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 25 juin 1941. Sur la communauté de Grandchamp, cf. surtout Sœur Minke, Vers une gratuité féconde. L’expérience œcuménique de Grandchamp, Paris, 2009, et les témoignages de M. De Beaumont elle-même, Du Grain à l’Épi. Recueil de souvenirs, Le Mont sur Lausanne, 1995. Cf. aussi Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 363-372. 242 Cf. la lettre du 15 octobre 1941 d’Irène Burnat à sa cousine carmélitaine sœur Angèle de la Croix du Carmel des Buissonnets, elle-même cousine de Jean de Saussure, PMV. 243 Pour un rapide portrait, cf. surtout le « Témoignage de Jean-Louis Leuba », in Une vocation de femme. Geneviève Micheli, Areuse-Le Mont-sur-Lausanne, 1996, p. 17-43. 244 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 25 décembre 1939 et 23 avril 1940, AG. 245 Sur la communauté de Pomeyrol, cf. Biot, Communautés protestantes, op. cit., p. 152-155 ; Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 352-362 ; « Historique de la Communauté de Pomeyrol », Foi et Vie, 6 (1977), p. 74-78, et l’article « Butte, Antoinette » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 110.

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encourageant sa vocation à une vie de silence et de louange dans un cadre communautaire ; vocation œcuméniquement fécondée en février 1940 par la rencontre décisive avec l’abbé Couturier auquel Marguerite fut adressée par le pasteur de Saussure246. Ce fut une rencontre où histoires et vocations se confirmèrent mutuellement. Le père de l’œcuménisme spirituel — voué à la cause de l’unité des chrétiens en ces années 30 où s’élaborèrent les contenus intellectuels et spirituels de l’œcuménisme catholique jusqu’à Vatican II — perçut alors en cette femme déjà mûre, à l’esprit poétique et contemplatif, le pilier de la première cellule protestante de son monastère invisible, dont il avait tant rêvé247. Et de son côté elle trouva en lui une source fondamentale d’inspiration248. Pour Roger Schutz aussi la rencontre avec Marguerite fut tout d’abord l’occasion d’une confirmation249 : la petite communauté de Grandchamp, en fait, le fortifia « dans certaines convictions » et surtout elle fut un premier interlocuteur précieux pour partager son projet « clunisien »250. Un projet susceptible d’approfondissement, mais dont l’« inspiration » fut tout de suite reconnu par Geneviève Micheli, informée par Marguerite sur les initiatives de l’étudiant lausannois, de trente-trois ans plus jeune qu’elle : « Je pense que pour vous, comme pour Schutz — écrivait-elle à Marguerite de Beaumont en novembre 1940 —, il faut tout simplement écouter les enseignements du Maître, obéir, attendre le Saint Esprit […]. Il faut croire à tout ce renouveau qui justement aujourd’hui, dans notre sombre obscurité, aura lieu251 ». Un 246 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 28 février 1940, AG. Cf. ensuite M. Villain, L’Abbé Paul Couturier. Apôtre de l’Unité Chrétienne. Souvenirs et documents par Maurice Villain, Tournai-Paris, 19592, p. 187, et surtout F. Gaulué, « Vers un “monastère réel de l’unité chrétienne” : Taizé et Grandchamp », in L’Œcuménisme spirituel de Paul Couturier aux défis actuels. Actes du colloque universitaire et interconfessionnel, Lyon et Francheville (Rhône, France) les 8, 9, 10 novembre 2002, Lyon, 2003, p. 130-156. Sur le pionnier de l’œcuménisme spirituel, cf. l’étude fondamentale de É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du xixe au xxe siècle. Itinéraires européens d’expression française, Paris, 1982, p. 273 sqq., et, du même auteur, la contribution plus brève, « La vocation tardive de l’abbé Couturier », in L’œcuménisme spirituel de Paul Couturier, op. cit., p. 15-43. 247 « Devinez-vous ma joie à la pensée de ce premier “couvent”, sui generis, protestant ! Je le rêve très unioniste. Mais puisque vous vous en occupez, est-ce un rêve ? » ; cf. Paul Couturier à Jean de Saussure, 26 décembre 1939, PdS. Cf. ensuite Couturier à Marguerite de Beaumont, 3 avril 1940, AG : « Comme je vous le disais à Lyon, j’aimerais voir Grandchamp devenir un centre de jaillissement des souffrances du Christ divisé […]. Vous vous rappelez : la seule méthode unioniste vraie est celle qui est basée sur les fiats spirituels, méthode qui peut s’appeler “l’émulation spirituelle” ». 248 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 8 février et 23 avril 1940, AG. Cf. ensuite M. de Vries, « L’accompagnement spirituel de l’abbé Couturier et la Communauté de Grandchamp », in L’Œcuménisme spirituel de Paul Couturier, op. cit., p. 119-130. 249 Dans Du Grain à l’Épi, op. cit., p. 115, Marguerite situe la rencontre au printemps 1940, mais vraisemblablement il eut lieu à l’automne suivant ; cf. la lettre de Schutz du 25 juin 1941. 250 Cf. Schutz à de Beaumont, 26 décembre 1940. 251 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 6 novembre 1940, AG ; cf. aussi Gaulué, « Vers “un monastère réel de l’unité chrétienne” », op. cit.

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échange épistolaire aussitôt commença en particulier avec Marguerite, que Roger, en décembre 1940, consulta même sur la possibilité « d’admettre dans votre communauté (à trois) […] des hommes qui vivraient avec vous252 ». Étant donné la rareté des sources sur cette phase décisive de la « silencieuse germination253 » de l’expérience « clunisienne », les échanges avec Marguerite constituent sans aucun doute une des traces les plus significatives de la recherche de Schutz entre 1940 et 1942. Le « doyen » de la communauté d’intellectuels chrétiens naissante informe en effet sa correspondante, plus mûre que lui, de ses lectures, de ses résolutions spirituelles, de la « marche de notre communauté », des difficultés de la vie dans la campagne de Taizé254. Il partage ainsi avec Marguerite, avec laquelle il se sentit tout de suite en accord spirituel, sa « découverte » de l’enseignement de Saint-Cyran — « tout attendre du Seigneur, vivre dans sa continuelle présence, demeurer en Lui toujours disponible sachant que hors de Lui nous ne pouvons rien faire », dans l’abandon « de tout effort volontaire pour laisser à Dieu seul l’initiative première » ; il remarque « combien dans notre protestantisme réformé, nous négligeons des éléments qui favorisent et stimulent la prière, la contemplation, l’état de communion » ; il échange, surtout, sur les perspectives et sur les difficultés « de nos premières expériences clunisiennes » — des expériences qui trouvaient certes dans le jansénisme et en Port-Royal un point de repère « sur le plan du travail » et le modèle « d’un regroupement d’hommes qui autrement seraient demeurés des isolés », mais qui devaient toutefois se confronter à l’absence de « tradition à laquelle nous rattacher »255. Il s’agissait d’une absence importante pour lui qui ne voulait pas retomber dans « la grande tradition monastique, à l’égard de laquelle précisément nous devons être réservés si nous ne désirons pas copier ou être très vite subjugués », et qui souhaitait garder son intention première de « rester au bénéfice de la Réforme », en créant une « maison qui en conserve l’admirable liberté256 ». Il se confie à Marguerite et, en même temps, il la conseille déjà, en reconnaissant en elle la vocation « d’inaugurer une tradition nouvelle dans l’Église Réformée, en créant une communauté permanente257 ». Il reste pourtant un étudiant en théologie en qui la ferme volonté de récupérer la valeur de la vie communautaire en milieu reformé est encore accompagnée d’une part d’incertitude sur le futur proche de son projet et de questions difficiles à résoudre. En juin 1941, il écrivait à Marguerite : Pour notre communauté, je n’avais jamais entendu un appel aussi précis et, si même j’ai cru à certains moments à la nécessité d’une communauté

252 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 26 décembre 1940. 253 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 6 novembre 1940. 254 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 26 décembre 1940. 255 Cf. ibid. et la lettre suivante à Marguerite de Beaumont du 25 juin 1941. 256 Cf. encore Schutz à Marguerite de Beaumont du 25 juin 1941. 257 Ibid.

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permanente vivant dans la Maison — laquelle reste le centre de ralliement du “tiers ordre” en même temps qu’un centre d’action missionnaire auprès d’intellectuels chercheurs —, toutefois je me suis toujours défendu de l’idée de créer une véritable communauté permanente où chacun prêterait des vœux pour la vie. Nos réformateurs n’ont pas critiqué et aboli sans raison valable la vie conventuelle et surtout les vœux monastiques. Comment alors ne pas les suivre, eux et tout le protestantisme réformé qui est resté fidèle sur ce point ? Ou bien les réformateurs en combattant les excès ont-ils rejeté comme nuisible un organe vital de l’Église : les couvents ? La question est complexe dès qu’il s’agit pour nous de savoir si oui ou non nous créerons une communauté permanente258. Outre cette question — qui « toujours plus […] me saisit à la gorge » et sur laquelle Schutz décidera donc de concentrer son travail de thèse —, l’autre problème qui se pose « avec acuité » au cours de la première année passée à Taizé est surtout celui de modeler et de moduler la prière quotidienne259. Il s’agissait de chercher un délicat équilibre entre les exigences d’une prière plus objective — le mouvement de renouveau liturgique romand allait dans le même sens en adaptant les ancienne heures canoniales à la tradition reformée — et la crainte d’un formalisme qui ne quittera jamais le fondateur de la communauté de Taizé260. « Trop de répétitions, trop de formules trinitaires, trop de psaumes pour un même service — écrira-t-il à propos de la première version de l’Office divin de l’Église universelle du groupe Église et Liturgie, qui au début des années 30 se réunissait autour du pasteur Richard Paquier —, l’intelligence ne peut les assimiler tous et risque alors de les oublier tous261 ». « Non, la méditation est autre chose », ajoutait-il à ce propos, en identifiant encore la prière principalement à une méditation discursive de l’Écriture ; pour lui, si une méditation pouvait recourir avec profit à quelques « petits moyens qu’il faut considérer comme des grâces divines offertes à nos pauvres esprits incarnés »262, elle devait toutefois rester vigilante dans 258 « Pauvres comme nous le sommes de tout bien spirituel — ajoutait-il quelques lignes plus loin —, nous ne pouvons qu’attendre dans une paisible confiance la réponse et ne devrions point nous troubler » ; cf. ibid. 259 Ibid. 260 Ibid. Cf. ensuite la lettre de Schutz à Maurice Villain du 25 septembre 1941, PPC : « Je suis décidé à changer de sujet et l’on peut déjà formuler ainsi ce dernier : pourquoi la Réforme calvinienne a-t-elle aboli la vie conventuelle. Il me faudra tout d’abord faire une étude historique approfondie, soit des réactions de Calvin et de ses contemporains protestants, soit de celles des catholiques de l’époque à l’égard de la position réformée condamnant les couvents ». Sur le mouvement du renouveau liturgique romand, cf. en particulier A. Bardet, Un combat pour l’Église. Un siècle de mouvement liturgique en Pays de Vaud, Lausanne, 1988, p. 83 sqq. Cf. aussi J.H. Dalmais, « Le renouveau liturgique dans le protestantisme d’expression française », La Maison Dieu, 19/3 (1949), p. 48-54, et Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », art. cit. 261 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 25 juin 1941. 262 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 26 décembre 1940.

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la recherche de lieux, de signes et d’actions risquant de favoriser un certain état de quiétude plutôt qu’un véritable silence intérieur indispensable à la rencontre avec le Christ263.

9. « Premiers jalons d’un ministère œcuménique » Avec Marguerite, constamment en contact avec l’abbé Couturier264, Schutz partagea vraisemblablement aussi le désir de rencontrer le prêtre lyonnais, dont il avait depuis longtemps entendu parler par un de ses beaux-frères, Armand Payot, pasteur à Genève ; une fois installé à Taizé, il n’attendit donc pas pour aller le rencontrer à Lyon, peu avant Noël 1940265. Racontée plusieurs fois avec émotion au cours des décennies suivantes aussi bien par fr. Roger que par le disciple mariste de l’abbé Couturier, Maurice Villain, la rencontre entre le professeur de l’Institut des Chartreux de Lyon, âgé de soixante ans, et l’étudiant suisse marqua de fait une étape décisive dans l’évolution du projet communautaire de Schutz : une évolution à laquelle le prêtre français eut vite la perception d’avoir contribué, en posant une « pierre œcuménique » fondamentale266. En effet, la personnalité de l’initiateur de la semaine universelle de prière pour l’unité des chrétiens — qui pour cette cause cherchait des « points stratégiques de Dieu […] principalement hors de l’Église catholique romaine267 » — eut un impact très fort sur le jeune Schutz268, dont l’itinéraire sera souvent ponctué par des rencontres personnelles où la dimension empathique et affective aura toujours un rôle très

263 « Nos Maisons — se demandait-il encore avec Marguerite en juin 1941 — ne risquent-elles pas de développer un mysticisme dangereux pour certains ? J’ai constaté que souvent les retraitants apprécient de la méditation, avant tout le lieu, c’est-à-dire notre modeste chapelle. Certes celle-ci doit rester un humble moyen mis à notre disposition pour mieux prier, mais rien de plus. Si le petit lumignon qui scintille près de la Bible, la mi-obscurité berçant nos sens et créant en nous un état de quiétude, et non de véritable silence intérieur disposant à la rencontre avec le Christ. C’est un principe de libération apporté par notre protestantisme réformé que de pouvoir prier dans un lieu quelconque, la présence de notre Christ ne se réalisant pas mieux dans la chapelle qu’ailleurs. […] Cette mise en garde à l’égard de certaines de nos inclinations profondes est douloureuse, je le sais, mais enfin la vie chrétienne est un combat continuel, il s’agit de maintenir un équilibre, dans le cas particulier équilibre entre la foi virile accordée par Christ et une piété quiète attribuant aux objets, aux lieux une valeur presque magique et à certains actes une valeur rituelle ». 264 Cf. Irène Burnat à sa cousine sœur Angèle de la Croix, 5 octobre 1941, PMV. 265 Cf. Schutz, « Témoignage », in M. Villain (dir.), Paul Couturier, apôtre de l’unité chrétienne : témoignages, Lyon, 1954, p. 165-174. Sur la première rencontre entre Schutz et Couturier cf. Villain, L’Abbé Paul Couturier. Apôtre de l’Unité Chrétienne, op. cit., p. 177. 266 Cf. Couturier à de Saussure, 16 août 1950, PdS. 267 Cf. M. Villain, « Taizé 4 juillet 1966 », Verbum Caro, 80/1 (1966), p. 72-77. 268 « Vous êtes certainement en France un de ceux qui avez le mieux compris notre but », écrira Schutz au prêtre lyonnais le 10 novembre 1941, PPC.

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important269. Dans la délicate phase au cours de laquelle l’étudiant lausannois s’interrogeait sur les perspectives du groupe d’universitaires chrétiens qu’il suivait à distance depuis Taizé, l’abbé Couturier avec discrétion contribua en particulier à mettre l’accent sur le versant religieux de cette expérience et, surtout, à ancrer sur l’œcuménisme un projet qui n’avait pas derrière lui une réflexion spécifique sur le thème de l’unité des chrétiens270. L’absence de cette réflexion spécifique n’excluait d’ailleurs pas, à un autre plan, le développement d’une sensibilité aiguë pour la réalité de la division entre chrétiens, surtout dans un contexte de fort antagonisme confessionnel comme celui de la Suisse romande dans les années 30271. À cet égard eurent une importance fondamentale le milieu et certains souvenirs familiaux, ainsi que la structure même de la personnalité de Schutz : il était émotivement mal à l’aise en toute situation d’opposition, et il était porté à se référer en priorité à une pratique reflétant la vie spirituelle plutôt qu’à une élaboration intellectuelle. Par la suite et à plusieurs reprises Schutz évoquera en particulier le souvenir de sa grand-mère maternelle comme mobile, éloigné mais décisif, de sa propre trajectoire œcuménique, souvenir qui avec le temps s’était gravé en lui avec la force d’une image qui interpelle272. D’ancienne origine protestante, veuve d’un pasteur et mère de trois fils combattant au front, Marie-Louise MarsaucheDelachaux avait accueilli dans sa maison de l’Oise, pendant la première guerre mondiale, plusieurs réfugiés et personnes déplacées ; profondément marquée par l’expérience d’une guerre qui avait vu des chrétiens divisés se battre les uns contre les autres, après la fin du conflit, en signe de réconciliation, elle avait commencé à fréquenter l’église catholique d’une petite commune de la Dordogne. Dans la famille Schutz, le souvenir de la grand-mère Marsauche avait toujours été très vif et avait laissé des traces dans le comportement des parents : ainsi, lorsque, en 1928, ils inscrivirent Roger au collège de Moudon, ils le mirent en pension chez une veuve catholique, mère de quatre enfants, pour lui venir en aide économiquement273. Pour Roger, alors âgé de treize ans, ce fut la première expérience directe de la diversité confessionnelle ; une diversité sur laquelle il s’interrogera à nouveau durant ses mois de convalescence, pendant les longues promenades solitaires qu’il fera dans les collines au-dessus d’Oron où commençait le canton de Fribourg et où la population était majoritairement catholique274, et, qu’il retrouvera ensuite,

269 Voir en ce sens aussi D. Sattler, « Frère Roger Schutz und die Gemeinschaft von Taizé. Geistliche Ökumene theologisch verantwortet gelebt », Catholica, 69 (2015), p. 248-263. 270 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 498. 271 En ce sens, cf. aussi Hammann, « Frère Roger avait-il une théologie ? », op. cit. 272 Pour la première allusion dans un ouvrage à l’histoire de la grand-mère maternelle, sur laquelle voir infra dans le dernier chapitre, cf. surtout Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 74-75. Cf. aussi Spink, Frère Roger, op. cit., p. 26-27, Brico, Frère Roger, op. cit., p. 99-101, Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 15 et 27, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 17 sqq. 273 Cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 37-38, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 45-46. 274 Cf. surtout les notes dact. de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille.

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quand il commença à fréquenter la FUACE, vrai laboratoire œcuménique pour beaucoup d’étudiants protestants275. Les conditions étaient donc réunies pour que la rencontre avec le pionnier de l’œcuménisme spirituel catalyse une sensibilité en partie instinctive au thème de l’unité des chrétiens : une sensibilité peu intéressée par la dimension « technique » de la problématique œcuménique et plutôt liée à une aversion innée pour toute forme de division, qui par la suite s’exprimera par une exigence urgente de réconciliation. Le profond accord du jeune lausannois avec certains des éléments essentiels de l’œcuménisme spirituel de l’abbé Couturier fut par conséquent immédiat : l’importance du travail de rapprochement psychologique entre chrétiens de différentes confessions, la priorité d’une prière « convergente » sur la réflexion doctrinale, la mise en place de quelques gestes à valeur symbolique. Deux mois seulement après avoir fait la connaissance de Schutz, l’abbé Couturier pouvait donc se réjouir en apprenant par Marguerite de Beaumont que son jeune interlocuteur était résolu à inscrire son projet communautaire dans la ligne du « Monastère invisible » de l’unité chrétienne qui s’enrichit ainsi d’une autre précieuse cellule protestante276. « Une partie de ce que je rêve s’accomplit ! » — écrivait avec enthousiasme l’abbé Couturier au début de mars 1941 —, en annonçant à l’infirmière genevoise sa prochaine visite à Taizé à la fin du mois 277; une visite qui sera remise à l’été suivant pour des problèmes de communications et à cause de la demande adressée au nouvel ordinaire du diocèse d’Autun, Lucien-Sidroine Lebrun, d’autoriser la célébration d’une messe dans la petite église du village278. Accompagné par le père Villain et par un juge de paix de Cluny, Gaston Chautard, lui-même lié à un autre protagoniste de l’œcuménisme catholique lyonnais, l’abbé Monchanin279, l’abbé Couturier se rendit « chez les solitaires de Taizé » le 4 et 5 juillet 1941280, en se réjouissant d’informer de cette visite le pasteur de Saussure, frappé lui-même par les « coïncidences providentielles »

275 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 505. 276 Cf. Gaulué, « Vers “un monastère réel de l’unité chrétienne” », op. cit., p. 152. 277 Cf. Couturier à Marguerite de Beaumont, 3 mars 1941, AG. 278 D’abord refusée, l’autorisation de célébrer la messe fut ensuite accordée, toutefois « sans la participation de la colonie protestante, mais avec la seule présence de votre ami » ; cf. les lettres du chanoine Deshaires à Paul Couturier du 27 et 29 mai 1941, Couturier à Schutz et Schutz à Couturier, 2 et 9 juin 1941, PPC. Sur proposition de Schutz, la première demande de Couturier avait été par contre d’autoriser la célébration d’« une messe pour la petite communauté protestante » dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la « Maison de Cluny » aménagée en lieu de la prière ; cf. Deshaires à Couturier, 21 avril 1941, PPC. 279 Cf. Chautard à Couturier, 17 mai et 20 juin 1941, et Couturier à Schutz 19 juin 1941, PPC. Sur Jules Monchanin, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 284, F. Jacquin, Jules Montchanin, prêtre : 1895-1957, Paris, 1996, et Jules Monchanin (1895-1957). Regards croisés d’Occident et d’Orient. Actes des colloques de Lyon-Fleurie et de ShantivanamThannirpalli (avril-juillet 1995), Lyon, 1997. 280 Cf. Couturier à de Saussure, 22 juin 1941, PdS.

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qu’il continuait de constater « dans les maisons de retraite »281 et désireux de voir s’unir les efforts communautaires de Taizé et de Grandchamp282. Préparée avec beaucoup de soin, la visite connut son moment le plus fort dans la célébration de la messe par l’abbé Couturier dans la petite église désaffectée de Taizé. L’hôte y assista sur la porte avec une vieille femme du village et un jeune lyonnais lié au prêtre des Chartreux, Jacques Stamm, qui avait manifesté le désir d’essayer une vie communautaire dans la « Maison de Cluny », désir ensuite abandonné au prix d’une grande souffrance pour Schutz283. Première « pierre catholique de ce chef-d’œuvre de l’Esprit qu’est Taizé » — écrira dix ans plus tard le prêtre de Saint Irénée —, la visite laissa chez ses protagonistes « une trace lumineuse »284. Le lendemain de la visite de l’abbé Couturier, Schutz notait en particulier ceci : Si l’union des croyants en un seul corps demeure encore dans une perspective très lointaine, par contre une rencontre comme celle de Taizé vient à aviver en nous la vision de ce que pourrait être et sera l’union du peuple des croyants. Quoique appartenant à deux confessions différentes, nous avons communié, et avec quelle ferveur, dans une même foi au même Sauveur, et ceci aussi bien durant la célébration de la Sainte Messe que, pour vous, comme vous le dites, pendant nos méditations285. La rencontre à Taizé confirme donc l’entente immédiate entre le jeune « clunisien » et l’abbé Couturier qui l’assure « que la main de Dieu est sur vous pour faire de grandes choses pour sa gloire, si votre réponse continue à être docile, humble, abandonnée286 ». Cette entente se traduisit surtout par un échange intense de correspondance, où Schutz demanda et reçut quelques premiers conseils pour son mémoire de licence ; il relata les nombreuses

281 « J’ai le sentiment — écrivait-il à Marguerite de Beaumont le 30 avril 1941, AG — que l’intérêt pour elles se répand avec une ampleur et une rapidité étonnantes ces temps-ci. Et cela me convainc combien c’est la chose dont a besoin notre époque ». 282 Cf. Roger Duckert à Schutz, 9 juillet 1941, DT. 283 Cf. Jacques Stamm à Schutz, et Schutz à Couturier, 2 août 1941, PPC, où il parlait du départ « sans m’en avertir » du jeune lyonnais qui, après un long silence, communiquera à Schutz qu’il était en train de se marier sur le conseil de P. Couturier lui-même. Sur ce fait — dont fr. Roger ne parlera que bien des années plus tard, dans le témoignage accordé à Restrepo en décembre 1968, Taizé, op. cit., p. 41 —, cf. une lettre postérieure de Villain à Schutz du 27 juillet 1966, PPC : « Entre parenthèse, j’ai longuement repensé à cette affaire du mariage de J.S., qu’il avait béni sans vous en parler — ce que j’ignorais —, et je comprends maintenant qu’il y ait eu entre vous une obscurité… Je pense, le connaissant très bien, qu’il devait en cette affaire porter un secret et qu’il a été obligé d’agir selon une résolution prise devant Dieu. Cette épreuve, qui dut être très douloureuse pour vous, ne vous a tout de même pas porté à douter de sa loyauté et de son affection ». Sur la visite à Taizé du 4-5 juillet 1941, cf. les notes ms du père Villain, PPC, et ses rapports ultérieurs, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 179, et « Taizé 4 juillet 1966 », art. cit. 284 Cf. Couturier à de Saussure, 16 août 1950, et Schutz à Couturier, 2 août 1941. 285 Cf. encore Schutz à Couturier, 2 août 1941. 286 Cf. Couturier à Schutz, 16 juillet 1941, DT.

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difficultés de la vie dans la campagne du Mâconnais, qui par moments lui feront envisager de se transférer « dans un endroit plus central » ; il confia l’alternance de ses états d’âme — « il y a de belles journées, pleines du soleil de Dieu, il y en a d’autres plus sombres et parfois même tout-à-fait sombres, celles où Satan essaie de gagner la place » ; enfin et surtout, il tient au courant le prêtre lyonnais sur les évolutions de son projet communautaire287.

10. Le premier texte communautaire Pendant ces mois en effet — comme nous l’avons évoqué —, se poursuit la navette de Schutz avec la Suisse où, à cadence variable, se tiennent les premiers « colloques clunisiens ». Environ une trentaine de jeunes y participent — tous des hommes —, qui gravitent autour d’un groupe plus restreint auquel, en décembre 1940, s’adjoint aussi un beau-frère de Schutz, Roger Duckert, qui donnait à cette époque des cours de science à l’Université de Genève288. Un premier colloque d’étude eut lieu à la veille de Noël 1940, consacré aux rapports entre foi et science, thème particulièrement cher à plusieurs participants, pour la plupart inscrits à des facultés scientifiques289. La rencontre, pendant laquelle se formèrent des petits groupes d’étude qui poursuivirent le travail dans les mois suivants, se déroula près de Lausanne, à Mont Chervet, dans une maison « communautaire » où Delafontaine avec difficulté essayait de suivre la « règle clunisienne » avec un camarade de l’école de sous-officiers, toujours dans l’espoir que son « directeur spirituel » revienne un jour dans le Pays de Vaud290. Après une autre « réunion des lausannois », en juin 1941, restreinte et « pas très réussie »291, un colloque plus nombreux eut lieu ensuite à la fin d’août à Presinge, de nouveau chez les parents de Schutz, juste avant la reprise du service militaire de nombreux « clunisiens »292. L’idée du « doyen » était de consacrer la rencontre à un approfondissement de la notion de liberté dans la tradition romande, de Calvin à Burnier, en s’arrêtant en particulier sur Vinet293. Mais les exigences de structurer un groupe en pleine croissance, dont les membres « ne savent pas encore ce qu’est la communauté », conduisirent les lausannois à insister encore sur la nécessité d’approfondir plutôt le thème

287 Cf. Schutz à Couturier, 30 septembre 1941, 10 novembre 1941 et 26 février 1942, PPC. 288 Pour la liste des noms, cf. René Bovey à Schutz, 12 août 1941, DT. 289 De ce premier colloque Schutz lui-même a parlé dans l’Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 26. Mais cf. aussi Duckert à Schutz, 9 juillet 1941. 290 Cf. Delafontaine à Schutz, 12 juillet et 9 août 1941. 291 Cf. la lettre du 12 août 1941 de René Bovey à Schutz, qui n’y participa pas : « Nous n’étions que 4, et je crois que nous avons beaucoup bavardé sur la vocation sans en tirer grandchose ». Sur la réunion de Puidoux, cf. aussi Duckert à Schutz, 8 août 1941. 292 La convocation fut aussi envoyée à la communauté de Grandchamp ; cf. encore Bovey à Schutz, 12 août 1941, op. cit. 293 Cf. Delafontaine à Schutz, 9 août 1941.

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de l’autorité — en particulier l’« autorité humaine déléguée par Dieu » et l’« autorité dans notre communauté […], que nous ne ferons jamais trop bien comprendre à nos amis » restore — ; thème à l’égard duquel Schutz semblait avoir encore quelques perplexités294. « Cette autorité, tu n’as pas le droit de la refuser ou de la partager », lui rappelait Olivier Delafontaine en juillet 1941, en ajoutant combien tout l’art consistait « dans la façon de l’employer, de la faire sentir à telle personnalité qui s’en accommoderait difficilement » : « Nous avons peur de montrer de l’autorité parce que nous n’avons pas l’habitude d’en faire usage », mais il se disait sûr « que tu as maintenant suffisamment l’occasion d’exercer le pouvoir pour que ce rôle te devienne naturel »295. Toujours à Presinge, avec celui de l’autorité, un autre thème d’approfondissement fut traité, lui aussi lié aux exigences d’un groupe encore assez composite dans sa perception de la signification et des implications de l’adhésion au projet communautaire : le thème de la vocation. Sur ce thème, préparèrent un exposé Roger Duckert et Samuel Aubert, étudiant en lettres et nouveau responsable de l’ACE lausannoise, alors que Schutz s’occupait « de la partie strictement spirituelle et biblique » du colloque296. C’est en partie aussi en réfléchissant sur l’expérience de ces premières rencontres que, entre l’été et l’automne 1941, Schutz mit au point la première expression organique de son projet, les Notes explicatives de la Communauté de Cluny : dix-huit pages qui répondaient, d’une part, à l’exigence de présenter à l’extérieur la tentative « de former une communauté vivant dans le monde » et, d’autre part, au besoin de son animateur de mettre en forme quelques points de repères spirituels essentiels, s’appuyant sur la conviction que pour construire une vie chrétienne authentique il était nécessaire de choisir

294 « Dans ta lettre tu me parlais de la liberté selon Calvin et Vinet. J’ai réfléchi longuement et je suis arrivé à la conclusion suivante qui, je l’espère, ne te sera pas trop rébarbative. Nous ne sommes certes pas connaisseurs de la liberté dans le vrai sens que Calvin lui donne (je ne connais pas assez Vinet pour me faire une idée de sa façon d’entrevoir le problème) ; mais nous sommes facilement “libertaires”, si je peux dire. L’autorité est une manifestation de la volonté, de l’ordre de Dieu que nous connaissons très mal et que nous ne supportons pas toujours très bien. C’est pourquoi il m’a semblé nécessaire d’étudier la question de l’autorité pensant qu’elle nous conduirait très aisément, pour un prochain colloque, à une étude approfondie de la liberté. […] Tout cela nous amènera à un entretien très instructif et surtout très bienfaisant. Car notre communauté doit être un corps organisé dans le sens paulinien de l’image. Et bien que pour nous la tête de ce corps soit le Christ, il n’en est pas moins nécessaire que Christ délègue une autorité parmi nous, car telle est la volonté de notre Dieu que dans toute organisation son autorité soit portée aussi par des hommes. Nous ne pourrions pas vivre d’ailleurs sans cela » ; cf. Duckert à Schutz, 8 août 1941. 295 Cf. Delafontaine à Schutz, 12 juillet 1941. 296 Cf. Duckert à Schutz, 8 août 1941 : « Notre attachement à Cluny ne peut être vrai et actuel que s’il est une réponse à un appel de Notre Seigneur. Nous ne savons pas encore jusqu’à quel point chez nos amis l’appel a été pressant ; mais il me semble qu’il doit devenir pressant et pour cela nous devons, nous quatre, montrer qu’en nous il est pressant, impérieux. Je reprends ta phrase : “nos existences devraient être transformées radicalement par d’aussi fortes expériences” ».

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quelques principes et quelques vérités fondamentales de l’évangile, auxquels rester fidèles et autour desquels chercher à élaborer l’unité de la personne297. Transmises fin septembre à l’abbé Couturier — qui se chargea de trouver un éditeur lyonnais pour en faire une petite brochure bon marché à placer en quelques « points stratégiques » —, les Notes explicatives intégraient et approfondissaient la première présentation du projet de « Communauté des intellectuels chrétiens »298 : un Historique introductif précisait brièvement la genèse de ce projet, en rappelant que son intention originelle était « de rompre avec une tradition trop individualiste, afin d’user pleinement des richesses engendrées par la collaboration — et même par la vie communautaire —, en stimulant dans le domaine spirituel, en émulation, un élan créateur dans le travail299 ». On expliquait ensuite pourquoi, si l’impulsion était partie de la Suisse, le centre « de ralliement » de la jeune communauté avait été cherché dans la France défaite par la guerre, où, « en face de la détresse présente », les « aspirations à la retraite, au silence, à la vie fraternelle » n’en étaient que plus accentuées300. À ce propos, sans doute à la lumière de ses premières lectures en vue de sa thèse, Schutz rappelait alors les origines du premier mouvement monastique médiéval, lorsque, face aux grandes bouleversements de l’humanité, « des hommes se sont unis avec un même désir de silence, de recueillement, de consécration, afin de mieux servir au règne de leur Seigneur, et par ce service d’en secourir plusieurs301 ». Cette référence suivait de manière significative la page où, en note, était évoquée discrètement pour la première fois la question — « trop brûlante aujourd’hui pour pouvoir donner des précisions à ce sujet » — de l’éventuelle constitution d’une « communauté permanente »302, question sur laquelle Schutz avait commencé à échanger avec Marguerite de Beaumont. Si cette hypothèse n’était pas encore explicitement prise en considération, il n’était cependant pas sans importance que le texte du premier engagement pour entrer dans la communauté fut celui de se consacrer « désormais corps et biens » au Christ : il impliquait en fait une exigence de radicalité difficile à concilier avec une autre condition de vie que celle d’un célibataire ayant fait le choix d’une certaine pauvreté303. Pour le reste, la brochure de Schutz que l’abbé Couturier et de Saussure s’engagèrent à diffuser à Lyon et à Genève reprenait et développait le commentaire 297 Cf. Notes explicatives, op. cit. 298 Cf. Schutz à Couturier, 30 septembre 1941, et Couturier à Schutz, 18 octobre et 5 novembre 1941, DT. 299 Cf. Notes explicatives, op. cit., p. 3. 300 Ibid., p. 18. 301 Ibid. 302 Ibid., p. 17. 303 Ibid., p. 16. En ce sens, cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 192. Cela n’excluait évidemment pas pour le moment que des « clunisiens » mariés et avec une famille comme Roger Duckert demandent avec enthousiasme « d’être membre de la Communauté de Cluny », conscient « que cet engagement que je suis prêt à prendre me lie pour ma vie » ; cf. Duckert à Schutz, 15 novembre 1941, DT.

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de la maxime « Ora et labora ut regnet » — « le programme de toute une vie » —, en explicitant surtout le lien fondamental entre la prière et la recherche d’une communion avec la condition ordinaire de l’homme, notamment le travailleur, ce qui était d’autant plus significatif que le texte était adressé à des étudiants et à des intellectuels304. Avec quelques références à Frommel, Pascal et Gratry, étaient ensuite reformulées, précisées et commentées les règles de direction spirituelle par lesquelles devait concrètement être traduite la fidélité à sa propre devise. Plus largement que dans le court texte dactylographié de l’année précédente, étaient ainsi réaffirmées « la nécessité d’une certaine discipline spirituelle » dans une attitude de « mendicité intérieure, attendant tout de notre Dieu » ; l’importance du silence des pensées et de l’imagination, condition indispensable à la prière surtout pour ceux qui semblaient avoir plus besoin que d’autres « de posséder la paix dans une confiance inébranlable en Jésus-Christ » ; la centralité des Béatitudes à propos de laquelle était explicitée la volonté de « nous solidariser avec les Veilleurs […], avec l’espoir de nous rattacher sur un point à une tradition très neuve certes, mais qui est une réponse à un des besoins présents de l’Église »305. Par rapport au « projet Schutz » de l’année précédente, des précisions sur l’organisation interne de la communauté étaient ensuite indiquées. Fruit de la lecture de Saint-Cyran et du débat des mois précédents avec les compagnons lausannois, un bref paragraphe sur le rôle des « directeurs spirituels » esquissait en particulier le profil d’un guide dont la fonction était essentiellement celle « de veiller à la formation de personnalités chrétiennes, d’hommes dont la consécration tend à devenir totale »306. Soucieux d’en circonscrire les domaines et les limites, Schutz s’efforçait surtout de les différencier des « directeurs de conscience », en mettant en garde lui-même et ceux qui, comme lui, allaient devenir interprètes pour d’autres de la volonté de Dieu, contre l’« ambition secrète qui porte insensiblement à vouloir dominer les âmes et à se les approprier307 ». Une moindre attention était en revanche accordée au rôle du « directeur d’étude », dont la fonction était généralement celle d’assurer une continuité de travail dans les différents groupes d’étude,

304 « Pour que la prière soit vraie, qu’elle sorte des entrailles et du cœur, il faut que celui qui prie soit aux prises avec le souci du labeur, du pain quotidien, qu’il lutte avec le démon et connaisse de son prochain, la misère, le tourment. Un homme qui rêve de journées exemptes de peine et de travail, un homme sans inquiétude pour lui-même et ses frères, est incapable de vraiment prier » ; cf. Notes explicatives, op. cit., p. 4. 305 Ibid., p. 8, 5 et 10. 306 Ibid., p. 11-12. Les citations de l’abbé de Saint-Cyran étaient tirées des Œuvres chrétiennes et spirituelles, Lyon, 1679, t. I, p. 16, et t. III, p. 20. 307 « Ambition infiniment plus périlleuse — ajoutait le texte — que celle des princes de la terre qui ne dominent que sur les biens et sur les corps. Le directeur doit renoncer à toute autorité humaine pour devenir l’instrument de Dieu, l’interprète de sa volonté. Il sera aussi le guide, l’éducateur, l’entraîneur, toujours le conseiller attentif débordant de charité qui tend à s’effacer, à se rendre inutile, “afin qu’Il croisse et que lui diminue” ( Jean 3, 30) » ; cf. Notes explicatives, op. cit., p. 12.

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de suivre les relations entre les membres de ces groupes, et de préparer les colloques qui devaient avoir lieu tous les deux mois. Enfin, selon le désir des amis lausannois, était précisée la tâche principale de celui que les Notes explicatives appelleront provisoirement le « chef de la Communauté », alors que dans la première formulation du projet communautaire le « doyen » avait été appelé « conducteur des directeurs » : sa charge était de maintenir l’unité dans la communauté, un but en vue duquel, « après avoir mûri dans la prière et pris conseil », il allait avoir le dernier mot quant à l’admission ou l’exclusion de membres, ainsi que pour la désignation de son successeur308 —  ajout intéressant pour une communauté naissante dont l’animateur était âgé de vingt-six ans. Texte fondateur à bien des égards, écrit avec les conseils de l’abbé Couturier qui en eut « la primeur309 » et transmis à Suzanne de Dietrich pour qu’elle le diffuse parmi ceux qui, au sein des ACE suisses, étaient intéressés à « chercher, dans la vie fraternelle, dans la retraite et le travail […] le Dieu de Jésus Christ310 », la brochure d’octobre 1941 contenait aussi la première trace discrète d’une visée œcuménique qui, dans les mois qui suivirent, allait ultérieurement s’approfondir et être mise au point. Une note à propos du texte du premier engagement qui était plutôt une confession de foi précisait en particulier : « Notre Communauté doit être foyer d’œcuménisme », en adoptant, « quant à notre position à l’égard d’une confession chrétienne », l’attitude de la FUACE, « en recommandant à chacun des nôtres d’être un membre fidèle de son Église », conscients « du déchirement du corps du Christ » et soucieux de devenir « un ferment d’inquiétude pour les chrétiens qui considèrent comme normale la division de l’Église Universelle »311.

11. L  a rencontre avec Max Thurian et Pierre Souvairan : vers une communauté résidente Première trace imprimée de l’existence de la communauté, les Notes explicatives circulèrent assez vite au sein de la « famille spirituelle » dont de Saussure et l’abbé Couturier se sentaient membres312 ; elles contribuèrent ainsi à élargir le cercle de ceux qui regardaient avec sympathie et attention l’expérience « clunisienne ». Tout en freinant l’impatience avec laquelle le prêtre lyonnais voulait faire connaître le renouveau communautaire protestant313, le prestigieux

308 Ibid., p. 16. 309 Cf. Schutz à Couturier, 30 septembre 1941. 310 Cf. Schutz à Suzanne de Dietrich, 28 février 1942. 311 Cf. Notes explicatives, op. cit., p. 16. 312 Cf. de Saussure à Couturier, 17 février 1942, PPC. 313 Cf. ibid. : « permettez-moi de vous dire qu’il serait tout à fait prématuré de publier quoi que ce soit sur la formation de communautés parmi nous. Je m’interdis de faire aucun projet, voulant me laisser conduire pas à pas. Je me reproche déjà de m’être laissé aller à en parler

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prédicateur de la cathédrale de Genève ne manqua pas de parler de l’initiative de Schutz avec les autres pasteurs de l’ancien « groupe Maury » avec lesquels de façon informelle il continuait à se réunir. Futur président de la Fédération des Églises protestantes de la Suisse, Henri d’Espine, en particulier, lut tout de suite avec intérêt la brochure d’octobre 1941 et offrit sa disponibilité pour participer à la retraite que les « clunisiens » avaient programmé pour le 3-4 janvier 1942 à Champel chez les Duckert314. C’est au lendemain de ce rendez-vous, occasion de prendre contact avec des genevois, que remonte la première rencontre à Champel entre Schutz et un autre étudiant en théologie, Max Thurian, de six ans son cadet, très lié au pasteur de Saussure qu’il considérait « comme un père spirituel » et par lequel il avait vaguement entendu parler des Notes explicatives. Il les avait lues pour la première fois deux jours plus tôt à Grandchamp, où il avait fait une retraite au début de l’année avec deux amis : « Ce texte nous saisit », écrira-t-il trois ans plus tard dans le Curriculum vitae envoyé à la Commission du Saint Ministère avec la demande de consécration au ministère pastoral315. À son retour à Genève, il voulut donc aussitôt en connaître l’auteur ; il entra facilement en contact avec lui grâce à des connaissances de l’ACE genevoise qu’il fréquentait depuis quelques mois et, comme il le notera encore dans son Curriculum, il se sentit immédiatement en accord avec lui « sur tous les points »316. Max Thurian était né à Genève en 1921 de parents de tradition réformée, croyants mais pas très pratiquants ; ce fut surtout la grand-mère maternelle, « femme de grande piété », qui eut une influence décisive sur sa première éducation religieuse317. Après une enfance « heureuse et facile », il avait reçu une bonne formation biblique au temple de Chêne et suivi un parcours régulier d’études classiques au collège supérieur. Très tôt convaincu d’avoir la vocation à devenir pasteur, il avait formé, pendant les années au collège, avec six autres camarades, « un groupe très uni », qui se retrouvait souvent le soir « pour de longues veillées de discussions qui aboutissaient toujours en un entretien intime sur des problèmes spirituels et théologiques »318. Par l’intermédiaire d’un des camarades qui en avaient fait partie, ce petit groupe d’étudiants fut influencé par le mouvement des « Groupes d’Oxford » — ensuite quelquefois, alors que j’aurais dû enfermer tout cela dans le silence et la prière. À plus forte raison ne dois-je encore rien en écrire ». 314 Cf. Duckert à Schutz, 21 novembre 1941, DT. 315 Cf. le Curriculum vitae envoyé à la fin de 1945 par Max Thurian à la Commission du Saint Ministère de l’Église de Genève en vue de la consécration, 16 p. ms, AEPG. Sur la première rencontre avec Schutz cf. aussi le témoignage postérieur de M. Thurian dans le livre d’entretiens Max Thurian. Una vita per l’unità, A. Ugenti (dir.), Casale Monferrato, 1991, p. 12. Sur la retraite à Grandchamp cf. la note ms de Thurian avec l’« ordre de retraite » du « deuxième dimanche après Noël », à savoir le 4 janvier 1942, AG. 316 Cf. encore le Curriculum vitae. 317 Ibid. 318 Cf. ibid. et Ugenti, Max Thurian, op. cit., p. 12.

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appelé « Réarmement moral » — qui connut un certain succès en Suisse romande dans les années 30319. Fondé par le pasteur luthérien américain Frank Buchman320 et souvent assimilé aux nombreux mouvements de réveil apparus périodiquement dans les pays nordiques et anglo-saxons, le « Réarmement moral » avait fortement contribué à mettre en vogue des pratiques de partage et d’aide spirituelle réciproque à travers le témoignage et la « confession transparente » dans lesquels on cherchait les réponses à un besoin grandissant de recueillement et de direction. Cependant, plus que de ce mouvement — qui peut être ramené à certains égards à la recherche de formes plus concrètes et moins désincarnées de piété dans le protestantisme d’entre les deux guerres321 —, Max Thurian s’était rapproché du groupe de pasteurs d’Église et Liturgie : un groupe engagé dans un effort de renouveau de la liturgie romande orienté dans un sens œcuménique et centré sur la notion de « catholicité évangélique » à redécouvrir par une recherche doctrinale et liturgique sur les quatre premiers siècles de l’Église, aussi bien d’Orient que d’Occident322. Le fondateur de ce groupe était le pasteur vaudois Richard Paquier : attentif au mouvement néo-thomiste, ainsi qu’à la réaction barthienne et calviniste contre les effets conjoints du piétisme religieux et du libéralisme théologique, depuis 1930 il avait commencé à théoriser la nécessité de restituer aux Églises romandes un visage davantage façonné par l’héritage spirituel et cultuel de l’ancienne Église indivise, en récupérant aussi une dimension sociale et communautaire du culte et de la piété. C’est dans cette perspective que s’était inscrit le travail de recherche liturgique d’Église et Liturgie, aboutissant en particulier à la mise au point d’une Nouvelle liturgie proposée à l’Église vaudoise en 1938 et d’un Office divin de l’Église universelle publié en 1943 après dix ans de large expérimentation ; s’inspirant pour la prière quotidienne du psautier huguenot, du bréviaire romain, du Prayer Book anglican et de l’office oriental, celui-ci avait comme objectif fondamental de retrouver, au-delà de la pratique réformée, la prière de l’Église ancienne, en offrant en même temps une réponse à ceux qui sentaient le besoin d’une prière plus objective et disciplinée323.

319 « Ce fut aussi une cause d’approfondissement de notre foi et de notre amitié », cf. ibid. Sur le mouvement des « Groupes d’Oxford », cf. en particulier C. Vignon, « Les Groupes d’Oxford », in C. Vignon, E. Brunner, Y.M. Congar, Les groupes d’Oxford, extrait de « La Vie intellectuelle » de juillet 1936, Paris, 1936, p. 5-19. Sur leur influence dans les tentatives de revalorisation de la direction spirituelle en milieu réformé, cf. Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », art. cit. Sur leur diffusion en Suisse romande, cf. ensuite Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 88. 320 Pour une biographie de Buchman, cf. G. Lean, Frank Buchman : A Life, London, 1985. 321 Cf. Guillemain, Direction spirituelle et cure d’âme, op. cit. 322 Cf. Bardet, Un combat pour l’Église, op. cit., p. 69 sqq., et Blanc, Reymond, Catholiques et protestants dans le pays de Vaud, op. cit., p. 97 sqq. 323 Cf. Dalmais, Le renouveau liturgique dans le protestantisme d’expression française, op. cit., et encore Bardet, Un combat pour l’Église, op. cit., p. 8 sqq. et 152 sqq. Cf. aussi Église et

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Très tôt « passionné pour les problèmes de la piété chrétienne », Max Thurian avait en particulier connu le pasteur André Bardet, « qui m’a beaucoup dirigé dans ce domaine »324. C’est probablement par son intermédiaire que le jeune genevois, une fois obtenu le baccalauréat, participa à la retraite organisée par Église et Liturgie à Villars-Burquin au début du mois d’août 1940 pour faire connaître aux étudiants l’activité du groupe325 ; jusque dans les mois précédents, ce groupe avait aussi cherché, sans grand succès, à mieux se structurer par un statut et une certaine discipline interne326. C’est à l’occasion de cette retraite que Thurian découvrit avec enthousiasme le texte dactylographié de l’Office divin de l’Église universelle, qu’il recopia intégralement à la main327 : le même Office divin auquel Schutz avait provisoirement renoncé, « par crainte de formalisme », comme il écrira quelques mois plus tard à Marguerite, et qui avait au contraire aussitôt été adopté à Grandchamp328. La rencontre avec Marguerite et ses deux premières compagnes fut donc une étape fondamentale dans le parcours de Thurian, qui se rendit une première fois à Grandchamp en novembre 1940 pour participer à une retraite, dirigée par de Saussure, avec d’autres étudiants de la Faculté de théologie, où il venait de s’inscrire329. Déjà « très nettement déterminé quant à la forme de mon ministère », la connaissance de « cette communauté de femmes consacrées à un travail spirituel en profondeur à l’arrière garde de l’Église » lui permit en fait de réaliser « que Dieu m’appelait aussi à ce genre de ministère » : « les saintes cènes du matin, ainsi que les méditations sur la croix dirigées par le pasteur de Saussure — rappellera-t-il notamment dans son Curriculum de 1945 —, furent l’occasion pour le Christ de s’imposer à ma foi avec une intensité jamais connue et d’orienter mon intérêt vers la vie intérieure et liturgique »330. À partir de cette retraite — écrivait-il, antidatant des intentions et des projets qui commencèrent à prendre forme dans les mois qui suivirent sa rencontre avec Schutz —, il aurait en d’autres termes compris que son futur ne serait pas celui de la responsabilité d’une paroisse : « Je pensais que Dieu m’appelait à créer une Maison de retraite spirituelle pour hommes, où, dans la solitude ou avec des frères, j’exercerais le ministère de la prière et de la cure d’âme, tout en poursuivant un travail théologique, liturgique, spirituel, en

liturgie, L’Office divin de l’Église universelle. Services du matin, de midi et du soir pour chaque jour de la semaine, Genève-Paris, 1943. 324 Cf. Thurian, Curriculum vitae. 325 Cf. Thurian à Hentsch, 31 juillet 1940, ACV, PP 240. Cf. aussi les notes ms de la Retraite pour étudiants à Villars Burquin, ACV, PP 240, p. 36-37. 326 Cf. Bardet, Un combat pour l’Église, op. cit., p. 89 sqq. 327 Ibid., p. 167. 328 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 25 juin 1941, et Marguerite de Beaumont à Couturier, 23 mars 1941, PPC ; à ce propos, cf. aussi Gaulué, « Vers “un monastère réel de l’unité chrétienne” », op. cit., p. 154. 329 Cf. Thurian, Curriculum vitae. 330 Ibid.

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vue de la publication331 ». La prise en charge spirituelle de Grandchamp par le pasteur de Saussure, d’un côté, et, de l’autre, par l’abbé Couturier — qui envoyait régulièrement à Marguerite des notes de méditations pour les retraites organisées avec une fréquence grandissante332 — accentua aussi un certain intérêt du jeune étudiant en théologie pour « des problèmes de polémique (avec le catholicisme) et d’œcuménisme333 ». Retourné une deuxième fois à Grandchamp en mars 1941 pour une retraite avec le petit groupe d’amis du collège — parmi lesquels Pierre Souvairan, qui le suivra immédiatement dans son pari « clunisien » —, Thurian fut très touché par la brochure et par le message que le prêtre lyonnais leur avait adressé, et il lui envoya aussitôt une carte pour l’assurer « de notre prière pour l’unité du Corps de Christ334 ». Croisement de recherches différentes, ayant toutefois derrière elles des exigences et des connaissances communes, la rencontre avec Roger Schutz fut perçue par Thurian comme une rencontre à laquelle Dieu l’avait « longuement préparé335 ». Ce fut sans doute une perception partagée par le fondateur de la jeune Communauté de Cluny : si, à Lausanne, il n’avait pas encore trouvé de compagnons disposés à le suivre à Taizé, deux mois après avoir connu Max Thurian et Pierre Souvairan, il pouvait au contraire, dans une lettre à Marguerite de Beaumont en mars 1942, envisager déjà comme une réelle possibilité « la création d’une communauté permanente dans laquelle des jeunes hommes viendraient une année, deux ans avant d’entrer dans la carrière, se tremper fortement par une discipline de silence, de prière336 ». L’adhésion assurée de Thurian au projet « clunisien » — au début du printemps 1942, il avait déjà pris des mesures pour demander le visa aux autorité de Vichy et pouvoir rejoindre Schutz à Taizé337 — n’excluait pas par ailleurs des différences significatives de tempérament, de sensibilité et de priorités : si le jeune genevois de 21 ans avouait être « hanté par la pensée de l’action » et ne pas être à l’abri du risque d’« un activisme sans l’Esprit, donc, 331 « Tout cela — ajoutait-il — était encore empreint de beaucoup d’ambition et devait se dépouiller par la suite » ; cf. ibid. 332 Cf. en particulier le calendrier pour 1940 et 1941, « Les retraites de Grandchamp », Le Semeur Vaudois, 9 mars 1940, p. 3, et 5 avril 1941, p. 3, ainsi que l’article de l’épouse du pasteur J. de Saussure, « Retraites », La Vie Protestante, 21 avril 1941, p. 3 et 5. 333 Cf. Thurian, Curriculum vitae. 334 Cf. Thurian à Couturier, 8 mars 1941, PMV. Cf. aussi les lettres précédentes de Couturier à Marguerite de Beaumont du 2 novembre 1940 et du 2 mars 1941, AG, où le prêtre lyonnais exprimait le vœu que dans les jeunes en retraite à Grandchamp s’allume « la flamme spirituelle de la Prière pour l’Unité », et la réponse de Marguerite du 23 mars 1941, PPC, qui le remerciait pour l’envoi « de tracts pour nos jeunes étudiants » — « 6 amis d’une classe du collège de Genève qui sont restés liés sur le roc de la personne du Christ » — qui en furent « très touchés ». Sur cet échange, cf. aussi Gaulué, « Vers “un monastère réel de l’unité chrétienne” », op. cit., p. 153-154. 335 Cf. Thurian, Curriculum vitae. 336 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 mars 1942, AG. 337 Cf. Thurian à Schutz, printemps 1942, DT. La lettre est probablement de mars-avril 1942, en tout cas antérieure au début du mois de mai.

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une vanité »338, le jeune fondateur voulait plutôt rester fidèle au principe de ne « rien hâter, […] aller doucement, beaucoup prier et marcher de concert339 ». Méthodique, systématique, plutôt porté à la réflexion et au projet que poussé par une intuition créative, déterminé mais en même temps ayant besoin de reconnaissances et de confirmations, conscient d’une certaine austérité de son caractère, qui faisait douter quelques-uns de ses camarades genevois de son aptitude à une vie communautaire340, Thurian contribua de façon décisive à lever les derniers doutes de Schutz sur la constitution d’un noyau résident, point de gravitation d’une communauté « clunisienne » plus large ; un noyau résident à propos duquel, fin mai 1942, il communiquait à l’ami qui lui avait fait découvrir la « joie de la direction spirituelle341 » qu’il avait désormais « l’assurance absolue » d’une vocation précise342, et pour lequel il envisageait déjà à cette date une finalité qui n’était pas prévue dans le projet initial de Schutz. Il notait en effet, en commentant l’expérience de la récitation quotidienne de chaque matin de l’Office divin avec Pierre Souvairan et trois ou quatre autres amis genevois343, qu’il voyait « très bien » Taizé devenir, entre autres, « un centre de renouveau liturgique pour l’Église réformée par des travaux, des conférences, des publications, comme Solesmes l’a été pour les romains »344. Pour cela, il essaya vite de vaincre certaines réserves durables de Schutz sur la « question liturgique », des hésitations provenant chez lui d’une prédilection plus générale et innée pour une dimension d’expérimentation et de provisoire qui devait éviter au dynamisme d’une inspiration les risques d’une structuration pouvant en compromettre la vitalité. En se confrontant avec son ami sur

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Cf. Thurian à Schutz, 27 février 1942, DT. Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 mars 1942. Cf. Thurian à Schutz, 27 février 1942, DT. Cf. Thurian à Schutz, 13 août 1942. « Je ne puis cesser de louer Dieu pour cette Communauté de Cluny — écrivait-il à Schutz dans une lettre du 24 mai 1942, jour de la Pentecôte, DT — où je perçois un chemin si précis pour moi et pour les autres. […] Pauvreté : j’accepte de vivre sans aucune ressource, ni bien personnel ; quand Cluny serait ruiné, quand nous n’aurions plus rien, je sais que la Communauté ne cesserait pas de vivre ; quant à nous, nous vivrions au jour le jour attendant tout du Christ comme de pauvres mendiants de la grâce éternelle et du pain quotidien. Célibat : cela m’est trop facile par la grâce de Dieu pour que j’en dise long. Je prends ces deux engagements dans la liberté de l’Esprit et persuadé que Dieu me fortifiera pour que je m’y tienne jusqu’à la fin. Joie : nous chanterons toujours : à l’office et dehors et partout. Miséricorde : nous conduirons les esprits qui cherchent jusqu’au pardon de Dieu que nous prononcerons sur eux en son nom. Simplicité : vêtus de la simple tunique, content du simple pain du jour, nous nous efforcerons d’être un signe dans l’Église. Si telle est la volonté de Dieu Cluny subsistera envers et contre tout ». 343 Il s’agissait de Jean Sarkissof, Jean-Jacques Dufour et Jean René Brütsch, auxquels parfois se joignait un autre ami de Max Thurian, Pierre Geier. Ils se retrouvaient au début dans l’appartement de Pierre Souvairan, ensuite dans d’autres locaux situés rue de l’Évêché, sauf le mardi et le vendredi matin où ils allaient au culte à la cathédrale ; cf. Max Thurian à Marguerite de Beaumont, 21 mai 1942, AG. 344 Cf. Thurian à Schutz, 23 mai 1942, DT.

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l’utilisation du bréviaire, Thurian n’hésitait donc pas à faire des considérations plus générales, en lui rappelant que « le dynamisme premier ne suffit pas, il faut dresser des formes en vue de la durée, de la solidité et de la résistance345 ». « Organisation, liturgie… C’est le même problème » — ajoutait-il —, en anticipant une certaine dialectique entre dynamisme créatif et exigence de formaliser une expérience ; dialectique qui réapparaîtra quelques années plus tard au moment de la rédaction de la Règle de Taizé346 : « Il ne s’agit pas de se lier à des formes immuables (formalisme), mais d’avoir à sa disposition des formes bien précises afin de pouvoir en user lorsque cela est nécessaire. Rompre avec toute forme est aussi faux que de s’y soumettre sans variation. La forme est là pour qu’on s’en serve au gré des besoins de l’esprit347 ». En évoquant audacieusement la différence entre Calvin — « homme de foi, mais encore un dresseur d’Église », qui n’avait « rien laissé au hasard, ni la discipline, ni l’institution de l’école, de l’État, ni la liturgie » — et Luther —  « plus homme de foi uniquement, […] moins inquiété de la forme et de l’institution »348 —, Thurian redisait donc à Schutz sa conviction « qu’une œuvre ne peut durer et que l’Église ne peut se maintenir que lorsqu’elle s’incarne en des formes précises, non pour s’y asservir mais pour pouvoir en user librement : soit les quitter lorsqu’elles deviennent un poids […], soit pour s’y plier lors (ou en vue) des périodes de sécheresse, de danger spirituel et d’insécurité »349. Chercher ces formes était donc pour lui la priorité que la Communauté de Cluny avait devant elle à ce moment-là. À peine évoquée dans les Notes explicatives, l’hypothèse de la constitution d’une « communauté résidente » prit donc toujours plus forme dans les mois qui suivirent la rencontre avec Thurian et Souvairan pour se préciser ultérieurement au lendemain de la « conférence de printemps » des ACE romandes, qui eut lieu à Presinge du 8 au 11 avril 1942. Tout en n’étant plus responsable du groupe lausannois, Schutz fut encore l’organisateur de la rencontre, à laquelle participa aussi le pasteur Visser ’t Hooft qui présida le culte et donna les nouvelles des ACE des pays en guerre350. Cette « conférence de printemps » de 1942 fut l’occasion d’informer les étudiants venus de Genève, Lausanne et Neuchâtel de l’« effort unioniste » de l’abbé Couturier et de les inviter à abandonner tout « intellectualisme dilettante » en s’orientant plutôt

345 Cf. Thurian à Schutz, printemps 1942, DT. 346 À ce propos, je renvoie spécialement aux précieux témoignages de fr. Daniel de Montmollin (Taizé, 28-29 août 2009 et 27-28 juillet 2010). 347 « Et concrètement, si Cluny employait le bréviaire pour ses offices à la chapelle, il ne s’agirait pas que cela devînt immuable » ; cf. encore Thurian à Schutz, printemps 1942. 348 « Calvin complète Luther et sans Calvin la Réforme eût été moins solide », ibid. 349 Ibid. 350 Cf. Schutz à Suzanne de Dietrich, 28 février 1942, et à Couturier, 12 mars 1942, PPC. Sur la rencontre, cf. Th. Ammann, « Association chrétienne des étudiants », Le Semeur Vaudois, 25 avril 1942, p. 3.

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vers « une réflexion qui se nourrit de la prière et qui engage la vie »351. Ce fut aussi le moment où l’on commença à parler d’une « Grande Communauté » et d’un groupe plus restreint intéressé par un engagement communautaire plus radical352. Si le projet de Schutz de former un petit noyau stable, disponible à s’engager à la pauvreté et au célibat, fut accéléré par la détermination fondamentale des nouveaux « clunisiens » genevois, cette accélération avait par ailleurs été également favorisée par les lectures que l’abbé Couturier lui avait conseillées pour sa thèse et par l’expérience de quelques jours de retraite au monastère trappiste de Notre Dame des Dombes, où le prêtre lyonnais l’avait envoyé. Deuxième contact étroit avec la réalité concrète d’un monastère — qui lui fit percevoir, davantage que la Chartreuse de la Valsainte, le sens « de la vie communautaire dans la chrétienté »353 —, le bref séjour à la Trappe au début de mars 1942 permit à Schutz de vaincre la crainte du formalisme ou d’« une morne accoutumance » dans sa recherche d’un lieu stable pour la prière354. Mais ce séjour lui fit surtout percevoir l’urgence « de mieux connaître les communautés catholiques, de les pénétrer », en commençant par une étude plus approfondie de la règle de saint Benoît qui, comme il écrivit à Marguerite le lendemain de son retour des Dombes, lui paraissait « une mine d’une incroyable richesse »355. Le début de l’étude du monachisme ancien — vers lequel il s’orienta toujours davantage, en abandonnant son projet initial de concentrer son attention sur la période des xve-xvie siècles et sur la polémique des réformateurs contre la vie monastique — lui permit aussi de surmonter progressivement les hésitations qu’il avait auparavant sur l’introduction d’un principe d’autorité dans la communauté ; il concevait alors une autorité de manière essentiellement charismatique, en fait analogue à ce stade, à celle d’une direction spirituelle capable de conjuguer une certaine intuition psychologique avec les plus fondamentales « intuitions intérieures qui naissent dans la prière356 ». À ces dernières, Schutz faisait en particulier

351 Cf. ibid., et le mot de salutation adressé le 11 avril 1942 à Couturier par Schutz et les autres étudiants des ACE, PPC. 352 Cf. aussi le témoignage postérieur du pasteur Claude Bridel rapporté par Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 51-52. 353 Cf. le témoignage accordé à Restrepo en décembre 1968, Taizé, op. cit., p. 35, et surtout la lettre de Schutz à Couturier du 12 mars 1942 : « au contact des hommes de Dieu que sont les moines des Dombes (j’ai pu m’en rendre compte), nous pourrions saisir davantage le grand idéal évangélique renfermé dans leur existence cénobitique ». 354 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 mars 1942 : « bien employé, ce principe de régularité du lieu aide, favorise la prière, l’état de communion. Je suis très reconnaissant d’être enfin éclairé sur un point si essentiel ». 355 « Nous avons beaucoup à gagner de cette étude, elle nous achemine déjà vers des conclusions pratiques », ibid. Pour un commentaire de la Regula Benedicti, je renvoie à l’ouvrage classique d’A . de Vogüé, La Règle de saint Benoît, commentaire doctrinal et spirituel, Paris, 1977. 356 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 12 mai 1942, AG.

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référence dans une lettre écrite à Marguerite de Beaumont au lendemain d’une visite à Grandchamp avec Thurian et Souvairan en mai 1942357 : dans cette phase qui était délicate aussi pour la jeune communauté féminine, à la recherche d’un équilibre entre la vocation originelle à la prière et au silence et les exigences d’organisation interne imposées également par son activité croissante d’hospitalité et d’accueil358, le jeune « clunisien » n’hésitait pas à souligner, en s’adressant à sa correspondante plus âgée que lui, que « votre communauté n’acquerra une unité, que si elle possède une unité de direction, ceci par l’instrument d’une personne réunissant en elle la charge de mère et de supérieure359 ». « Il va sans dire — ajoutait-il dans l’esprit des Notes explicatives et de leur souci de circonscrire le cadre et les limites du « directeur spirituel » — que la tâche du supérieur (ou de la mère supérieure) est sans contredit ardue, dangereuse même », s’agissant de « prêcher par ses actes et toutefois en dépit de ses défaillances, ordonner, conseiller360 ». Cependant, « si vous voulez établir dans la communauté une unité » — écrivait-il encore à Marguerite deux mois plus tard —, étant entendu que « la véritable autorité est celle qui vient de l’intérieur par l’amour réciproque », la reconnaissance d’« une autorité hiérarchique » paraissait en tout cas essentiel pour garder « l’unité de l’Esprit » : la lecture — qu’il conseillait à Marguerite — de la Lettre 211 d’Augustin aux moniales d’Hippone ne faisait que lui confirmer la nécessité d’admettre un principe d’autorité pour avancer dans le programme de vie « surnaturellement révélé dans la prière »361. L’étude du monachisme362, la recherche d’une plus grande structuration de la prière363 et la première mise en place d’un petit groupe restreint au sein d’une réalité « clunisienne » plus large vont donc de pair au cours du printemps 1942.

357 À ce propos, cf. aussi Irène Burnat à Angèle de la Croix, 8 mai 1942, PMV, et Thurian à Marguerite de Beaumont, 21 mai 1942. 358 À cet égard, cf. surtout Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 15 et 23 janvier 1942, AG. 359 « Ma sœur, croyez-nous, vous devez […] requérir de vos filles un grand respect, respect dû à la charge qui vous a été confiée. Prenez alors le titre qui vous revient, qui est outre celui de sœur, celui de mère supérieure. […] Si le Seigneur souverain de nos vies et de nos vocations vous a appelée au ministère qui vous échoit à Grandchamp, c’est qu’il suppléera lui-même à toutes les qualités naturelles qui vous manquent. Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort » ; cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 12 mai 1942. 360 Ibid. 361 Cf. ibid. et encore Schutz à Marguerite de Beaumont, 10 juillet 1942, AG. Sur la règle d’Augustin et sur la Lettre 211 qui contenait une version de la Regula ad servos Dei décliné au féminin, je me contente de renvoyer à L. Verheijn, La Règle de St. Augustin, 2 vol., Paris, 1967. 362 « Tous ces temps je travaille comme jamais auparavant la question du monachisme » ; cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 mars 1942. 363 À laquelle s’engage surtout Max Thurian, qui, en mai 1942, a déjà prédisposé un horaire pour la « Maison de Cluny » avec deux offices quotidiens et l’intention d’insister « auprès de Schutz pour que les Béatitudes soient dites chaque jour à midi » ; cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 21 mai 1942. Cf. aussi Thurian à Schutz, juin 1942, DT.

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Pendant ces mois, où Pierre Souvairan vient se joindre à lui à Taizé quelques jours en mai364, Roger Schutz poursuit une activité d’accueil qui à partir de l’été deviendra plus risquée, tandis que Max Thurian s’oriente toujours plus clairement vers l’étude de la liturgie, à laquelle il décide bientôt de consacrer sa recherche de thèse365, et cherche en même temps à nouer des relations avec quelques-uns des principaux protagonistes du renouveau protestant genevois —  notamment Henri d’Espine et Franz Leenhardt, tous les deux étant ses professeurs à l’université366. Fin juin 1942, Schutz avait clairement conscience d’avoir franchi une étape. Dans une lettre circulaire aux amis « clunisiens », après avoir rappelé l’« importance exceptionnelle » de la fidélité aux trois règles de direction spirituelle qui développaient la maxime « Ora et labora ut regnet », il distinguait ainsi l’existence de trois réalités différentes367 : une plus grande « communauté séculière » formée par ceux qui s’engageaient à suivre la Règle —  tentative imparfaite d’exprimer « l’absolu évangélique », tout en restant un instrument essentiel pour chercher à « briser contre le Christ le vieil homme qui sans cesse fait entendre sa voix »368 ; une « communauté de la Maison de Cluny » naissante, dont les membres, liés uniquement par la Règle et par le respect d’un « minimum permettant la vie communautaire »369, s’engageaient tous les ans et sous une forme renouvelable à chercher « une discipline de vie avant d’entrer dans la carrière professionnelle et le mariage » ; enfin un noyau, encore plus restreint, formé par ceux qui envisageaient « un long ministère dans la communauté » ou qui avaient reçu une « exceptionnelle vocation de pauvreté et de célibat »370. Tout en ayant « la conviction intime que leur vocation est pour la vie entière », ces derniers aussi — précisait d’ailleurs Schutz — restaient « soumis […] au renouvellement annuel de leur engagement d’appartenance à la communauté »371. « Pourrions-nous en effet lier l’Esprit ? », se demandait le fondateur de la Communauté de Cluny, qui à ce stade semblait donc subordonner un choix de célibat provisoire aux exigences de la formation d’une communauté résidente sur la base de la plus grande

364 Cf. ibid. : « Pierre nous a enthousiasmés par ses descriptions de Cluny ; quelle joie, quelle bénédiction ! Ma joie s’approfondit de jour en jour, je suis porté par la perspective de ce ministère partagé avec toi et d’autres plus tard, par cette vocation qui s’impose intérieurement : chaque jour est une nouvelle confirmation. […] Nous sommes partis, rien ne nous fera reculer sinon Dieu lui-même ». 365 Cf. ibid. : « Je verrai […] Bardet pour lui demander des directives plus précises encore dans la préparation de ma thèse de liturgie, pour mes lectures et mes recherches ; qu’il m’initie aux travaux d’Église et Liturgie. Je lui dirai que je désire m’en mettre ». 366 Cf. Thurian à Schutz, 23 mai 1942. 367 Cf. la lettre dact. de Schutz du 30 juin 1942, DT et PdS. 368 L’expression « communauté séculière » était en particulier employée dans une lettre du 10 juillet à Marguerite de Beaumont. 369 « À la différence des communautés catholiques qui exigent le maximum, parce que par le maximum d’œuvres on gagne le salut » ; cf. encore Schutz, 30 juin 1942. 370 Ibid. 371 Ibid.

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disponibilité que le célibat permettait pour l’exercice de certains ministères ; des ministères, ajoutait-il encore, qui devaient être « très rares » et surtout « de travail et non de vie contemplative », pour éviter qu’ils sous-tendent « un désir d’évasion, de fuite du monde »372. La naissance officielle d’une première « communauté de la Maison de Cluny », qui suscita la perplexité de quelques amis lausannois373, peut être située lors de la première retraite organisée au début du mois d’août sur la colline de Taizé, à la veille de laquelle Le Semeur Vaudois demanda à Schutz une première présentation des réalités « clunisiennes » désormais diverses et concentriques374. À cette retraite participèrent quatre ou cinq genevois qui avaient réussi à partir pour une semaine avec un visa collectif, tandis que Thurian et Souvairan étaient toujours en attente d’une réponse de la part de Vichy pour une permission plus longue ; une permission à laquelle s’étaient intéressés le général Fillonneau, membre par alliance de la famille Schutz à qui elle avait demandé de protéger Roger de loin, et le pasteur Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France et l’une des voix les plus influentes du protestantisme français375. En fait, la permission pour Thurian, mobilisé pendant l’été par le service militaire, n’arriva pas avant septembre 1942. Alors il se rendit en France, aussi pour participer avec Schutz à la première d’une seconde série de rencontres interconfessionnelles entre catholiques et protestants, qui faisait suite à une première série de « conversations » qui avaient eu lieu entre 1937 et 1942 alternativement à la Trappe des Dombes et à Erlenbach, dans l’Oberland bernois376. 372 Ibid. 373 Cf. spécialement une lettre de Édouard Diserens à Schutz du 1er juillet 1942, DT, dans laquelle le premier avouait qu’il ne voyait pas « très clair dans le problème de communauté permanente ». « Je me demande — soulignait-il notamment — s’il n’y a pas là le désir d’éviter des difficultés de la vie la plus commune, pour s’imposer des exigences qui peuvent être plus dures ou qui conviennent mieux à notre nature et à nos goûts ; le désir de substituer à une vie pleine d’embûches et d’épreuves que nous ne choisissons pas, une vie plus régulière et plus simple, mais qui répond à des règles que nous nous donnons ». 374 Cf. Diserens à Schutz, 13 juillet 1942, Thurian à Schutz, juin 1942, et Duckert à Schutz, 4 août 1942, DT. 375 Cf. Thurian à Schutz, juin 1942 : « Ta mère me disait que Fillonneau n’attendait que des explications claires sur Cluny pour agir à Vichy. En outre je pense que Boegner pourra faire aussi quelque chose : il pourrait me recommander simplement comme pasteur auxiliaire pour Cluny. Dans ma demande de visa j’ai fait jouer le fait que nous nous apprêtions à recevoir encore des prisonniers rentrants ». Cf. ensuite Thurian à Schutz, 20 août 1942, DT. Sur le général Filloneau, cf. le témoignage accordé par fr. Roger à Spink, Frère Roger, op. cit., p. 39-40. Sur la figure et le rôle de Marc Boegner dans le protestantisme français, cf. J. Baubérot, « Le xxe siècle », in H. Dubief, J. Poujol (dir.), La France protestante. Histoire et lieux de mémoire, Paris, 2005, p. 115-130, Cabanel, Histoire des protestants en France, op. cit., p. 1092-1095 et 1106-1115, et surtout R. Mehl, Le pasteur Marc Boegner. 1881-1970. Une humble grandeur, Paris, 1987. Sur sa longue amitié avec Taizé, cf. ensuite F. Boulet, « Taizé, les protestants français et Marc Boegner (1940-1970) », Revue d’histoire du protestantisme, 2020, tome 4, octobre-novembre-décembre 2020 (à paraître). 376 Cf. Ugenti (dir.), Max Thurian, op. cit., p. 13.

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La rencontre, promue par l’abbé Couturier, avait l’objectif de constituer une deuxième « cellule » interconfessionnelle élargissant la composante catholique et engageant le pastorat français et romand. Son principal organisateur du côté protestant fut Jean de Saussure, qui impliqua aussi, entre autres, Roland de Pury, Nils Ehrenström, responsable du « Département des études » du Conseil œcuménique des Églises en formation, Jacques de Senarclens, assistant de l’ACE genevoise, et Richard Paquier d’Église et Liturgie377. Les deux jeunes suisses furent invités par l’abbé Couturier lui-même, auquel, après la première retraite « clunisienne » à Taizé, Schutz avait assuré la « ferveur » de sa jeune communauté pour la cause œcuménique : « Plus que jamais nous entrevoyons toute notre tâche, de ce côté, dans la prière », lui écrivait-il à la fin du mois d’août, en soulignant en même temps l’intention d’approfondir sa propre tradition, qui déjà l’avait conduit à « revoir la conception réformée de la présence du Christ dans la cène »378. La rencontre — qui se déroula du 28 septembre au 2 octobre 1942 à l’Abbaye de Notre-Dame des Dombes et à laquelle participèrent, du côté catholique, outre l’abbé Couturier, Maurice Villain et Henri de Lubac, déjà membres du premier noyau catholique du groupe — fut, à plusieurs égards, une découverte pour les deux jeunes étudiants suisses pas encore pasteurs : ils participaient en effet pour la première à un colloque expressément consacré au problème œcuménique. Ce fut un colloque restreint379, où l’atmosphère décidemment priante, assurée par l’abbé Couturier, n’excluait pas par ailleurs un débat doctrinal qui par moments pouvait être enflammé380. Pour Thurian — qui ne tarda pas à transmettre à Marguerite de Beaumont son enthousiasme pour les « journées bénies où nous réalisons par anticipation le temps où l’Église sera une dans son incarnation comme elle est une dans sa réalité mystique » — fut surtout la découverte de l’existence insoupçonnée de catholiques qui souffraient de l’intransigeance de leur propre Église et qui étaient « si proches de nous par 377 Cf. la lettre d’invitation de Paul Couturier du 20 août 1942, et le programme du 22 septembre suivant, PdS. Sur la constitution d’une « deuxième cellule » interconfessionnelle e sur la mise en place d’une deuxième série de rencontres du groupe des Dombes, cf. M. Villain, « Histoire du groupe interconfessionnel des Dombes », in Groupe des Dombes, Dialogue œcuménique, Taizé, 1964, p. 8-21, É. Goutagny, « Histoire du Groupe des Dombes », Liens Cisterciens, 6 (2004), p. 19-25, et surtout Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 495 sqq., et C. Clifford, The Groupe des Dombes. A Dialogue of Conversion, New York, 2005, p. 51-55. 378 Cf. Schutz à Couturier, 22 août 1942, PPC : « J’ai eu l’occasion de beaucoup parler de ces problèmes cet été avec mes amis, et si je crois toujours plus nécessaire de concentrer notre effort sur une connaissance approfondie et de la Réforme et du Catholicisme, je suis persuadé que ce n’est pas un attachement solide mais éclairé à ses confessions respectives qui n’entravera jamais l’effort unioniste ». Cf. ensuite la réponse de Couturier du 25 suivant, DT : « Oui vous êtes dans la bonne voie… la voie spirituelle… la voie où silencieuse, attentive, l’âme écoute, répond : oui !… va de l’avant… ». 379 Pas plus d’une douzaine de personnes : « au-delà c’est trop pour l’amitié », rappellera ensuite Schutz en citant une lettre de Couturier, in Témoignage, op. cit. 380 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 495.

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la pensée et la piété » ; il fut particulièrement frappé par le père de Lubac, qui intervint en parallèle à de Saussure sur le thème de l’unité de l’Église, pour « l’allure très protestante, très évangélique de sa pensée, par son admiration pour Karl Barth qu’il tient pour un prophète »381. Dans le bilan qu’il en fit, le dialogue des Dombes sur L’Église d’après l’épître de Paul aux Éphésiens n’avait pas été seulement une occasion inédite pour réaliser en profondeur « que le Corps de Christ n’est pas divisé et qu’un lien indestructible nous unit à nos frères catholiques », mais il fut aussi le lieu d’une commune prise de conscience qu’il était nécessaire de mettre la Bible au centre de toute recherche œcuménique, en abandonnant, s’il le faut, « certaines traditions secondaires382 ». Pour le jeune genevois arrivé aux Dombes avec plusieurs « réticences à l’égard de l’unionisme », ce fut une expérience décisive, lui permettant de « pressentir le miracle de l’unité visible » et d’entrevoir la voie d’une collaboration possible dans la direction d’un « approfondissement mutuel de notre foi, de notre tradition, de notre piété »383. C’est en particulier ce que, au lendemain de la rencontre, Max Thurian écrivait à Maurice Villain, avec qui il partageait ensuite aussi son sentiment d’avoir trouvé aux Dombes une confirmation de son projet de se consacrer à l’étude de la liturgie perçue comme lieu privilégié d’un authentique engagement œcuménique384 ; un engagement pour lequel il semblait vouloir s’attribuer un rôle spécifique au sein de la jeune communauté « clunisienne »385. Opérant un significatif redressement par rapport à ce qu’il avait écrit quelques mois auparavant à Schutz quant à l’attitude à adopter, en certains cas, avec les catholiques — « une déclaration claire et nette qu’ils ne peuvent être fidèles à tout l’Évangile en restant dans l’Église romaine, donc que s’ils veulent être conséquents avec la foi qui les attache à Jésus Christ, ils doivent en sortir et chercher ailleurs leur famille spirituelle, à savoir dans le protestantisme386 » —, Thurian, après les journées passées aux Dombes, ne 381 Cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 6 octobre 1942, AG. 382 « L’Esprit du Christ était réellement au milieu de nous », ibid. 383 Cf. Thurian à Villain, 5 octobre 1942, PPC. 384 Cf. ibid. : « Ma vocation clunisienne me permettra de me consacrer très spécialement à l’unionisme et comme je m’intéresse tout particulièrement aux problèmes liturgiques, je vois pour ma part un travail béni en vue de l’unité de l’Église […]. Comprendre la pensée et la vie par leurs expressions ; comprendre le dogme et la mystique par la liturgie ». 385 Cf. Thurian à Couturier, 5 octobre1942, PPC : « Je viens ici, en mon nom, vous dire très simplement que je suis prêt à me dévouer à la cause de l’œcuménisme et de l’unionisme. Ma vocation clunisienne, mon ministère de communautaire permanent, le célibat, la pauvreté me permettront de me consacrer corps et âme à Jésus Christ pour que son Corps l’Église retrouve son unité visible ». 386 Cf. Thurian à Schutz, printemps 1942. Thurian distinguait en particulier « trois attitudes : 1) dans nos rapports œcuméniques avec des catholiques, sans rien renier de la vérité, nous n’avons pas à convertir (ce serait l’attitude de Congar) ; 2) dans nos relations avec des catholiques indifférents ou inquiets, nous devons prêcher l’Évangile pour les amener à Christ et nous n’avons pas à le faire autrement que selon notre tradition réformée ; 3) dans nos relations avec des catholiques convaincus nous avons certes à évangéliser mais en leur montrant bien qu’il ne s’agit pas d’une question de salut (ils trouvent J.C. dans

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manqua pas d’assurer le prêtre lyonnais que, pour sa part, il ferait « tout le possible pour apprendre à mes frères à comprendre votre prière, votre culte, votre piété, votre mystique, votre vie387 ». Première rencontre d’une série bientôt interrompue par l’occupation totale de la France en novembre 1942 et la fermeture complète de la frontière suisse qui s’ensuivit, l’expérience de la réunion au monastère trappiste fut un bon viatique pour le premier démarrage de la « Communauté de la Maison de Cluny ». En effet, après le retour des Dombes, Schutz, Thurian et Souvairan restèrent pendant deux semaines ensemble à Taizé388, où « le Château » —  bien rempli d’hôtes et de réfugiés durant l’été aussi à la suite des premières rafles massives de juifs — s’était relativement vidé389. Des perquisitions de la police à la « Maison de Cluny » entre le 11 et le 12 novembre, à la suite d’une dénonciation faite par l’un des juifs hébergés, déconseillaient évidemment de poursuivre l’activité d’accueil390. Cette première et brève expérience de vie en commun fut surtout l’occasion d’expérimenter des journées rythmées par la prière de l’Office divin d’Église et Liturgie391, qu’on avait essayé d’adapter

le catholicisme) mais d’une question de conséquence et de fidélité (ils ne peuvent vivre dans l’Église romaine et être fidèles à tout l’Évangile et à lui seul). Si, officiellement, le catholicisme participait à l’œcuménisme, le problème serait tout autre. En effet notre attitude à l’égard des orthodoxes n’est pas la même qu’à l’égard des romains ». 387 « Certes les formes ne sont que l’expression de la vérité que l’on croit et nous ne nous entendrons sur les formes que lorsque la seule chose nécessaire, la foi, nous sera commune ; cependant c’est par l’expression que l’on perce la réalité profonde, qu’on la comprend et qu’on apprend à l’aimer. […] Soyez assurés de mon entier dévouement à l’unionisme maintenant que je sais que l’Esprit nous aime vraiment » ; cf. Thurian à Couturier, octobre 1942. 388 Cf. ibid. et le témoignage de Thurian, in Ugenti (dir.), Max Thurian, op. cit., p. 13-14. 389 Cf. la lettre de Schutz à Couturier du 22 août 1942, qui parle de façon générale d’une maison très remplie, sans évidemment spécifier davantage, et celle à Marguerite de Beaumont du 10 juillet 1942, à propos des demandes croissantes de retraite : « Je ne sais comment la Maison se fait connaître, mais je crois que dorénavant nous serons obligés de refuser de nouvelles demandes ». 390 Sur l’accueil des juifs, surtout pendant l’été 1942, et sur la dénonciation à la police de Vichy cf. en particulier les notes déjà évoquées de Congar sur sa première visite à Taizé en juin 1960, et le témoignage de Schutz dans Spink, Frère Roger, op. cit., p. 39-40, où il dit avoir été informé de la perquisition, à peine rentré à Genève, par l’ami Gaston Chautard, juge de paix à Cluny, le même qui avait accompagné Couturier lors de sa première visite à Taizé en juillet 1941. À l’« irruption de la Gestapo », ce même 11 novembre, se réfèrent aussi les notes déjà évoquées de Philippe Akar dans la conversation du 15 janvier 1967 entre fr. Roger et le député gaulliste Jean-Claude Servan Schreiber. Sur les événements de novembre 1942, cf. R.O. Paxton, La France de Vichy. 1940-1944, Paris, 1974 (éd. or. New York, 1972), p. 265 sqq. La destruction de plusieurs Cahiers de la Gendarmerie départementale conservés au SHGN, concernant surtout ces semaines de l’automne 1942, ne permet pas d’avoir d’autres détails sur l’épisode, par ailleurs non isolé. 391 Cf. Thurian à Couturier, 12 octobre 1942, PPC. Cf. aussi le procès-verbal du groupe Église et Liturgie du 19 octobre 1942, ACV, PP 240 — « Grandchamp a adopté notre Office divin. La nouvelle Communauté de Cluny aussi » ; à ce propos, cf. Bardet, Un combat pour l’Église, op. cit., p. 167.

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en remplaçant les répons grégoriens par le psautier romand : « Il faut à tout prix que cette liturgie soit avant tout dans la ligne de la Réforme », écrivait à ce propos Schutz à Marguerite de Beaumont, avec qui il partagera désormais l’expérience de la « grande force d’unité » que la célébration de l’office transmettait à la petite communauté392. Les journées vécues à Taizé furent en même temps l’occasion de préparer un transfert à Genève pour la mi-octobre, d’abord envisagé par Schutz seulement pour les mois d’hiver, mais qui se prolongera jusqu’en octobre 1944 en raison de l’aggravation de la situation française. Ce transfert, déjà conseillé par le général Fillonneau pendant l’été, s’était en outre avéré nécessaire pour commencer une vie commune avec Thurian et Souvairan, qui devaient poursuivre leurs études : « il s’agit dans le cas particulier que nous renoncions à tout pour réaliser absolument, et non à demi ou aux trois quarts, l’expérience communautaire », écrira encore Schutz à Marguerite de Beaumont un mois après son arrivée à Genève393. Mais le vif encouragement des pasteurs de Saussure et Leenhardt contribua aussi à la décision d’ouvrir « un appartement communautaire » à Genève, où le premier noyau permanent allait partager prière et vie commune « avec 2 ou 3 autres clunisiens du Tiers-Ordre » : une fois achevée la première phase de germination silencieuse du projet communautaire, le moment était désormais venu de le mettre à l’épreuve en le confrontant aux responsables de l’Église genevoise394.

392 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 10 juillet 1942, et 6 octobre 1942. 393 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 novembre 1942, AG. 394 Cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 6 octobre 1942 : « En effet, vivement encouragé par Mr le pasteur de Saussure, par Mr le professeur Leenhardt, nous avons décidé d’ouvrir à Genève […] un appartement communautaire. Les universitaires iront à leurs cours et le reste du temps nous le passerons dans le travail et la prière au sein de la Communauté. Notre petit appartement […] sera un témoignage de pauvreté. Nous y recevrons des amis étudiants, intellectuels, des clunisiens venant faire retraite deux ou trois jours ; surtout nous chercherons à avoir des contacts avec des pasteurs, des professeurs, des fidèles responsables de l’Église pour leur faire connaître et aimer notre idéal communautaire ».

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chapitre II 

Le début d’une vie commune à Genève (1942-1944)

1. V  ie « clunisienne » à l’ombre de la cathédrale : la confrontation avec l’Église genevoise De 1942 à 1944, nous faisons une expérience exceptionnelle. Dès ce moment toute ma vie spirituelle et intellectuelle est transfigurée par cette vie fraternelle enrichissante et par la direction de celui que nous considérons comme notre frère aîné […]. Les cultes quotidiens à la cathédrale, les contacts multipliés avec des étudiants, des pasteurs, des amis de Suisse romande, constituent notre occupation essentielle, à côté de notre travail personnel d’étude. Des malentendus, des calomnies se font bientôt jour, mais le Saint Esprit les utilise pour nous faire préciser toujours mieux notre pensée et notre ministère1. Voilà ce que Max Thurian, à la fin de 1945, écrivait dans le Curriculum vitae envoyé à la Commission du Saint Ministère de l’Église genevoise avec sa demande de consécration au ministère pastoral. En quelques lignes, il cherchait à résumer le sens de la première expérience de vie commune à Genève, entre octobre 1942 et octobre 1944 : une période décisive pour le premier noyau de résidents réuni autour de Roger Schutz. Celui-ci voyait enfin son désir initial d’une communauté de vie effective se réaliser dans cette petite cellule qui prenait forme, avec des contours qui n’étaient pas encore bien définis au départ, mais dont la tournure allait progressivement se préciser pendant ces mois dans le cadre de la plus large famille spirituelle « clunisienne ». Cette période passée dans la ville de Calvin, marquée par l’attente impatiente d’un retour à Taizé, retardé jusqu’en octobre 1944 à cause de la guerre, fut en effet un temps de recherche intense et enthousiaste d’une première forma vitae : une forme d’existence communautaire qui renonçait volontairement à suivre des règles formelles, mais observait un horaire précis de prière et certaines pratiques qui devenaient, de fait, le dispositif principal permettant à la « Communauté évangélique réformée de Cluny » de prendre concrètement corps au cours de ces deux années. Le premier noyau stable de la communauté « clunisienne » s’installa à deux pas de l’austère cathédrale Saint-Pierre, d’abord dans quelques pièces à la rue de l’Évêché, puis dans un appartement plus grand, rue du Cloître,

1 Cf. Max Thurian, Curriculum vitae, joint à la demande de consécration pastorale du 10 décembre 1945, 16 p. ms, AEPG.

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toujours proche de la cathédrale, et ensuite dans le vaste appartement de la famille Schutz au deuxième étage de l’historique « Maison Tavel »2. Ils étaient trois : Roger Schutz, qui au printemps 1943 achevait non sans quelques difficultés la rédaction de sa thèse de licence3, Max Thurian qui continuait à fréquenter les cours de théologie en se consacrant surtout à l’étude de la liturgie, et Pierre Souvairan qui poursuivait à cette époque des études d’agronomie à l’École polytechnique fédérale de Zurich, mais qu’il laissa inachevées. Quelques temps après leur installation à Genève, Daniel de Montmollin se joignit à eux. D’origine neuchâteloise et lié au groupe à la suite de l’une des rencontres de printemps des ACE romandes, il faisait quotidiennement le trajet pour Lausanne où, tout en étant de famille libriste, il s’était sans conviction particulière inscrit à la Faculté de théologie de l’Église nationale, après avoir terminé l’école d’officiers4. Le style de vie du petit noyau permanent était assez bénédictin quant au rythme de la journée, partagée entre étude et prière, tout en étant en même temps très ouvert. La demeure des « clunisiens » devint bientôt en effet un lieu de rencontre original pour des ouvriers et des syndicalistes genevois, intrigués par l’expérience de ces jeunes intellectuels désireux d’entrer en contact avec le monde du travail. Ce fut surtout un point de repère pour des camarades d’université de Max Thurian et pour plusieurs étudiants des ACE —  René Brütsch, Jean-Jacques Dufour et Jean Sarkissof, entre autres —, qui commencèrent à participer régulièrement à la prière communautaire et à prendre sérieusement en considération la possibilité de se joindre au groupe résident. Aux premiers « clunisiens », déjà bien au clair sur la radicalité de leur choix de « consécration totale » à la vie communautaire5, venaient donc souvent se joindre pour quelques jours de retraite individuelle, des jeunes en recherche. Ils étaient interpellés par l’aspiration de Schutz et de ses compagnons à une simplicité de vie et, surtout, par leur capacité à donner une réponse concrète à l’urgent et « grand besoin de se réunir6 ». Pendant quelques mois, entre janvier et avril 1943, ils reçurent aussi très fréquemment les visites du petit groupe résident de Grandchamp, qui avait emménagé à Genève pendant la période hivernale pour suivre des cours de théologie et d’Écriture à l’Université et chercher un plus grand rayonnement auprès des jeunes qui fréquentaient les retraites organisées dans la maison neuchâteloise. Marguerite de Beaumont, Marguerite Bossert et Irène Burnat, les trois femmes qui s’étaient établies à Grandchamp et qui étaient aussi à la recherche d’une



2 Cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 6 octobre 1942, AG, et à Maurice Villain, 24 janvier 1943, PPC. 3 Cf. le témoignage du 23 mai 1972 accordé à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 78. 4 À ce propos, je renvoie aux témoignages de fr. Daniel de Montmollin (Taizé, 27-30 juillet 2010 et 27 mai 2012). 5 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont, 16 novembre 1942, AG. 6 Cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 6 octobre 1942. Cf. ensuite Irène Burnat à sa cousine sœur Angèle de la Croix, 29 décembre 1942, PMV.

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forme plus claire de vie commune, logeaient à Genève dans une mansarde qui leur avait été prêtée à la rue de l’Athénée. Là elles continuaient à observer une certaine discipline de silence et de solitude, et avaient aménagé une petite chapelle ouverte à ceux qui cherchaient un lieu de prière ou désiraient s’unir à leur office du soir7. Le séjour simultané à Genève contribua sûrement à consolider le lien d’amitié et de solidarité entre les deux « communautés régulières » qui étaient en train de naître sur terrain réformé, qui se percevaient et étaient perçues comme expression d’un même mouvement communautaire. Leur forte proximité spirituelle se manifestait et se nourrissait quotidiennement dans la prière du même Office divin d’Église et Liturgie ; ce qui, pour le pasteur de Saussure, « parrain » genevois des deux communautés, était censé créer « un lien cultuel permanent8 ». En ce sens, de grandes attentes avaient été suscitées par une retraite commune des deux communautés sur le thème de l’incarnation, organisée en mai 1943 à Grandchamp « pour approfondir ensemble notre vie spirituelle et resserrer les liens qui se sont établis entre nous9 ». Geneviève Micheli — résidant encore dans son chalet solitaire en Haute-Engadine — attendait de cette retraite l’inspiration pour la rédaction d’une règle10 ; quant à Roger Schutz, il repartit très enthousiaste. Au cours de ces mois, il entretenait en effet l’idée d’un lien plus organique avec la communauté féminine modulé sur celui d’une « communauté conjugale chrétienne11 ». « Il n’est pas possible à l’homme d’être plus comblé que nous le sommes », écrivait-il à Marguerite de Beaumont le lendemain des journées communautaires de mai , journées à lesquelles participèrent, avec les membres des deux noyaux stables de Cluny et de Grandchamp, les « clunisiens » non-résidents et des jeunes femmes, dans certains cas sœurs ou fiancées de ces derniers, intéressées par l’hypothèse d’une « Grande communauté »

7 Cf. toujours Irène Burnat à sa cousine carmélitaine, 22 janvier 1943, PMV, et Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 8 janvier 1943, AG. Cf. aussi de Beaumont, Du Grain à l’Épi, op. cit., p. 116-117. 8 Cf. J. de Saussure, « L’Office divin de l’Église universelle », La Vie Protestante, 30 juillet 1943, p. 4 : l’article saluait la première édition de l’Office de juillet 1943 sortie des presses de l’éditeur genevois « Labor et Fides ». 9 Cf. l’invitation de Geneviève Micheli pour la Retraite des Communautés de Grandchamp et de Cluny du 14 au 17 mai 1943, et la lettre de Schutz à Geneviève Micheli du 23 mars 1943, AG. 10 Cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 1er mars 1943, AG : « La Retraite de la Communauté en mai m’apparaît déjà comme une promesse de Dieu, un grand espoir — je me demande si de là, nous pourrons partir — et alors si les cœurs vivent et sont donnés, la règle sera donnée. J’ai écrit à Schutz pour lui demander de prendre comme sujet de cette retraite : L’Incarnation : 1) pour l’âme individuelle — Marie recevant le Christ ; 2) pour la Communauté — Présence du Christ dans la prière et le travail ; 3) dans l’Église faite chair —  porte Christ ». 11 En ce sens, cf. surtout une lettre de Schutz à Geneviève Micheli, s. d., mais datée probablement de l’automne 1943, PdS, dans laquelle il parlait du désir des mois précédents, puis partiellement abandonné, « de tendre à ne former qu’une seule communauté, la communauté féminine complétant si heureusement celle des hommes ».

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féminine élargie sur le modèle de celle des hommes: « La vie communautaire dans l’amour fraternel le plus profond les uns à l’égard des autres — ajoutait rayonnant Schutz —, la perspective d’une œuvre admirable dans l’Église, peut-on supposer bienfaits plus grands ? Aussi nous louons le Seigneur… et même serions-nous capables de danser avec David devant l’arche »12. Pendant leur séjour genevois, Marguerite de Beaumont, Irène Burnat et Marguerite Bossert participaient régulièrement à la prière du matin des « clunisiens » à la cathédrale. Celle-ci se déroulait dans la chapelle de Nassau tous les jours sauf le mardi et le vendredi, lorsque Schutz et ses compagnons assistaient au culte organisé par la Faculté de théologie13. À l’office du matin, outre les trois membres de la première cellule communautaire, revêtus pour la prière d’un même manteau à capuche, participaient habituellement une dizaine de jeunes gens, dont une présence féminine réduite mais fidèle : la plus jeune des sœurs de Schutz, Geneviève, qui jouait de l’orgue, et Jacqueline Reymond, qui suivait les cours de Franz Leenhardt et était fiancée à un jeune de la « Grande Communauté », Jean-Marie Chappuis, celui-ci étant au début de ses études théologiques14. C’était le premier rendez-vous quotidien de prière des « clunisiens » résidents ; puis à dix heures, ils faisaient une petite pause pour réciter l’office de tierce, ils se retrouvaient de nouveau le soir, à six heure trente, pour la lecture d’un passage de l’Ancien Testament et pour une demi-heure de méditation silencieuse et ils terminaient la journée dans l’appartement communautaire avec l’office du soir à vingt-deux heure trente15. « Adaptation réformée et œcuménique du bréviaire romain », l’Office divin de l’Église universelle, élaboré par les pasteurs d’Église et Liturgie ponctuait donc, avec quelques ajustements, le rythme de la vie commune de cette petite cellule protestante du « Monastère invisible »16. Cette cellule ne tarda pas à manifester publiquement sa propre inspiration œcuménique : déjà au cours de la semaine pour l’unité de janvier 1943, Schutz et Thurian organisèrent à la cathédrale une prière du soir pour l’unité des chrétiens, dont la forte participation leur donna la certitude d’être en train de traverser « une époque unique […] pour la reconstruction de l’Église une »17. Tout en s’ouvrant progressivement « à toute espèce de réalités qui, sans être opposées à l’Évangile, n’appartenaient pas à sa tradition » — comme le

12 Cf. Schutz à Marguerite de Beaumont et à Irène Burnat, 18 mai 1943, AG. Sur l’hypothèse et les attentes de la constitution d’une « Communauté élargie » féminine, cf. Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 18 mars et fin mars 1943, et la lettre d’Anne-Marie Henny à Marguerite de Beaumont, s. d., mais datée d’avril 1943, AG. 13 Cf. PV CeC du 7 novembre 1942, p. 114, AEPG. 14 À ce propos, je renvoie au témoignage de Jacqueline Chappuis (Genève, 24 juillet 2010). 15 Cf. Thurian à Marguerite de Beaumont, 6 octobre 1942. 16 Cf. Thurian à Couturier, 12 octobre 1942, PPC, et Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 8 novembre 1942, AG. 17 Cf. Schutz à Couturier 17 janvier 1943, PPC, Irène Burnat à sœur Angèle de la Croix, 22 janvier 1943, PMV, et Thurian à Villain, 24 janvier 1943, PPC.

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relatait Thurian au père Villain, regrettant seulement de ne pas avoir pu faire un moment de prière commune avec les catholiques18 —, l’Église genevoise n’était d’ailleurs pas encore prête à regarder sans inquiétude le zèle liturgique de ces jeunes universitaires, installés à deux pas de la cathédrale, ainsi que leur évocation de Cluny19. La présentation simultanée, déjà mentionnée plus haut, de l’expérience « clunisienne » dans les deux plus importants périodiques protestants romands, La Vie Protestante et le Semeur Vaudois, au moment où Schutz revenait à Genève, n’aida pas en ce sens à un démarrage discret de la vie commune dans le berceau du protestantisme suisse, attirant évidemment l’attention d’un public bien plus large que les quelques lecteurs des Notes explicatives de 1941. Le « parrainage » public de Jean de Saussure et de Franz Leenhardt, du haut de la chaire de la cathédrale et dans les pages des deux hebdomadaires protestants20, ne suffit donc pas à calmer le vif débat que cette expérience communautaire suscitait même au-delà des rives du lac Léman21. À peine un mois après que le professeur d’exégèse et de théologie biblique de l’Université genevoise avait pris la défense de la communauté naissante, en soulignant qu’elle était attachée au catéchisme d’Heidelberg et qu’elle pouvait offrir à l’Église réformée « l’occasion providentielle de combler une lacune22 », le Conseil de la paroisse de la cathédrale décidait

18 « Si l’Église Réformée se réjouit infiniment du mouvement œcuménique et du rapprochement avec les Églises romaines, elle n’est pas encore mûre pour comprendre des contacts avec le catholicisme. Et je crois d’autre part que le catholicisme genevois n’est pas mûr non plus pour l’unionisme. […] Nous espérons faire toujours plus dans les années qui viennent » ; cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1943. 19 « Que dirions-nous si des intellectuels catholiques s’avisaient de donner le nom d’“Académie de Genève” à un cercle de pensée thomiste fondé dans notre ville ? On combat mal l’extrême confusion spirituelle de ce temps en prenant le départ sur un vocabulaire riche en malentendus. Nous plaçons très sérieusement cette question sur la conscience de nos amis “clunisiens” de France et de Genève. Puisqu’ils veulent faire œuvre qui dure — et nous les en félicitons — ils conviendront que de changer un titre qui n’a que deux ans d’âge n’est pas une catastrophe » ; cf. l’article déjà évoqué de la rédaction de La Vie Protestante, le 20 novembre 1942, « À propos de la Communauté de Cluny », art. cit. Sur l’hebdomadaire genevois fondé en 1938 cf. J. Droux, « Témoignages de chrétiens : deux journaux protestants genevois face au problème des réfugiés (1942-1944) », in C. Santschi (dir.), Le passage de la frontière durant la Seconde Guerre mondiale, Genève, 2002, p. 77-99. 20 Cf. F. Leenhardt, « À propos de la Communauté de Cluny. L’esprit communautaire est-il contraire aux principes de la Réforme ? », La Vie Protestante, 13 novembre 1942, p. 1, et Id., « La Communauté de Cluny », Le Semeur Vaudois, 14 novembre 1942, p. 1-2, où est mentionnée la prédication dominicale du 15 novembre de Jean de Saussure sur Ac 4,32, transmise à la radio, et en particulier ses paroles sur le sens religieux de la vie communautaire. 21 Cf. Argus, « Revue de presse. Le devoir d’évangélisation », La Vie Protestante, 5 février 1943, p. 2, et en particulier la référence au débat surgi aussi au sein du protestantisme italien, auquel l’organe des Églises vaudoises piémontaises, La Luce, avait accordé une certaine attention. 22 Cf. Leenhardt, « À propos de la Communauté de Cluny », art. cit. : « Il faut tendre à instaurer dans l’Église réformée une discipline réformée. La Communauté de Cluny y

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en effet de consulter la Compagnie des pasteurs afin de savoir si la nouvelle communauté que l’on avait temporairement autorisée à utiliser une chapelle pour la prière devait être considérée « comme un groupe de protestants réformés ou comme une secte »23. Les perplexités étaient soulevées non seulement par l’évocation de l’ordre monastique clunisien, mais aussi par la passion liturgique du groupe, surtout à cause de certaines tendances catholicisantes liées en partie à l’influence du mouvement Église et Liturgie. Ainsi lors de la réunion de la Compagnie des pasteurs du 8 janvier 1943, quelqu’un se dit « défavorablement impressionné » par l’usage des bougies et par la prière à genoux des jeunes « clunisiens », un autre exprima sa préoccupation pour les « tendances catholicisantes du protestantisme », en pariant que la nouvelle expérience serait de courte durée24. Sans se prononcer définitivement sur la nature du groupe, la Compagnie des pasteurs accueillit cependant l’invitation à une attitude d’attente et de bienveillance, formulée par Jean de Saussure et par le barthien Jacques Courvoisier, professeur d’histoire du christianisme et promoteur de premier plan du renouveau protestant francophone, très engagé dans l’organisme œcuménique genevois naissant25. La paroisse de la cathédrale fut ainsi encouragée à poursuivre l’accueil accordé aux cultes quotidiens de la petite communauté pour une période d’essai d’un an, en confiant à la Commission de Saint-Pierre la définition des détails pratiques26. Comme il s’agissait de cultes ouverts au public, les « clunisiens » furent par ailleurs invités à soumettre leur liturgie à la Compagnie des pasteurs — Leenhardt et de Saussure, en particulier, devraient rester régulièrement en contact avec la communauté — et à changer le nom de leur groupe pour éviter les équivoques auxquels pouvait prêter la référence à Cluny27. Cette exigence avait été soulevée notamment par

contribuera pour sa part, avec son caractère et ses buts propres, comme d’autres efforts parallèles […]. Parlant du catholicisme, Vinet a dit : “S’il n’est pas fort de sa force, il se peut qu’il soit fort de notre faiblesse”. Rappelons-nous ce mot si juste avant de reprocher à la communauté de Cluny de heurter nos habitudes protestantes. Si nous entrevoyons des dangers pour elle, aidons-là à les éviter. Elle et nous sommes solidaires ». 23 Cf. les notes du Conseil de la paroisse de Saint-Pierre Fusterie du 7 décembre 1942, p. 362363, APSPF, et les PV CeC, 8 décembre, p. 86-87, AEPG. 24 Cf. le procès-verbal de la réunion du 8 janvier de la Compagnie des pasteurs, p. 127-128, ACPEPG. 25 « J. Courvoisier-Patry recommande la bienveillance. Il faut encourager ces jeunes tout en les contrôlant », ibid. Sur Jacques Courvoisier, auteur en 1933 d’un important ouvrage sur l’ecclésiologie de Bucer, La Notion d’Église chez Bucer dans son développement historique, cf. Ch. Chenevière, L’Église de Genève de 1909 à 1959, Genève, 1959, p. 107, et Reymond, Théologien ou prophète, op. cit., p. 53 sqq. 26 Cf. le procès-verbal du Conseil de la paroisse de Saint-Pierre Fusterie du 11 janvier 1943, p. 365, APSPF, et les PV CeC du 15 janvier, p. 125, AEPG. 27 Cf. ibid. et la lettre à Schutz du président du Conseil paroissial, Gustave Hentsch, du 14 janvier 1943, PdS : « 1) Le programme et l’activité de la Communauté de Cluny ne peut pas être apprécié utilement actuellement, son orientation dans l’avenir ne nous apparaît pas encore. En conséquence, le Conseil de Paroisse vous autorise à utiliser la Cathédrale pour

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le modérateur de la Compagnie, le pasteur Auguste Lemaître, professeur en dogmatique et doyen de la Faculté de théologie, appartenant à l’aile gauche du protestantisme libéral suisse28. Sans être entièrement dissipées, les inquiétudes liées aux débuts d’une vie commune régulière à l’ombre de la cathédrale furent en définitive contrebalancées par la faveur que l’expérience « clunisienne » rencontra auprès de certaines voix autorisées du protestantisme genevois. À la fin de janvier 1943, après une première rencontre de Schutz avec la Compagnie des pasteurs, le bilan de ces premiers mois passés dans la citadelle du calvinisme pouvait donc être considéré comme globalement positif29. « Les réactions de l’Église de Genève ont été bonnes dans l’ensemble. Nous n’attendions pas une telle compréhension », écrira Max Thurian au père Villain le lendemain du déménagement à la rue du Cloître30, devenu nécessaire pour accueillir dans un appartement plus grand les jeunes fréquentant la nouvelle communauté.

2. Réalisme social et communisme chrétien Le groupe permanent des « clunisiens » fut probablement reconnu aussi comme un centre de gravitation possible pour une jeune génération inquiète, prête à se disperser après la fin du catéchuménat et dans certains cas à subir la fascination du foyer néo-thomiste de Charles Journet : une génération à laquelle une Église peu sûre d’elle-même ne semblait plus réussir à faire expérimenter « l’irrésistible attrait » du Christ31. Les « clunisiens » surent en effet profiter des grandes possibilités de rayonnement offerte à leur idéal

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vos cultes et réunions jusqu’au 30 septembre 1943. 2) Du moment que vos cultes réguliers sont ouverts au public, il y a lieu de soumettre aux autorités de l’Église, notamment à la Compagnie des Pasteurs, la liturgie de vos cultes. Ce n’est, en effet, que dans la mesure où vos cultes resteront bien nettement dans la ligne de l’inspiration réformée que leur célébration ne soulèvera pas de difficultés de principe ». Accordée jusqu’au 30 septembre 1943, l’autorisation sera renouvelée aux mêmes conditions le 17 janvier de l’année suivante ; cf. le procès-verbal de cette date du Conseil de la paroisse de la cathédrale, p. 22, APSPF. Cf. le procès-verbal de la réunion du 8 janvier de la Compagnie des pasteurs, et le procèsverbal du Conseil de la paroisse du 11 janvier 1943 : « la Compagnie des pasteurs a posé comme condition essentielle le changement du nom qui prête à équivoque ». Sur Auguste Lemaître cf. J. Courvoisier, « La Faculté de théologie de 1914 à 1956 », in Histoire de l’Université de Genève. Annexes. Historique des facultés et des instituts, 1914-1956, Genève, 1959, p. 293-306, Droux, Témoignages de chrétiens, op. cit., et E. Grin, « In memoriam : le professeur Auguste Lemaître, 1887-1970 », Revue de théologie et de philosophie, 20/4 (1970), p. 264-267. À ce propos, cf. les PV CeC du 22 janvier 1943, p. 167, AEPG. Cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1943. À ce propos cf. en particulier les trois articles du pasteur Armand Payot, l’un des gendres de Schutz, publiés dans La Vie Protestante respectivement les 5, 12 et 19 février 1943 : « Église et jeunesse. I. Problème d’organisation », p. 1 ; « II. Problème de méthode », p. 8 ; « III. Problème de foi », p. 6.

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communautaire par cette capitale de l’internationalisme chrétien que Genève était en train de devenir32. « Nous comptons fermement conserver toujours un appartement à Genève, à côté de notre Maison de Cluny », écrira Schutz à Villain à la mi-novembre 1943 : « Genève est un centre important pour nous, il y a tous les mouvements œcuméniques qui nous permettent de rencontrer des hommes de tous milieux et de les recevoir chez nous »33. Si Genève était un important carrefour pour de nombreux protagonistes du renouveau théologique, ecclésiologique et œcuménique en cours dans le protestantisme francophone, pour Schutz et ses compagnons, la ville était surtout le siège de la FUACE, d’où venait une bonne partie des jeunes qui gravitaient autour du noyau permanent « clunisien » : « While organically independent from the Student Christian Mouvement » — affirmait à ce propos un rapport de la FUACE de mai 1944 —, la nouvelle communauté « is practically composed of Student Christian Mouvement members and very eager to keep in touch with the Federation »34. Dans le panorama peu exaltant des ACE suisses, la naissance de cette originale « communauté de prière et de travail » représentait donc, pour les rédacteurs d’un Memorandum sur les activités de la Fédération pendant la période de la guerre, « un des faits les plus récents et les plus intéressants »35. Trois des quatre membres du premier noyau résident « clunisien » avaient passé ou allaient passer par l’expérience des ACE en y assumant des responsabilités : si Schutz avait présidé le groupe lausannois au cours de l’hiver 1939-1940, Thurian, qui fréquentait celui de Genève depuis l’automne 1941, en deviendra responsable pour le semestre d’hiver de 1943-1944, alors que Daniel de Montmollin présidera la section de Lausanne au printemps 194536. Roger Duckert, membre de la première confrérie réunie autour de Schutz, faisait aussi partie du comité auxiliaire de l’ACE genevoise, avec parmi d’autres, Visser ’t Hooft et les professeurs de Thurian, Leenhardt et d’Espine ; maître de conférences en sciences à l’Université de Genève, il était la « voix de Cluny dans le Comité auxiliaire37 », qui, depuis l’automne 1942, avec l’appui de l’Église genevoise, avait réussi à constituer une aumônerie spéciale pour

32 Sur le foyer internationaliste genevois, cf. en particulier Ph. Chenaux, « Renouveau spirituel et construction de l’Europe (1945-1950). Le rôle des milieux chrétiens de Suisse romande », Revue Suisse d’Histoire, 39/3 (1989), p. 266-292. 33 Cf. Schutz à Villain, 15 novembre 1943, PPC. 34 Cf. WSCF, Survey of Movements, mai 1944, AFUACE. 35 Cf. le Memorandum on the work of the Federation during the present European war (Prepared by the General Secretary for the Officers and members of the Executive – 13 Sept. 1939), s. d., AFUACE. 36 Cf. le Curriculum vitae de Thurian, la lettre de Schutz à Villain du 15 novembre 1943 et le programme de la « conférence de printemps » organisée à Lausanne du 8 au 11 avril 1945 par l’ACE lausannoise et par la Communauté de Cluny, PCV. 37 Cf. une lettre de Thurian à Schutz au début du mois de juin 1942, DT.

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les étudiants universitaires38. « Dorénavant le travail dans l’Université sera porté par le pasteur, l’ACE et Cluny », écrivait en juin 1942 à Schutz, encore à Taizé, un Thurian qui était alors préoccupé que le choix du comité auxiliaire de l’ACE tombe sur un pasteur ouvert et dynamique comme Jacques de Senarclens, susceptible de tenir tête au charisme pastoral du nouvel assistant des étudiants catholiques, Edmond Chavaz39. La présence à Genève facilitait aussi à l’évidence les contacts avec les dirigeants de la FUACE, en particulier avec Suzanne de Dietrich, très engagée à poursuivre le rapprochement avec le mouvement œcuménique d’une jeunesse ecclésiale que la conférence d’Amsterdam de 1939 avait commencé à rassembler avec les grands mouvements étudiants40. Le lien de Schutz avec celle qui était à la fois secrétaire pour les relations œcuméniques de la FUACE et inspiratrice de la CIMADE favorisa sans aucun doute une grande proximité personnelle et intellectuelle entre la communauté naissante et les dirigeants de la Fédération candidats à la conduite du Conseil œcuménique en voie de formation. Cette proximité se traduisit en particulier par la préparation commune d’une semaine d’études œcuméniques à la fin du mois de mars 1943 sur le thème « Notre vocation dans le renouvellement de l’Église et la reconstruction du monde »41 ; une rencontre qui s’achèvera par deux journées de retraite organisées par les « clunisiens » sur le thème de la vocation chrétienne. Destinée principalement aux universitaires suisses ou résidents en Suisse et organisée conjointement par la FUACE, par l’ACE genevoise et par l’aumônier des étudiants protestants, Jacques de Senarclens, la semaine devait surtout permettre de réfléchir aux conditions spirituelles de l’Europe en guerre et à la contribution possible des intellectuels chrétiens à la reconstruction politique, économique et culturelle du continent. Comme on pouvait s’y attendre, une attention particulière fut prêtée à la problématique œcuménique et, parmi les thèmes de réflexion et d’échange, il y eut aussi celui 38 Cf. l’Exposé de M. le professeur Chodat sur le ministère parmi les étudiants et proposition d’allocation au Comité auxiliaire de l’Association chrétienne des étudiants du 6 juin 1942, AEPG, l’appel du Comité auxiliaire de l’ACE de septembre 1942, AFUACE, et le Rapport de M. Jacques de Senarclens sur son activité à l’aumônerie des étudiants, du mois d’octobre 1945, AEPG. 39 « Fais je t’en prie entendre la voix de Cluny. Je ferai mon possible, mais je n’ai pas ton autorité, ni celle de Duckert, je puis tout au plus orienter les désirs de l’ACE et les faire entendre. Il faut beaucoup prier et agir sans tarder. C’est d’autant plus important que dès cet hiver le groupe catholique fonde un foyer des étudiants à la rue de Candolle (tout près de l’Université). Cela montre aussi la nécessité que tu viennes à Genève cet hiver et que nous nous occupions des étudiants dans un cadre clunisien en collaboration avec le pasteur et l’ACE » ; cf. Thurian à Schutz, juin 1942. Sur Chavaz, cf. P. Vuichard, « Une figure marquante du clergé genevois : l’abbé Edmond Chavaz (1905-2000) », Le Courrier, 17 mai 2000. 40 Cf. S. de Dietrich, La tâche œcuménique des associations chrétiennes d’étudiants, mai 1942, 57 p. dact., PPC, et la lettre du 8 janvier 1943 qu’elle adressa aux membres du Comité national des ACE suisses, AFUACE. 41 Cf. le programme de la semaine du 28 mars-2 avril 1943, 3 p. dact., AFUACE.

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de la mission du Conseil œcuménique et des mouvements de jeunesse au sein de l’unam sanctam42. Malgré l’absence de Karl Barth, dont la participation avait été annoncée les mois précédents pour une session d’ouverture sur la situation des Églises en Europe43, il y eut plusieurs intervenants de haut niveau : de Visser ’t Hooft à Jaques Courvoisier, d’Adolphe Keller, secrétaire de l’« Office d’entraide des Églises » et naguère promoteur de l’« Institut international du christianisme pratique », à Charles Ducommun, responsable du contrôle des prix pour l’office fédéral de l’économie de guerre et auteur d’un Essai sur la théorie des crises économiques et les positions du syndicalisme suisse, très apprécié par les « clunisiens »44. Leurs exposés attirèrent plus de cent cinquante participants, provenant de toute la Confédération helvétique : une jeunesse étudiante très diverse quant à sa sensibilité et son orientation théologique. Il y avait des groupes plus intéressés par les grands problèmes de la conjoncture historique et des groupes, surtout de la Suisse allemande, plus focalisés sur les problématiques de la vie intérieure. Pour de nombreux participants, la retraite organisée par la Communauté de Cluny fut la première occasion pour être sensibilisés au sens de la vie communautaire et à la valeur d’une discipline intérieure45. La collaboration avec la FUACE n’empêchait d’ailleurs pas Roger Schutz de souligner les particularités de la vocation « clunisienne » à Suzanne de Dietrich, qui parfois n’hésita pas de son côté à manifester sa déception à l’égard de certains choix de la communauté résidente ; parmi ceux-ci, celui d’avoir renoncé à participer au camp universitaire organisé en septembre 1941 à Vaumarcus, près de Neuchâtel, par le Comité national des ACE suisses et par les assistants ecclésiastiques des universités de Genève, Lausanne et Zurich avec le soutien des facultés théologiques de la Suisse romande

42 Cf. S. de Dietrich, « Semaine d’études œcuméniques (Genève 29 mars - 2 avril 1943) », Le Semeur Vaudois, 6 mars 1943, p. 2. 43 Cf. de Dietrich aux présidents des ACE suisses, 8 février 1943, AFUACE. 44 Pour les textes des interventions ou sur leurs synthèses, cf. le dossier Notre vocation dans le renouvellement de l’Église et la reconstruction du monde. Thèses et résumés des séminaires, AFUACE. Sur Adolphe Keller (1872-1963), cf. Courvoisier, « La Faculté de théologie », op. cit., Chenaux, « Renouveau spirituel et construction de l’Europe », art. cit., et M. Jehle-Wildberger, Adolf Keller (1872-1963) : Pionier der ökumenischen Bewegung, Zürich, 2008. Sur Charles Frédéric Ducommun (1910-1977), cf. aussi P. Maspoli, Le corporatisme et la droite en Suisse romande, Lausanne, 1993, p. 117-119. Cf. en outre sa thèse —  Essai sur la théorie des crises économiques et les positions du syndicalisme suisse — soutenue à l’École des sciences sociales et politiques de Lausanne en 1941, dont certains points furent repris dans l’intervention à la semaine d’étude œcuméniques, Évolution économique et conscience nationale, que les « clunisiens » voulaient publier dans une brochure. 45 Cf. surtout la lettre d’Anne-Marie Henny à Marguerite de Beaumont, et celle de Suzanne de Dietrich au pasteur neuchâtelois Gaston Deluz, président national des ACE suisses, 12 avril 1943, AFUACE. Sur l’intense activité de sensibilisation déployée en ce sens par Schutz parmi les groupes de jeunes de la Suisse francophone, cf. sa lettre à Villain du 15 novembre suivant, où il disait être « constamment […] appelé à travers la Suisse romande pour parler ».

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et allemande46. Malgré quelques incompréhensions47, les contacts avec la Fédération et l’engagement des « clunisiens » avec l’ACE genevoise restèrent constants durant toute la période de leur séjour en Suisse. L’élection de Max Thurian à la présidence du groupe local pour l’hiver 1943-194448 rendit même plus organiques les rapports entre les étudiants de l’ACE et la Communauté de Cluny. Pendant ces mois, ces rapports se concrétisèrent aussi, en accord avec le pasteur de Senarclens, par la constitution d’un groupe œcuménique interfaculté plus restreint — Liturgies —, ayant comme visée d’approfondir la connaissance des différents cultes chrétiens « afin de pénétrer dans la vie des diverses Églises, de les comprendre et de les aimer mieux »49. Ce furent donc les « clunisiens » qui, en mars 1944, organisèrent la « conférence de printemps » des ACE romandes : un rendez-vous qui rassemblera dans l’appartement communautaire de la rue du Puits-Saint-Pierre plus de cent cinquante étudiants de Genève, Lausanne et Neuchâtel, désireux d’échanger sur le problème de l’action sociale de l’Église dans la conjoncture particulière d’une Europe secouée par la guerre50. La rencontre devait porter plus précisément sur le thème Réalisme social et communisme chrétien : titre ensuite amendé dans la presse protestante romande qui supprima la référence à un « communisme chrétien », en raison de l’irritation de certains membres de la « Grande Communauté », embarrassés parfois par la tendance, à leur avis, quelque peu gauchiste de Schutz51. Pour offrir une vue d’ensemble sur la conjoncture historique furent invités, entre autres, Suzanne de Dietrich et le pasteur lyonnais Roland de Pury qui échangèrent sur le thème « Dans un monde en agonie ». Il y eut ensuite les approfondissements bibliques, donnés surtout par Leenhardt et Visser ’t Hooft, qui élargirent ainsi le nombre déjà

46 Cf. Suzanne de Dietrich à Schutz, 31 août 1943, AFUACE. Sur le camp universitaire national de Vaumarcus du 5-11 septembre 1943, cf. « Le camp universitaire suisse », La Vie Protestante, 8 octobre 1943, p. 2. 47 Cf. en particulier un échange de lettres datées des 25 et 28 février 1944 entre Max Thurian et Suzanne de Dietrich, AFUACE. 48 À laquelle « la Communauté a été spécialement sensible » ; cf. Schutz à Villain, 15 novembre 1943. 49 Cf. Thurian à Suzanne de Dietrich, 23 octobre 1943, AFUACE, et à Villain, 13 novembre 1943, PPC. Entre novembre et décembre 1943, il y eut en particulier un premier cycle de rencontres ouvert par une intervention de Schutz sur le culte dans l’Église primitive, suivi d’une deuxième rencontre sur la messe romaine avec la participation de l’abbé Chavaz et de deux rencontres ultérieures sur la sainte cène et sur la messe orthodoxe. 50 Cf. le programme de la rencontre de la Conférence de printemps des ACE pour les étudiants de Suisse romande, organisée par la Communauté évangélique réformée de Cluny, avec en annexe celui de la Liturgie des Cultes du matin, 2 p. dact., AFUACE. 51 Cf. l’article « Réalisme social et communisme chrétien », Le Semeur Vaudois, 11 mars 1943, p. 5, et l’article postérieur de Roger Schutz et Théophile Ammann paru ensuite dans le même hebdomadaire le 29 mars suivant, p. 1-2, et dans La Vie Protestante, 21 avril, p. 6-7. Sur le changement de titre de la « conférence de printemps », je renvoie à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 45, et au témoignage que j’ai reçu de Claude Reymond (Lausanne, 31 mai et 3 juin 2010).

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importants de pasteurs parrainant la rencontre : de Senarcles, de Saussure, d’Espine et Edouard Mauris, aumônier des étudiants à l’Université de Lausanne52. Ils présidaient aussi en alternance la célébration des cultes du matin dans la cathédrale. On demanda par contre à Charles Ducommun de coordonner une table ronde conclusive avec des ouvriers ; ceux-ci avaient été invités par les « clunisiens » pour participer à des ateliers sur les thèmes de la justice sociale, des conditions de travail dans les usines, de l’action sociale de l’Église et, surtout, sur le droit de propriété et l’idéal du communisme chrétien, thème sur lequel Schutz lui-même fit un exposé53. Le choix du thème de la rencontre était directement lié à la nouvelle exigence du noyau communautaire résident : ses membres voulaient en effet repenser leur propre place dans la société, en ouvrant une réflexion sur le thème de la pauvreté et en essayant, en même temps, d’entrer en contact avec le monde du travail, notamment avec le milieu ouvrier. Cette exigence se concrétisa, d’une part, par la recherche d’une source d’inspiration dans l’exemple de la première fraternité franciscaine et dans l’approfondissement de cet « esprit de saint François » qui deviendra ensuite la caractéristique de la période genevoise54, et, d’autre part, par la mise en place d’une série de rencontres se déroulant le soir dans l’appartement communautaire avec des ouvriers et syndicalistes locaux. C’est à partir de ces rencontres que des « clunisiens », comme le lausannois Théophile Ammann, tout juste sorti de ses études de théologie à Lausanne et Zurich, prirent la décision de commencer un stage pastoral en usine55. Les rencontres offrirent souvent aussi l’occasion de faire une catéchèse populaire, dans le style très ouvert qui caractérisa le début de la vie commune ; un style qui reflétait surtout le nouveau souci genevois d’intensifier la vie fraternelle et de faire disparaitre progressivement la tendance plus solitaire et intellectuelle qui avait caractérisé la première confrérie. Ces rencontres informelles dans la maison communautaire furent aussi accompagnées d’un engagement et d’un programme d’étude, esquissé pour la première fois à Lausanne en mai 1943 à l’occasion d’un colloque « clunisien » réunissant dans la campagne de l’Hermitage une trentaine d’étudiants pour un échange sur les problèmes que le monde ouvrier et le malaise social dans 52 Cf. « Conférence de printemps des ACE », art. cit. 53 Cf. Schutz, Ammann, « Réalisme social et réalisme chrétien », art. cit., et Thurian à Villain, 8 avril 1944, PPC. 54 Cf. M. Thurian, « La Communauté de Cluny », Verbum Caro, 7/3 (1948), p. 108-124. 55 Sur les rencontres avec les ouvriers dans l’appartement communautaire, cf. en particulier une lettre s. d., mais de la fin de 1943, d’Irène Burnat à sa cousine carmélitaine, et Thurian à Villain, 8 avril 1944. Cf. aussi l’article de M. Villain, « La Communauté de Cluny », Irénikon, 19/2 (1946), p. 153-167, qui souligne le désir des « clunisiens » de « retrouver l’audience du monde ouvrier » et rappelle ensuite comment depuis le début « leurs relations avec des équipes d’ouvriers communistes furent cordiales et profondes ». Pour les informations sur Théophile Ammann, je renvoie au témoignage que j’ai reçu de Felicitas Ammann (Lausanne, 1er juin 2010).

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les campagnes posaient à l’Église56. Ce colloque ne manqua pas d’attirer l’attention du Semeur Vaudois qui se félicita de l’intérêt que la jeune communauté d’intellectuels protestants portait aux questions sociales ; un intérêt en partie attribué à une certaine filiation spirituelle et intellectuelle avec le fondateur des Veilleurs, Wilfred Monod, qui venait de décéder. Dans les intentions des organisateurs, cette rencontre devait en effet engager une réflexion plus articulée sur les problématiques économiques et sociales se profilant dans le contexte nouveau de l’après-guerre. Elle s’inscrivait dans la série de colloques d’études organisés, depuis décembre 1940 avec une cadence plus ou moins régulière, par les jeunes « clunisiens », afin de poursuivre, dans un cadre de prière, un programme d’approfondissement commun des fondements et des implications pratiques de leur foi ; un approfondissement qui, au cours de l’hiver 1942-1943, bénéficia de l’apport significatif de quelques-uns des protagonistes du renouveau protestant genevois, notamment d’Espine, Leenhardt et de Saussure. Au fil du temps, ceux-ci aidèrent en effet la « Grande Communauté » à réfléchir sur quelques grands thèmes de type et d’intérêt assez général, comme la signification de la direction spirituelle et l’exercice de l’autorité dans l’Église reformée, la nature de l’Église et l’évolution de sa mission face au processus de « mondialisation », l’attitude du chrétien dans le monde, à la suite des traumatismes de la guerre et des totalitarismes qui l’avaient précédée57. Par contre, dans les mois qui suivirent, les colloques communautaires revêtirent un caractère plus restreint en se focalisant sur des thèmes plus spécialisés et circonstanciés, corrélativement à une définition plus claire des différents « ministères » dans la « Grande Communauté » et à l’exigence d’une meilleure structuration de l’engagement intellectuel de ceux des « clunisiens » qui avaient vocation à l’étude. Au printemps 1944, se constitua donc un groupe plus réduit de dix à quinze personnes, le « Colloque » : il réunissait les « clunisiens » qui avaient vocation à « un travail intellectuel communautaire assidu » et qui étaient prêts à s’engager dans une étude hebdomadaire en vue de rencontres bimestrielles, sur des thèmes pluridisciplinaires décidés à chaque fois par un « directeur des travaux », qui sans tarder prit la figure de Théophile Ammann58.

3. «   Une communauté régulière évangélique est-elle possible ? » : la thèse de licence de Roger Schutz La naissance d’un groupe restreint, à vocation plus nettement intellectuelle, était évidemment liée à l’évolution globale d’une communauté dont le noyau

56 Cf. « Colloque clunisien des 8 et 9 mai à Lausanne », Le Semeur Vaudois, 22 mai 1943, p. 1. 57 Cf. C. Reymond, Organisation du Colloque et de la Communauté. Projet, septembre 1946, 5 p. dact., DT, et les notes ms de Monique de Gautart, s. d., DT. 58 Cf. ibid. et 2 p. dact. de Constitutions, s. d., mais postérieurs au mois d’octobre 1944, PCV.

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résident paraissait toujours plus focalisé sur le côté proprement religieux de l’expérience de vie commune vécue à Genève. Le projet du « Colloque » semblait donc très périphérique par rapport au vrai centre d’intérêt de Schutz : la consolidation de la petite cellule communautaire permanente, qui voulait être le cœur et le moteur de la réalité « clunisienne » multiforme. Sans se référer explicitement à sa propre expérience, la légitimité d’une communauté permanente en terre reformée fut présentée pour la première fois par Schutz dans sa thèse de licence en théologie sur L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît et sa conformité avec l’Évangile. Il la soutint en avril 1943 à « la Môme » où, en janvier, sans obtenir de résultats brillants, il avait cependant réussi les trois épreuves homilétiques59. Il s’agissait d’un plaidoyer pour une vie communautaire protestante renouvelée qui assumerait, en les purifiant et en les réinterprétant, les principaux éléments de l’expérience monastique, avec à son égard une attitude à la fois distante et sympathique ; une attitude qui évoquait parfois des pages de Bonhoeffer dans Nachfolge sur le monachisme comme manière de vivre le radicalisme évangélique60. Le texte dactylographié présentait une bibliographie plutôt succincte, mais avait un titre et des conclusions audacieux pour un étudiant de théologie qui n’était pas encore pasteur. Il avait été en grande partie rédigé dans les conditions difficiles du premier séjour à Taizé, et achevé à Genève pendant l’hiver 1942-1943. Discutée avec le doyen Philippe Daulte et avec Jean Meyhoffer, professeur d’histoire et président de la Commission synodale de l’Église libre vaudoise, la thèse de licence de Roger Schutz était formée de trois parties qui devaient essentiellement répondre aux questions posées au départ : comment et pourquoi, au cours de l’histoire chrétienne, des hommes et des femmes s’étaient réunis en communauté ; si l’ « idéal monastique » qu’ils poursuivaient était conforme ou non aux normes évangéliques dans ses principes et dans son application ; enfin et surtout si, après quatre siècles de protestantisme, il était encore possible d’appliquer une réforme évangélique à la vie communautaire catholique, réintroduisant ainsi au sein des Églises réformées une forme de vie chrétienne correspondant à un besoin, aussi légitime que profond, de nombreux fidèles61. 59 Un sermon, un cours de catéchisme et une explication biblique, pour lesquels il obtint juste la moyenne suffisante (6/10) pour être admis à la soutenance de la thèse ; cf. la documentation conservée dans le fonds de l’Église libre du canton de Vaud, ACV, PP 516. 60 Cf. D. Bonhoeffer, Nachfolge, vol. IV des Gesammelte Schriften, E. Bethge (dir.), München, 1987 (éd. or. München, 1937), p. 32 sqq. et 73 sqq., sur lequel cf. Id., Dietrich Bonhoeffer, teologo cristiano contemporaneo, op. cit., p. 470. Sur l’attitude de Bonhoeffer à l’égard du monachisme, cf. en particulier Schlumberger, « Dietrich Bonhoeffer et le monachisme », art. cit., qui évoquait entre autres un parallélisme fait par Ernst Wolff avec l’expérience de Roger Schutz pour la tension entre vie solitaire et vie communautaire ; cf. A. Dumas, « Dietrich Bonhoeffer. Une Église pour les non religieux », Foi et Vie, 66/3 (1966), p. 92-107. 61 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît et sa conformité avec l’Évangile, op. cit., p. 1-6. Pour des informations sur Philippe Daulte et Jean Meyhoffer, cf. Centenaire de la Faculté de

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Le texte s’ouvrait sur un bref excursus historique concernant la genèse de l’expérience monastique, depuis l’anachorétisme oriental jusqu’à Benoît. Ce dernier était choisi comme terminus ad quem aussi bien pour l’influence et la valeur de modèle que sa règle avait exercées sur tout le monachisme occidental postérieur, que pour l’orientation de son idéal monastique, qui était équivoque dans une perspective réformée. Pour Schutz, en effet, on pouvait déjà chez Benoît repérer qu’il s’éloignait de l’authentique doctrine paulinienne de la grâce et qu’il avait par conséquent une conception méritoire du salut, avec l’idée que la prière monastique continue pouvait augmenter les chances de salut. La première partie de la thèse était conclue par un bref commentaire de la règle bénédictine, considérée comme achèvement et synthèse des expériences cénobitiques précédentes, dispersées et disséminées, et comportant en même temps les prémices des réalisations monastiques ultérieures. L’étude était essentiellement basée sur la lecture de quelques œuvres très variées, devenues classiques en leur genre, qui allaient de Das Mönchtum : seine Ideale und seine Geschichte de von Harnack à Le Christ, idéal du moine, de Columba Marmion, de l’étude du cénobitisme pacômien de Ladeuze au commentaire de la règle bénédictine de dom Delatte62. Il n’y avait par contre aucune référence aux recherches allemandes sur les origines du phénomène monastique effectuées entre l’essai de von Harnack et les années 30 du xxe siècle63, ni à Gemeinsames Leben de Bonhoeffer. Il s’agissait de trois sections qui n’étaient pas particulièrement originales, et qui proposaient une interprétation typiquement réformée de l’histoire du monachisme, mais il y avait aussi des pages plus intéressantes, comme celles qui étaient consacrées au monachisme basilien : Schutz y soulignait notamment la place accordée à la dimension proprement communautaire, ainsi qu’à l’étude et à la référence directe à l’Écriture64. Théologie de l’Église Évangélique Libre du Canton de Vaud (1847-1947), Lausanne, 1947, p. 147, et Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 132 sqq. et 149 sqq. 62 Cf. Dom C. Marmion, Le Christ idéal du moine : conférences spirituelles sur la vie monastique et religieuse, Abbaye de Maredsous, 1922 ; A. von Harnack, Das Mönchtum. Seine Ideale und seine Geschichte, Gießen, 1881 (Schutz citait une édition de 1901) ; P. Ladeuze, Étude sur le cénobitisme pakhomien pendant le ive siècle et la première moitié du ve, Louvain-Paris, 1898 ; Dom P. Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Paris, 1913. Pour un recueil systématique et analytique des contributions des principaux spécialistes protestants du monachisme, et en particulier sur l’important essai de von Harnack du 1881, cf. en particulier B. Jaspert, Mönchtum und Protestantismus. Probleme und Wege der Forschung seit 1877, vol. I, Von Hermann Weingarten bis Heinrich Boehmer, St. Ottilinen, 2005, p. 123-130. Sur l’ouvrage de l’abbé de Maredsous, cf. ensuite J. Leclercq, Regards monastiques sur le Christ au MoyenÂge, nouvelle édition augmentée par la relecture de M. Dupuy, Paris, 2010, p. 16 sqq. ; sur sa diffusion comme texte de base dans la formation sacerdotale, cf. R. Tremblay, « Les livres de base dans la tradition de la formation au sacerdoce », Seminarium, 28/2 (1976), p. 244-262. 63 Pour des références essentielles sur ce sujet, cf. l’Introduzione generale de G. Filoramo à son ouvrage Monachesimo orientale. Un’introduzione, Brescia, 2010, p. 5-17. 64 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 29-30.

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L’excursus sur le monachisme ancien, sur lequel l’étudiant lausannois avait focalisé son étude après avoir abandonnée son idée initiale d’approfondir la polémique des réformateurs contre la vie monastique, était suivi par une deuxième partie, plus originale. Schutz y abordait tous les aspects où le monachisme, selon lui, s’était montré moins conforme à l’Évangile. Son argumentation répondait à l’exigence de « faire preuve de notre attachement à la pensée réformée » : soit à cause de la première confrontation avec l’Église genevoise, soit pour se donner, face à la Commission synodale, toute la légitimité nécessaire pour rendre finalement plausible une proposition communautaire qui allait de toute façon paraître excentrique dans le milieu de « la Môme »65. Malgré le désir de prévenir parfois les critiques de ses professeurs, le jeune étudiant en théologie montrait une certaine liberté et une assurance dans l’analyse des notions clés de l’expérience monastique. Il les évaluait essentiellement à la lumière de deux critères : le lien ou non avec l’idée d’un certain rapport de proportionnalité entre le salut et l’exercice de pratiques ascétiques surérogatoires, et la tendance à une fausse opposition dualiste entre corps et esprit. Ayant initié nombre d’autres jeunes de son âge à la pratique d’une discipline spirituelle, le fondateur de la Communauté de Cluny réfléchissait notamment, depuis longtemps, à la signification et à la valeur d’une règle de vie intérieure. Il en avait déjà parlé dans les Notes explicatives de 1941 en la présentant comme instrument pour favoriser l’unité de la personne et pour se placer sous la seigneurie du Christ. À cet égard, la thèse de licence fut la première tentative de systématiser une expérience où, dès le début, le profond besoin de vie commune était apparu comme inséparablement lié à une exigence toute aussi radicale de retraite et de prière. Évidemment la thèse ne manquait pas de critiquer l’introduction de l’idée d’une participation de l’homme à l’œuvre du salut ; une idée qui avait affecté le monachisme depuis les origines et qui était tributaire, selon Schutz, d’un modèle grec de perfection, véhiculant une primauté mal comprise de l’esprit sur le corps et une malheureuse propension à mesurer progrès et reculs sur le chemin de la perfection. Mais, d’autre part, l’étudiant lausannois soulignait aussi fortement l’importance d’une règle unificatrice et les potentialités d’une discipline comprise avant tout comme signe de reconnaissance pour le salut gratuit et pour les dons reçus de Dieu, et se manifestant par une attitude de louange. Dans cette perspective, il y avait alors une place pour distinguer un ascétisme devenu vecteur d’œuvres méritoires et une ascèse évangélique. Cette ascèse devait être comprise non comme une fin en soi, mais comme une réponse reconnaissante à la grâce de Dieu, comme un moyen pour que l’esprit et le corps se maintiennent toujours ouverts à l’œuvre de l’Esprit et disponibles à un continuel recommencement. Délivrée du lien avec une morale de l’abstention, libérée de toute recherche de renoncements et de privations inutiles, la 65 Cf. Schutz à Villain, 15 novembre 1943.

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véritable ascèse chrétienne était donc, pour Schutz, sobrement centrée sur le plein accomplissement des devoirs de sa propre vocation et sur la patiente acceptation de la souffrance ; elle impliquait essentiellement la maîtrise de la personne, avec toute son humanité et une certaine discipline spirituelle. Au sujet de cette dernière, en particulier, des pages étaient explicitement critiques envers un certain complexe protestant antidisciplinaire et, allant avec lui, un préjugé anticatholique, bien ancré. L’étudiant lausannois pouvait maintenant appeler à sa rescousse non seulement Les adieux, œuvre d’un des plus célèbres prédicateurs et représentants du Réveil français de la première moitié du xixe siècle, Adolphe Monod66, mais aussi la récente et fondamentale étude sur la direction spirituelle dans le protestantisme de Jean-Daniel Benoît, qui avait été son professeur à Strasbourg67. La mise en valeur d’une discipline en vue de promouvoir l’unité de la personne, condition même d’une communion avec le Christ, était accompagnée, comme nous l’avons déjà évoqué, d’une analyse, aux tons parfois assez critiques, de tous les éléments par lesquels l’ascétisme monastique s’était traditionnellement réalisé : clôture, office, pénitence, obéissance, célibat et chasteté, pauvreté. C’était d’ailleurs sur cette section que le jeune Schutz pouvait s’attendre à la plus grande bienveillance de la part du jury. La thèse jugeait de manière particulièrement forte la clôture permanente, considérée comme contraire à l’Évangile car, en séparant la communauté monastique du peuple des croyants et de l’Église locale, elle ne respectait pas le principe organique et la profonde réalité spirituelle de l’Église comme corps du Christ. La conclusion de l’étude sur l’obéissance monastique primitive semblait assez critique aussi. Schutz y percevait en effet la marque d’une « pédagogie de rupture », liée, historiquement, à la nature rude et turbulente des premiers moines, mais inacceptable, du point de vue de l’Évangile, car elle employait des méthodes autoritaires et humiliantes et voulait mortifier la raison ; cela indiquait combien, déjà avec Benoît, la perspective du mérite avait inspiré l’ascèse monastique, faisant de l’obéissance elle-même une œuvre en soi méritoire68. Par contre, l’absence d’une mystique de la chasteté, typiquement orientale, était considérée comme un élément positif de la règle bénédictine, allant de pair avec la conception du célibat dans le monachisme occidental,

66 Cf. A.L.F.T. Monod, Les Adieux à ses amis et à l’Église, Paris, 1857, sur lequel cf. l’article biographique « Monod Adolphe-Louis-Frédéric-Théodore » de B. Dumons in DMRFC, 6, p. 305-306, et J.L. Osen, Prophet and peacemaker : the life of Adolphe Monod, Washington, D.C., 1984. 67 À son sujet, il notait : « Il semble que le protestantisme en vienne aujourd’hui, par une sorte de nécessité naturelle, à reconnaître le bien-fondé de certaines méthodes de vie spirituelle. […] Comment ne pas reconnaître la valeur de certaines méthodes quand celles-ci viennent fortifier la vie intérieure du chrétien toujours si faible et sujet à toutes les intermittences ? » ; cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 108. Cf. aussi J.D. Benoît, Direction spirituelle et protestantisme. Étude sur la légitimité d’une direction protestante, Paris, 1940. 68 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 78.

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comme une des conditions de la vie communautaire. La thèse justifiait donc le choix du célibat — se référant sur ce point, en note, à certains passages de la Confession de foi helvétique de Bullinger — comme réponse à une vocation exceptionnelle, réservée seulement, selon Mt 19,11, à « ceux à qui c’est donné »; on soulignait que cette vocation permettait une plus grande disponibilité pour l’exercice de certains ministères, mais elle ne devait pas se traduire en un « engagement à vie »69. En ce sens, à la manière réformée traditionnelle, Schutz notait : De réclamer un vœu à vie accompagnant l’engagement de célibat et de chasteté, n’est-ce pas lier le Saint Esprit, comme si l’Esprit ne pouvait pas, à un moment donné, enjoindre au célibataire qu’il renonce à son état présent pour le mariage ? Dépréciation de la valeur du mariage, décision humaine liant le Saint Esprit, voilà qui nous paraît le danger par excellence d’une organisation ecclésiastique composée de célibataires70. La thèse développait, enfin, des considérations en quelque sorte analogues sur le caractère exceptionnel d’une vocation particulière par rapport à un autre pilier traditionnel de la vie monastique : l’engagement à la pauvreté. À ce propos, elle faisait une distinction entre l’« esprit de pauvreté », propre à celui qui attend tout du Seigneur, et l’abandon des biens matériels souvent conçu aussi comme œuvre méritoire et condition pour la sanctification. Cette distinction toutefois n’empêchait pas de souligner la grande valeur de signe que le témoignage du détachement des biens matériels pouvait représenter « au milieu d’un monde idolâtre de l’argent »71. La deuxième partie de la thèse se terminait de manière significative par une référence à l’importance d’une prédication vivante de l’idéal évangélique de la pauvreté, l’importance d’en donner une image forte et éloquente aussi à ceux qui se situent à la « périphérie » de l’Église. Et alors s’ouvrait une troisième partie qui était consacrée aux conditions nécessaires pour mettre en œuvre un autre signe anticipateur du Royaume : une « communauté régulière évangélique », qui se manifestait d’abord comme « un vivant foyer de piété »72, susceptible d’apporter à sa propre Église « une puissance de témoignage et de consécration, un esprit de prière capable de la soutenir à travers les périodes les plus sombres73 ». Composée d’hommes ou de femmes célibataires, libres, selon le modèle paulinien, de se soucier « des choses du Seigneur », cette

69 Ibid., p. 146. La référence renvoyait notamment aux deux premiers paragraphes du chapitre XXIX de la Confessio Helvetica posterior de 1566, dont cf. l’édition critique de E. Campi, « Confessio Helvetica posterior, 1566 », in M. Bucsay et al. (dir.), Reformierte Bekenntnisschriften, Neukirchen-Vluyn, 2009, vol. 2/2, p. 243-345. Schutz utilisait une édition en français publiée à Lausanne en 1854. 70 Ibid., p. 150-151. 71 Cf. en particulier la thèse XIV. 72 Cf. la thèse XVIII. 73 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 160.

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communauté était confrontée, par le jeune Schutz alors âgé de vingt-huit ans, à la communauté régulière monastique, une communauté dont elle se différenciait surtout par une fidélité plus radicale à la Parole de Dieu et par un lien organique avec sa propre Église. Ce lien pouvait se concrétiser soit par la constitution d’un tiers ordre et par une forte participation à la vie de la paroisse d’origine, soit par l’exercice d’un ministère itinérant, soit, aussi, par une claire attention œcuménique et une constante intercession pour l’unité du corps du Christ. Sans s’y référer de manière explicite, la thèse esquissait ici le visage que prenait à Genève le petit groupe résident, cœur de la plus vaste réalité « clunisienne » ; pour ce groupe en formation et en recherche de consolidation le plaidoyer que contenait la dernière partie de la thèse en faveur d’une « communauté régulière évangélique » avait évidemment une claire valeur de programme. La thèse énonçait donc les finalités et les principes constitutifs de cette communauté régulière dont le protestantisme n’offrait pas beaucoup de précédents historiques — les conclusions de Schutz ne faisaient qu’une brève mention de l’expérience sui generis de la communauté piétiste des Frères Moraves de Herrnhut74. Ces principes se présentaient le plus souvent comme une réinterprétation recevable, d’un point de vue réformé, de quelques éléments essentiels de l’expérience cénobitique, précédemment soumis à la critique. Le « Ora et labora » bénédictin, adopté comme devise par les « clunisiens », devait surtout se concrétiser par une prière conçue essentiellement comme une méditation de l’Écriture, soutenue par « une liturgie biblique et ecclésiale » —  il s’agissait de fait de l’Office divin de l’Église universelle bien qu’il ne soit pas explicitement mentionné. Cette prière devait être attentive aussi bien aux risques d’un subjectivisme spontanéiste qu’à ceux d’un automatisme généré par la répétition75. Une grande importance était accordée à la sauvegarde des moments réguliers de silence ainsi qu’au chant, collectif ou individuel, présenté comme un véritable exercice d’ascèse chrétienne : « Le chant du choral et du psaume (Col. 3,16) — notait Schutz à ce propos — peut être l’arme puissante qui permet de se ressaisir quand il y a sécheresse spirituelle, découragement. Lorsqu’il s’élève convaincu, le chant chrétien nous arrache à nous-même, il délivre des turpitudes, des angoisses76 ». Quant à la signification du travail dans la « communauté régulière évangélique », les considérations développées dans la thèse reprenaient l’exigence, déjà exprimée dans les Notes explicatives,

74 Bien qu’il ne soit pas mentionné, Schutz connaissait sûrement Le comte de Zinzendorf, Genève-Leipzig, 1860, de Félix Bovet, professeur à la Faculté de théologie de Neuchâtel et animateur d’un centre de rencontres et de recherche dans le village de Grandchamp, acheté par sa famille au début du xixe siècle et devenu un point de repère du mouvement du Réveil. Sur la communauté de Herrnhut, cf., entre d’autres, Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 262-267, et D. Meyer, Zinzendorf und die Herrnhuter Brudergemeine, Göttingen, 2009. 75 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 164 sqq. 76 Ibid., p. 111.

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d’une communion avec les conditions de vie ordinaires de l’homme salarié, et reflétaient en même temps la volonté plus récente des « clunisiens » d’entrer concrètement en relation avec le milieu ouvrier. Le travail d’une communauté régulière économiquement autosuffisante — travail manuel ou intellectuel, toujours dans le respect du tempérament de chacun — était qualifié d’« ascèse par excellence » et de « tonique de grande efficacité », il paraissait en tout premier abord comme un moyen fondamental de communion avec l’humanité souffrante « qui gagne son pain à la sueur de son front »77. Après avoir souligné la différence entre un « règlement » qui pouvait faire obstacle à la vie fraternelle et une règle « créatrice d’unité » — une règle « purement évangélique », « très succincte et si limpide », pouvant être à tout moment facilement renvoyée à son esprit78 —, Schutz revenait ensuite sur le contenu des trois engagements monastiques traditionnels, l’obéissance, la chasteté et la pauvreté, pour les reproposer en faisant quelques déplacements significatifs d’accent et en insistant de manière forte sur la dimension communautaire. L’obéissance n’était pas explicitement abordée comme telle, elle était plutôt présentée comme l’acceptation d’une autorité, dont étaient soulignées la nature, les limites et les modalités d’exercice. C’était surtout une autorité de type purement charismatique, dont la fonction fondamentale était d’annoncer la parole de Dieu dans la direction spirituelle et dans l’effort de favoriser, maintenir et défendre, si nécessaire, l’unité de la communauté ; il s’agissait d’une autorité « toute intérieure », acquise « dans l’esprit de prière », « qui rayonne et en impose sans bruit de paroles »79. Plus proche du supérieur basilien que de l’abbé bénédictin par son attention à la subjectivité de chaque moine80, le « chef » devait avoir une relation directe et personnelle avec chacun des membres de sa communauté — par conséquent, forcément peu nombreuse — devenant pour tous « une prédication vivante d’oubli de soi»81 . Quant à la chasteté, simplement « impliquée par le célibat comme conséquence d’une vie pure », Schutz ne s’y attardait pas non plus82, mais se focalisait uniquement sur le célibat volontaire. Conscient que son utilité pratique était, de fait, la seule perspective à partir de laquelle le choix du célibat pouvait sembler admissible d’un point de vue réformé, il rappelait à nouveau, à la suite de la Théologie pastorale de Vinet, la plus grande disponibilité que

77 Ibid., p. 167. 78 Ibid., p. 169. 79 Ibid., p. 172. 80 À ce propos, cf. Restrepo, Taizé, op. cit., p. 332-333. 81 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 172-174. 82 La référence à la chasteté était mise en note : « Par chasteté nous entendons non seulement la continence sexuelle, mais la pureté intérieure. Dans Mt 5, 28, Jésus condamne comme adultère un regard de convoitise, c’est-à-dire même l’intention d’adultère. Dans la vie chrétienne célibat et chasteté sont si intimement unis l’un à l’autre qu’on ne peut entendre l’un sans sous-entendre l’autre » ; cf. ibid., p. 145.

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ce choix permettait pour l’exercice d’un ministère ; il soulignait ainsi qu’une communauté de célibataires volontaires pouvait aussi devenir, en ce sens, une ressource pour les Églises de la Réforme83. Sachant qu’il touchait à un point très sensible pour ses interlocuteurs de « la Môme », Schutz se montrait très prudent à ce propos. Il redisait alors et encore une fois comment le célibat était fonctionnel par rapport à l’exercice d’un ministère spécial et aux exigences d’une vie communautaire, et qu’il avait un caractère exceptionnel et provisoire ; il en soulignait aussi quelques risques, comme la misogynie, le désir de fuir les responsabilité du mariage et, à l’inverse, le choix communautaire uniquement en raison de l’attrait exercé par la perspective d’une vie fraternelle. Bref, aucun espace n’était ouvert à la reconnaissance du célibat comme signe du Royaume à venir ; un espace qui, au contraire, comme nous l’avons évoqué, se percevait à propos de la pauvreté. De cette dernière, en effet, Schutz parlait faisant un nouveau déplacement d’accent significatif : il l’exprimait en termes de communauté de biens, celle-ci étant à la fois une nécessité en vue d’une fraternité de vie et un puissant « témoignage prophétique » de la liberté par rapport à tout esprit de possession, dans un monde qui — selon un célèbre passage de Péguy — paraissait toujours plus caractérisé par « une totale et absolue matérialité »84. En ce sens aussi, une communauté régulière pouvait avoir une fonction importante à exercer au sein d’une Église qui, sur le point précis du détachement des biens matériels, n’était sûrement pas audacieuse aux yeux de l’animateur du groupe « clunisien ». C’était précisément à l’insertion ecclésiale de cette « communauté régulière évangélique » dont il avait exposé les principes constitutifs que Schutz consacrait ensuite les dernières et les plus audacieuses pages de sa thèse : une thèse qui se terminait de manière significative par l’invitation à mettre de côté « la réaction sentimentale à l’égard de tout ce qui peut formellement rappeler le catholicisme » et à être attentif plutôt au fort besoin communautaire et à la soif d’une vie chrétienne authentique qui l’accompagnait. « Il s’agira de savoir — notait-il en conclusion — si l’Église préfère se figer dans des formes reçues, rejetant par indifférence ou hostilité tout apport nouveau, ou si elle

83 Ibid., p. 148-149, 187 et 216 : « Et puisque le célibat n’est dans la communauté régulière que fonctionnel, pourquoi le juger plus sévèrement que le mariage lorsque l’un et l’autre sont conçus comme un enrichissement du ministère pastoral ? ». Cf. ensuite A. Vinet, Théologie pastorale ou Théorie du ministère évangélique, Paris, 1850, sur lequel cf. notamment L. Gagnebin, « Alexandre Vinet : une théologie “pastorale” ? », in Jakubec, Reymond (dir.), Relectures d’Alexandre Vinet, op. cit., p. 121-132. 84 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 190 sqq. La citation de Péguy était tirée d’un passage de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne de 1914 reproduite dans les Pensées posthumes éditées à Paris en 1934 ; cf. E. Leguenkova, « Charles Péguy et l’antimodernité », in D. Leuwers, F.-G. Theuriau (dir.), L’esprit de résistance en littérature : colloque, Paris, 2008, p. 73-81. Parmi la bibliographie la plus récente sur Péguy, cf. A. Teyssier, Charles Péguy : une humanité française, Paris, 2008, et L.-M. Pocquet du Haut-Jussé, Charles Péguy et la modernité. Essai d’interprétation théologique d’une œuvre littéraire, Perpignan, 2010.

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s’ouvrira largement à tout effort qui ne veut que s’épanouir, grandir dans son sein, en édifiant des foyers rayonnants de piété, de ferveur chrétienne85 ». La réalisation de « maisons communautaires », où les fidèles puissent se retirer, chercher une discipline spirituelle et retrouver dans la prière la ferveur perdue86, apparaissait en effet, spécifiquement, la principale finalité d’une communauté régulière réformée ; une communauté capable de récupérer certains des éléments essentiels de l’expérience cénobitique, en les épurant de toute conception méritoire du salut et de tout faux antagonisme « angéliste » entre corps et esprit87, et où la dimension de la retraite et du recueillement devait être, comme déjà évoqué, contrebalancée par un enracinement profond dans l’Église locale et par la perspective pour ses membres de périodes temporaires d’apostolat itinérant. Grâce aussi aux précautions soigneusement prises par Schutz pour rassurer les « trappistes des Dombes »88 — auxquels il rendit hommage pendant la soutenance et auxquels il demanda, avec les retards provoqués par la fermeture de la frontière, de lire la thèse en vue d’une nouvelle élaboration89 —, « la cause fut gagnée », comme écrira Villain trois ans plus tard90. Les professeurs de la commission, qui connaissaient bien l’étudiant et ses initiatives, donnèrent tout compte fait une bonne note à son travail91, dont ils apprécièrent surtout l’originalité et la détermination à rouvrir la « brûlante » question communautaire ; une question que Barth lui-même avait récemment abordée, en

85 Cf. Schutz, L’idéal monacal jusqu’à Saint Benoît, op. cit., p. 218-219. 86 Ibid., p. 199. 87 Cf. en particulier ibid., p. 213-214 : « L’angélisme, cet effort du croyant à aller au-delà de ce que Dieu lui commande est la menace qui pèse lourdement sur celui qui veut se donner tout entier, sans restriction, avec une admirable ferveur, mais dont le manque de contrôle de cette ferveur même conduit à des efforts de sanctification sans rapport avec la volonté divine. […] Que l’homme n’oublie pas sa condition corporelle et terrestre. […] Passer de là à la notion d’un mérite dans tout effort de désincarnation ne demandait qu’un pas facile à franchir ». 88 Cf. Schutz à Villain, 15 novembre 1943 : « C’est ainsi que pour disposer auprès de ma faculté de théologie de toute l’autorité possible et si nécessaire pour établir, édifier notre communauté, j’ai souligné très fortement toutes les réserves que je pouvais faire à l’égard du monachisme […]. Mais je tiens à vous le réaffirmer, si nous devons ces temps-ci exprimer très particulièrement notre attachement à la Réforme, qui découle, il va sans dire d’une conviction profonde, c’est en raison des critiques qui nous étaient faites et qu’il faut faire tomber en premier lieu si nous voulons pouvoir travailler avec fruit ; cependant jamais cette prise de position plus ferme à l’égard de la Réforme ne nous fait reculer d’un pas en ce qui concerne notre conviction unioniste, et nombreuses sont les occasions où nous avons pu ces derniers temps l’exprimer ». 89 Cf. ibid. : « Je tiens à transcrire ici quelques paroles prononcées avant la soutenance : “Nous tenons à rendre un hommage très particulier aux pères qui nous ont accueilli sans aucune intention de prosélytisme […], qui ont témoigné un grand respect à notre préoccupation qui était de pénétrer la vie communautaire, qui ont favorisé notre recherche, soit en s’ouvrant très franchement sur leur vie, soit en nous permettant de consulter leur bibliothèque” ». 90 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit. 91 8/10 et la mention « bien » ; cf. encore la documentation de la Faculté libriste de Lausanne conservée dans ACV, PP 516.

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justifiant l’existence dans l’Église de « petites communautés particulières92 ». « L’on estimait jusqu’à présent dans nos Églises que la question posée par les communautés conventuelles n’existait plus pour nous. Nous devons aujourd’hui affirmer que vous rouvrez le débat », notera en particulier Jean Meyhoffer, comme Schutz fut heureux de le rapporter à l’abbé Couturier93. Dans le milieu lausannois cependant les perplexités ne manquèrent pas. C’est probablement pour cette raison que, en septembre 1943, Schutz présenta sa demande de consécration pastorale à l’Église réformée évangélique de Neuchâtel plutôt qu’à l’Église nationale vaudoise au service de laquelle son père avait travaillé jusqu’à quelques années auparavant. Une autre raison était aussi son désir d’être consacré pasteur dans une Église depuis peu réunie après la division au xixe siècle entre Église nationale et Église indépendante94. Il avait été conseillé par le pasteur neuchâtelois Marc Du Pasquier, très proche de la Communauté de Grandchamp, où Schutz aurait voulu être consacré95. Président du Conseil synodal, c’est à lui qu’il revint de transmettre la demande à la Commission de consécration, avec prière de l’examiner « avec la plus grande bienveillance96 ». Mais à Neuchâtel aussi prédomina une attitude de prudence et la Commission de consécration demanda aux pasteurs de Saussure et Meyhoffer des informations supplémentaires sur le candidat. Leur vive recommandation fut donc essentielle ; le « chef » de la formation communautaire en cause — dont la licence venait en même temps d’être reconnue par la Faculté de théologie de 92 Cf. en particulier la conférence tenue à Neuchâtel le 7 février 1943, Les Communautés dans l’Église, et publiée la même année dans K. Barth, Les Communautés chrétiennes dans la tourmente, Neuchâtel, 1943, p. 7-36, où se trouvait aussi une référence aux « maisons communautaires » existantes en Angleterre et « depuis peu, dans le protestantisme français aussi », p. 14. 93 Cf. Schutz à Couturier, 9 août 1943, PMV. 94 Cf. les Actes du Bureau de la Commission de Consécration de l’Église Évangélique du Canton de Neuchâtel, cités par Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 58, et jamais retrouvés dans AEREN : « Le Bureau de la Commission de Consécration, réuni à Neuchâtel le 10 Novembre 1943, a pris connaissance d’une lettre datée de Genève le 22 Septembre précédent et adressée à notre Conseil Synodal, par laquelle M. Roger Schutz […] demande à être consacré dans notre Église. M. Roger Schutz est le chef du groupement actuel intitulé “Communauté évangélique réformée de Cluny” et désire être consacré dans notre Église par le fait qu’il s’agit d’une Église unie ». Sur la réunification de l’Église national et de l’Église libre du canton de Neuchâtel, cf. N.L. Perret, « Entre séparation et fusion : la recherche d’un difficile compromis : l’histoire réformée neuchâteloise de 1848 à 1943 », Le Gouvernail, 76/4 (2007), p. 1-6, et Id., « À la recherche d’un compromis… : la douloureuse négociation du statut des Églises issues de la Réforme à Neuchâtel (1918-1943) », in Cinq siècles d’histoire religieuse neuchâteloise : approches d’une tradition protestante : actes du colloque de Neuchâtel (22-24 avril 2004), Neuchâtel, 2009, p. 373-386. 95 Le pasteur Du Pasquier avait consacré la maison communautaire en 1936 ; cf. de Beaumont, Du Grain à l’Épi, op. cit., p. 124-125. Cf. aussi Du Pasquier et Charles Urech, secrétaire du Conseil synodal à Schutz, 6 avril et 26 mai 1944, AEREN. 96 « Je connais M. Schutz et le tiens en la plus haute estime » ; cf. Marc Du Pasquier à Robert Schneider, 8 octobre 1943, AEREN.

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Neuchâtel — fut alors convoqué par la Commission de consécration pour un premier et long entretien en janvier 1944, suivi par une deuxième convocation, le 9 février suivant, pour une épreuve de prédication et une présentation de sa vocation et de ses « principes théologiques et ecclésiastiques97 ». Tout en précisant que la consécration n’impliquerait aucun engagement de l’Église neuchâteloise à lui offrir une charge pastorale dans le canton98, la candidature de Schutz fut acceptée et le rapport de la Commission de consécration fut transmis au Synode. Celui-ci examina le rapport au début du mois de juin, après avoir reçu du candidat l’assurance qu’il considérait sa propre consécration comme l’habilitation à un « ministère spécialisé », à exercer sans aucune rétribution et en dehors des paroisses99. Saluée avec enthousiasme dans les pages neuchâteloises de La Vie Protestante, la cérémonie de consécration de cet « original et puissant rénovateur d’une ancienne coutume », impatient de retourner en France100, eut lieu le 16 juillet 1944 dans la collégiale de Neuchâtel — la même église où avait été consacré son père et où ses parents s’étaient mariés — et elle fut présidée par Du Pasquier, en présence de nombreux amis et membres de la Communauté de Cluny ; une communauté que l’auteur de l’article paru dans La Vie Protestante présentait comme « une confrérie religieuse avec règle mais sans vœux, qui n’est pas sans s’apparenter aux formes et à l’esprit de la primitive Église », animée par « un magnifique esprit communautaire » et « démonstration vivante de ce que peut être l’Évangile vécu par des intellectuels de notre temps »101.

4. C  ommunauté régulière et insertion ecclésiale : projets et hypothèses des derniers mois à Genève La thèse de l’animateur de la Communauté de Cluny continuait entre temps à susciter le débat parmi les jeunes qui fréquentaient l’appartement communautaire et à les interpeller. Une des premières étudiantes de la Faculté

97 Cf. les Actes du Bureau de la Commission de Consécration. 98 Aussi bien parce que « la consécration donnée par notre Église, n’est que la reconnaissance d’un appel venu de Dieu », que parce que « l’Église neuchâteloise a des pasteurs en surnombre et de jeunes ministres sans paroisse » ; cf. ibid., et la lettre à Schutz du 26 mai 1944 du Conseil synodal. 99 Cf. la lettre du 4 mars 1944 du pasteur Schneider de la commission de consécration à Marc Du Pasquier, AEREN, et la communication à Schutz du 26 mai au Conseil synodal. Cf. aussi Schutz à Du Pasquier, 29 mai 1944, AEREN. Le Rapport de la Commission de consécration n’a pas été non plus retrouvé dans AEREN. 100 Cf. la correspondance entre Schutz et Du Pasquier avant la consécration, AEREN, et en particulier la lettre de Schutz du 20 juin 1944 : « En face des événements qui se précipitent, la date de mon retour en France pouvant être proche, je serais reconnaissant d’être consacré d’ici au 16 juillet. Je pourrais regretter d’être trop absorbé en septembre par les préparatifs du départ ». 101 Cf. P. Wavre, « Consécration pastorale », La Vie Protestante, 28 juillet 1944, p. 7.

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de théologie de Genève, Marie-Jeanne de Haller, très engagée au sein de la FUACE, qui était proche du pasteur de Saussure et qui avait participé très tôt aux retraites de Grandchamp, décidait de consacrer elle aussi son travail de thèse en théologie au problème de la légitimité de « communautés régulières » au sein des Églises réformées, en s’appuyant beaucoup sur ses fréquents échanges avec Schutz et Thurian, d’un an son cadet dans les études universitaires102. Achevée en octobre 1944 et soutenue au mois de décembre suivant, la thèse de l’étudiante genevoise partait du constat d’une pressante « question communautaire », présentée à la fois comme réaction à la condition d’isolement de l’homme contemporain et comme expression de la recherche de nouvelles ressources pour reconstruire sur les ruines de la guerre103. Originaire de Berne et plus familière que Schutz de la littérature contemporaine en langue allemande — elle faisait ainsi référence à Barth, à Cullmann et à Gemeinsames Leben de Bonhoeffer —, Marie-Jeanne de Haller empruntait à l’animateur de la Communauté de Cluny, notamment dans les quelques paragraphes consacrés au monachisme pré-bénédictin. Il s’agissait de quelques pages au début d’un ambitieux excursus historique qui était centré sur la polémique antimonastique des réformateurs, et qui cherchait ensuite à suivre l’évolution du besoin de communauté faisant à nouveau surface au sein des Églises protestantes : un excursus qui allait des Collegia pietatis du xviie siècle au mouvement des diaconesses du xixe siècle104, se prolongeant jusqu’à l’expérience communautaire contemporaine commencée en 1938 sur l’île écossaise de Iona105, et à l’expérience allemande de la Michaelsbruderschaft, promue en 1931 par le cercle de Berneuchen dans le cadre du mouvement liturgique de la Hoch Kirche106. Il y avait enfin une référence explicite aux

102 Cf. John Coleman, mari de Marie-Jeanne de Haller, à fr. Matthew, 13 octobre 1998, DT. 103 « Les circonstances sont de telle nature qu’il n’est plus possible de répondre toujours vaguement à ceux que la question tourmente » ; cf. M.-J. de Haller, Communautés régulières et Réforme (étude sur le problème de la légitimité de communautés régulières dans des églises issues de la réforme), Thèse présentée à la faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève, Genève, 1944, p. 3. 104 Cf. Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 273-283, Sœur Myriam, Vivre, tout simplement… : entretiens avec Jean-Marie Gobert, Lyon, 2005, G. Lagny, Le réveil de 1830 à Paris et les origines des diaconesses de Reuilly : une page d’histoire protestante, Lyon, 2007, Sœur Évangéline, « La fondation des Diaconesses de Reuilly, dans son contexte ecclésial et de société », in Id., Protestantisme et vie monastique, op. cit., p. 63-72, et F. Casadesus, K.S. Bouvatier, Les Diaconesses de Reuilly à livre ouvert, Lyon, 2017. 105 Cf. T.R. Morton, The Iona Community Story, Cambridge, 1957 ; J. Douglas, « La Communauté d’Iona », Irénikon, 27/4 (1956), p. 370-389 ; R. Ferguson, George MacLeod : Founder of the Iona Community, Glasgow, 2001 ; Id., Chasing the Wild Goose : The Story of the Iona Community, Glasgow, 2011 ; A. Muir, Outside the Safe Place. An oral history of the early years of the Iona Community, Glasgow, 2011. 106 Cf. H.C. von Haebler, Geschichte der Evangelischen Michaelsbruderschaft von ihren Anfängen bis zum Gesamtkonvent 1967, Marburg, 1975 ; M. Meyer-Blanck, Leben, Leib und Liturgie : Die Praktische Theologie Wilhelm Stählins, Berlin, 1994 ; H.E. Kellner, Das theologische Denken Wilhelm Stählins, Frankfurt, 1991.

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communautés en formation de Cluny107 et de Grandchamp, qui plus que d’autres pouvaient à juste titre être qualifiées de « régulières », et à l’inquiétude qu’elles suscitaient dans les Églises de la Suisse romande : une inquiétude, notait Marie-Jeanne de Haller, aussi grande que celle provoquée au siècle précédent par l’apparition des premières maisons de diaconesses en Allemagne108. Malgré quelques ressemblances extérieures avec les communautés monastiques, ces communautés aussi étaient toutefois présentées par l’étudiante genevoise comme expression d’une même et inassouvie exigence de « communauté effective », revenant constamment dans les Églises issues de la Réforme. Il fallait donc que celles-ci prennent sérieusement en considération cette exigence, qu’elles encourent avec prudence ces nouvelles expériences, et qu’elles exercent un discernement sur leur inspiration de fond sans se laisser impressionner par la présence d’éléments immédiatement évocateurs du cénobitisme monastique — règle, prière liturgique, célibat, discipline commune —, car ces éléments pouvaient en soi être « bien compris et pratiqués tant d’une manière évangélique que catholique, tout dépendant de l’interprétation et de la signification qu’on leur donne109 ». En reprenant différents points de la thèse de Schutz sur la légitimité du rétablissement en milieu réformé d’une certaine discipline spirituelle, Max Thurian avait aussi entre-temps abordé ce thème dans un long texte — La vie méditative — soumis à Leenhardt en juin 1943 et transmis ensuite, en novembre, à de Saussure et à Couturier, qui, en octobre 1944, le destina aux Pages documentaires de l’année suivante où il aurait dû paraître, précédé par une introduction de Villain110. Riche de références bibliographiques — de Luther à Calvin, de Vinet aux Pensées de Pascal et aux Sources de Gratry, du Livre de

107 Dont le texte de la règle était cité en note ; cf. de Haller, Communautés régulières et Réforme, op. cit., p. 137-138. 108 En ce sens, cf. Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 293 sqq. Cf. aussi T. Dürr, D. Kellerhals, P. Vonaesch (dir.), Evangelische Ordensgemeinschaften in der Schweiz, Zürich, 2003. 109 Cf. de Haller, Communautés régulières et Réforme, op. cit., p. 154-156 : « ce qui serait grave, ce serait qu’il y eût similitude d’inspiration. Celle-ci étant écartée absolument, il n’y a pas lieu de redouter les ressemblances d’ordre extérieur, d’autant plus que dans ce domaine les déviations propres à la théologie romaine seront évitées par le maintien de la saine doctrine réformée ». 110 Cf. M. Thurian, La vie méditative, 25 p. dact., PPC. Sur l’accueil du texte pour la dissertation par Leenhardt en juin 1943, cf. l’extrait du Registre des propositions de thèses, 1933-1959, AUG. Cf. ensuite la lettre de Thurian à de Saussure du13 novembre 1943, PdS, pour accompagner le texte dactylographié, présenté comme « fruit de réflexions auxquelles vous n’êtes pas étranger » ; « C’est vous d’abord — notait en fait Thurian —, puis Grandchamp, enfin et surtout Cluny qui m’ont fait comprendre la valeur immense de la méditation dans la vie de la foi ». Sur l’envoi du texte à Lyon à la même date et sur les observations qu’y fit Villain, cf. Thurian à Couturier, 31 octobre 1944, et à Villain, 13 novembre 1943 et 8 avril 1944, PPC. Comme le rappelle Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, p. 498, le numéro 4 des Pages documentaires sur l’Unité chrétienne, où devait paraître le texte de Thurian, ne sortira pas.

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prière des Veilleurs aux Méditations de Jean de Saussure —, le manuscrit de Thurian, qui redisait avec force que « la discipline est un fruit de la grâce, jamais une condition111 », était la première tentative pour systématiser la réflexion qui accompagnait, pendant ces mois, la mise en forme de la prière communautaire. Articulé en trois parties correspondant aux divers degrés de la lectio divina, le texte se présentait surtout comme une sorte de « directoire » visant à retrouver une méthode de prière et, en particulier, de la pratique de l’oraison mentale ; pour cela, à la vive satisfaction du père Villain112, Thurian n’hésitait pas à proposer comme exemple la méthode de méditation inspirée à saint François de Sales, « qui nous semble être simple et équilibrée113 ». Dans la même lettre où il adressait à de Saussure en primeur sa réflexion théologique, Thurian lui transmettait aussi un bref texte de la part de Schutz qui sollicitait de lui, dans les meilleurs délais, conseils et observations. En deux denses pages dactylographiées, l’animateur du groupe « clunisien » réexprimait l’exigence, énoncée dans la partie finale de sa thèse, d’une claire insertion dans la vie de l’Église locale de cette « communauté régulière évangélique » dont il avait voulu justifier la légitimité ; en particulier, il esquissait la proposition de constituer des petites « cellules communautaires » — petits groups de fidèles à la fois enracinés dans les paroisses et spirituellement unis à la Communauté de Cluny — destinées à répondre plus concrètement à cette exigence114. Ce projet fit ensuite l’objet, au début du mois suivant, d’un échange avec Marguerite de Beaumont et Geneviève Micheli, qui avaient manifesté leur intérêt « à soutenir un tel effort au sein de l’Église115 » conjointement à l’adoption par le noyau résident de Grandchamp de la même règle spirituelle et des mêmes engagements des « clunisiens »116. Ce noyau en effet se considérait désormais, lui aussi, comme une « communauté régulière », dont l’appartenance impliquait une « consécration totale117 » : une communauté 111 « Nous servant donc d’une discipline, usant de telle ou telle méthode, nous ne mettrons aucune confiance en elles, sachant leur vanité dans l’œuvre de notre salut, si ce n’est Dieu qui opère en nous, et la volonté de lui être fidèles dans notre vie intérieure, et l’exécution de ce désir de sanctification » ; cf. Thurian, La vie méditative. 112 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit. 113 Cf. Thurian, La vie méditative. 114 Cf. Thurian à de Saussure, 13 novembre 1943. 115 Cf. Schutz à Geneviève Micheli, janvier 1944, AG. 116 Tels qu’ils avaient été formulés dans les Notes explicatives de 1941 ; cf. Marguerite de Beaumont, Règle de la Communauté Évangélique réformée de Cluny, adoptée par la Communauté de Grandchamp dès le 3 décembre 1943 – Ora et Labora ut regnet (Prie et Travaille pour qu’Il règne), 3 décembre 1943, 1 p. dact., et Madame Martin à Schutz, 8 décembre 1943, AG. 117 Cf. en particulier Geneviève Micheli à Marguerite de Beaumont, 4 février 1944, AG : « Je sens de plus en plus que la Communauté régulière est essentielle servant de base, de colonne. C’est aussi le foyer, c’est d’elle que doit partir le rayonnement. […] La prière, voilà à quoi nous sommes appelées, de là découlera pour certaines d’entre nous l’action, mais Grandchamp doit être le lieu du silence intérieur, de la prière et de la méditation. Cela implique pour les Sœurs la consécration totale ».

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qui apparaissait donc toujours plus clairement distincte de celle qui, à la fin de 1943, avait pris le nom de « Tiers-Ordre de Grandchamp », et qui trouvera officiellement une « mère » en mars 1944, avec l’installation définitive de Geneviève Micheli à Grandchamp118. Resté apparemment sans réponse de la part du pasteur de Saussure, mais à cause aussi des incertitudes de Schutz119, le projet de constituer des petites « cellules communautaires » ne parvint pas à démarrer ; il ne resta donc qu’à l’état d’hypothèse, intéressante surtout comme tentative de retrouver l’idée des petites « Christliche Gemeinschaften » du réformateur strasbourgeois Martin Bucer, dont l’animateur du groupe « clunisien » avait pu entendre parler en suivant les cours très appréciés d’Henri Strohl dans la ville alsacienne120. Prenant la forme d’une sorte de troisième cercle plus vaste, ayant comme la « Grande Communauté » leur centre dans le noyau résident de la Communauté de Cluny, les « cellules communautaires » imaginées par Schutz rappelaient, en effet, explicitement le projet bucérien de petits groupes de confessants ; dans ces groupes, des chrétiens plus convaincus et disposés à se soumettre à une discipline commune pourraient trouver un lieu de formation, d’édification et d’exhortation mutuelle, et seraient aptes du même coup à réanimer l’ensemble des baptisés par le témoignage tangible d’une vraie communauté, qui n’était plus réalisable dans la Volkskirche. Les petites communautés chrétiennes que Bucer, dans les années 1540, avait essayé de susciter dans l’Église strasbourgeoise étaient un élément majeur de sa vision de l’Église : un espace communautaire indispensable à la vie chrétienne, où l’aspect multitudiniste vécu dans les paroisses devait être complété par l’aspect confessant de petits groupes de fidèles. Pour Schutz, au tournant qu’il franchissait, ces communautés pouvaient représenter un exemple auquel puiser pour chercher des formes et des espaces ecclésiaux inédits où « nourrir la vie cachée de l’Église » et alimenter « le sens de la communion des croyants »121. Les petites « cellules communautaires », qualifiées d’« organisme vivant », situées non pas aux marges, mais « à l’intérieur de l’Église, c’est-à-dire dans

118 Cf. Geneviève Micheli au pasteur lausannois Edouard Mauris, 16 novembre 1943, et à Marguerite de Beaumont, 25 février 1944, AG. Cf. aussi de Vries, Vers une gratuité feconde, op. cit., p. 33. Sur le « Tiers-Ordre de Grandchamp », cf. les différentes pages ms et dact. de Marguerite de Beaumont sur La Genèse du T.O. L’Athénée Genève. Hiver 1943-1944, AG. 119 « Je n’arrive pas encore à voir clairement la solution » ; cf. Schutz à Geneviève Micheli, 3 janvier 1944. 120 Ses études de 1939 — voir supra — étaient évidemment la bibliographie de référence des « clunisiens ». Sur les Gemeinschaften Christliche de Martin Bucer cf. en particulier, G. Anrich, Ein Bedacht Bucers über die Einrichtung von « Christliche Gemeinschaften », Leipzig, 1929, et W. Bellandi, Die Geschichte der christlichen Gemeinschaft in Strassburg (1546-1550 : der Versuch einer « zweiten Reformation »), Leipzig, 1934. Cf. aussi G. Hammann, Entre la secte et la cité – Le projet d’Église de Martin Bucer, Genève, 1984, p. 78-83 et 363-386. 121 Cf. Roger Schutz, Cellules communautaires, 2 p. dact., AG. Avec quelques petites variantes, on trouve une copie du projet aussi à Taizé.

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la paroisse, dans l’Église locale », auraient pu ainsi devenir des centres d’« intensification » de la vie spirituelle des communautés paroissiales ; elles auraient été reliées entre elles par l’adoption d’une même règle de discipline spirituelle, puisant dans l’Évangile et dans la tradition réformée certains grands principes normatifs, parmi lesquels in primis celui de mettre clairement au centre la méditation de la Parole de Dieu. Cette règle, en l’occurrence, était celle de la « Communauté évangélique réformée de Cluny » ; elle aurait donné continuité et soutien à une plus large « communauté œcuménique » qui, de fait, prenait forme comme un réseau de tout petits groupes réunis, si possible, autour d’un pasteur et composés surtout d’éléments jeunes122. Écrit en pensant concrètement aux jeunes qui fréquentaient les deux « communautés régulières » en formation entre Genève et Neuchâtel, le projet esquissé par Schutz vers la fin de 1943 répondait surtout à l’exigence, déjà évoquée, de trouver des formes et des ministères qui auraient permis à ces nouveaux foyers communautaires de s’inscrire effectivement dans la vie de l’Église locale. Ce fut encore dans la même perspective qu’au printemps de l’année suivante, une fois abandonnée l’idée d’une possible reprise des « Christliche Gemeinschaften » bucériennes, les « clunisiens » essayèrent de définir trois autres directions possibles où canaliser, de différentes manières, le désir d’engagement ecclésial. Ces directions furent en particulier approfondies au cours d’un colloque à Genève en mai 1944123. Ce fut l’hypothèse — évoquée dans la thèse mais destinée aussi dans l’immédiat à rester lettre morte — de la mise en place d’un ministère itinérant pour répondre aux nécessités inaccomplies d’apostolat dans les paroisses ; ce fut aussi le projet, déjà présenté en avril aux étudiants des ACE romandes, d’ouvrir à Taizé une maison d’accueil pour orphelins de guerre, pour laquelle on commença rapidement à chercher des ressources124 ; ce fut, enfin, l’idée de promouvoir la naissance d’une Académie protestante, caressée surtout par des « clunisiens » à la vocation plus intellectuelle que communautaire — Claude Reymond, Clémy Vautier, Roger Duckert et Michel Bugnion, parmi d’autres125. Selon eux, dans l’« anarchie » d’un enseignement universitaire toujours plus spécialisé, cette Académie aurait en particulier poursuivi la recherche « d’une pensée coordonnante et synthétique, qui tendrait à rassembler et à finaliser en un certain sens tous les divers secteurs d’analyse qui morcellent l’activité intellectuelle126 ». Ambitieux dans ses programmes et ses objectifs, le projet d’une Académie protestante, ouverte aussi à la préoccupation œcuménique, impliquait évidemment l’exigence, ressentie par plusieurs étudiants des ACE, d’un travail intellectuel commun orienté vers la formation d’élites vouées « à l’édification 122 Ibid. 123 Cf. le programme du colloque du 20-21 mai 1944, PCV, et la lettre du 6 mai précédent de Schutz à Étienne Burnand, DT. 124 Cf. Schutz, Ammann, « Réalisme social et réalisme chrétien », art. cit. 125 Cf. Communauté de Cluny, Vers une Académie protestante, 9 avril 1944, 2 p. dact., PPC. 126 Ibid.

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d’un monde fondé non plus sur la folie des hommes, mais sur la sagesse de Dieu127 ». « Le temps est passé où chacun pouvait travailler pour lui-même. L’intellectuel est chargé de responsabilité. C’est à lui qu’incombera la tâche de concevoir et d’ordonner un monde nouveau », avait écrit, entre autres, le pasteur de Saussure dans La Vie Protestante en août 1943, en vue du camp universitaire national de Vaumarcus128. Plus particulièrement, le projet d’une Académie protestante exprimait le souci diffus de préparer l’après-guerre et de reconstruire spirituellement l’Europe, et, en même temps, l’exigence d’« un immense effort de réintégration de la pensée chrétienne », nécessaire pour dépasser la situation de « désintégration de la pensée » véhiculée par l’hégémonie du libéralisme théologique du siècle précédent et par la totale autonomisation des différentes facultés129. Vers cet effort se sentaient particulièrement orientés quelques jeunes « clunisiens » du groupe du « Colloque » qui, au printemps 1944, envisagèrent pendant quelques mois la naissance d’un centre d’étude et de recherche en contact avec le monde universitaire ; un centre, toutefois, clairement distinct de ce dernier, par l’ambition d’un travail de synthèse de la pensée chrétienne et par une continuité d’engagement et de discipline collectifs, que seule l’insertion dans une réalité communautaire aurait pu effectivement garantir130. Cependant, ce projet d’ouvrir un centre d’élaboration d’une doctrine unitaire de l’homme et de la vie sociale, pour lequel Leenhardt et Ducommun avaient manifesté intérêt et disponibilité, ne parvint pas non plus à démarrer, surtout parce que d’autres priorités se cristallisèrent au sein de la cellule communautaire résidente ; et il est significatif que, après le départ des premier « clunisiens » pour Taizé en octobre 1944, plus aucune allusion ne sera faite à l’idée d’une Académie protestante. Ce départ sera en effet très déstabilisant pour la « Grande Communauté » et notamment pour le petit groupe du « Colloque » qui ne continuera à se rencontrer avec une certaine régularité que jusqu’en automne 1947131.

5. L  a signification d’une expérience : Introduction à la vie communautaire En effet, la perspective d’un prochain retour en France, ouverte par l’évolution de la guerre en juin 1944, propulsait désormais le noyau résident

127 Cf. Jacques de Senarclens, Edouard Mauris et Hans Spoërri Aux présidents des sections locales de l’ACE suisse, 5-11 septembre 1943, 2 p. dact., AFUACE. 128 Cf. J. de Saussure, « Universitaires chrétiens », La Vie Protestante, 13 août 1943, p. 8. 129 Cf. « Le camp universitaire suisse », art. cit. Pour une vue d’ensemble sur l’attitude des différents foyers internationalistes d’inspiration chrétienne en Suisse romande au lendemain de la guerre cf. Chenaux, « Renouveau spirituel et construction de l’Europe », art. cit. 130 Cf. Vers une Académie protestante. 131 Cf. Reymond, Organisation du Colloque et de la Communauté.

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de la réalité « clunisienne » vers d’autres horizons, en polarisant l’attention de Schutz surtout sur le versant proprement spirituel de l’expérience vécue à Genève. L’expérience avait été brève et demeurait encore en évolution, mais elle était déjà assez significative et consistante pour faire l’objet d’une présentation structurée ; l’animateur de la Communauté de Cluny, alors âgé de vingt-neuf ans, en proposera ainsi la publication au prestigieux éditeur genevois Labor et Fides, associé à la maison parisienne « Je sers ». Se sentant désormais suffisamment sûr pour recourir au registre personnel de l’expérience vécue, Schutz développait dans ce manuscrit les brèves Notes explicatives de 1941 et reprenait librement certaines parties de sa thèse de licence ; achevé à la veille de la consécration pastorale, cet ouvrage devait ouvrir, dans l’intention de son auteur, une « Collection de la Communauté de Cluny »132. Ce dernier nom n’avait donc pas été remplacé, comme le souhaitaient ceux qui, dans l’Église genevoise, continuaient à déplorer « une trop grande faiblesse à l’égard de ce groupement » et qui en demandaient à de Saussure les statuts et les règlements133. Au contraire, il avait été récemment reproposé par Schutz dans les pages du Semeur Vaudois avec la signification d’un « destin géographique134 ». Accepté — dans « un acte de confiance » étant donné la pénurie de papier et la fermeture des frontières135 —, le manuscrit du « directeur » de la communauté « clunisienne », intitulé Introduction à la vie communautaire, sortit en octobre 1944, quelques jours avant le retour à Taizé de Schutz et de ses premiers compagnons. Le livre fut recommandé par Louis-Frédérick Jaccard, maître de conférences à la Faculté de théologie de Genève et grand spécialiste de Port-Royal et de Saint-Cyran136, et il fut tout de suite salué dans La Vie Protestante par la signature prestigieuse de Franz Leenhardt, qui invitait à lire sans préjugés les pages de Schutz, en se laissant guider par un 132 Cf. Schutz à l’éditeur, 20 et 23 juillet 1944, DT. 133 Cf. les procès-verbaux des réunions des 13, 17 et 18 avril 1944 de la Commission exécutive du Consistoire, AEPG, où l’on faisait référence aux plaintes du Conseil de la paroisse de Saint-Pierre Fusterie pour les célébrations d’un culte non autorisé le jour du vendredi saint. Cf. ensuite la lettre du 12 juillet 1944 du secrétaire administratif du Consistoire adressée au président du conseil paroissial de la cathédrale et encore les notes de la réunion de la Commission exécutive du Consistoire du 25 juillet 1944, AEPG. 134 « Ce destin géographique ajouta à l’idéal de ces communautaires intellectuels et réformés comme une troisième dimension : penser avec les mains, prier avec le corps, devenir un travailleur de la terre. Sur ce triple sillon d’oraison, de réflexion et de labeur, se levait une aurore d’ineffable douceur » ; cf. l’article publié dans Le Semeur Vaudois du 29 avril 1944, p. 1, sans signature, mais écrit très probablement par Schutz, qui parlait de « notre maison » et faisait référence à « mes frères ». 135 Cf. la lettre de l’éditeur à Schutz du 12 février 1945, DT. 136 Cf. la lettre de Schutz à l’éditeur du 25 septembre 1944, DT, qui se réfère à une lettre d’accompagnement de Jaccard pour demander des souscriptions. Ayant à peine terminé ses études à Strasbourg, Jaccard avait publié à Lausanne Saint-Cyran, précurseur de Pascal, d’après les sources manuscrites et imprimées des grandes bibliothèques de Paris ; cf. V. Baroni, « SaintCyran précurseur de Pascal », Le Semeur Vaudois, 3 février 1945, p. 2.

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style « où la doctrine et la prière mêlent leurs eaux distinctes en un courant unique137 ». Ce petit volume s’ouvrait par cinq brèves préfaces qui reflétaient bien la variété des relations des « clunisiens » pendant leurs intenses mois genevois. Les quelques paroles introductives de Jean de Saussure paraissaient naturelles, comme expression de son propre « soulagement » en voyant apparaître une première communauté d’intellectuels en terre réformée, promesse d’un « remède » contre l’individualisme dont souffrait l’Église et le monde intellectuel138. Par contre les quelques lignes de Paul Tournier étaient probablement moins évidentes. Médecin et psychologue genevois, proche à cette époque des « Groupes d’Oxford », Tournier avait été en 1940 l’auteur d’un volume bien accueilli, consacré à leur fondateur Franck Buchman, La médecine de la personne ; un ouvrage dans lequel il théorisait pour la première fois l’importance d’une intégration des aspects psychiques et spirituels dans le traitement médical, auquel devait suivre un ouvrage plus récent, De la solitude à la communauté, publié à Neuchâtel en 1943139. Aux « Groupes d’Oxford » — fréquentés parfois par Thurian pendant ses années de collège — appartenait aussi le professeur zurichois de philologie romane Théophile Spoerri, qui accepta lui aussi d’écrire une brève préface au petit livre de Schutz pour souligner la polyphonie de la vie et de la pensée communautaires. Auteur plus tard d’une biographie de Buchman140, Spoerri avait été un des fondateurs de la « Ligue du Gothard », le plus important mouvement de renouveau national et de résistance spirituelle, né après le choc de juin 1940, auquel adhéra aussi, parmi d’autres, Denis de Rougemont, collaborateur suisse du groupe « Esprit »141. Enfin, on trouvait un écho direct

137 Cf. F. Leenhardt, « Introduction à la vie communautaire par Roger Schutz », La Vie Protestante, 1er décembre 1944, p. 2 : « L’effort que poursuit au sein du protestantisme le groupement appelé Communauté évangélique réformée de Cluny a étonné et même heurté un certain nombre de gens très respectables. Beaucoup d’objections ont été soulevées contre un effort qui paraissait rompre avec la tradition protestante. Parmi ces objections, s’il en est qui méritent une sérieuse attention, beaucoup sont néanmoins le fait d’un jugement mal informé ou partiel. […] Il faut méditer […], car on ne peut comprendre ce dont il s’agit ici, si l’on n’a pas aperçu que la question traitée est affaire de vie intérieure, d’obéissance, de service. On comprendra peut-être que le Seigneur de l’Église peut enrichir son Corps de membres nouveaux pour des vocations nouvelles et particulières ». 138 Cf. J. de Saussure, « Préface » à Introduction à la vie communautaire, Genève, 1944, p. 9. 139 Cf. P. Tournier, La médecine de la personne, et De la solitude à la communauté, Neuchâtel, 1940 et 1943 ; sur ces ouvrages, cf. J. Cox, B. Fulford, A.V. Campbell, (dir.), Medicine of the Person : Faith, Science And Values in Health Care Provision, London, 2007. Sur les « Groupes d’Oxford », outre la bibliographie déjà évoquée au chapitre précédent, cf. un texte de P. Tournier, Le mouvement des Groupes d’Oxford, Genève, 1934, et Ph. Mottu, Caux de la Belle époque au Réarmement moral, Neuchâtel, 1969. 140 Cf. Th. Spoerri, Dynamik aus der Stille, Luzern, 1971. 141 Sur Théophile Spoerri et la « Ligue du Gothard », cf. quelques évocations dans R. Butikofer, Le refus de la modernité. La Ligue vaudoise : une extrême droite et la Suisse (1919-1945), Lausanne, 1996, p. 356-358, Chenaux, « Renouveau spirituel et construction de l’Europe », art. cit., p. 285, et Ch. Werner, Für Wirtschaft und Vaterland.

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de la fréquentation de quelques ouvriers et syndicalistes genevois dans les hommages rendus à la Communauté de Cluny par une équipe d’ouvriers métallurgiques et par le syndicaliste anarchique Lucien Tronchet142. Celui-ci était secrétaire de la Fédération des ouvriers du bois et bâtiment, il avait été autrefois arrêté pour sa participation à une manifestation antifasciste et il avait été volontaire dans la guerre civile espagnole143. Dans sa préface, il soulignait surtout le besoin d’images de l’homme contemporain et saluait dans la communauté « clunisienne » un groupe prometteur dont on pouvait attendre assez d’audace de pensée, et assez de foi, pour qu’une vérité aussi essentielle que « l’abolition des droits de toute forme de propriété permettant à des hommes de tirer profit d’autres hommes » soit concrètement opérationnelle144. Une telle emphase pouvait paraître un peu hors de propos pour introduire un texte dont le cœur était plutôt dans le plaidoyer pour une vie intérieure que Schutz développait dans les derniers chapitres145 ; en réalité, elle reflétait la place et l’importance que le petit volume donnait au développement des passages de la thèse de licence sur la pauvreté, et à la reprise des réflexions partagées avec les jeunes des ACE au printemps 1944 sur la propriété et le communisme chrétien. Trois chapitres en effet abordaient la communauté des biens, une « joyeuse pauvreté » franciscaine et le droit de propriété : chapitres dans lesquels l’accent que la thèse avait mis sur la pauvreté en esprit dont parle l’évangéliste Matthieu se déplaçait maintenant vers l’exceptionnelle vocation à une pauvreté effective, suivant « la folie de l’Évangile » et donnant un témoignage « prophétique et toujours extrémiste » d’une communauté chrétienne fidèle au modèle jérusalémite146. Ces chapitres clôturaient de

Erneuerungsbewegungen und bürgerliche Interessengruppen in der Deutschschweiz 1928-1947, Zürich, 2000, p. 260-284. Cf. aussi Ch. Gasser, Der Gotthard-Bund. Eine schweizerische Widerstandsbewegung. Aus den Archiven 1940 bis 1948, Bern, 1984. 142 Cf. L. Tronchet, « Préface » à Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 12. 143 Sur la figure du syndicaliste genevois, cf. J. Berenstein-Favre, A. de Giorgi, E. Golay, Lucien Tronchet : syndicaliste de choc, Genève, 1998, et quelques références chez Ch. Heimberg, « Quelques traits de l’antimilitarisme genevois : première moitié du xxe siècle », in M. Porret, J.-F. Fayet, C. Fluckiger (dir.), Guerres et paix. Mélanges offerts au Professeur Jean-Claude Favez, Genève, 2000, p. 441-454. Cf. aussi l’autobiographie du syndicaliste anarchiste, Combat pour la dignité ouvrière. Mémoires d’un militant anarchiste, devenu responsable syndical du bâtiment en Suisse romande, Genève, 1979. 144 Cf. Tronchet, « Préface », op. cit. 145 En ce sens, cf. surtout la lecture qu’en fit J. Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé : la communauté de Cluny », La Maison Dieu, 19/3 (1949), p. 26-47. 146 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 66 et p. 52-53 : « La pauvreté matérielle peut encore être acceptée par vocation ; comment trouver, dans une Église attachée à l’argent, un autre témoignage capable d’éveiller les consciences engourdies par le bien-être et la sécurité ? De telles vocations demeurent exceptionnelles. Quand verrons-nous l’élan d’un grand nombre vers la pauvreté des Béatitudes, comme au temps de saint François d’Assise ? […] Quand nos Églises seront-elles gratifiées d’une éclosion de vocations

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manière significative la première partie de l’Introduction à la vie communautaire, consacrée à la physionomie, aux principes et aux finalités de la Communauté de Cluny. Cette communauté était encore présentée comme une réalité composite, où l’on distinguait clairement deux types de ministères — ceux de la « communauté générale » et ceux de la « communauté résidente » —, répondant l’un et l’autre à une même vocation commune : « Unir pour la vie des hommes appelés à marcher ensemble vers le Christ147 ». Le livre rappelait avant tout la genèse lointaine de cette expérience communautaire, née avec l’objectif « de réanimer et d’intensifier le sens de la vie en communauté dans l’Église toujours dominée par l’individualisme148 ». Quelques brefs passages, dans un style personnel et poétique, remémoraient ainsi la « soif extrême de vie fraternelle » de l’auteur de l’ouvrage, le douloureux isolement de son adolescence incrédule, le « coup de la grâce » représenté par les années de méditation solitaire imposée par la maladie, la découverte, enfin, d’une exigence commune : rompre avec une tradition trop individualiste et parier au contraire sur le puissant élan créatif qu’un contexte communautaire offrirait aussi bien à la vie spirituelle qu’au travail intellectuel. À cela s’ajoutait une référence brève, mais incisive, à l’inquiétude œcuménique originelle de la Communauté de Cluny et à l’espérance de son fondateur qu’un signe communautaire érigé en réaction à « un siècle de désintégration et de désintégrés » puisse aussi encourager efficacement à l’unité des Églises désormais habituées au scandale « du corps de Christ déchiré »149. Resituer l’histoire « clunisienne » dans le cadre du mouvement communautaire plus général des années 30 ne suffisait pourtant pas à justifier un renouvellement de certaines formes anciennes du christianisme, ni la constitution d’un noyau stable, partageant une vie commune : un noyau qui avait fondamentalement la fonction de rappeler « les principes de la communauté chrétienne jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes » avec la force d’une « image vive, au contour marqué, et par là plus parlante aux consciences individualistes de notre siècle » ; un noyau qui supposait donc des vocations particulières correspondant à des conditions exceptionnelles, elles-mêmes justifiables en vue seulement de l’exercice d’un ministère en son sein150. Il fallait encore ajouter à l’objectif de créer un « signe » celui d’accomplir une nécessaire diaconie — spirituelle, apostolique, intellectuelle et éducative — « à l’intérieur de l’Église », avec l’exercice d’une grande variété de ministères, « encore en voie de réalisation » ; des ministères entrepris à partir d’une existence communautaire dont les conditions exceptionnelles

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rappelant aux chrétiens le devoir de pauvreté par la folie de la foi et tout l’extrémisme qu’elle implique ? ». Ibid., p. 22. Ibid. Ibid., p. 21 et p. 13-17. Ibid., p. 28-29.

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n’avaient pourtant aucun caractère définitif, ne constituant nullement « des vœux perpétuels, liant par une volonté humaine la liberté du Saint Esprit »151. Il n’est pas facile de comprendre si cette mise au point était en partie dictée par la prudence ou si elle correspondait réellement à ce qui, en octobre 1944, était une ferme conviction de Schutz ; l’animateur de la Communauté de Cluny, en effet, ne doutait pas de l’irréversibilité de son choix, mais, à cette date, comme le notera Villain deux ans plus tard, il semblait encore nourrir envers les vœux « les mêmes préventions que Calvin152 ». Il en va de même pour l’insistance sur le nécessaire exercice d’un service particulier dans l’Église : si, d’un côté, cette insistance reflétait le cadre du projet communautaire, tel qu’il s’était défini entre 1943 et 1944, de l’autre, elle apparaissait aussi comme expression de la prudence de quelqu’un qui n’osait pas encore parler d’un simple « ministère de fraternité », typique d’une communauté trouvant sa raison ultime dans l’attente contemplative de Dieu. De fait, pour le directeur de la revue Irénikon, dom Clément Lialine, auteur en 1947 d’une recension du petit livre de Schutz, il s’agissait ici de ce qui différenciait in primis l’expérience clunisienne de la particularité d’une existence monastique153. Réaffirmer l’importance de l’aspect diaconal facilitait, en tout cas, la justification de la légitimité — comme nouvel « organe de l’Église » — d’une première communauté masculine sur la terre de Calvin ; cette communauté pouvait citer à son appui un texte de Luther, que Schutz avait probablement découvert grâce à ses échanges avec Marie-Jeanne de Haller sur l’attitude des grands réformateurs face au problème communautaire154. La thèse de l’étudiante genevoise, en effet, mettait en grande valeur certains passages du quinzième des Articles de Wittenberg, protocole de 1536 qui résumait les conversations de Luther avec les envoyés anglais d’Henri VIII155. Dans ce quinzième article, De votis monasticis, le réformateur allemand ne revenait évidemment pas sur son traité de 1521 contre le monachisme et le caractère perpétuel, obligatoire et méritoire des vœux156, mais il semblait toutefois admettre l’utilité d’une

151 Ibid., p. 29-33. 152 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit. 153 Cf. Dom C. Lialine, Irénikon, 20/1 (1947), p. 117. Sur la figure du moine de Chevetogne, disciple de dom Lambert Beauduin et directeur de la revue Irénikon de 1934 à 1950, cf. M. van Parys, « Dom Clément Lialine, théologien de l’unité chrétienne », Irénikon, 76/2-3 (2003), p. 240-269. 154 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 20-21. 155 Cf. l’édition latine et allemande de G. Mentz (dir.), Die Wittenberger Artikel von 1536 (Artickel der christlichen Lahr, von welchen die legatten aus Engelland mit dem herrn doctor Martino gehandelt anno 1536), Leipzig, 1905 ; cette édition toutefois n’est pas utilisée par de Haller — Communautés régulières et Réforme, op. cit., p. 78-79 et 143 —, qui reprend plutôt les citations de W. Stählin, « Bruderschaft », in Kirche im Aufbau. Einbandecken geknickt, vol. 2, Kassel, 1940, p. 52-53. Sur les Articles de Wittenberg cf., parmi d’autres, J. Stephenson, « Wittenburg and Canterbury », Concordia Theological Quarterly, 48/2-3 (1984), p. 165-183. 156 Sur terrain francophone, cf. R.H. Esnault, « Le De Votis monasticis de Martin Luther », Études théologiques et religieuses, 31/1 (1956), p. 19-56, et son ouvrage fondamental qui a suivi

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forme de vie conventuelle, dépouillée de toutes les erreurs romaines, mise au service de l’Église et en particulier de la formation de ses futurs pasteurs. Il s’agissait surtout d’écoles de vie chrétienne, où des hommes consacrés à Dieu et à l’étude — mais non « votis irretiti cum periculo conscientiæ » — se vouaient à préparer des jeunes destinés à assumer la direction de l’Église, dans un contexte communautaire apte à favoriser une solide formation doctrinale, spirituelle et liturgique157. Ces passages, traduits en français, étaient présentés avec un peu d’emphase par Marie-Jeanne de Haller comme « preuve » du désir de Luther de voir des communautés régulières au service des Églises évangéliques, du moins pour la formation de leur ministres, et donc comme « les principes directeurs qui devraient former la base de toutes communautés réformées158 ». À ce moment-là, ces passages furent déterminants aussi pour les « clunisiens », comme le notera Max Thurian quatre ans plus tard159. À peine « découverts », ils furent également utilisés sans aucune contextualisation par

la publication du De votis dans la traduction française des œuvres de Luther pour « Labor et Fides », Luther et le monachisme aujourd’hui. Lecture actuelle du De votis monasticis judicium, Genève, 1964. Explicitement situé dans le contexte de la renaissance de communautés cénobitiques en terre calviniste, cet ouvrage sera largement traité par fr. P.-Y. Emery, « Luther et le monachisme. Étude critique », Verbum Caro, 78/1 (1966), p. 82-90. 157 Cf. la réédition de Die Wittenberger Artikel von 1536, Darmstadt, 1968, p. 70 et 74-76 : « Prodest igitur ad hunc usum, emendatis opinionibus et cultibus impiis, conservare collegia et monasteria. Non enim satis est, iuventutem, quae admovenda est olim ecclesiae gubernaculis, literas discere, sed etiam disciplina quadam et piis exercitiis assuefacienda est ad amorem ceremoniarum et pietatem […]. Si qui autem idonei ad vitam monasticam malunt in illis collegiis vivere, si sunt emendatae opiniones et cultus, et utuntur ordinationibus velut rebus indifferentibus, hos non repraehendimus, ac multus sanctos et praestantes viros hoc animo pie vixisse in monasteriis iudicamus ; imo optandum est, ut sint talia collegia doctorum et piorum virorum, in quibus ad utilitatem communem ecclesiae colantur studia doctrinae christianae et adolescentes non solum doctrina erudiantur, sed etiam piis exercitiis et illa paedagogia rituum assuefiant ad pietatem, sed ita, ne votis irretiti cum periculo conscientiae retineantur. Et hoc vitae genus, quia destinatum esset ad utilitatem ecclesiae, ad docendos et exercendos eos cœtus, ex quibus sumi possent ecclesiarum doctores, esset pium et placeret Deo ». 158 Cf. de Haller, Communautés régulières et Réforme, op. cit., p. 143. : « Non, nous n’outrepassons pas la pensée des Réformateurs en affirmant la légitimité de communautés régulières au service de l’Église. Il n’est pour s’en convaincre, que de relire l’article de Wittenberg relatif à cette question et que nous avons cité […]. En lui nous trouvons exposés les principes directeurs qui devraient former la base de toutes communautés réformées : celles-ci doivent être des instruments au service de l’Église, servant à la formation de ses ministres tant au point de vue de leur vie spirituelle que de leur culture théologique. De telles communautés sont légitimes et même souhaitables à la condition qu’y soient abolies toutes les idées et les pratiques monastiques condamnables ». 159 « Ce texte fut pour nous décisif en ce qui concernait nos craintes de risquer ne pas être en communion avec l’esprit de la Réforme. Ce fut le fondement traditionnel de notre communauté, de même que nous nous appuyons sur le fondement biblique de la communauté apostolique de Jérusalem » ; cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit., spécialement p. 112-113 ; à ce propos, cf. aussi Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 246.

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le fondateur de la Communauté de Cluny dans le texte de 1944 ; il les citait en effet par une simple et incomplète référence en note à un De votis monasticis de Luther de 1536, qui portera plusieurs, à commencer par le père Villain, à confondre ces passages avec une page oubliée du célèbre traité antimonastique de 1521160. Une référence qui visait clairement à souligner que « la pensée de la Réforme […] ne s’est jamais opposée […] aux manifestations de la vie communautaire » et qu’en supprimant les couvents, foyers où toutes les erreurs dogmatiques atteignaient leur point culminant, les réformateurs avaient voulu « couper le mal à la racine », mais non condamner le principe d’une vie commune161. Ensuite, la longue citation du texte de 1536 était suivie des pages sur les différents ministères possibles de la communauté « clunisienne ». Puis venaient les chapitres de l’Introduction à la vie communautaire consacrés aux conditions exceptionnelles de vie qui différenciaient le noyau résident de la communauté spirituelle plus large qui l’entourait : l’acceptation d’un principe d’autorité, au sujet duquel le petit volume de 1944 ne faisait que reprendre les passages de la thèse de licence sur le caractère charismatique d’une direction essentiellement spirituelle ; le célibat, présenté de nouveau comme réponse à une vocation particulière et comme exigence d’une communauté de vie ; l’adoption, enfin, d’un véritable esprit de pauvreté et de simplicité impliquant la disponibilité aussi à une pauvreté matérielle, à quoi pouvait conduire une fraternité de vie menée jusqu’en ses extrêmes conséquences. Comme nous l’avons déjà évoqué, ce point avait une valeur toute particulière dans le texte de 1944, car celui-ci voulait faire d’une pauvreté franciscaine, abandon quotidien et confiant à la providence, une quasi obligation pour l’Église tout entière162. À cet égard, le jeune responsable de la Communauté de Cluny invitait l’Église à prendre sérieusement en considération le « grand défi communiste163 », ne lui épargnant pas des critiques audacieuses pour sa dépendance par rapport à la mentalité qui idolâtrait le droit bourgeois de propriété, comme s’il condensait dans ces pages la dimension contestatrice que, d’une certaine manière, son projet communautaire comportait à l’égard du milieu dans lequel il avait grandi164.

160 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit., et, en dernier, Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 103. 161 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 20. 162 En ce sens, cf. aussi Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé », art. cit., et Restrepo, Taizé, op. cit., p. 282 sqq. 163 « Notre Église se meurt d’être trop souvent une caricature de la communauté chrétienne. En notre xxe siècle de christianisme, il faudra que le grand défi lancé à l’Église le soit par une doctrine essentiellement athée dans ses prémisses. Avec une conviction puissante, le communisme enseigne un système basé sur la répartition des biens acquis par le travail personnel » ; Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 66-67. 164 Ibid., p. 64 : « La mentalité régnant dans nos Églises n’est-elle pas bien souvent celle du plus farouche capitalisme ? Le droit de propriété devient un droit sacré, un ordre de création au

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Après avoir décrit la physionomie propre au petit noyau communautaire résident — qui faisait entrevoir en filigrane le profil « chaste et pauvre » d’un « clunisien », déjà assez ressemblant, selon le père Villain, à celui d’un religieux catholique165 —, commençait la deuxième partie du volume. L’auteur s’exprimait désormais à la première personne et s’adressait en « tu » aux jeunes étudiants, ses compagnons. Dans cette partie, il formulait ce qui était à l’origine et au cœur de la nouvelle communauté en formation166 : l’expérience, portée par la cohabitation communautaire, d’un véritable approfondissement de la qualité de vie de chacun, dans la perspective de mettre toute sa personne sous l’unique royauté du Christ. Le fruit de cette expérience plus personnelle et plus intime — la découverte de la valeur d’une discipline spirituelle et du potentiel unificateur d’une règle comprise comme une loi intérieure, forgée non sans d’« âpres luttes », avec « un effort d’adaptation personnelle à la Parole de Dieu » —, un tel fruit devenait ainsi le cœur d’une vie commune présentée à son tour comme protégeant et stimulant une vie intérieure enfin unifiée167. C’était une vie intérieure nourrie par la prière quotidienne ; une prière que la mise en commun de la vie tout entière visait à rendre liturgique, mais qui par ailleurs semblait encore à la recherche d’un style propre et d’une « forme » communautaire. En effet, on n’avait pas encore achevé le passage allant d’une prière plus individuelle, méditative et rationnelle vers une oraison qui soit adoration, intercession et louange, et vers un accueil plus contemplatif et communautaire de l’Écriture168. Avec quelques alternances entre ce qui avait été assimilé par l’expérience et ce qui semblait parfois accueilli seulement par l’intelligence, l’Introduction à la vie communautaire était, en ce sens, l’expression d’une recherche encore en cours, où trouvaient en particulier place les difficultés rencontrées par son auteur et par ses destinataires — les jeunes universitaires « clunisiens » — à entrer dans une attitude de prière. Tourbillon des pensées et de l’imagination, sensibilité excessivement développée, approche cérébrale de l’Écriture étaient, en effet, les obstacles qui entravaient le plus souvent la recherche du silence intérieur ; silence nécessaire à la méditation pour quelqu’un qui était aux prises avec un travail, comme le travail intellectuel, méthodique et isolé, et qui était souvent exposé à la tentation de trouver en soi sa propre signification et sa valeur. De ce fait, le texte de 1944 montrait déjà la préoccupation de Schutz de libérer les membres de sa communauté de quelques

nom duquel on s’autorise les mesures les plus arbitraires. L’Église ne devient-elle pas ellemême rapidement une riche propriétaire, sachant défendre ses droits avec âpreté ». 165 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit. 166 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 73. 167 Ibid., p. 87 ; voir à ce propos, Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé », art. cit. La valeur d’une règle et d’une discipline spirituelle avait été aussi abordée par Schutz en avril 1944 pendant une retraite des étudiants en théologie de Genève qu’il avait dirigée ; cf. Thurian à Villain, 17 avril 1944, PPC. 168 En ce sens, cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 152.

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« déformations » professionnelles — telles une tendance récurrente à l’isolement et une certaine aridité et fragilité psychologique. Il voulait créer une ambiance spirituelle où l’étude formait un tout avec la vie en relation constante avec les problèmes de son temps. Expression de la recherche en cours d’un modus orandi plus communautaire, l’Introduction à la vie communautaire laissait par ailleurs entrevoir déjà quelquesuns des éléments les plus caractéristiques et les plus durables de la prière de Taizé. Ce qui paraissait central était d’abord la claire intention de structurer la prière communautaire autour de la Bible, en imprégnant de l’Écriture le travail et le repos de chaque journée. Une fois surmontées les hésitations dues à la crainte du formalisme et de l’accoutumance, une importance particulière revêtaient en ce sens le chant et la répétition par cœur des psaumes et de certains passages bibliques ; cela permettait une assimilation profonde de la Parole de Dieu, en favorisant une constante réorientation de tout travail vers sa fin ultime et une transformation de toute l’activité quotidienne en offrande priante169. Si l’insistance était encore mise sur une méditation discursive du texte de l’Écriture — pour laquelle semblait essentielle une régularité d’horaires et de lieux170 —, elle était par ailleurs bien distinguée de l’étude de l’Écriture. Et elle n’excluait pas la possibilité exceptionnelle — signalée avec un certain étonnement par dom Lialine — d’une « intelligence mystique », d’« illuminations pénétrantes et suaves, en dehors de tout concours des livres scripturaires »171. Comme dans la thèse, le livre critiquait encore fortement tout effort autocentré de sanctification sans rapport avec la Parole de Dieu et une morale de l’abstention due à un dualisme métaphysique entre esprit et corps opposé à la logique de l’incarnation. Cette critique visait évidemment un certain puritanisme tout autant que certaines pratiques catholiques. Mais on reconnaissait la valeur d’une ascèse qui soit comprise comme réponse à la grâce et qui ait comme limite et champ d’application l’autocontrôle de tout l’homme, et comme finalité le développement intégral d’une personne toujours ouverte à l’œuvre de l’Esprit. En ce sens, la « lutte pour la possession de toi-même » semblait être un des éléments constitutifs d’une prière qui

169 « Tu redoutes le processus de répétition ; tu n’as pas entièrement raison, puisque seul il permet d’approfondir et d’assimiler certaines connaissances de la foi qui demandent à être constamment méditées et reprises. […] Le seul remède au formalisme et à l’accoutumance, c’est de rester fidèle à sa règle, de rechercher toujours, dans son application, la ferveur de l’adoration » ; cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 82-83. 170 Pour la méditation, on recommandait surtout les premières heures de la journée, non seulement parce, de manière plus traditionnelle, elles précédaient les soucis quotidiens, mais aussi parce qu’elles constituaient « l’heure œcuménique par excellence, celle où tu te sais le plus en communion avec des milliers de chrétiens en prière, dans la louange et dans le chant », ibid., p. 96. 171 Cf. ibid., p. 95 ; cf. la recension de Lialine dans le premier numéro de Irénikon de 1947, art. cit.

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à ce stade, avec quelques résonances ignaciennes172, était souvent présentée comme un « combat »173 : le « combat » de quelqu’un qui, en s’efforçant de ne pas s’attarder sur ses progrès ou ses reculs, cherche constamment dans « l’incompréhensible pardon de Dieu » la libération de son angoisse innée et la grâce d’un perpétuel recommencement174.

172 Sur les parentés ignatiennes de certains passages du volume de 1944, cf. Restrepo, Taizé, op. cit., p. 148. 173 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 103 et 90. 174 Ibid., en particulier p. 84 et 103.

chapitre III 

« Notre unum unicum, unum necessarium » (1945-1947)

1. Le retour en France La Communauté m’avait semblé s’orienter vers la réalisation d’une cité réformée en quelque sorte, […] un centre de ralliement, un centre de vie spirituelle et sociale. Or, au fond, […] il n’y a pas d’extension envisagée. La Communauté évolue beaucoup plus par concentration sur elle-même, devenant plus stricte dans sa règle, dans sa liturgie, dans sa vie strictement communautaire, disciplinée, dans une tendance plus particulièrement monacale. La Communauté veut être par elle seule un signe pour l’Église, de la possibilité actuelle d’une vie fraternelle évangélique de la plus grande pureté1. C’est la « situation neuve » qui en octobre 1947 était décrite à Jean de Saussure par Roger Duckert. Il était alors à Taizé avec sa famille depuis janvier 1946, après avoir quitté l’enseignement universitaire dans l’espoir de commencer en France le travail intellectuel qui n’avait pas pu se concrétiser à Genève, par la création d’une Académie protestante2. Outre l’absence de contacts et d’outils nécessaires pour le développement « d’une pensée en gestation » dans les conditions matérielles difficiles de l’immédiat après-guerre, cette situation ne permettait pas aisément à un intellectuel et à sa famille de vivre « en marge du monastère »3. En des termes très proches, l’évolution en cours était synthétisée dans La Lettre à nos frères et amis, envoyée en janvier 1947 aux « clunisiens » suisses par le petit groupe résident de Taizé, qui, pour la première fois depuis le retour en France en octobre 1944, brisait le silence relatif observé jusque-là, pour mieux se concentrer sur la recherche d’un « esprit de prière et de travail

1 Cf. Roger Duckert à Jean de Saussure, 22 octobre 1947, PdS. 2 Cf. Duckert à Schutz, 15 avril 1945, DT. 3 « Il est dangereux pour un intellectuel de se déraciner d’un milieu dans lequel il puisse à la fois se nourrir et mesurer, sentir les caractéristiques du climat intellectuel de l’époque. Les hommes qui passent à Taizé ne sont au fond jamais des scientifiques, il n’y a pas de scientifique autre que moi à la Communauté ; les moyens techniques, bibliothèque, périodiques, font défaut et ne peuvent pas être acquis faute de moyens. […] Je voudrais donner une signification à ces deux ans de séjour à tâtons ici et n’y arrive pas, ce qui ne doit pas m’étonner d’ailleurs. […] L’Église paroissiale est certainement plus favorable à la vie spirituelle d’un ménage que celle d’une communauté, parce que plus sociale, donnant un contact humain plus étendu. En marge du monastère n’est pas dans le monastère ! » ; cf. encore Duckert à de Saussure, 22 octobre 1947.

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proprement clunisien4 ». Ce groupe se sentait maintenant plus sûr de ce qu’il pouvait désormais reconnaître comme son ministère premier : « le ministère communautaire — être dans les mains de Dieu l’acteur docile de cette parabole qu’est la communauté, comme Marie aux pieds du Seigneur est une parabole du primat de la contemplation5 ». « C’est là — était-il noté dans la Lettre — notre unum unicum, unum necessarium, notre prédication du Royaume de Dieu », avant que soient abordés les différents ministères particuliers présentés maintenant comme secondaires6. En d’autres termes, le thème du « signe », d’abord associé à celui du nécessaire exercice d’un ministère ecclésial, commençait à prendre explicitement une signification autonome, liée à la vocation première « de témoigner d’abord la communauté en toutes choses » : « Nous voudrions être non point un exemple à suivre pour les chrétiens et les paroisses » — soulignait en février 1946, à l’occasion de sa consécration pastorale, un Thurian conscient du caractère exceptionnel de son choix —, « mais une parabole de la communauté chrétienne, […], une communauté répétant l’Église primitive de Jérusalem, où se vivent à l’extrême toutes les expériences de la communauté »7. C’est surtout cette forte tension communautaire qui, entre autres, avait d’abord frappé le jeune philosophe protestant Paul Ricœur, installé, au lendemain d’une longue captivité en Allemagne, au Chambon-sur-Lignon, enclave protestante en Haute-Loire, devenue pendant la guerre un lieu de refuge et d’accueil pour des centaines d’enfants juifs, grâce au réseau animé par la CIMADE8. Dans un article de février 1947, Ricœur, alors professeur à l’École Nouvelle Cévenole, institution éducative innovante et pièce maîtresse de la résistance passive du Chambon, saluait en effet avec satisfaction le Retour à la communauté du petit noyau de « sédentaires » de Taizé9. Il soulignait en particulier l’effort « de réapprendre à penser, à travailler manuellement, à posséder et gérer, à prier ensemble, en commun, c’est-à-dire non point comme des individus placés l’un à côté de l’autre, mais comme des membres d’un unique corps10 ». « C’est dans la communauté que peut être cherché et essayé le rythme du travail et de la prière, et, mieux

4 Cf. la Lettre à nos frères et amis. 5 Ibid. 6 Ibid. 7 Cf. Max Thurian, Déclaration de consécration, 4 p. dact., PPC. 8 Cf. P. Cabanel, Histoire des justes en France, Paris, 2012, p. 174 sqq., et Id., La montagne refuge : Accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur Lignon, Paris, 2013. Pour une biographie intellectuelle de Paul Ricœur cf. F. Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie (19132005), édition actualisée et complétée, Paris, 2008. 9 Cf. P. Ricœur, « Retour à la communauté », L’Écho de la Montagne. Organe Mensuel du Consistoire de la Montagne, 24/2 (février 1947), p. 1-2. Sur le Collège Cévenol du Chambon cf. O. Hatzfeld, « L’École Nouvelle Cévenole », in P. Bolle (dir.), Le Plateau VivaraisLignon. Accueil et Résistance (1939-1944). Actes du Colloque du Chambon-sur-Lignon, Le Chambon-sur-Lignon, 1992, p. 161-174. 10 Ibid.

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que le rythme, la pénétration du travail par la prière, l’épanouissement de la prière en travail », ainsi le notait Ricœur en conclusion de son article11, article qui fut repris six mois plus tard dans le premier reportage consacré au « monastère » protestant de Taizé par l’hebdomadaire parisien Réforme, créé en 1945 par un petit groupe de résistants protestants réunis autour du pasteur Albert Finet12. Si quelqu’un, comme Ricœur, regardait vers Taizé à partir d’une perspective de communitarisme confessant et soulignait surtout l’« appel prophétique […] lancé à l’Église et au monde » par une petite « communauté intégrale » engagée à abolir « dans son cœur et dans sa vie » toute forme de propriété individuelle, et si un autre, comme le pasteur luthérien Maurice Sweeting, en appréciait surtout la pluralité des ministères et la redécouverte « d’un travail humain » à partir de nouvelles relations avec les autres et avec la matière13, quelqu’un, comme le père Villain, qui connaissait depuis 1941 le projet communautaire de Roger Schutz, constatait plutôt, déjà en 1945, le « développement disciplinaire » de la Communauté de Cluny, présentée pour la première fois au catholicisme francophone dans les pages de la revue Dieu vivant14. « Formule originale de vie monastique, moins les vœux de religion », située — comme il devait le noter l’année suivante dans Irénikon — « à la pointe extrême du protestantisme calvinien »15: ainsi l’expérience de vie commune à Taizé était saluée par le disciple d’élection de l’abbé Couturier comme l’incipit prometteur « d’un mouvement de haute Église », caractérisé par le « besoin impérieux d’un cadre liturgique » et par la soumission à une discipline, à plusieurs égards, semblable à celle des communautés religieuses catholiques16. Il en soulignait plusieurs éléments de similitude : de l’obéissance à un « directeur spirituel », habilité à cette fonction par le charisme que la communauté lui reconnaissait, à l’observance du silence, de l’usage d’un même vêtement — la courte veste bleue des agriculteurs du Valais — à celui d’un habit spécial pour la célébration de l’office17.

11 Ibid. 12 Cf. « Un “monastère” protestant : Taizé », Réforme, n. 124, 2 août 1947, p. 1-6. Sur la naissance de Réforme, à laquelle collaborèrent d’emblée Jacques Ellul, André Philip, Roland de Pury et Alfred Grosser, cf. J. Terme, Mutations et crises dans l’Église réformée de France. Le journal « Horizons Protestants » 1971-1975, Lyon, 2007, p. 23, et l’article biographique « Finet Albert » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 202-203. 13 Cf. Ricœur, « Retour à la communauté », art. cit., et M. Sweeting, Notes sur la Communauté, in « Un “monastère” protestant : Taizé », art. cit., p. 5-6. Sur Sweeting, cf. l’article biographique de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 473-474. 14 Cf. M. Villain, « Notes d’actualité », Dieu Vivant, n. 4, 1945, p. 151-153. Sur la revue à laquelle collaborèrent, parmi d’autres, les pères Daniélou et Bouyer, cf. É. Fouilloux, « Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945-1955) », Revue d’histoire de l’Église de France, 57, n. 158, 1971, p. 47-72. 15 Cf. Villain, « La Communauté de Cluny », art. cit. 16 Cf. ibid. et Villain, « Notes d’actualité », art. cit. 17 Ibid.

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Malgré l’option permanente pour une discipline le moins possible légaliste18, la condition d’une plus grande liberté par rapport aux contraintes et aux prudences induites par le milieu genevois favorisa, en effet, ce qu’en avril 1948 le pasteur lyonnais Eberhard, membre du Conseil national de l’ERF, définira comme « un gauchissement du comportement de ses membres dans le sens du monachisme romain19 ». L’évolution fut toutefois progressive, empirique et sans doute pas toujours unanimement partagée, car en 1945, à distance de quelques mois, dans le petit noyau permanent « clunisien », si certains exprimaient au père Villain le « grand attrait qu’exerce sur nous la vie monastique catholique » pour le caractère central de la liturgie, d’autres se demandaient au contraire si « placer au centre de sa vie la liturgie, qui est le reflet visible des réalités spirituelles », ne pouvait pas aussi sous-tendre la recherche d’« une joie, une satisfaction charnelle », plutôt qu’une authentique joie chrétienne « qui est pour l’esprit »20. Au début, après le retour à Taizé, la tendance vers une vie « plus monastique, liturgique et contemplative21 », claire et explicite surtout à partir du printemps 1948, s’était d’ailleurs trouvée confrontée à des conditions matérielles difficiles, qui ralentissaient les rythmes de la journée « clunisienne », même celui de la prière22. Cette journée, comme à Genève, prévoyait essentiellement deux offices communautaires — le matin et le soir —, auxquels s’ajoutaient une courte pause à 10 heures pour une relecture personnelle du « capitule », verset biblique du jour tiré de la lecture du matin, et, à partir de juin 1945, après l’octroi d’une délégation pastorale à Thurian en vue de la consécration, la célébration quotidienne de la Cène dans la grange utilisée comme chapelle23. Dans cette chapelle, on célébrait aussi les offices, sauf pendant une courte période, entre avril et juin 1945, où les « clunisiens » purent se rendre dans la petite église romane du village, inutilisée depuis la fin du xviiie siècle24. 18 Cf. la Lettre à nos frères et amis. 19 Cf. le Procès-verbal du Conseil National. Communauté de Taizé. Séance du Lundi soir (12 Avril 1948), 1 p. dact., p. 776, AERF, 107 AS 176. Sur Henri Paul Eberhard, cf. l’article biographique de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 190 ; sur ses inquiétudes envers Taizé, cf. aussi Boulet, « Taizé, les protestants français et Marc Boegner (1940-1970) », art. cit. 20 Cf. Thurian à Villain, 3 septembre 1945, PMV, et de Montmollin à Schutz, 25 avril 1945, DT. 21 Cf. Thurian à Villain, 15 avril 1948, PMV. 22 À ce propos, je renvoie en particulier au témoignage de fr. Daniel (Taizé, 27-30 juillet 2010). 23 Pour l’horaire de la journée « clunisienne » cf. encore la Lettre à nos frères et amis de janvier 1947. Cf. aussi Thurian à de Saussure, 18 juin 1945, PdS : « Nous sentons le besoin de la fréquente communion et, maintenant, outre nos offices (le matin à 5h ½, le soir à 10h 1/4) nous célébrons la Cène tous les jours après le petit-déjeuner. Brève liturgie et communion à laquelle chacun est libre de participer. Nous officions à tour de rôle, mon Frère et moi ». 24 Cf. surtout la lettre de Schutz à la communauté de Grandchamp à Paques 1945, AG : « Nous célébrons à présent nos offices dans l’Église du village. C’est un ancien édifice roman, très sobre, tout est blanchi à la chaux, dans lequel on ne célèbre que des offices mortuaires. Aujourd’hui, pour la première fois de mémoire d’hommes, une messe y a été célébrée, l’église était désaffectée depuis la révolution de ’93, aussi est-ce un événement. Je ne crois pas que cette messe ait été célébrée comme une contrepartie à nos offices, nous n’en savons

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Ce fut grâce à l’autorisation tacite du chanoine Dutroncy, archiprêtre de Saint-Gengoux-le-National, dont dépendait Taizé et du curé de Cormatin, qui accorda le son de la cloche aux heures de l’office ; une autorisation vite retirée par le diocèse d’Autun, suite à des plaintes locales contre l’usage de la petite église par une communauté protestante25. De telles remontrances avaient été occasionnelles et circonscrites : « il s’agit simplement d’une ou deux jeunes filles de Lyon en vacances ici que notre prière dans l’église aura scandalisées », écrit Thurian au père Villain, en le sollicitant de favoriser une rencontre avec l’évêque d’Autun, Mgr Lebrun, « qui doit avoir de nous une curieuse opinion26 ». Dans l’ensemble, cependant, le climat restait assez tendu dans une zone qui avait connu la présence d’adhérents à la « Légion française des combattants », qui dans les années précédents avaient mal toléré l’activité d’accueil de l’original étudiant suisse : l’atmosphère au retour de la Suisse, notera fr. Roger plusieurs années plus tard, était « détestable27 ». Partis à quatre de Genève en octobre 1944 — Schutz, Thurian, Souvairan et un jeune étudiant lausannois en médecine, René Henny, surtout intéressé au projet d’une maison d’accueil pour orphelins de guerre et en phase de discernement quant à son engagement communautaire stable28 —, ce que les « clunisiens » découvrirent au lendemain de la libération du Mâconnais, c’était un village habité par moins d’une quarantaine de personnes, situé dans une région stratégiquement cruciale, où la radicalisation des combats, après le débarquement des alliés en Provence et le début du retrait allemand, avait pas encore les raisons. Il n’y avait aucun homme du village, c’est dire la déchristianisation du village. Avant de commencer l’office, nous sonnons, depuis le chœur ; puisse cette cloche appeler à la prière les habitants de ce coin de France si éloigné de notre Seigneur Jésus Christ. Je vous raconte au long les détails extérieurs apportés à la célébration des offices, vous devinez l’importance que cet événement revêt pour nous. Il nous faut prier pour que l’autorisation du simultaneum nous soit toujours conservée. C’est un précédent qui n’a pas dû se renouveler depuis la Réforme ». Cf. aussi Schutz à de Saussure, 6 avril 1945, PdS, et Thurian à Villain, 23 avril 1945, PMV : « Chacun sait dans le village que nous sommes protestants et que, comme tels, nous avons reçu du doyen l’autorisation d’y célébrer nos offices, matin et soir, et du curé celle de sonner l’Angelus aux mêmes heures. D’autre part le doyen, le curé et le village savent que nous avons dans notre Maison un oratoire approprié à notre liturgie protestante. C’est là, uniquement, et sans témoins, sinon ceux qui passent quelques jours chez nous, que nous célébrons notre eucharistie. La situation nous semble claire ainsi ». 25 Cf. le Rapport sur les débuts de Taizé envoyé le 12 avril 1945 par le vicaire du diocèse d’Autun, Pelin, au vicaire de Lyon, Rouche, AADL : « Ces… moines paraissent animés d’excellentes intentions ; ils sont en rapport avec le curé du Canton qui est M. le chanoine Dutroncy […] ; ils semblent même plus proches du ritualisme que du calvinisme de Genève et ils manifestent de la sympathie pour le catholicisme ; mais, le supérieur est pasteur protestant et nous sommes obligés de leur refuser l’usage de l’église paroissiale pour leurs exercices en commun. Bref, on doit surveiller leurs agissements et se tenir sur la réserve ». 26 Cf. Thurian à Villain, 26 juillet 1945, PMV. 27 Cf. Schutz, Conseil 1982 (Ameugny). 28 Je renvoie à ce propos au témoignage même de René Henny (Lausanne, 3 juin 2010).

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été précédée par une intense et multiforme activité résistante29. Une activité relativement précoce, car à Cluny — première ville du département de Saôneet-Loire — s’étaient formés dès l’hiver 1941-1942 les premiers maquis, à partir de groupes particulièrement actifs au niveau associatif local30. Composé de huit compagnies, correspondant à l’origine à des anciens groupes de maquisards, le régiment de Cluny avait vu accroitre considérablement ses effectifs pendant l’été 1944, avec l’arrivée de volontaires depuis les villages avoisinants, pour atteindre à la fin du mois d’août un contingent d’environ 2.500 combattants, provenant principalement d’unités plus embryonnaires, dirigées par des résistants locaux31. Si le recrutement de ces dernières avait été surtout régional, on dénombrait toutefois la présence de lyonnais et de parisiens. Ce fut, entre autres, le cas d’une « compagnie de Taizé », commandée par un capitaine parisien, entrepreneur et officier de réserve, arrivé en Saône-et-Loire avec une équipe d’ex-combattants ; ceux-ci, engagés dès la campagne de 1939-1940, avaient rejoint le Commande de Cluny qui, au début de septembre 1944, fusionna avec l’armée régulière conduite par le général de Lattre de Tassigny32. Le climat que les « clunisiens » trouvèrent en octobre 1944 dans cette zone était donc « très lourd33 », car bon nombre avait changé de position au moment de la Libération en cherchant parfois à passer à la résistance ; on leur proposa même de vendre la « Maison de Cluny » pour se transférer dans une ancienne chartreuse dans la région du Languedoc-Roussillon, la Chartreuse de Valbonne, achetée à la fin des années 20 par un pasteur, Philadelphe Delord, auparavant missionnaire en Nouvelle Calédonie, qui l’avait destinée à une léproserie34. Malgré un voyage à Pont-Saint-Esprit et une visite à la chartreuse en décembre 194435, le choix fut celui de rester à Taizé, où la joie de « retrouver notre Maison communautaire36 » devait vite se confronter aux incertitudes et turbulences de la transition : difficultés de mouvement et de communication, fermeture permanente de la frontière avec la Suisse et une extrême précarité de conditions matérielles37. Après deux mois d’hiver passés

29 Cf. A. Jeannet, M.-H. Velu, L’Occupation et la Résistance en Saône-et-Loire, Mâcon, 1991. 30 Cf. surtout Veyret, Histoire de la Résistance en Saône-et-Loire, op. cit., p. 29 sqq., G. Platret, Le vignoble en colère, 1944, la libération de la côte chalonnaise, Mâcon, 2004, et J. Martinerie, La Résistance en clunysois et lieux circonvoisins : éléments pour une approche historique, Cluny, 2010. 31 Cf. Veyret, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 143. 32 Cf. surtout la thèse de R. Chantin, Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne, échec politique et répression (septembre 1944-1953), soutenue en juin 2000 à l’Université LumièreLyon II (dirigée par É. Fouilloux), p. 306, ensuite partiellement publiée dans Id., Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne, échec politique et procès, 1944-1953, Paris, 2002. 33 Cf. Schutz, Conseil 1982. 34 Ibid. 35 Cf. Thurian à Couturier 2 décembre 1944, PPC. 36 Cf. Thurian à Couturier, 31 octobre 1944, PPC. 37 Sur les difficultés de la vie quotidienne de la région dans les mois qui séparent la Libération de la fin de la guerre, cf. surtout Chantin, Des temps difficiles, op. cit., p. 15 ssq.

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à Genève — où Thurian, au début du mois de février 1945, soutint sa thèse sur La vie liturgique de l’Église38 —, le petit groupe résident, définitivement transféré à Taizé au début du mois de mars, s’occupa alors principalement du réaménagement de la « Maison de Cluny », abandonnée pendant plus de deux ans, ainsi que d’une difficile recherche d’intégration dans le milieu rural environnant39. Il s’agissait d’une « île » déchristianisée particulière —  dans son enquête sur la France rurale, le chanoine Boulard avait considéré les cantons du Mâconnais viticole comme « pays de mission40 » —, où le ralliement de l’Église française à Pétain avait accentué un vif anticléricalisme, dont les origines remontaient, sous certains aspects, bien en deçà de l’époque révolutionnaire, avec les réticences face à la forte influence exercée dans la région par l’abbaye de Cluny depuis le xie siècle41. Entre temps le village se repeuplait de différentes manières. Au printemps 1945 en effet, plusieurs « clunisiens » suisses rejoignirent pour quelques mois la maison communautaire, soit pour y passer une période préparatoire en vue d’une éventuelle agrégation à la communauté résidente, soit en vue de l’arrivée d’un premier groupe d’enfants orphelins l’été suivant42. Grâce à la mobilisation active de nombre d’amis suisses — pour soutenir l’accueil s’était constitué à Genève un comité spécial de patronage auquel participaient le pasteur de Saussure, Gaston Bridel, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, et l’écrivain Robert de Traz —, le projet d’une maison pour enfants, ébauché avec les jeunes des ACE suisses au printemps 1944, pouvait en effet se concrétiser43. En juillet 1945, envoyés par le gouvernement français qui versa un quota pour leur pension44, une vingtaine d’enfants protestants, âgés de cinq à dix-huit ans, rejoignit ainsi les « clunisiens », qui les logèrent temporairement dans un village proche de Taizé,

38 Cf. M. Thurian, La vie liturgique de l’Église (Thèse n. 374 présentée à la Faculté de Théologie de l’Université de Genève pour obtenir le grade de bachelier en Théologie), Genève, 1945, et l’extrait des Examens de grades finaux, 7 février 1945, p. 104, AUG. 39 « Nous aurions voulu faire quelques réparations — écrivait Schutz à la communauté de Grandchamp le 1er avril 1945, AG —, mais le matériel manque ». À ce propos, cf. Schutz et Thurian à de Saussure, respectivement le 6 avril et le 18 juin 1945, PdS. Cf. aussi un texte de Schutz, 43 p. dact., s. d. mais de 1948, p. 17-18, sur lequel cf. la lettre à Robert Giscard du 2 juin 1948, DT, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 54-55, où il notait comment « la tension pour m’intégrer dans le milieu rural est de chaque jour ». 40 Cf. F. Boulard, Problèmes missionnaires de la France rurale, vol. I, Paris, 1945, p. 132. 41 À ce propos, cf. l’ouvrage fondamentale de G. Duby, La société au xie et xiie siècles dans la région Mâconnaise, Paris, 1953. Sur le particulier « microclimat » religieux de la zone, cf. aussi le mémoire de DEA en 1999 de D. Duc, Le secteur de Lugny-Senozan-La Roche Vineuse de sa constitution à nos jours, présenté à l’Université Lumière – Lyon II (dirigé par É. Fouilloux). 42 Cf. Thurian à Villain, 2 mai et 10 août 1945, PMV. 43 Cf. Quelques précisions au sujet de la cité des gosses, 1 p. dact., et Communauté de Cluny, La maison d’enfants, 14 p. dact., DT. 44 Cf. « Reconstruire. La cité des gosses. Les orphelins de guerre de Taizé par Cormatin, Saône-et-Loire (France). Plan d’action élaboré par la Communauté réformée de Cluny », L’Entraineur des chefs d’Unions cadettes et des présidents d’U.C.J.G., Neuchâtel, janvier-février 1945.

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Massilly ; ils devaient attendre la disponibilité d’un grand bâtiment en face de la maison communautaire, le « Manoir », loué au printemps 1946 toujours grâce à l’apport essentiel des amis romands et, en particulier, de la paroisse lausannoise du pasteur Bardet d’Église et Liturgie45. Au début, ce furent surtout la sœur cadette de Schutz, Geneviève — la « maman » —, et René Henny qui s’occupèrent de ces enfants ; ce dernier restera à Taizé environ un an et demi avant de reprendre les études à Lausanne et renoncer à ses projets communautaire. Aidés d’abord par une jeune institutrice suisse, et ensuite, dès l’été 1946, par un instituteur de l’État, Marcel Corre, qui se transféra au village pour plusieurs années, ils partagèrent avec la communauté résidente l’ambitieux projet d’une « Cité des gosses ». Ce projet s’inspirait aussi bien de l’ancien, mais toujours inspirant modèle des Petites écoles des Solitaires de Port-Royal46, que de plus récentes expériences promues par l’école pédagogique suisse d’Édouard Claparède, Pierre Bovet et Adolphe Ferrière, dont l’École active inspira fortement l’expérience de Taizé47. L’idée d’un self-government, d’une participation active à la vie du groupe et de la communauté, l’importante place réservée à l’activité spontanée et créative des enfants, ainsi qu’aux activités manuelles et au contact avec la nature, caractérisèrent en effet la recherche et l’expérimentation de nouvelles méthodes didactiques et éducatives dans la « Cité des gosses », « gouvernée » par une « Assemblée communale » dirigée par un adolescent élu par les camarades de l’école ; une école où l’émulation et une « pédagogie de l’exemple » devaient nourrir le travail en équipe favorisait ainsi la formation d’« une élite pour l’Église réformée de France »48. Réunis en « familles » guidées par un « chef de famille » et dotées d’une « propriété communautaire » qu’il fallait apprendre à administrer, les enfants étaient divisés en deux classes, une primaire et une secondaire fréquentée par ceux qui étaient plus portés pour l’étude et qui, par conséquence, n’étaient pas engagés dans l’apprentissage d’un métier agricole ou artisanal49. Leur éducation religieuse était assurée par les « clunisiens » qui voulaient transposer leur « esprit

45 Cf. les lettres de Thurian à de Saussure, 16 juin 1945, et, à la même date, au pasteur Bardet, ACV, PP 240. Pour un ultérieur aperçu, cf. aussi D. Perrot, Taizé en ses débuts : une évocation personnelle, Genève, 2008, p. 5. Sur la mobilisation des « clunisiens » suisses, cf. les lettres de Daniel de Montmollin aux « frères » de Taizé du 15 et 29 avril et du 16 juin 1945, DT. 46 « Il fallut commencer une école […] et l’esprit de Port-Royal semblait se préciser » ; cf. Duckert à de Saussure, 22 octobre 1947. 47 Cf. le texte dactylographié de la communauté, La maison d’enfants, et les relatives références dont celles, en particulier, concernant M.-A. Jullien, Esprit de la méthode d’éducation de Pestalozzi, suivie et pratiquée dans l’institut d’éducation d’Yverdon, en Suisse, Milano, 1812, la lettre à Birukov de Tolstoj, citée in Ch. Baudouin, Tolstoï éducateur. Avec des textes et des documents inédits communiqués par Paul Biroukof, Neuchâtel-Paris, 1921, p. 143-144, É. Claparède, L’école sur mesure, Neuchâtel-Paris, 1921, A. Ferrière, L’école active, Neuchâtel, 1922, et É. Huguenin, Paul Geheeb et la libre communauté scolaire de l’Odenwald : Une expérience moderne d’éducation, Genève, 1923. 48 Cf. encore La maison d’enfants, et « Reconstruire », art. cit. 49 À ce propos, je renvoie en particulier au témoignage que m’a accordé Roger Aubert (Lausanne, 1er juin 2010).

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communautaire » dans la « Maison des enfants », et notamment par Thurian, qui, après sa consécration pastorale, avait obtenu de la part du Conseil national de l’ERF l’ouverture de registres paroissiaux ad hoc dépendants de la paroisse de Mâcon50. Thurian faisait aussi partie du restreint « corps enseignant » de la classe secondaire, avec Duckert et deux lausannois de la « Grande Communauté » : Pierre Suter, qui resta environ un an dans la « Maison de Cluny », et Roger Aubert, de tradition évangélique, qui quitta l’enseignement au lycée de Lausanne pour se transférer à Taizé, d’où il repartit en 1948, mal à l’aise avec l’évolution de type monastique de la communauté51. Malgré ces départs — dont certains douloureux52 —, les enfants du « Manoir » restèrent à Taizé jusqu’à l’âge adulte ; ce furent donc surtout Geneviève Schutz et Daniel de Montmollin, qui s’était définitivement établi en France en 1947 une fois terminés les études de théologie à Lausanne, à s’occuper d’eux53. Arrivés en Bourgogne, parfois après une expérience de camp de réfugiés, ces enfants n’étaient pas spécialement vus d’un très bon œil par les habitants du village, dont certains continuaient à regarder avec défiance le va-et-vient de ceux qui fréquentaient la « Maison de Cluny » et l’accueil particulier qu’on y pratiquait54. En effet, dès l’été 1945, vinrent s’ajouter aux orphelins de la « Cité des Gosses » des prisonniers de guerre allemands, que Schutz avait obtenu la permission de visiter et d’inviter à Taizé le dimanche pour un repas et un bref moment de prière, grâce à des contacts que lui fournissait la femme du député, puis ministre socialiste André Philip, Mireille, membre de la CIMADE et déjà active collaboratrice à Chambon-sur-Lignon dans le réseau de sauvetage et évasion vers la Suisse de réfugiés juifs, avant de passer à la Résistance en janvier 194355. Plutôt mal vus par les habitants du Clunysois d’où une centaine de personnes avaient été déportées en Allemagne entre 1943 et 194456, les prisonniers étaient répartis en deux camps, chacun d’environ cinquante personnes, pas très loin 50 Cf. le Procès-verbal du Conseil National. Communauté de Taizé du 12 avril 1948, AERF, 107 AS 176. Cf. aussi le texte imprimé de Thurian, s. d., L’éducation spirituelle des enfants, 12 p., PPC. 51 Cf. encore les témoignages évoqués de Henny et d’Aubert, et les lettres d’Aubert et Duckert à de Saussure respectivement du 27 novembre 1945 et 22 octobre 1947, PdS. 52 Cf. surtout les lettres de D. de Montmollin à Schutz du 27 novembre 1946, DT, et de Thurian à de Saussure du 24 juin 1948, PdS. 53 Où ils occupèrent une place importante « dans le temps, les préoccupations, le cœur » de Schutz ; cf. le témoignage de Renée Schmutz de Grandchamp, 4 septembre 2012, DT. Cf. aussi de Montmollin à Schutz, 4 avril 1947, DT. 54 Je renvoie à ce propos à des épisodes racontées plus tard par Schutz, Conseil 1982. 55 Cf. le témoignage de Schutz dans le discours prononcé à Frankfort le 13 octobre 1974, DT, et dans Conseil 1982. Sur Mireille Philip, cf. L. Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile (1936-1944). Exemple du sauvetage des Juifs, t. 3, Implication des milieux catholiques et protestants. L’aide des résistants, Paris, 2011, p. 226-227 ; L. Lazare (dir.), Dictionnaire des Justes de France, Paris, Jérusalem, Yad Vashem, 2003, p. 131 e 174, et A. Besson, Clandestins de la Liberté. Ligne de démarcation et frontière suisse. 1940-1944, Lausanne, 2009. 56 Dont plusieurs du village proche de Cormatin, à 4 km de Taizé ; cf. Amicale des Déportés de Cluny, Cluny, Février 1944. 1943-1945. Les témoins se souviennent… « Le pire c’est que c’était vrai ! », Cluny, 2005, p. 48 sqq.

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de Taizé. Le plus proche, destiné aux prisonniers engagés dans les travaux forestiers, se trouvait à 3 kilomètres du village, à Chazelle, dans les baraques qui auparavant avaient logé un groupe des « Chantiers de la jeunesse ». Comme l’autre camp, situé à Mont, à environ 6 kilomètres de Taizé, il dépendait du camp de Chalon-sur-Saône, un parmi les quelques 120 dépôts présents en France au lendemain de la Libération, où furent distribués les quelques 600.000 prisonniers allemands détenus sur le territoire métropolitain à la fin de la guerre57 ; il s’agissait d’une main-d’œuvre décisive pour les opérations de déminage, pour la reconstruction des infrastructures et en général pour la lente reprise de toutes les activités économiques. Groupés dans des camps fortement peuplés et peu approvisionnés, parmi lesquels certains, comme celui de Chalon, restèrent ouverts jusqu’à la fin 194858, les détenus étaient généralement regardés avec ressentiment par les populations limitrophes aux faibles ressources, auxquelles par ailleurs puisaient les autorités militaires pour assurer leur subsistance59. « Ça faisait un tourbillon étrange — rappellera encore fr. Roger à un conseil de la communauté plusieurs années après —, d’abord des juifs qui fuyaient […], puis après […] des Allemands du camp de prisonniers, […] puis nos enfants qui arrivent au même moment60 » ; « beaucoup de choses à la fois » pour un village où, aux débuts de 1947, le nombre des membres, des collaborateurs et des hôtes de la communauté dépassait déjà celui des habitants, « environ trente-cinq personnes dans cette petite paroisse de l’Église Réformée de France »61. Une « paroisse » dont la subsistance n’était pas du tout facile62. Cela préoccupait beaucoup Schutz, sur qui souvent « fonçait

57 Cf. en particulier le témoignage qui suivit d’un ex-prisonnier de Stuttgart, Weingand, qui raconta, entre autres, la nuit de Noël 1945 passée avec la communauté ; cf. Weingand à Klaus Hamburger (fr. Wolfgang avant de quitter la communauté), 24 mars 2008, DT. Cf. aussi le témoignage de l’aumônier protestant du camp des prisonniers de Chalon, Siegfried Wend, « Ein Brief über Taizé », accordé en 1950 dans le bulletin annuel, Evangelische Jahresbriefe, de la Michaelsbruderschaft, p. 217-219 ; ayant appris l’existence de la communauté et de l’accueil des prisonniers par un détenu venant du camp de Chazelle et obtenu par le commandant la permission de visiter la communauté, même sans un service à rendre, avant son retour en Allemagne à la fin du mois d’août 1948, l’aumônier put se rendre sept fois à Taizé. 58 Sur la distribution et l’emploi des prisonniers allemands en France, cf. F. Théofilakis, « Les prisonniers de guerre allemands en mains françaises au sortir de la Seconde Guerre mondiale », Revue d’Allemagne, 36/3-4 (2004), p. 383-397, et V. Schneider, Un million de prisonniers allemands en France, Paris, 2011, p. 11, 85, 91 et 141. 59 Aux environs de Taizé, il y eut, semble-t-il, aussi des épisodes de désespoir et de colère, comme celui, raconté par la suite par Schutz, subi par un jeune prêtre détenu, mort à cause des coups reçus de femmes dont les maris avaient été déportés en Allemagne ; cf. encore le discours prononcé à Francfort le 13 octobre 1974, repris ensuite dans R. Schutz, Étonnement d’un amour. Première partie. Journal 1974-1976, Taizé, 1979, p. 17-19. 60 Cf. Schutz, Conseil 1982. 61 Cf. la Lettre à nos frères et amis. 62 « Thurian a été retenu ici par la maladie — écrivait de Genève J. de Saussure à Villain le 23 mars 1946, PdS — et l’on m’a dit que son état était surtout dû aux privations qu’ils s’imposent pour leurs orphelins ; cela m’inquiète un peu ».

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le mauvais génie de nos difficultés financières63 », et demandait surtout un temps considérable à Pierre Souvairan qui, avec l’aide occasionnel de quelques collaborateurs, s’occupait tout seul des animaux et des 17 hectares de terre autour de la « Maison de Cluny », vite devenus une importante source de subsistance : « un village qui renaît », ainsi le pasteur Sweeting décrira Taizé, en été 1947, en commentant le travail « courageux et méthodique » de Souvairan, après avoir assisté à la plantation de deux cent arbres fruitiers durant les trois jours passés à Taizé pour connaître la communauté64. La « petite paroisse » de Taizé cherchait entre temps à prendre des premiers contacts avec l’Église locale et avec les autorités de l’ERF, en vue aussi de la consécration de Thurian pour laquelle était requis un stage pastoral65. L’amitié entre Paul Couturier et le pasteur Paul Eberhard66 — un des anciens responsables de la « Brigade de la Drôme », mouvement de Réveil né entre les deux guerres dans un petit village du Sud de cette région, puis, depuis 1942, pasteur à Lyon où il devint président du Conseil presbytéral et de la xiie région Rhône-Alpes de l’ERF67 — favorisa probablement en ce sens l’établissement de relations amicales avec le Synode de la région ecclésiastique lyonnaise. Ainsi, en novembre 1945, Schutz et Thurian furent invités à présenter leur idéal communautaire et à faire donc un tour de conférences et de prédications dans des paroisses de la Drôme68. Entre temps, depuis avril 1945, Thurian avait commencé un stage à Cluny et à Tournus sous la direction du pasteur Charles Cabanis de Mâcon, suivi par une suppléance de trois mois dans la paroisse de Chalon-sur-Saône69. À la fin de l’année, il put ainsi présenter sa demande de consécration pastorale à la Commission du Saint Ministère de l’Église nationale de Genève, qui accepta à l’unanimité sa requête ; celle-ci fut contresignée, entre autres, par les pasteurs Jaques Courvoisier, Max Dominicé, directeur de La Vie Protestante et neveu par alliance de Geneviève Micheli, et André Bardet, qui, depuis 1940 avait accompagné le jeune « clunisien » dans l’étude de la liturgie70. Tout en ayant conscience de l’« orientation particulière et très nouvelle » du candidat et ne voulant pas se prononcer, en

63 Cf. le texte dact. évoqué de Schutz de 1948, p. 27, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 73. 64 Cf. la Lettre à nos frères et amis, et Sweeting, « Notes sur la Communauté », art. cit. 65 Cf. Thurian à Villain, 15 mars 1945, PPC. 66 Cf. le témoignage de H.P. Eberhard lui-même, « Une audace catholique : le Père Couturier », Foi et Vie, 65/5 (1966), p. 19-21. 67 Cf. J. Baubérot, « Le xxe siècle », in H. Dubief, J. Poujol (dir.), La France protestante. op. cit., p. 115-130, en particulier p. 120, et Yagil, Implication des milieux catholiques et protestants, op. cit., p. 220. 68 Cf. le Curriculum vitae envoyé par Thurian à l’Église genevoise, et ses lettres à Villain du 16 octobre et 5 novembre 1945, PMV. 69 Cf. PV CeC du 1er mai 1945, et le Rapport de la Commission du Saint Ministère sur la demande de consécration de M. Max Thurian, février 1946, 2 p. ms, AEPG. 70 Cf. ibid. et Thurian à la « Commission du Saint Ministère », 10 décembre 1945, AEPG. Sur Max Dominicé cf. Chenevière, L’Église de Genève de 1909 à 1959, op. cit., p. 109.

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accueillant sa demande, sur la valeur du « mouvement de Cluny, qui l’a pris tout entier », la Commission voulut toutefois faire confiance « à la personnalité authentiquement chrétienne et à la vocation de Thurian »71. Ainsi, acte fut pris du témoignage rendu « à l’humilité, à l’esprit de consécration et d’apostolat » des jeunes de Taizé, aussi par les autorités de l’ERF qui les avaient récemment « vus à l’œuvre de près72 ». Le 8 février 1946 à l’unanimité avec trois abstentions, le Consistoire genevois s’exprima donc favorablement sur la consécration pastorale du jeune « clunisien » qui fut fixée à Saint-Pierre pour le 17 suivant73. On était alors à la veille de la première réunion d’aprèsguerre du comité provisoire du Conseil œcuménique des Églises, ainsi que d’un culte œcuménique solennel célébré dans la cathédrale, ce qui donnait, selon Thurian, « un sens tout spécial » à sa consécration74. Précédée par deux journées de retraite avec les amis de la « Grande Communauté », dans le climat de grande animation œcuménique qui caractérisa ce février genevois75, la consécration fut un moment de « joie intense » pour le groupe « clunisien » et surtout pour Thurian qui vit réunis autour de lui tous les pasteurs qui avaient de diverses manières accompagné le parcours de Genève à Taizé76 : Bardet, Leenhardt, et de Saussure, qui présida la liturgie, d’Espine, qui lui imposa les mains entouré d’une vingtaine d’autres pasteurs, Eberhard, qui prononça la prière de consécration, et « mon meilleur ami et directeur spirituel », Roger Schutz, qui fit « une prédication que seul lui pouvait dire si belle et profonde »77 — vingt pasteurs auxquels de Lyon s’unissait spirituellement un vingt-unième « consacrant », l’abbé Couturier, qui le matin du 17 février célébra une messe d’intercession pour Thurian78.

2. La crise du groupe suisse Malgré les « journées uniques » vécues à Genève en février 194679 et la forte participation au colloque communautaire sur l’œcuménisme organisé rue du Puits-Saint-Pierre durant la semaine de prière pour l’unité des chrétiens —  colloque auquel fut invité aussi l’historien de la Réforme, Henri Meylan, un des futurs artisans de la réunification entre l’Église libre et l’Église nationale

Cf. encore le Rapport de la Commission du Saint Ministère. Ibid. Cf. le verbal de la réunion « Huis-Clos » du Consistoire du 9 février 1946, AEPG. Cf. Thurian à Souvairan, 27 février 1946, DT. Sur la réunion genevoise de février 1946 cf. W.A. Visser ’t Hooft, « La genesi del Consiglio ecumenico », in SME, III, p. 521-576, spécialement p. 561-562. 75 Cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1946, PMV. 76 Cf. encore Thurian à Souvairan, 27 février 1946. 77 Cf. ibid. et Thurian à la Commission du Saint Ministère, 10 décembre 1945. 78 Cf. Thurian à Couturier, 26 février 1946, PPC. 79 Cf. Thurian à Souvairan, 27 février 1946. 71 72 73 74

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vaudoise80 —, la « Grande Communauté » avait manifestement perdu son élan après le retour en France du petit groupe résidant. Le désir, surtout de Schutz, de prendre ses distances par rapport au milieu genevois et le choix de Thurian de se consacrer à l’étude de la liturgie et au « problème de l’unité de l’Église, spécialement avec le catholicisme81 », ne favorisèrent pas les projets des intellectuels du « Colloque », qui se sentaient mal à l’aise avec l’évolution d’une communauté s’écartant de plus en plus de la première confrérie. Mises à part les exigences de formation sous-jacentes à l’hypothèse d’une Académie protestante ouverte aux étudiants des différentes facultés genevoises, leurs tentatives de « re-commencer82 » se traduisirent surtout par l’approfondissement de quelques courants parmi les plus significatifs de la réflexion philosophique et anthropologique contemporaine : du personnalisme communautaire de Mounier, que Schutz et Thurian avaient rencontré plus d’une fois au presbytère de Dutroncy83, à la « politique de la personne » de Denis de Rougemont, de l’anthropologie communiste lue à la lumière de l’existentialisme de Berdiaeff à l’anthropologie thomiste comparée à celle de Calvin84. L’intérêt pour le néothomisme francophone, qui avait à Fribourg un de ses principaux centres de rayonnement, laissa notamment une trace dans l’hypothèse d’élaborer une sorte de Somme de la pensée protestante, révélant à plusieurs égards la fascination pour une vision synthétique et globale du monde et de la société, dont on ressentait l’absence dans le protestantisme85.

80 Sur le colloque genevois du 19-20 janvier 1946 cf. le programme, PCV, R. Aubert, Compterendu du 20 janvier 1946. Exposé de Mr le Professeur Henri Meylan : Église nationale et Église libre, 3 p. dact., PTA, et la lettre à Villain du 24 janvier 1946, où Thurian notait entre autres : « J’ai rapporté discrètement les beaux contacts que nous avons avec vous et d’autres catholiques, ce qui a très vivement intéressé chacun ». Sur la réunification des deux Églises vaudoises, cf. Blanc, Reymond, Catholiques et protestants dans le pays de Vaud., op. cit., p. 118. 81 Cf. surtout la Déclaration de consécration de Thurian, et la lettre du 6 avril 1946, PRB, adressée au dominicain lyonnais Maurice-René Beaupère, qui l’avait contacté à Genève, souhaitant connaître la communauté : « Vous allez vous consacrer à l’Unité. Nous sommes si heureux de toutes ces vocations dans l’Église romaine. Nous assistions récemment aux grandes assises œcuméniques de Genève et, voyant entrer le 20 mars au soir tous les primats des Église non romaines pour le service solennel en la cathédrale de Genève nous soupirions après un élargissement et la possibilité de votre présence. […] Bientôt peut-être nous connaîtronsnous. J’ai été consacré récemment et me suis offert pour la même tâche que vous ». Sur les premiers contacts avec Taizé de Maurice-René Beaupère, entré chez les dominicains de la province de Lyon en 1944 avec une vocation œcuménique, née au contact de Paul Couturier, je renvoie au témoignage du père Beaupère lui-même (Lyon, 30 janvier 2010). Sur sa trajectoire œcuménique, cf. spécialement ses récents souvenirs, R. Beaupère, Nous avons marché ensemble. Un itinéraire œcuménique. Entretiens avec Béatrice Soltner, Lyon, 2012. 82 Cf. Ammann à de Saussure, 7 mars 1945, PdS. 83 Cf. les témoignages ultérieurs de R. Schutz, Lutte et contemplation, Taizé, 1973, p. 28-29, et de Max Thurian dans le livre d’entretien, Ugenti, Max Thurian, op. cit., p. 16. 84 Cf. surtout les programmes des colloques du 17-18 mars 1945 à Lausanne et du 12-13 mai suivant à Genève, PCV. 85 Sur le foyer de Nova et Vetera, cf. surtout Rime, Charles Journet, op. cit., p. 223 sqq. Sur les attitudes diversifiées du protestantisme romand vis-à-vis de la vague néo-thomiste — et

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Lancée par Théophile Amman en juillet 1945, l’hypothèse se traduisit pendant quelques mois dans le projet pluriannuel d’un ouvrage de synthèse. Le but était celui de repenser, à la lumière du renouveau théologique et spirituel véhiculé par le barthisme et le néocalvinisme, les principaux problèmes posés à la foi chrétienne par la modernité, auxquels le libéralisme avait donné des réponses qui, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, semblaient encore plus inadéquates que dans le contexte de la crise des années 2086. Plus concrètement, le projet de l’ouvrage, discuté à Genève entre l’été et l’automne 1945, prévoyait une articulation par secteurs disciplinaires — des sciences au droit, de l’esthétique à la psychologie, de l’économie à la philosophie —, chacun devant s’ouvrir par une énonciation synthétique des questions et des problèmes posés par les différentes disciplines à une foi chrétienne mature et consciente87. Il s’agissait donc de faire place à un examen et à un approfondissement de ces questions et de ces problèmes à partir de l’étude attentive d’une bibliographie mise à jour et par la confrontation avec des spécialistes qui soient aussi extérieurs au groupe. Le projet d’une Somme, qui devait être l’aboutissement du travail collectif des colloques, échoua au bout de peu de temps, non seulement parce que s’étaient éloignés de la Suisse ceux qui désormais percevaient que ce pays n’était plus le leur88, mais en raison aussi de la fin des études de nombreux « clunisiens » et des engagements liés à leur nouvelle vie professionnelle. À cela s’ajoutaient les effets du nombre croissant de participants aux colloques qui limitait la profondeur des échanges, la tendance à une excessive spécialisation qui sacrifiait la réflexion sur les thèmes et les problèmes à caractère plus général, et, surtout, la fréquente indisponibilité « à travailler de façon suivie, à participer à tous les colloques, même à ceux qui n’intéressent qu’une partie89 ». En ce sens, le constat d’une crise — énoncée explicitement au cours de la retraite organisée à Taizé à la fin du mois d’octobre 1946 pour toute la « Grande Communauté » —, les tentatives de réorganisation du groupe par une définition plus claire des rôles et des responsabilités, ainsi que la formalisation dans un statut de certains engagements communs de prière et d’étude, ne contribuèrent que très peu à « une reprise de conscience de notre vocation “clunisienne” »90. Le groupe du « Colloque » changea aussi en particulier sur le rêve ou l’illusion d’une conciliation possible entre thomisme et protestantisme animant le groupe « Ordre et tradition », devenu ensuite « Ligue vaudoise » — cf. plutôt Butikofer, Le refus de la modernité, op. cit., p. 55-56. 86 Cf. les notes ms de fr. Ami Guignard sur les colloques du 28-29 juillet 1945 et du 6-7 octobre 1945 déroulés à Genève et sur celui du 8-9 décembre suivant déroulé en revanche à Lausanne, DT. 87 Cf. Th. Ammann, La Somme, 29 juillet 1945, PCV, et Id., La Somme. Organisation du travail, octobre 1945, 1 p. dact., PTA. 88 Cf. Thurian à Souvairan, 27 février 1946. 89 Cf. spécialement Reymond, Organisation du Colloque et de la Communauté. 90 Cf. ibid. et le programme de la Retraite générale de la Communauté de Cluny, 1 p. dact., PTA. Cf. ensuite Thurian à Villain, 19 et 31 octobre 1946, PMV.

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son nom en celui de « Collège de Cluny » afin de réunir une équipe intellectuelle encore plus restreinte, choisie parmi les membres de la « Grande Communauté » résolus à travailler ensemble de manière constante pour « continuer à forger sa pensée commune et se préparer à des publications de valeur91 ». Mais cela ne garantissait évidemment pas non plus cet « effort soutenu et très prolongé » que ses principaux animateurs — Ammann, Reymond, Vautier, Buignion — auraient souhaité ; ainsi, après quelques rencontres entre Genève et Lausanne consacrées aux problèmes du droit et d’une philosophie chrétienne, à l’automne 1947 l’expérience du « Collège » pouvait être désormais considérée comme terminée92. L’éloignement de Genève du noyau stable de la communauté conduisit forcement aussi à une progressive raréfaction de la collaboration avec les ACE, dont Thurian le jour de sa consécration avait souligné l’importance dans sa formation au ministère93. Malgré la participation de ce dernier, au cours de l’hiver 1945, à un cycle de conférences organisé avec le groupe lausannois sur le thème La pensée réformée est-elle catholique ?94, le lien avec les ACE et les dirigeants genevois de la Fédération fut assuré pendant deux ans surtout par Daniel de Montmollin, qui en avril 1945 fut l’un des organisateurs de la rencontre romande annuelle de printemps des ACE95. Responsable de la maison de la rue du Puits-Saint-Pierre, où des « clunisiens » encore engagés dans les cours universitaires s’interrogeaient sur leur éventuel avenir communautaire à Taizé96, de Montmollin participa aussi quelques semaines plus tard à une rencontre plus restreinte de l’ACE genevoise, organisée à Presinge par Suzanne de Dietrich et le pasteur de Senarclens sur le thème de la mission de l’université. Pendant cette rencontre fut entre autres évoquée l’idée d’un « centre d’études » pour aider la pensée réformée à « prendre possession de soi-même »97. Il s’agissait d’un projet assez semblable à celui d’une Académie protestante qui, quelques années auparavant, avait été peu soutenu par la FUACE ; un projet qui avait sans doute pour de Montmollin le mérite de saisir un besoin réel, mais qui négligeait totalement la prise de conscience acquise à Genève par les « clunisiens » résidents, ceux-ci étant désormais convaincus que tout « effort de pensée » sérieux et à longue échéance ne pouvait de fait se maintenir et durer que porté par des « vocations toutes spéciales » et enraciné dans un milieu spirituel solide98. 91 Cf. la Lettre à nos frères et amis. 92 Cf. Daniel de Montmollin à la communauté résidente, 29 avril 1945, DT, et les programmes des rencontres du « Collège » du 25-26 janvier 1947 à Lausanne, du 29-30 mars à Genève et du 15 novembre de nouveau à Lausanne, PCV. 93 Cf. Thurian, Déclaration de consécration. 94 Cf. la brochure à ce propos dans AFUACE. 95 Cf. de Montmollin à la communauté résidente, 15 avril 1945, et le programme de la « conférence de printemps » organisée à Lausanne du 8 au 11avril 1945. 96 Reymond, Sarkissof, Dufour et pendant un certain temps Henny. 97 Cf. de Montmollin à la communauté résidente, 29 avril 1945. 98 Ibid.

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3. V  ie communautaire et vie liturgique : Joie du ciel sur la terre Le milieu auquel faisait allusion de Montmollin était évidemment celui qui était nourri et entretenu par la prière quotidienne d’une communauté ; une prière qui, dans le cas du noyau résident « clunisien », devint à Taizé toujours plus liturgique, dans la mesure où la passion de Thurian pour la liturgie et surtout l’expérience vécue réussirent à vaincre les dernières hésitations de Schutz qui craignait les automatismes nés de la répétition. Cependant, la recherche d’une « forme » ordinaire de prière commune ne connut pas, vraisemblablement, une entière convergence. Si l’option de Schutz pour un long moment de silence — qui n’était pas étrangère à sa connaissance du mouvement quaker99 — ne trouva pas, par exemple, beaucoup de place dans le déroulement de l’office qui réserva au silence des temps récurrents, mais toujours brefs100, au printemps 1948, un texte inachevé, destiné aux nouveaux frères qui s’apprêtaient à entrer dans la communauté, montrait que la « puissance d’une prière ecclésiale, venue des profondeurs d’une piété collective », était désormais pour lui une découverte acquise101. À la suite de cette découverte, la tension vers une « prière d’abondance » toujours à la recherche d’une « résonance sensible » avait été progressivement remplacée par la confiance apaisée dans l’objectivité d’une prière liturgique et par l’offrande de la présence de son propre corps, ainsi que de sa propre disponibilité « à me laisser façonner pour qu’au travers de l’expression séculaire me soient accordés les renouveaux de l’homme intérieur »102. La « soif de vie liturgique » — qui, depuis le printemps 1948, se manifesta aussi par l’introduction d’un office de nuit103 — devint ainsi, à ce tournant, l’élément saillant d’une évolution communautaire, cherchant toujours plus consciemment son propre axe structurant dans une liturgie reconnue comme lieu privilégié d’anticipation du mystère de l’unité104 et comme signe d’une présence objective de Dieu 99 Le professeur de liturgie de « la Môme », Louis Monastier-Schroeder, dont la sœur était animatrice d’un cercle quaker à Lausanne, écrira avec cette dernière en 1944 une biographie de William Penn ; cf. L. Monastier-Schroeder, H. Monastier, William Penn, 1644-1718, Genève, 1944. À ce propos, cf. Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., p. 269. 100 Je renvoie à ce sujet surtout aux témoignages de Daniel de Montmollin (Taizé, 27-30 juillet 2010). Pour un aperçu de la connaissance du quakerisme américain, et en particulier du philosophe et professeur d’Harvard Douglas Steere qui visita régulièrement Taizé à partir de 1946, cf. notamment le témoignage du 7 décembre 1968 de Schutz à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 151. Sur Steere, responsable du Quaker center for study and contemplation « Pendle Hill » de Wallingford (Pennsylvanie), puis observateur à Vatican II, cf. la biographie de E.G. Hinson, Love at the Hearth of Things. A Biography of Douglas V. Steere, Wallingford, 1998. 101 Cf. les extraits de quelques pages de méditation s. d., mais de 1948, DT, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 50-51. 102 Ibid. 103 Cf. Thurian à Robert Giscard, 13 avril 1948, DT. 104 « On ne saurait dire assez l’importance de la liturgie pour le rapprochement des chrétiens. À prier les mêmes prières, on arrive à une communion plus intense » ; cf. Thurian à Villain,

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dans l’Église qui ne découle pas de la foi, mais la précède, l’exige et la crée ; en d’autres termes, le signe d’une « incarnation » de Dieu en Christ dans l’Église, rachetant la condition charnelle de l’homme et réconciliant en lui « la vie spirituelle, la vie psychique et la vie physique »105. La combinaison originale entre « une liturgie para-catholique et une théologie réformée106 », prenant progressivement forme après le retour en France des « clunisiens » résidents, fut largement déterminée, comme nous l’avons évoqué, par l’attrait pour la liturgie de Max Thurian, qui déjà à la veille de son inscription à l’Université s’était rapproché du groupe de pasteurs romands d’Église et Liturgie. Les cours universitaires, notamment celui du professeurs Leenhardt sur le baptême et la cène dans le christianisme ancien, devaient contribuer ultérieurement à focaliser son intérêt pour la théologie liturgico-sacramentelle, à laquelle il décida assez vite de consacrer son travail de thèse107. Soutenue en février 1945 en présence de Leenhardt, d’Espine, Courvoisier, Lemaître, du pasteur libriste vaudois Edmond Rochedieu, professeur de psychologie religieuse, et du neuchâtelois Georges Nagel, titulaire de la chaire d’Ancient Testament108, cette thèse était, à plusieurs égards, la première tentative de transposer sur le plan doctrinal l’expérience vécue par la communauté résidente, malgré la discrétion de Thurian à y faire référence. Transmise à l’abbé Couturier et au père Villain à la veille de la soutenance afin d’en recevoir commentaires et observations en vue de sa publication109 —  observations promptement envoyées par Villain avec qui Thurian entama depuis lors une correspondance très dense jusqu’au départ pour Paris du religieux mariste en septembre 1948110 —, la thèse, dès avant le retour à Taizé, fut soumise début mars au même éditeur que celui de l’Introduction à la vie communautaire dans l’espoir d’une édition conjointe « Labor-Je sers », dans de brefs délais, « vu l’importance et l’actualité du sujet » et « le manque presque complet de littérature sur la question » ; « C’est une sorte de manifeste d’avant-garde », notait Thurian, qui, en mai 1945, à l’occasion d’un bref voyage à Genève pour organiser le déménagement définitif à Taizé, apporta à l’éditeur genevois le manuscrit déjà revu à la lumière de quelques « précieuses notes » de Villain111. Après une réponse dilatoire de « Labor

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3 septembre 1945. Cf. aussi J.H. Dalmais, « Le renouveau liturgique dans le protestantisme d’expression française », La Maison Dieu, n. 19, 1949, p. 48-54. Cf. encore Thurian à Giscard, 13 avril 1948. À ce propos, je renvoie aussi à Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé », art. cit. Cf. Robert Giscard à Schutz, 2 juillet 1948, DT. Cf. Thurian à Schutz, 23 mai 1942, DT. Sur les cours de Leenhardt cf. Courvoisier, « La Faculté de théologie de 1914 à 1956 », op. cit., p. 295-296. Cf. l’extrait des Examens de grades finaux, 7 février 1945. Cf. Thurian à Couturier, 29 janvier 1945, PPC. Cf. Thurian à Villain, 23 avril 1945. Sur le départ de Lyon de Villain, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 635, et Id., « Une affaire lyonnaise : la succession de l’abbé Couturier », Chrétiens et sociétés, 18 (2012), p. 105-135. Cf. Thurian à Labor, 28 février et 4 mars 1945, DT, et à Maurice Villain, 1er mai 1945, PMV.

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et Fides », qui proposa de reporter la publication en raison de la pénurie de papier de l’éditeur parisien associé et de la fermeture permanente de la frontière avec la France pénalisant les ventes, la thèse fut alors présentée à l’éditeur neuchâtelois « Delachaux & Niestlé », qui reprit la « Collection de la Communauté de Cluny » et, en février 1946, imprima donc l’ouvrage intitulé Joie du ciel sur la terre. Introduction à la vie liturgique112. Dédié à « mon frère bien-aimé dans le ministère, et à cette communauté que tu chéris avec la tendresse de Jésus-Christ113 », le livre de Thurian suscita d’emblée un grand intérêt dans les différents foyers de l’œcuménisme catholique francophone. Si Villain le salua promptement dans la revue Dieu Vivant comme un « événement » et comme « un signe de notre temps »114, non moins positive fut la recension dans La Maison Dieu, écrite par le dominicain parisien Irénée Dalmais, qui présenta l’ouvrage comme le fruit le plus mûr et théologiquement le plus fort du mouvement de renouveau liturgique de la Suisse romande, préservé de la tentation « d’archéologisme et d’esthétisme », dont le groupe d’Église et Liturgie n’était pas toujours exempt, et empreint de l’« atmosphère si authentiquement évangélique et priante de la Communauté de Cluny »115. Assez positif dans son ensemble fut aussi le commentaire du directeur d’Irénikon, dom Clément Lialine, qui, tout en appréciant le « goût liturgique bon et très sincère » de son auteur, ne manqua cependant pas de noter que la liturgie « doublement réformée » présentée par Thurian, constituait « un ensemble attrayant, mais d’où le Seigneur semble, malgré tout, trop lointain »116. Sur cette évaluation pesa probablement la préface de Franz Leenhardt, qui avait perçu l’exigence de préciser comment la présence réelle et objective du Seigneur dans la liturgie, dont Thurian parlait volontiers dans l’ouvrage en terme d’« incarnation », ne devait pas être ramenée à la notion catholique d’« incarnation continue » du Christ dans l’Église. Le professeur genevois avait en particulier souligné : Il ne s’agit […] en aucune manière de l’incarnation du Christ dans l’Église au sens où l’entend malheureusement la théologie romaine. Le Christ n’a besoin d’être incarné ni dans la hiérarchie, qui le représente, ni dans le sacrement, qui le présente. […] En effet, la grâce qui est pleinement en Jésus-Christ est saisie et appropriée directement par la foi. Il s’agit de notre incarnation et de la réalité de l’œuvre du Saint-Esprit qui vivifie les croyants, et sanctifie en eux l’esprit, l’âme et le corps117. 112 Cf. « Labor et Fides » à Thurian, 17 mai 1945 et Thurian à « Labor et Fides », 29 novembre 1945, DT. 113 Cf. M. Thurian, Joie du ciel sur la terre. Introduction à la vie liturgique, Neuchâtel, 1946. 114 Cf. sa recension dans Dieu Vivant, n. 7, 1946, p. 146-148. 115 Cf. I. Dalmais, in La Maison Dieu, n. 8, 1946, p. 121-124. 116 Cf. Dom C. Lialine, in Irénikon, 20/1 (1947), p. 116-117. Sur Lialine, cf. en particulier M. Van Parys, « Dom Clément Lialine, théologien de l’unité chrétienne », Irénikon,76/2-3 (2003), p. 240-269. 117 Cf. la « Préface » de F. Leenhardt à M. Thurian, Joie du ciel sur la terre. Introduction à la vie liturgique, op. cit., p. 7-10.

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La mise au point de Leenhardt était-elle un réflexe ou un correctif de la pensée « clunisienne » ? Trois ans plus tard le bénédictin belge Jean Gribomont se posa explicitement la question118. Elle n’était évidemment pas un pléonasme : Thurian lui-même devait par la suite déplorer que Villain, dans sa recension de Dieu vivant, ait assimilé l’idée d’une incarnation actuelle du Christ en certains moments privilégiés de la vie de l’Église, tels la liturgie eucharistique ou l’assemblée synodale, avec l’idée catholique d’un prolongement de l’incarnation, qui aurait été sous-jacente, pour le professeur du scolasticat mariste de Sainte-Foy, à la recherche du « clunisien » genevois. Ainsi Thurian écrira à Villain en mars 1947 : Vous faites erreur en affirmant que dans ma pensée l’Église est « le Christ mystique lui-même, un prolongement de l’Incarnation ». Corps de Christ, l’Église reste « misérable » malgré l’Esprit éternellement en elle. Il y a dualisme. Ce que j’affirme […] c’est que l’incarnation « peut » se reproduire « analogiquement » dans l’Église, essentiellement au moment de la communion sacramentelle […]. Là, le Christ en personne reprend sa place parmi les siens. Mais ce « renouvellement » de l’incarnation est discontinu. Il y a des moments privilégiés entre lesquels l’Église est réunie à son Seigneur par le St Esprit119. La question d’un renouvellement analogique de l’incarnation dans la liturgie était évidemment centrale dans l’économie d’un ouvrage qui était, pour Thurian — et pour sa communauté —, le premier banc d’essai d’« une méthode œcuménique » consistant essentiellement en « une confrontation de la tradition et de l’Écriture dans un ardent souci d’unité » : cette confrontation, dans ce cas, avait été mise en œuvre sur le terrain liturgique afin de « faire réfléchir mes frères réformés sur leur tradition liturgique qu’ils considèrent en tout point parfaitement conforme à l’esprit du Christ », et de montrer comment la préoccupation pour l’unité pouvait véhiculer une « vision nouvelle » de certaines interprétations traditionnelles de l’Écriture considérées jusque-là comme les seules valables120. « Il est probable que, parfois, le souci de l’unité a dépassé en intensité le désir d’être fidèle à l’Écriture », reconnaissait par ailleurs Thurian, qui, mis à part l’appréciation probablement positive de son ouvrage par Bardet, devait évidemment prendre en compte les réactions polémiques, tout aussi prévisibles, des gardiens de la tradition

118 Cf. Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé », art. cit. 119 Cf. Thurian à Villain, 23 mars 1947, PMV. Dans le même sens, cf. aussi la lettre à Gribomont du 20 octobre 1947 citée dans l’article évoqué du bénédictin belge. Ce point a été aussi abordé par M. Cuminetti, Elementi « cattolici » nella dottrina del ministero di teologi calvinisti, Roma, 1965, p. 39-40. 120 « Il est possible que ma démonstration ne soit souvent pas suffisamment rigoureuse et ne s’impose pas, mais il n’en reste pas moins que ma méthode a consisté en une confrontation des multiples traditions liturgiques de l’Église universelle avec l’Écriture, dans sa lettre et dans son esprit, confrontation dominée par le souci de l’unité » ; cf. Thurian à Villain, 1er mai 1945.

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libérale et de quelques barthiens « qui ont ramené le protestantisme à son orthodoxie et le compromettent maintenant dans son œcuménisme121 ». « Il faut accepter, dans notre vocation, de n’être “reçu” ni d’un côté, ni de l’autre — écrivait-il au mariste français le 1er juin 1946 —, tout en gardant la pleine confiance de part et d’autre et en restant enraciné, fidèle, obéissant à la tradition qui est la nôtre122 ». La préoccupation œcuménique, et en particulier une « orientation de catholicité123 », traversait en effet tout l’ouvrage de Thurian qui, déjà dans sa thèse, avait souligné le lien fort entre renouveau liturgique et renouveau œcuménique, et qui, « par charité unioniste », avait décidé de supprimer dans cette publication les chapitres consacrés à la notion de sacrifice, puisque, selon lui, cette notion, ainsi que celle d’épiscopat et de sacerdoce, nécessitait d’être longuement étudiée ensemble avec ceux qui confessaient un « catholicisme authentique »124. Il restait toutefois quelque chose de ces chapitres dans l’un des six appendices de l’ouvrage que Dalmais définissait comme « un remarquable effort pour expliquer à des réformés la position catholique sur […] le sacrifice de la Messe125 » ; un effort qui, tout en n’effaçant pas la distance entre la conception catholique du caractère sacrificiel de la messe et celle de qui y reconnaissait « un apport étranger à l’Écriture » passé de la liturgie à la dogmatique126, manifestait toutefois, « par fidélité évangélique et par œcuménisme », le désir de donner à la Cène « un caractère plus sacrificiel », en redécouvrant une « notion intermédiaire entre la Parole et le Sacrement », à savoir celle de « sacramental »127. « Non pas une parole, non pas un symbole […], non pas un sacrement », mais « une représentation vivante et concrète de ce même sacrifice du Christ », « une parole en acte, ayant les mêmes propriétés que la Parole mais sous un autre mode de communication » : c’est

121 Il se référait notamment à un article de Auguste Lemaître dans le Messager Social, organe du christianisme social romand — « moins violent que je redoutais, mais incompréhensif à la manière libérale » —, et à une recension dans Réforme de Roland de Pury qui l’avait « éreinté sur l’incarnation et l’eschatologie » ; cf. Thurian à Villain, 1er juin 1946, PMV. 122 Ibid. 123 Cf. Thurian à Giscard, 13 avril 1948. 124 Cf. Thurian à Villain, 1er mai 1945, et 15 juin 1945, PMV. 125 Cf. la recension de Dalmais dans La Maison Dieu, art. cit. 126 Cf. Thurian à Villain, 1er mai 1945 : « Nous savons bien que votre sacerdoce et votre sacrifice prétendent participer de celui du Christ et ne faire qu’un avec lui. Si vraiment c’est Jésus Christ qui est seul prêtre et si vraiment son sacrifice a été accompli une fois pour toutes (Hé 7, 27), vous ne pouvez qu’au prix d’une gymnastique de l’esprit peu rigoureuse essayer de montrer que vous êtes prêtres, quoique le Christ soit le seul prêtre, et que la Cène, la Croix, la Messe ne forment qu’un seul sacrifice. Il n’y a pas pour nous un désir de clarté cartésienne, lorsque nous réclamons une explication vraiment contraignante, il y a simplement que, jusqu’à présent, personne n’a pu rendre évident que la notion catholique du sacerdoce et du sacrifice n’est pas en contradiction flagrante avec le message de l’épître aux Hébreux (spécialement Hé 9, 25-28 ; 10, 11-18). Vous ne convaincrez pas un protestant en faisant allusion aux 2e et 3e siècles. Un protestant ne fléchira que devant l’Écriture ». 127 Cf. Thurian, Joie du ciel sur la terre, op. cit., p. 193-199.

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ce qu’expliquera Thurian dans un article sur l’eucharistie cosigné par Schutz et publié en janvier 1946 dans Catholicité, la revue de Lille qui, entre 1944 et 1947, consacra quelques numéros spéciaux aux œcuménistes lyonnais128. Un même effort bienveillant de compréhension de la dogmatique catholique était aussi réalisé dans l’un des appendices plus « techniques » de l’ouvrage consacré à la notion de transsubstantiation. Thurian y soulignait l’urgence de repenser cette notion en abandonnant le réalisme substantialiste du Moyen Âge pour adopter des catégories philosophiques plus compréhensibles pour les contemporains. La proposition, qui prit forme dans un échange épistolaire avec Villain au printemps 1945129, et qu’en revanche Dalmais et Gribomont regardèrent avec quelques perplexités130, consistait dans un approfondissement de l’idée de « transrelation » : les espèces eucharistiques du pain et du vin ne connaîtraient pas dans la consécration un changement de substance, mais une totale transformation de leur relation par rapport au Christ, « une transformation de nature », cette expression signifiant « non pas la substance d’une réalité en elle-même, mais sa manière d’exister par rapport à quelqu’un ou à quelque chose d’autre »131. Les excursus se rapportaient spécialement à la synthèse théologique sur le rapport entre Parole et sacrement, ainsi qu’à l’interprétation liturgique de l’Évangile et de la première épître de Jean que Thurian proposait en deux chapitres denses de l’ouvrage où était développé le thème de l’incarnation actuelle du Christ, au moment de l’eucharistie, « dans le fidèle par les espèces, qui restent du vrai pain et du vrai vin132 ». En proposant une liturgie « à l’usage des réformés », qui devait dépasser des solides préjugés anticatholiques,

128 Cf. ibid., p. 197, et R. Schutz, M. Thurian, « L’Eucharistie, sacrement de l’Unité », Catholicité (janvier 1946), « Vers l’unité chrétienne », p. 30-32. Sur les numéros spéciaux de Catholicité. Revue d’information au service de l’Église universelle, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 631. 129 Cf. en particulier Thurian à Villain, 1er mai 1945 : « Je serais très heureux que vous me disiez comment le dogme de la transsubstantiation doit être traduit en langage de philosophie moderne. […] Que veut dire : “le phénoménal demeure inchangé ; seule la relation métaphysique du phénoménal au Christ subit un mystérieux changement ?”. Je pressens là une formule permettant une plus grande compréhension, je serais heureux que vous me la précisiez ». 130 Cf. Gribomont, « Psychologie et doctrine d’un mouvement liturgique réformé », art. cit., et la recension de Dalmais dans la revue La Maison Dieu, art. cit. 131 Cf. Thurian, Joie du ciel sur la terre, op. cit., p. 185-186. 132 « Le dogme catholique de la transsubstantiation atténue le dogme de l’incarnation. Le docétisme niait l’incarnation, en disant que Dieu n’avait eu que les apparences d’un homme, le catholicisme affaiblit l’incarnation en prétendant que le corps et le sang du Christ n’ont que les apparences du pain et du vin. Le docétisme méprisait la réalité du sacrement en affirmant que Dieu ne peut s’incarner dans les éléments de la cène, le catholicisme amoindrit la vérité du sacrement en ôtant à l’hostie et au vin toute réalité terrestre et en privant ainsi Jésus Christ de son entière humanité. Le docétisme, par antisacramentalisme, le catholicisme, par hypersacramentalisme, en arrivent l’un et l’autre à obscurcir la vraie incarnation de Jésus Christ dans la Sainte Cène » ; cf. ibid., p. 70.

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antiformalistes et antimystiques, et devait s’harmoniser avec les efforts du mouvement œcuménique et avec le renouveau théologique, biblique et communautaire en cours, Thurian donnait alors une place centrale à l’affirmation d’une présence objective du Christ dans la vie liturgique de l’Église, et cela allait de pair avec une définition de la liturgie comme « ensemble des paroles, fixes ou spontanées, des sacrements et des symboles, qui manifestent l’Incarnation du Christ dans l’Église133 ». De cette liturgie était indiqué avant tout l’« esprit », notamment son caractère œcuménique et objectif ainsi que son extériorisation dans une beauté qui trouvait sa mesure dans la simplicité et qui avait sa source dans la joie de la présence et de l’attente. En étaient ensuite énoncés les fondements en trois chapitres consacrés respectivement à la lex orandi de l’Église primitive ; à une lecture des passages johanniques sur le témoignage du sang et de l’eau sortis du côté du Christ, constituant la plus efficace présentation de la réalité de l’incarnation historique de Dieu et de l’incarnation actuelle de Christ dans l’Église célébrant son culte ; et, enfin, au symbolisme audacieux de la liturgie céleste de l’Apocalypse, qui, selon Thurian, invitait à écarter des attitudes spiritualistes et à redécouvrir toute la richesse et la valeur pédagogique des symboles, de la forme et de la couleur134. La réintroduction d’un certain symbolisme dans la liturgie réformée « comme un signe des aboutissements possibles d’une foi conséquente en l’incarnation » était abordée encore plus largement dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée La vie liturgique aujourd’hui, où étaient également présentés les premiers bilans de l’expérience de prière commune des « clunisiens » à la cathédrale Saint-Pierre135 — surtout de la pratique régulière de l’Office divin auquel le liturgiste de Taizé s’apprêtait à apporter des modifications « dans un dessein œcuménique136 » —, ainsi que des expérimentations qui avaient, plus que tout autre chose, suscité l’inquiétude de la Compagnie des pasteurs. Un vaste chapitre était ainsi consacré à la valeur pédagogique de l’année liturgique et à une présentation du rôle structurant de l’office quotidien dans chaque communauté, paroissiale ou résidente, désireuse de nourrir une intense vie spirituelle. De même, plusieurs pages étaient consacrées à la reprise de certains usages catholiques — depuis le choix attentif des couleurs jusqu’à l’usage des lumières et des fleurs, ainsi qu’au vêtement liturgique, reconnu comme instrument utile pour dépersonnaliser l’individualité de celui qui le porte ;

133 Cf. ibid., p. 18, et la recension de Villain dans la revue Dieu Vivant du 1945, art. cit. 134 « Une crainte instinctive retient parfois l’Église dans ce domaine. Il y a la peur de la forme et de la couleur, qui pourtant, mises au service de la liturgie, peuvent être pour la plus grande gloire de Dieu. Il y a cette gêne et ce manque de simplicité provenant d’une sorte de mauvaise conscience qu’on croit avoir devant un Évangile compris à la manière spiritualiste. Cette attitude est le signe que l’on n’a pas saisi l’incarnation. Dieu peut s’incarner en toutes choses et faire servir toutes choses à sa gloire » ; cf. Thurian, Joie du ciel sur la terre, op. cit., p. 107. 135 Cf. spécialement ibid., p. 98-99. 136 Cf. Thurian à Bardet, 16 juin 1945, ACV, PP 240.

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une reprise qui, pour Thurian, devait trouver ses limites dans la simplicité de l’Évangile et dans l’édification de l’Église, mais sans renoncer à accepter « un certain risque137 ».

4. V  aleur prophétique de la Réforme et mouvement de catholicité 4.1. « Principes d’une théologie œcuménique »

La revalorisation de toute une série d’usages et d’éléments catholiques dans une liturgie réformée qui voulait redécouvrir une dimension négligée de visibilité de l’Église, devait beaucoup à l’influence exercée par le mouvement liturgique et par certains courants High Church sur le groupe de pasteurs romands d’Église et Liturgie dont Thurian avait été proche pendant les années de sa formation138. Le désir, qui traversait l’ouvrage du « clunisien » genevois, de comprendre de l’intérieur la liturgie et la théologie catholiques avait par ailleurs sa genèse la plus proche dans le lien de fraternité qui s’était instauré entre la jeune expérience de Taizé et les deux principaux animateurs du foyer œcuménique lyonnais : l’abbé Couturier, qui, depuis les années de la guerre jusqu’à sa mort en 1953, avait fait de la ville rhodanienne le principal centre de diffusion et de sensibilisation œcuménique au sein du catholicisme francophone139, et le père mariste Maurice Villain, son principal collaborateur. Ce dernier, à partir de 1942, avait vu grandir rapidement son rôle de transposition conceptuelle des intuitions d’un maître contraint par l’âge et par la maladie à mesurer toujours plus ses propres forces140. Bien qu’atténué par le retour de Schutz en Suisse en raison de l’évolution du conflit, dont l’abbé Couturier sut, comme personne d’autre, saisir les occasions inattendues qu’il offrait à la cause de l’unité, ce lien fut loin d’être interrompu. Les rapports entre le frêle prêtre de Saint Irénée, ultérieurement affaibli par la détention au fort de Montluc au printemps 1944141, son théologien de confiance, et les jeunes « clunisiens », désormais décidés à se consacrer « pleinement et ouvertement à l’unionisme », devinrent ainsi plus étroits après octobre 1944, lorsque Schutz et Thurian, de retour à Genève, reprirent rapidement la route de Lyon142. Si,

137 Cf. Thurian à Villain, 1er mai 1945. 138 Le théologien luthérien allemand Friedrich Heiler en particulier avait eu une certaine influence sur le fondateur du mouvement « Église et Liturgie », le pasteur Richard Paquier ; cf. Cuminetti, Elementi « cattolici », op. cit., p. 7. 139 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 491-493 et 625. 140 Cf. Fouilloux, « Une affaire lyonnaise », art. cit. 141 Sur l’arrestation de Couturier cf. spécialement P. Michalon, L’Abbé Paul Couturier. « Apôtre de l’Unité des Chrétiens », son message : l’Œcuménisme Spirituel, Le Mont-sur-Lausanne, 1998, p. 16, et le témoignage de Beaupère, Nous avons cheminé ensemble, op. cit., p. 30 sqq. 142 Cf. Thurian à Couturier, 31 octobre 1944.

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dans la petite communauté résidente, une dimension s’épanouit pleinement en même temps que son évolution dans le sens monastique, ce fut alors sans aucun doute la dimension œcuménique ; une dimension qui se déploya aussi bien dans la recherche de contacts plus fréquents avec religieux et prêtres des régions lyonnaise et mâconnaise, que dans l’effort de Thurian pour élaborer les « principes d’une théologie œcuménique » dans la perspective d’un réexamen en commun des vérités essentielles catholiques et protestantes143. Ces principes, fortement tributaires de bon nombre des intuitions muries par le père de l’œcuménisme spirituel dans les fécondes années 30 et approfondies ensuite dans le « recueillement » imposé par la guerre, sont en grande partie déjà dégagés entre 1946 et 1947, dans le climat euphorique que connaissent les relations interchrétiennes pendant l’immédiat après-guerre. En juillet 1947, dans un deuxième numéro spécial de Catholicité consacré au thème de l’unité, Thurian, alors âgé de vingt-six ans, positionnait déjà avec une certaine assurance sa jeune communauté dans le paysage composite de l’œcuménisme francophone. Pour cela, d’un côté, il prenait ses distances de toute hypothèse de pragmatisme, fédéralisme, réunionisme ou recherche de compromis sur le plan dogmatique, et, de l’autre, il insistait sur le primat d’une prière convergente ; une prière qui, dans un esprit d’« émulation spirituelle » — expression clé du vocabulaire lyonnais depuis 1940 —, devait nourrir toute élaboration théologique et soutenir un processus parallèle de conversion et de purification interne de chaque confession, appelée à réaliser pleinement son propre ministère. Si l’Église romaine devait ainsi approfondir la dimension de catholicité perdue au cours des siècles de durcissement postridentin, l’Église protestante était plutôt tenue de retrouver le sens de sa vocation de communauté prophétique, devenant pour ainsi dire « l’image d’un catholicisme réformé prophétique, appelé à disparaître quand la réforme est accomplie144 ». En d’autres termes, si « l’unité incarnée future » ne pouvait qu’être donnée par Dieu « comme un miracle », chaque confession était néanmoins appelée à mettre en œuvre une réforme interne, en sacrifiant « sur l’autel de l’unité » quelque chose de son vocabulaire, de son histoire, de ses liturgies, de la formulation même de ses dogmes, dans une sorte de 143 Cf. Thurian à Villain, 23 avril 1945. 144 « L’erreur de l’Église réformée fut souvent de vouloir être l’Église seule vraie et seule possible, consciemment ou inconsciemment. Nous croyons qu’elle a toutes les notes de la véritable Église, corps de Christ, et, nous le disions, qu’elle réalise la plénitude de ce corps mieux que toute autre, mais provisoirement seulement. Elle n’existe pas pour elle-même, elle est une image prophétique voulue de Dieu pour la Réforme de son Église infidèle. Lorsque l’Église réformée perd le sens de cette vocation prophétique, quand elle devient catholique à sa manière, la Réforme ne s’accomplit plus ; elle n’est plus qu’une mauvaise copie de l’Église qu’elle doit inviter à la réforme, au lieu d’être une image fidèle du corps du Christ pour l’Église. […] ; un prophète ne peut être ni bon organisateur, ni bon liturgiste, son rôle est purificateur des cadres et des rites existants » ; cf. M. Thurian, « Position de l’Œcuménisme », Catholicité (juillet 1947), « Les Chrétiens devant l’œcuménisme », p. 17-27.

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dépassement ; loin d’être un renoncement ou un désaveu, ce serait au contraire le signe d’une ouverture à l’action surnaturelle de l’Esprit, fondamentale pour l’accomplissement de l’unité définitive145. « La grande hérésie de notre siècle c’est de ne pas croire à l’unité mystique actuelle, ne pas espérer l’unité incarnée future de l’Église », notait donc Thurian avant d’aborder les attitudes nécessaires à tout travail œcuménique sérieux : volonté de repentance, effort de dépouillement de toute passion polémique en replaçant la rupture dans son contexte historique et psychologique, concentration sur l’essentiel du seul donné révélé et, en même temps, renonciation aux divergences plus périphériques ou secondaires, emploi maximal des instruments communs, tels la Bible et la tradition de l’Église indivise, fidélité à une « méthode de la limite », celle-ci consistant à reconnaître au maximum la fidélité de l’autre confession à la Révélation et à redécouvrir, en même temps, ce que sa propre tradition a au contraire peu explicité pour légitimer ses propres durcissements, allant ainsi « à la limite œcuménique de notre fidélité scripturaire »146. Ce qui était proposé dans la revue de Lille n’était évidemment pas le fruit d’une réflexion solitaire, mais plutôt une première tentative d’expliciter la méthode de dialogue œcuménique mise en œuvre dans les réunions interconfessionnelles promues par l’abbé Couturier entre la Suisse et la Trappe des Dombes ; une méthode que Thurian avait déjà cherché à synthétiser avant même la reprise des rencontres interrompues par la guerre, dans une lettre à Villain datée de janvier 1946, en faisant écho à bon nombre de préoccupations exprimées par le prêtre lyonnais dans un texte de 1945, Dynamisme et loyauté, lui-même tributaire d’un article du philosophe Jacques Chevalier, Le progrès dans la vérité, de 1927147. Pour indiquer la tâche qui attendait la « cellule » interconfessionnelle, le « clunisien » genevois avait notamment souligné ceci : Notre effort œcuménique consiste à repenser les dogmes chrétiens dans un esprit de prière fervente, d’amour fraternel, de loyauté intellectuelle et de discipline ecclésiastique. Nous voudrions inviter l’Église à une conversion spirituelle, qui l’amène à une purification de ses dogmes, puis à un recentrement de sa vie sur les vérités essentielles. Notre méthode œcuménique consiste en une fidélité absolue à l’Écriture qui ne peut être interprétée que dans l’Église ; en une soumission totale à la nécessité de l’unité, qui nous pousse à une large compréhension de toutes les traditions ecclésiastiques ; en un dépouillement de toutes les expressions polémiques

145 Ibid. 146 Ibid. 147 Cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1946, PPC. Sur le texte de l’abbé Couturier et sur l’inspiration puisé au bref article de Jacques Chevalier, réédité et largement répandu par le prêtre lyonnais, cf. Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 176-177, et en particulier Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 51-55. Sur la reprise des rencontres du « groupe des Dombes » et sur la figure de Chevalier, cf. aussi Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 280-283 et 772 sqq.

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du dogme, par lesquels les conciles, les synodes ont parfois appauvri la vérité tout en la défendant ; en une recherche mutuelle des vérités négligées dans une tradition mises en lumière dans l’autre148. Mais avant sa participation aux réunions interconfessionnelles du « groupe des Dombes » où l’on expérimentait une méthode de dialogue encore en phase d’élaboration, ce fut surtout une série de rencontres plus informelles et restreintes qui permirent à Thurian de catalyser rapidement en lui un rapprochement bienveillant et progressif avec la dogmatique et la piété de ses interlocuteurs catholiques. « Nos rapports œcuméniques avec des catholiques […] sont passionnants », écrivait-il au pasteur Bardet déjà en juin 1945, au lendemain de deux journées passées dans le scolasticat mariste de Sainte-Foy, à Lyon, où le père Villain l’avait invité pour qu’il rencontre des représentants du milieu œcuménique de la ville149 : depuis Henri de Lubac, dont Thurian avait déjà fait la connaissance à la Trappe des Dombes en 1942, jusqu’à son élève Michel Darmancier, ordonné prêtre en juillet 1944 et jeune promesse du « monastère invisible » pour le disciple de l’abbé Couturier ; depuis Louis Richard, sulpicien, directeur du Séminaire universitaire ainsi que point de repère de la résistance spirituelle lyonnaise, qui fut détenu à Montluc et déporté en Autriche, jusqu’à l’abbé Antoine Chavasse, professeur à la Faculté de théologie de Lyon150. De ce dernier, Thurian parla tout de suite au pasteur de Saussure en des termes enthousiastes : « un homme étonnant, théologiquement plus proche de nous que l’Abbé Couturier et le P. Villain. Il s’efforce de libérer sa pensée du carcan thomiste, qui selon lui est un gros obstacle à l’œcuménisme catholique151 ». Rencontrés déjà au retour de Genève, l’abbé Couturier et son disciple mariste, avec lequel Thurian entama — comme nous l’avons évoqué — un intense échange épistolaire, furent évidemment le premier lien naturel qui permit aux « clunisiens » d’élargir rapidement l’éventail de leurs contacts œcuméniques, contacts où la « petite voie » de la rencontre concrète avec l’autre, clairement privilégiée par Schutz, véhicula un désir précoce de s’initier à la spiritualité catholique. Dès décembre 1944, prit ainsi forme l’idée d’organiser à Taizé, en août de l’année suivante, entre la fête de saint Bernard et celle de saint Barthélemy, une rencontre œcuménique ; une rencontre qui aurait permis à des représentants de différentes spiritualités catholiques — bénédictine, franciscaine, dominicaine, carmélitaine, ignatienne et sulpicienne — et 148 Cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1946 ; à ce propos, cf. aussi Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 54-55. 149 Cf. Thurian à Bardet, 16 juin 1945. 150 Sur l’abbé Richard, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., passim, spécialement p. 448, S. Curvat, Les lieux secrets de la Résistance : Lyon, 1940-1944, Lyon, 2003, p. 117, et l’article biographique « Richard Louis » de M. Jourjon, in Lyon, op. cit., p. 366-367. Sur l’abbé Chavasse, cf. plutôt l’article biographique de Ch. Sorrel, « Chavasse Antoine », in DMRFC, 8, p. 126-127. 151 Cf. Thurian à de Saussure, 18 juin 1945.

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protestants — un moine anglican, un membre de la communauté de Iona et un membre de celle de Herrnhut, ainsi que les « clunisiens » — de donner « un témoignage de la réconciliation du protestantisme avec l’idéal monacal, et du catholicisme avec ceux qui, il y a quatre siècles, étaient persécutés », en se confrontant ensemble au rapport entre vie communautaire et vie liturgique152. Envisagée davantage comme une retraite que comme une réunion théologique interconfessionnelle, la rencontre aurait dû se dérouler dans une atmosphère priante. Pour cela, étaient prévues une participation protestante à l’office catholique du matin et une participation catholique à l’office du soir de la communauté d’accueil ; les jeunes de Taizé proposèrent aussi à l’abbé Couturier d’interroger l’évêque d’Autun sur la possibilité pour les catholiques de participer, au moins une fois, à la cène, de même qu’aux Dombes il était permis aux protestants d’assister à la messe catholique153. Enthousiaste du programme, le prêtre lyonnais, au début du mois d’avril, en sollicita donc l’autorisation à Mgr Lebrun par l’intermédiaire du chanoine Dutroncy154 ; il proposa ensuite aux « clunisiens » d’organiser également à Taizé, à la suite de la retraite œcuménique, la première réunion du « groupe des Dombes » après la fin de la guerre155. Cette proposition, qui sous-entendait évidemment une importante reconnaissance, fut aussitôt vivement saluée par Schutz et Thurian, aussi en raison du fait qu’un lieu protestant aurait facilité la participation de certains pasteurs genevois « débutants » dans une réunion « unioniste » ; « Notre Église ne comprendrait pas que nous devions toujours nous déplacer chez vous. Il y a là une question de réciprocité », écrivait Thurian au père Villain début mai 1945, en souhaitant une invitation de ses professeurs Leenhardt et d’Espine à la rencontre156. En attendant la réponse du prudent évêque d’Autun qui, à la suite de la demande de l’abbé Couturier et après avoir demandé des informations au chanoine Dutroncy sur la jeune communauté157, sollicita tout de suite l’avis

152 Cf. Thurian à Couturier, 2 décembre 1944, et Villain, L’Abbé Couturier, op. cit., p. 164. 153 Ibid. 154 Cf. la lettre du 9 avril 1945 de Couturier à Villain, à laquelle se réfère L.S. Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, Taizé, 1968, p. 7, et le témoignage ultérieur dact. de l’archiprêtre de Saint-Gengoux-le-National, s. d., mais rédigé dans les années du concile, DT. 155 Cf. Schutz à de Saussure, 6 avril 1945. 156 Cf. Thurian à Villain, 2 mai 1945. 157 « Quelle est cette histoire de colloque protestant dans mon diocèse ? — aurait déclaré Mgr Lebrun à Maurice Dutroncy après avoir reçu la lettre de l’abbé Couturier — Je m’y oppose et j’en avise aussitôt le cardinal Gerlier. L’abbé Couturier est un prêtre pieux, nullement théologien, disposé par son bon cœur à des concessions doctrinales dangereuses… » ; cf. le témoignage évoqué dact. du chanoine Dutroncy. Cf. ensuite Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 7, le Rapport sur les débuts de Taizé envoyé le 12 avril 1945 de la part du vicaire d’Autun à celui de Lyon, où l’on soulevait aussi la question de l’usage de la petite église de Taizé par les « clunisiens », et la lettre de Lebrun à Gerlier du 14 avril suivant, AADL. Sur la nonciature parisienne de Roncalli, cf. É. Fouilloux, « Straordinario ambasciatore ? Parigi 1944-1953 », in G. Alberigo (dir.) Papa Giovanni, Roma-Bari, 1987, p. 67-95, et

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du cardinal de Lyon, dont il était suffragant, et celui du nouveau nonce à Paris, Angelo Giuseppe Roncalli, le désir des « clunisiens » de se rapprocher de la spiritualité catholique commençait à se concrétiser : soit dans la recherche de nouveaux contacts avec l’Église locale — ils furent en particulier invités par des prêtres de la région, dont l’abbé Jean Bortaud de Cluny lié au mouvement sacerdotal du Prado, à se joindre à un groupe liturgique en voie de formation158 ; soit, surtout, dans la rencontre avec le vice-maître des novices du couvent franciscain de Mâcon, Jerôme Darmancier, frère de l’étudiant mariste du père Villain159. Ce fut donc ce dernier qui, pendant la semaine de Pâques 1945, accompagna à Taizé le religieux franciscain. En passant deux jours à la « Maison de Cluny », et surtout en rencontrant Schutz qui désirait depuis longtemps connaître de près l’expérience franciscaine, Darmancier éprouva « la plus pure joie que j’aie connue depuis ma première rencontre avec le Christ eucharistique »160. « Ils ont l’esprit de frère François », écrira-t-il quelques jours plus tard au père Villain, en décrivant la simplicité et la pauvreté d’une maison communautaire, non dénuée cependant d’« une certain fraîcheur », et le style « délicatement fraternel » de l’accueil : un style — nota-t-il aussitôt avec les « clunisiens » — où il lui avait semblé saisir quelque chose des « mêmes joies profondément spirituelles » goûtées par François et par ses premiers compagnons161. Alors que pour Schutz ce fut l’occasion de se rapprocher concrètement de l’« esprit de St. François » dans lequel il avait cherché une source d’inspiration à Genève pour le démarrage d’une vie commune, et pour Darmancier l’occasion d’une première initiation au problème, « si grave et sacré », de l’unité des chrétiens162, la rencontre avec le franciscain de Mâcon ne fut pas moins importante pour Thurian et Villain. Elle leur permit en effet de mesurer à nouveau une grande proximité « non seulement par le cœur, mais aussi par l’esprit163 », proximité qui laissait espérer une fructueuse répétition de journées semblables au noviciat de Mâcon, ouvertes aussi à d’autres « prêtres œcuméniques » de la région164. Un programme mensuel fut même envisageable grâce à la reprise de la circulation ferroviaire. « Nous

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l’« Introduction » de É. Fouilloux à Id. (dir.), Anni di Francia, vol. 1 : Agende del nunzio, 1945-1948, Bologna, 2004, p. vii-xxviii. Cf. Thurian à Villain, 2 mai 1945, et à de Saussure, 18 juin 1945. Pour quelques informations sur le père Bortaud, cf. le cahier « Gadzarts & Métiers », septembre 2007, p. XIII. Sur le mouvement sacerdotal du Prado, cf. Y. Musset, Le Christ du père Chevrier, Paris, 2000. Cf. l’entretien-témoignage de J. Darmancier, « La semaine franciscaine à Taizé », dans le bulletin franciscain Allez par les chemins, 170 (janvier-février 1993), p. 15-17. Cf. Schutz à de Saussure, 6 avril 1945, et Darmancier à Villain, 14 avril 1945, PMV. Cf. Darmancier aux « clunisiens », 6 avril 1945, DT, et à Villain, 14 avril 1945. Cf. aussi son témoignage, « La semaine franciscaine », art. cit. Cf. encore Darmancier aux « clunisiens », 6 avril 1945. Cf. Thurian à Villain, 23 avril 1945. Cf. Thurian à de Saussure, 18 juin 1945. Sur le noviciat de Mâcon, cf. B. Rebuffet, Les grandes heures des Églises de Mâcon, Mâcon, 1974, p. 402 sqq.

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y pourrions étudier organiquement les grandes questions qui nous sont posées en vue de l’unité », écrivait en particulier Thurian au mariste lyonnais le lendemain des rencontres sur la colline de Fourvière en juin 1945 ; il lui proposait d’esquisser un plan d’études et d’entretiens qu’il espérait devenir le prélude à la constitution d’une plus riche « communauté de pensée et de prière, comme nous l’avons déjà avec vous165 ». Dès lors, Schutz et Thurian firent plusieurs visites au couvent de Mâcon : « Fr. Roger est déjà venu me voir lors d’un passage à Mâcon », écrivait le père Darmancier à Villain dix jours seulement après son passage à Taizé, très frappé par la personnalité de Schutz, « une âme proche du Christ »166. Puis, après quelques reports, une première rencontre restreinte eut lieu le 6 décembre 1945 sur le thème de l’eucharistie ; outre les « clunisiens » et quelques frères du couvent de Mâcon, y participèrent Maurice Villain, l’abbé Chavasse et le lausannois Claude Bridel, membre de la « Grande Communauté », qui, à cette époque, exerçait son ministère pastoral à Chalon-sur-Saône167. Dans un climat de grande fraternité, cette première rencontre fut suivie de deux autres en février et en avril 1946168. Avant le départ douloureux du père Darmancier, transféré de Mâcon à Marseille l’été suivant169, le premier colloque de Mâcon eut surtout la valeur d’un modeste et prometteur laboratoire œcuménique ; les participants y furent confirmés dans leur détermination à poursuivre leur « entraînement à la discipline œcuménique », et dans leur commun effort d’aller « toujours plus au fond de nos dogmes particuliers pour y retrouver, sans compromis, ni confusion, la substance évangélique et catholique de la vérité170 ». Jusqu’à l’été 1946, les visites et les colloques restreints au noviciat de Mâcon remplacèrent, de fait, les deux rencontres œcuméniques plus larges, prévues

165 Cf. Thurian à Villain, 15 juin 1945. 166 Cf. les lettres de Darmancier à Villain du 14 et 28 avril 1945 et de Thurian à Villain du 2 mai suivant, PMV, où il évoque les « visites fraternelles » et les « magnifiques entretiens » sur la liturgie et sur la théologie du péché entre le maître des novices, le frère custode du couvent et les deux « clunisiens », qui, fin avril, avaient passé une nuit au noviciat de Mâcon, où ils avaient voulu aussi assister à la Messe. Pour les visites ultérieures, cf. Darmancier à Villain, 23 juillet 1945, PMV, et à Schutz, 24 juillet 1945, DT. 167 Cf. Thurian à Villain, 5 novembre 1945, PMV, Darmancier à Schutz, 13 novembre 1945 — mais la date n’est pas certaine —, DT, et Darmancier à Villain, 30 novembre 1945, PMV. Cf. aussi Thurian à Villain, 27 décembre 1945, PMV, et le témoignage ultérieur du père Darmancier, « La semaine franciscaine », art. cit. 168 On invita aussi des nouveaux participants, comme le pasteur Arnold Brémond ou le père Bortaud de Cluny ; cf. Thurian à Villain, 24 janvier 1946, et Villain à de Saussure, 6 avril 1946, PdS. 169 « Votre lettre nous cause une très profonde tristesse. […] Pourquoi êtes-vous si loin ? […] Pourquoi donc le Seigneur permet-il une pareille distance entre nous ? Sans vous nous ne pouvons suivre St. François » ; cf. Schutz à Darmancier, 20 août 1946, PMV. Dans le même sens et avec un accent émotif semblable, cf. Darmancier à Villain, 13 juillet 1946, PMV : « je ne sais pas comment vous remercier de m’avoir fait connaître Taizé […]. Quelle souffrance de ne pouvoir y vivre ». 170 Cf. Thurian à Villain, 27 décembre 1945.

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pour la fin du mois d’août 1945 sur la colline de Taizé : une rencontre sur la vie communautaire avec les représentants des différentes écoles de spiritualités catholiques, et celle du « groupe des Dombes », qui, selon les projets d’une réunion prévue à Presinge en 1943, mais empêchée ensuite par la fermeture de la frontière, devait être consacrée au thème du rapport entre Écriture et Tradition171. La liste des participants et le programme des rencontres étaient déjà pratiquement arrêtés172 lorsque les deux rendez-vous furent annulés. D’un côté, l’indisponibilité de certains participants suisses — dont celle du pasteur de Saussure lui-même, qui déménageait de Genève à Lausanne où il avait été appelé par la Faculté libriste — conseillait un renvoi de la réunion théologique sur La Tradition173. De l’autre côté, pour ce qui est de la rencontre avec les religieux catholiques, une réponse préalable du cardinal Gerlier à la demande d’autorisation adressée par l’abbé Couturier à Mgr Lebrun174, puis la réponse négative du nonce apostolique à la fin mai 1945175,

171 Cf. Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 43. 172 Cf. la convocation du pasteur de Saussure du 18 juin 1946 aux membres protestants du groupe pour la réunion prévue du 25 au 29 août 1945, PdS. 173 « Quant à la rencontre théologique […], il semble aussi impossible de l’organiser encore cette année. Je reçois une lettre du pasteur de Saussure me disant qu’il ne peut venir à cause de son travail et que, pour l’instant, seuls les pasteurs de Senarclens, Ehrenström, peut-être Bardet, Paquier et de Quervain, seraient libres. Le professeur Leenhardt se dédit pour une raison importante que je ne connais pas. Cela ferait donc cinq de Suisse sur une dizaine sollicités. Il y a aussi les questions de visa. Et surtout, si le pasteur de Saussure ne vient pas ce serait très fâcheux pour la rencontre. Il a confié au pasteur de Senarclens la responsabilité du contingent Suisse et je ne comprends pas ; en effet, celui-ci est bien loin d’être unioniste au sens où il serait nécessaire qu’il le soit pour notre rencontre. Il ne pourrait aucunement remplacer Monsieur de Saussure. Il faut encore attendre des possibilités meilleures » ; cf. Thurian à Villain, 26 juillet 1945. Sur le départ du pasteur de Saussure de Genève à la fin de juillet 1945 et sur sa démission « irrévocable » de la paroisse cathédrale — « une véritable catastrophe » pour l’Église genevoise — cf. le PV CeC du 22 mai 1945 et le Rapport du Président du Conseil de la paroisse à l’Assemblée d’information du 15 juin ’45 au temple de la Fusterie, AEPG. 174 « Nous ne voulons ni entraver des efforts raisonnables et prudents dans le sens de l’unité, ni couvrir ce qui pourrait être discutable et qui a provoqué naguère des réactions assez nettes de l’Épiscopat anglais. Quand nous serons mieux éclairés sur le projet que nous ignorions encore je vous en reparlerai » ; cf. Gerlier à Lebrun, 17 avril 1945, AADL Venu à connaissance de ses « démarches » avec Mgr Gerlier, l’abbé Couturier fit une deuxième tentative auprès de Mgr Lebrun le 12 mai 1945, PPC : « Un refus de permission de votre part empêcherait cette retraite qui a été désirée, demandée et ardemment attendue par eux. […] Je comprends la crainte d’étonner les Catholiques d’alentour, mais rien n’est plus facile que de leur faire comprendre par les Curés de l’endroit qu’on ne peut refuser la vérité à qui la demande et que des théologiens autorisés ont, avec les permissions voulues, le devoir d’instruire, dans une ambiance de prières, toute âme qui cherche Dieu. […] Et pour les théologiens eux-mêmes c’est un grand enrichissement que de connaître, par expérience, l’âme protestante, ses désirs, ses aspirations, seul véritable moyen pour orienter efficacement, dans une ambiance de prière, leur action apostolique ». 175 Cf. la lettre de Roncalli à Lebrun du 25 mai 1945, ADA. La lettre a été publiée aussi dans Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 8 : « Le retard de ma réponse au sujet

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bloquèrent toute possibilité d’aller au-delà de simples contacts ou relations individuelles. Considéré par Darmancier comme une « humiliation176 », le refus d’autoriser la retraite œcuménique opposé par les autorités catholiques locales, qui ne voulaient évidemment pas risquer d’aggraver la position déjà précaire de l’œcuménisme lyonnais vis-à-vis de Rome177, fut cuisant pour ceux qui l’avaient fortement désirée et soigneusement préparée. D’un côté, le prêtre de Saint Irénée, qui essaya de cacher la peine de l’échec en rappelant la fécondité de toute épreuve et le mystère d’une souffrance dans laquelle lentement les réconciliations futures auraient pris forme178 ; de l’autre, les « clunisiens », qui avaient toujours exprimé leur optimisme en pariant sur

des contacts avec des non-catholiques vous dit qu’il m’est difficile de me prononcer… Franchement, je ne me sens pas autorisé à encourager en principe des réunions dont Votre Excellence vient de m’entretenir. On doit bien être aimable avec tous ; on peut être très aimable avec nos frères séparés, mais je crois que des rapports individuels pourraient être un essai plus appréciable qu’une réunion de beaucoup de personnes… Veuillez, Excellence, excuser mon incertitude. La prudence est la première des vertus cardinales, et souvent la prudence nous dit ce qu’on ne doit pas faire ». Cf. aussi la réponse de Lebrun au cardinal Gerlier du 2 juin suivant, AADL — « il est anormal que des religieux aillent prendre pension dans une communauté protestante » —, citée dans Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 775. La retraite œcuménique programmée à Taizé fit ensuite l’objet d’un entretien entre Lebrun et Gerlier le 23 juin 1945 — cf. Lebrun à Gerlier, 7 mai 1945, AADL — et avec le nonce Roncalli de passage à Autun le 28 juin suivant ; cf. Anni di Francia, op. cit., vol. 1, p. 70. 176 Cf. Darmancier à Villain, 23 juillet 1945. 177 Cf. la note sn du 1er mai 1945 dans AADL : « M. Couturier a organisé cette réunion en Saône et Loire, se proposant d’en parler à Son Eminence après avoir soumis le projet à S. Exc. Mgr Lebrun […]. Il lui sera recommandé de ne pas y aller lui-même car il a le zèle, mais non la compétence théologique et il est déjà connu et un peu compromis au St. Office. À notre connaissance il ne doit y avoir que des théologiens compétents. Les jésuites ne laisseront aller qu’un ou deux pères théologiens prudents, de même chez les Dominicains et les Franciscains. Nous avons prévenu les Supérieurs majeurs. Nous ne savons quel Père Bénédictin ira ». 178 En ce sens, cf. surtout la lettre de Couturier à de Saussure du 3 août 1945, PdS : « Vous aurez été mis au courant de notre échec en ce qui regarde la retraite si désirée des Communautaires à leur “Maison de Cluny”. L’Évêque d’Autun, jeune, très bienveillant, ne connait pas la question œcuménique. Il a reculé, avec un sincère regret exprimé dans sa lettre à moi adressée, devant la crainte de scandaliser fidèles et clergé. Le milieu n’est pas mûr dans ce coin de France, comme presque partout, pour de telles rencontres. Je crois qu’un Évêque unioniste, et assez indépendant, aurait pu former clergé et fidèles de l’endroit et des environs, et saisir cette occasion pour éveiller le sens de responsabilités catholiques envers le douloureux problème des séparations. Mais Dieu a disposé autrement les heures et les événements. […]. Les échecs sont des bénédictions. Il n’est que de les accueillir et en rendre grâce. Quand on a la certitude de chercher la volonté divine, ils deviennent un signe. S’ils barrent un sentier, d’un autre côté, inattendu, ils ouvrent une route. Où sera la route ? Je ne sais encore pour ce cas de Cluny, peut-être, confidentiellement, dans ces contacts individuels, 2 à 2, chez les Pères Franciscains de Mâcon ? Peut-être ailleurs ? Peut-être simplement sur la route de la purification par l’épreuve ? Pour moi, je ne crois qu’à la Prière et à ce qui naît d’elle : une “théologie priante” ». Dans le même sens, cf. la lettre adressée à Schutz le 11 août suivant, DT, dont certains passages sont cités dans Schutz, Témoignage,

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l’accord du cardinal Gerlier et sur le consentement tacite du nonce179 ; ils craignaient maintenant de voir compromis leur projet de faire de Taizé « un centre d’œcuménisme » et étaient préoccupés des réactions protestantes à la nouvelle de l’interdiction de la rencontre180. « Nous sommes persuadés que le Seigneur éprouve par là notre patience et nous prépare de plus grandes joies encore », écrivit Thurian à Villain au début de juillet 1945 ; « Toutefois —  ajoutait-il —, nous sommes très affligés des raisons (sans valeur) qui ont dicté la réponse de votre hiérarchie. C’est assumer une lourde responsabilité devant Dieu que de faire ainsi obstacle à un effort vers l’unité »181. Cependant, le refus de tenir des rencontres œcuméniques élargies dans la maison communautaire de Taizé n’en découragea pas les organisateurs, qui essayèrent ensuite d’exploiter au mieux la possibilité laissée ouverte par Mgr Lebrun de contacts individuels ou d’entretiens avec un nombre réduit de participants : « Je lui ai fait préciser — écrit Couturier à Schutz, en lui citant plusieurs passages de la lettre reçue de la part de l’évêque d’Autun — un prêtre chez vous pour plusieurs heures, et, comme vous êtes difficiles d’accès, ce “plusieurs heures” va naturellement jusqu’à un jour182 ». Les « entretiens réguliers » chez les franciscains de Mâcon, ainsi que la rencontre avec le bénédictin belge dom Idesbald van Houtryve du Mont César — que l’abbé Couturier avait déjà invité à Taizé pour parler de la spiritualité bénédictine lors la réunion manquée d’août —, furent « une consolation […] et une joie » pour ceux qui, à la recherche d’une formule de vie commune plus claire et définie, souhaitaient des occasions pour approfondir la connaissance des différentes traditions monastiques et religieuses catholiques et pour mieux entrer dans la richesse de la liturgie romaine183. Ce souhait était surtout celui de Thurian, qui, à l’occasion d’une nouvelle visite de Villain et Darmancier à la fin du mois d’août 1945, confia au prêtre mariste ses questionnements précoces sur la signification et sur les aboutissements possibles d’une fascination grandissante pour l’expérience monastique étant donné les difficultés que le choix communautaire « clunisien » avait suscitées dans sa propre Église. « Nous nous disons parfois qu’il serait plus simple d’entrer dans un monastère ou de

op. cit., spécialement p. 169-170. Pour un témoignage de l’« échec » de l’abbé Couturier, cf. aussi le témoignage ultérieur de Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 164. 179 Cf. Thurian à de Saussure, 18 juin 1945. 180 Cf. Thurian à Villain, 5 juillet 1945. 181 Ibid. 182 Cf. Couturier à Schutz, 11 août 1945. 183 Cf. ibid. et Thurian à Villain, 26 juillet 1945, et 3 septembre 1945 : « Plus je pénètre les textes de la liturgie romaine, plus j’apprends à les aimer. […] les trois messes de Dom Idesbald nous ont été une grande joie. Certes nous faisons les restrictions que vous savez : trop grande insistance et manque de clarté en ce qui concerne la notion de sacrifice, intercession de la Vierge et des saints, caractère pour nous trop “magique” et formaliste des gestes du canon […]. Toutefois nous réalisons qu’il y a dans la messe une très grande richesse spirituelle ; c’est le moment (comme dans notre Sainte Cène) où nous réalisons le mieux notre unité profonde en Christ ».

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fonder une congrégation catholique », avouait au père Villain celui qui s’était déjà à l’évidence posé la question d’un possible « retour au catholicisme » ; un choix qui aurait permis d’exprimer plus facilement sa propre piété, mais qui, à cause de cela précisément, était reconnu comme une tentation à rejeter —  « Au fond c’est la facilité qui nous attire. Et ça n’est pas intéressant »184. Cela, essentiellement, pour deux ordres de raisons qui, énoncées pour la première fois dans une longue et dense lettre du 3 septembre 1945, resteront fondamentalement inchangées jusqu’au moment de Vatican II. D’une part, la conscience que, dans le cas d’un passage au catholicisme, le désir de réformes qui animait sa communauté aurait été vite étouffé par la hiérarchie — « notre foi particulière, notre piété serait bientôt contrainte à l’alignement et alors rien serait avancé dans le travail pour l’unité » ; d’autre part, une exigence de fidélité à sa propre tradition, une compréhension du problème de l’unité d’abord en termes d’une purification parallèle et progressive, et surtout une conception de la valeur « provisoire » de la Réforme185. « La raison qui nous oblige à rester chacun dans sa tradition — notait en particulier Thurian —, c’est que, sous l’Église visible et misérable, il y a l’Église profonde de ceux qui nous ont transmis fidèlement les richesses de Dieu, telles qu’ils les avaient saisies et telles que nous les comprenons encore186 ». Et anticipant ce qu’il développera ensuite dans un article de 1948, où sera formulée la « grande espérance d’une réforme à l’intérieur de l’Église romaine », qui serait alors confondue avec l’« Église œcuménique » attendue par tous les non catholiques187, il ajoutait : « De plus en plus, je pense que nous devrons tous rentrer dans l’Église-mère, l’Église catholique. Mais auparavant — soulignait-il —, il faut qu’elle se soit convertie (et nous aussi), qu’elle se soit purifiée (et nous aussi), qu’elle se soit recentrée sur les vérités essentielles et seules nécessaires (et nous aussi). Il faut donc que la nécessité de la prophétie protestante ait disparu188 ». Soif de réforme et exigence de catholicité, tels étaient les fondements d’une lecture de l’histoire protestante comme aboutissement d’une nécessité de réforme interne de l’Église ; une réforme qui, « par l’incompréhension et les circonstances (pour nous providentielles) », avait été plutôt repoussée en dehors du périmètre ecclésial, avec comme effet la constitution d’Églises provisoires et la transformation ultérieure du « provisoire » en « traditionnel » à cause de la cristallisation des positions et des durcissement polémiques réciproques189. « Que l’Église romaine se débarrasse de tout ce qui fait obstacle à notre claire vision de son trésor, de tout ce qui nécessite donc de notre part, depuis le 16e siècle, un témoignage prophétique, alors nous nous réjouirons de rentrer en corps dans le sein de notre Église-mère, qui aura retrouvé la pureté primitive 184 Ibid. 185 Ibid. 186 Ibid. 187 Cf. M. Thurian, « Œcuménisme. Vers l’unité », Verbum Caro, 6/2 (1948), p. 74-77. 188 Cf. Thurian à Villain, 3 septembre 1945. 189 Ibid.

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à laquelle nous l’avons exhortée190 », notait le jeune Thurian, partageant pour la première fois, avec la spontanéité de l’échange épistolaire, l’idée du protestantisme comme « phase prophétique », nécessaire mais provisoire, destinée à durer jusqu’à l’apparition d’une « Église romaine réformée », une idée qu’il reprendra et développera dans certains de ses premiers articles191. Prophétisme protestant et mouvement de catholicité192 — à comprendre, aussi à la suite de la notion de « catholicité évangélique » du fondateur d’Église et Liturgie, comme redécouverte de la « vraie Église catholique (universelle et œcuménique), celle du Credo, dans toute sa vérité et pureté primitive193 », tel fut donc bientôt le point essentiel de l’approche du problème œcuménique par les « clunisiens ». En parfaite harmonie avec le père de l’œcuménisme spirituel lyonnais, le processus parallèle de conversion et de recentrement en Christ en étaient résolument la clé ; un processus qui subordonnait sans relâche tout travail théologique à la confiance dans le pouvoir de transformation de la prière commune194. 4.2. La reprise des rencontres du « groupe des Dombes », les journées œcuméniques lyonnaises et le voyage en Angleterre

Subordonné à la vie de prière, le travail théologique n’en était pas pour autant sous-évalué mais activement poursuivi, aussi bien à Lyon qu’à Taizé. À Lyon, le père Villain devint de fait le responsable de l’organisation intellectuelle des rencontres du « groupe des Dombes » qui reprirent, à partir de septembre 1946, une fois par an alternativement en Suisse et dans le monastère trappiste195. À Taizé, Thurian se porta discrètement candidat

190 Cf. ibid. : « Cette pureté primitive, nous pensons la contempler de plus près que vous, aujourd’hui, dans notre Église, malgré toute sa misère, mais nous savons bien qu’un jour, l’Église catholique nous ayant dépassé, et nous le désirons ardemment, nous n’aurons plus qu’à la rejoindre pour nous réjouir en elle ». 191 « S’agit-il là d’une opinion personnelle ou cela représente-t-il la pensée d’un grand nombre de réformés ? », demandait à ce propos le père Jean Desgouttes du Grand Séminaire d’Autun à l’abbé Couturier dans une lettre du 5 octobre 1948, PPC, en commentant spécialement l’article de Thurian, « Œcuménisme », art. cit. Mais dans cette même perspective, cf. aussi certains passages de son précédent article de 1947 « Position de L’Œcuménisme », art. cit. 192 C’était le titre du paragraphe consacré à la vocation œcuménique de sa jeune communauté, cf. Thurian. « La Communauté de Cluny », art. cit. ; à ce propos, cf. Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 184-185. 193 Cf. spécialement l’article déjà évoqué de janvier 1946 de Schutz et Thurian, « L’Eucharistie, sacrement de l’Unité », art. cit. Sur Richard Paquier et sur sa notion de « catholicisme évangélique » comme exigence de communion avec toute l’Église du passé interprétée d’un point de vue évangélique, je renvoie au premier chapitre et à la bibliographie correspondante et à Cuminetti, Elementi « cattolici », op. cit., p. 66-68. 194 Sur la signification de la prière commune pour l’abbé Couturier, cf. Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 45-48. 195 À ce propos, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., spécialement p. 636 et 646-648.

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pour succéder à un pasteur de Saussure devenu « plus réticent à l’égard de l’œcuménisme catholique » comme responsable du côté protestant de la « cellule » interconfessionnelle196. « Un travail fructueux ne peut se faire qu’entre éléments œcuméniques, et très profondément, par nature ou par vocation », écrivit le jeune genevois au mariste lyonnais en décembre 1945, en déconseillant que le pasteur de Senarclens coordonne le groupe suisse et en proposant l’appartement « clunisien » de la rue du Puits-Saint-Pierre comme cadre mieux approprié à la première rencontre de l’après-guerre197. Il s’agissait en effet d’un lieu moins officiel que la maison des diaconesses protestantes de Presinge offerte par le pasteur de Saussure, pour laquelle les religieux catholiques attendaient encore l’autorisation du nouvel évêque de Fribourg, Lausanne et Genève, François Charrière ; cette autorisation ne leur parvint qu’en mars 1946198. L’abbé Couturier se réserva ainsi l’entière préparation spirituelle de la rencontre, au cours de laquelle la prière commune ne put cependant pas expérimenter le bénéfice de la participation réciproque aux liturgies eucharistiques respectives, telle qu’elle avait été réalisée dans la première série des rencontres du groupe, la possibilité d’assister au culte réformé ayant été refusée aux catholiques par Mgr Charrière199. Quant aux contenus théologiques, ils furent essentiellement définis par le père Villain et, du côté protestant, bien que de façon encore informelle, par le jeune Thurian, dont on apprécia la riche intervention sur le thème Développement du dogme et Tradition selon le catholicisme moyen et la théologie réformée. Cette contribution sera publiée l’année suivante dans un des premiers numéros de la nouvelle revue Verbum caro édité à Neuchâtel et dirigée à Bâle par Leuba avec la collaboration de von Allmen, en tant que reprise et approfondissement, au

196 Cf. Thurian à Couturier, 26 février 1948, PPC. Sur le retrait définitif du pasteur de Saussure comme mandataire du groupe protestant, cf. en particulier la lettre que l’abbé Couturier lui adressa le 21 juillet 1947, PdS, en lui exprimant le regret de tout le groupe dont il avait été « la pierre de base et l’âme ». 197 Cf. Thurian à Villain, 27 décembre 1945. 198 Cf. ibid. : « Un échec à Genève serait désastreux. Il ne faut pas que le pasteur de Senarclens préside, malgré toute sa valeur du point de vue réformé. Le professeur Leenhardt le remplacera avantageusement, lorsqu’il aura été mis en contact avec vous plusieurs fois. D’autre part, le cadre de Presinge étant très officiel, nous craignons un trop grand retentissement en cas d’échec ». Cf. aussi Couturier à de Saussure, 3 août 1945, et de Saussure à Villain, 23 mars 1946, PMV. Sur la nomination de Mgr Charrière, compagnon d’étude de Journet au Collège de Fribourg, en octobre 1945, cf. spécialement F. Python, « Un test pour les catholiques romands au sortir de la guerre. L’accession à l’épiscopat de Mgr François Charrière en 1945 », in C. Bosshart-Pfluger, J. Jung, F. Metzger (dir.), Nation und Nationalismus in Europa. Kulturelle Konstruktion von Identitäten. Festschrift für Urs Altermatt, Frauenfeld, 2002, p. 639-661. 199 « La présence de catholiques et surtout de prêtres à une cérémonie comme la Cène protestante pourrait constituer une équivoque, au moins aux yeux de quelques-uns. C’est la raison pour laquelle, après avoir bien réfléchi et prié, je vous demande de renoncer à cette présence » ; cf. Charrière à Maurice Villain, 8 juillet 1946, AADL, aussi dans Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 775.

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début dans une perspective clairement barthienne, du travail spécifiquement théologique commencé par le périodique des ACE suisses In Extremis200. La rencontre de Presinge marqua le début d’une plus grande structuration de l’expérience du « groupe des Dombes » qui, à partir de 1946, connut une nouvelle stabilité. D’une part, grâce au perfectionnement d’une méthode de travail qui s’efforçait, dans la perspective d’une ecclésiologie comparée, de situer les points de divergence par une approche systématique et parallèle, et, d’autre part, grâce à une plus grande continuité dans sa composition, qui, entre 1946 et 1947, enregistra aussi un certain élargissement201. Si du côté protestant, grâce à l’invitation de Thurian, s’associèrent en particulier au groupe les pasteurs Bardet, Leenhardt, d’Espine et les « clunisiens » Roger Duckert et Roger Aubert, du côté catholique aussi, tout en ne pouvant plus compter sur la présence du père de Lubac, on enregistra des nouvelles entrées : de la Faculté de théologie de Lyon — l’abbé Chavasse et le sulpicien Gelin —, des scolasticats de Sainte-Foy et de Fourvière — le mariste Edmond Ortigues et les jésuites Henri Mogenet et Pierre Ganne —, ainsi que de quelques séminaires français — ce fut le cas de l’abbé René Reboud d’Amiens ou du sulpicien lyonnais, Pierre Michalon, professeur d’Écriture Sainte dans le diocèse de Viviers202. C’est surtout lors de la réunion à la Trappe des Dombes début septembre 1947 sur le thème de la nature de l’Église — thème sur lequel on était resté dans une certaine impasse à Presinge203 — que la méthode d’une théologie comparative put se dire désormais rodée ; elle comportait la présentation de deux exposés, l’un catholique, l’autre protestant, sur une suite de sujets liés et choisis, de rencontre en rencontre, à partir des questions issues des précédentes discussions204. « Il semble que nous formons maintenant un groupe bien coordonné ayant déjà sa tradition de pensée et une profonde communion fraternelle dans la prière », écrivit à l’abbé Couturier au lendemain de la rencontre un Thurian devenu depuis 1947 mandataire officiel pour le 200 « Je vous signale que la revue Verbum Caro devient en partie dès cette année, notre revue », écrivait Thurian au dominicain lyonnais Beaupère, le 28 janvier 1948, PRB, en commentant la sortie des quatre premiers numéros. Sur l’orientation théologique initiale de la revue, cf. surtout l’« Editorial » de J.-L. Leuba de l’Épiphanie 1947, Verbum Caro, 1/1 (1947), p. 1-4 : « Verbum Caro entend se placer dans la perspective que la théologie barthienne assigne à la pensée et à l’action chrétiennes : la confrontation libre et responsable avec la révélation divine concrète, telle qu’elle nous oblige hic et nunc ». Pour l’article de Thurian, cf. Verbum Caro, 4/4 (1947), p. 145-167. 201 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 776, et Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 43. 202 Cf. la liste des participants à la rencontre du 2-5 septembre 1946 et le compte-rendu de Max Thurian sur la réunion de l’année suivante, Rencontre œcuménique au monastère trappiste des Dombes (France), s. d., 3 p. dact., PPC. 203 Cf. Thurian à quelques membres du secrétariat du Conseil œcuménique des Églises naissant, 28 mai 1947, ACŒ. 204 C’était aussi la direction prise en milieu allemand par le cercle Jaeger-Stählin, cf. B. Schwahn, Der Ökumenische Arbeitskreis evangelischer und katholischer Theologen von 1946 bis 1974, Göttingen, 1996.

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groupe protestant ; une rencontre dont le responsable du Service œcuménique de presse et d’information (SŒPI) de Genève, Alexandre de Weymarn, demanda aussitôt un bref compte-rendu205. Au monastère trappiste — où furent aussi invités Herbert W. Newell, l’un des secrétaires généraux adjoints du Conseil œcuménique des Église naissant, le religieux anglican Geoffrey Curtis de la Communauté de la Résurrection de Mirfield et le pasteur suédois Gunnar Rosendal, « anciens » correspondants du prêtre de Saint Irénée206 —, le pasteur Leenhardt et le mariste Ortigues se confrontèrent ainsi sur la nature de l’Église comme mystère, Thurian et le sulpicien Michalon sur l’Église comme corps mystique du Christ glorieux, l’abbé Chavasse et Roland de Pury sur le thème de la kénose et du Royaume de Dieu, le père Villain et Jean Cadier, professeur de dogmatique à la Faculté de théologie de Montpellier et ancien protagoniste de la résistance spirituelle de la Drôme, sur l’Église comme institution207. En outre, Henri d’Espine et Roger Aubert apportèrent des approfondissements sur le ministère des anciens dans l’Église primitive, et, en soirée, des échanges furent animés par les deux jésuites de Fourvière sur le monachisme et sur la succession apostolique208. Malgré l’accord enregistré sur le terrain biblique et une certaine convergence sur la notion d’Église comme corps du Christ, les divergences ecclésiologiques restaient significatives ; elles portaient en particulier sur le rôle du prophétisme, sur lequel le groupe se confrontera de nouveau l’année suivante à Grandchamp, sur la continuation de l’incarnation du Christ dans l’Église, sur la succession apostolique, sur l’extension de l’Église comme corps du Christ, son rapport à l’institution

205 Cf. Thurian à Couturier, 12 septembre 1947, PPC. 206 Cf. Thurian à Newell, 21 juillet et 4 novembre 1947, ACŒ, et le compte-rendu de Thurian, Rencontre œcuménique. Pour avoir un point de vue anglican et luthérien, le premier choix des « clunisiens » avait été toutefois pour Francis House, secrétaire de la FUACE que R. Schutz connaissait depuis 1939, et pour Nils Ehreström, présent aux Dombes en 1942 ; cf. Thurian à Villain, 31 mai 1947, PPC. Sur la communauté de Mirfield, cf. Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 99-101, et A. M. Allchin, « La vie monastique et l’unité dans le Christ, » Collectanea cisterciensia, 40/3 (1978), p. 171-181. Sur les réseaux non catholiques de l’œcuménisme spirituel lyonnais et en particulier sur les rapports de l’abbé Couturier avec Geoffrey Curtis et Gunnar Rosendal, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 311 sqq, 317 sqq. Sur le premier voyage en Grande Bretagne de Paul Couturier et sur sa rencontre avec le père Curtis, cf. aussi Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 193 sqq. 207 Cf. Thurian, Rencontre œcuménique. Pour quelques notes biographiques concernant Edmond Ortigues, cf. J. Rabain, « Edmond Ortigues (1917-2005) », L’Homme, (juillet-septembre 2005), p. 175-176. Sur Jean Cadier, je renvoie à la bibliographie déjà signalée et à l’article biographique « Cadier Jean », de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 112-113. Sur Pierre Michalon, cf. Fouilloux, « Une affaire lyonnaise », art. cit. 208 Cf. encore le compte-rendu de Thurian, Rencontre œcuménique, envoyé aussi à Newell avec prière de le transmettre à Visser ’t Hooft, à Ehrenström et à l’évêque anglican Stephen Neill, ancien missionnaire en Inde, où il s’était consacré à la constitution de l’Église unie de l’Inde du Sud ; Thurian à Newell, 4 novembre 1947. Pour une biographie de Neill, cf. D.B. Daughrity, Bishop Stephen Neill : From Edinburgh to South India, New York, 2008.

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et la manière d’en comprendre, d’un point de vue actuel ou eschatologique, la sainteté et le péché209. En fait, ces divergences ne permirent pas d’aller au-delà de la délimitation parallèle, par Villain et Thurian, des principales difficultés que la progression du dialogue laissait encore ouvertes. Le souhait de Thurian d’avoir une préface commune de l’abbé Couturier ou du père Villain aux deux memoranda à distribuer ad usum privatum aux participants ne fut donc pas satisfait, malgré l’insistance avec laquelle le « clunisien » genevois réitéra auprès de son interlocuteur lyonnais l’importance de « témoigner ce que l’Esprit opère en nous pour l’unité de son corps » avec un bref texte commun : un texte qui, sans l’ambition d’une synthèse, montrait « l’utilité de ce dialogue entre des frères qui se décrivent les uns aux autres avec peine et erreur, à cause de toute la mentalité qui les sépare »210. La forte participation de Thurian au travail de ce laboratoire privilégié de l’œcuménisme lyonnais qu’était le « groupe des Dombes » n’épuisa pas d’autre part le nouvel activisme œcuménique du petit noyau résident ; un noyau qui, en mars 1947, prévoyait avec Église et Liturgie et avec les luthériens de Paris le lancement d’une revue « orientée vers une explication loyale du catholicisme à des réformés et à des luthériens », et qui, en 1948, mettait 209 Cf. Thurian, Rencontre œcuménique, et Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 776. Cf. la lettre ultérieure de Thurian à Couturier du 26 novembre 1947, PPC, dans laquelle, en reprenant surtout quelques points de la discussion de septembre sur la continuation de l’incarnation du Christ dans l’Église et sur le péché de cette dernière, il commentait aussi largement un récent article de Y.-M. Congar, « Péché et sainteté dans l’Église », La Vie intellectuelle, 11 (novembre 1947), p. 6-40 : « Au sujet de l’incarnation, je partage votre point de vue concernant l’analogie qu’il y a entre cette présence du Christ dans le chrétien par l’Esprit et l’incarnation de Dieu en Jésus. Le tout est de préciser cette analogie. […] Mais lorsqu’il s’agit de l’Église comme corps, le problème de la continuation de l’incarnation se pose en d’autres termes, je crois. Je suis de plus en plus persuadé que nous ne différons pas trop sur ce point, les uns et les autres ; vous vous placez à un point de vue mystique, d’autres à un point de vue dogmatique et la différence n’est que dans le langage. Je crois cependant que dans le catholicisme ordinaire il y a une notion d’incarnation continuée qui n’est peut-être pas conforme au dogme, mais qui conduit à une satisfaction, une vénération, une glorification de l’Église par trop outrancière à notre point de vue. […] J’ai écrit au P. Congar une longue lettre sur son article dans T.C., et il me répond en m’envoyant son dernier article dans la Vie intellectuelle de novembre sur “Sainteté et péché dans l’Église”. Très intéressant, mais pour moi encore insatisfaisant. Appeler “Église” la foi et les sacrements (Ecclesia, id est fides et fidei sacramenta) c’est donner au mot une extension qu’il n’a pas et c’est permettre à l’Église de ne jamais accepter l’accusation de péché, en se réfugiant toujours dans sa foi et ses sacrements, qui ne peuvent en effet qu’être saints. On dit que l’Église est pécheresse dans ses membres et non comme corps. Mais ne fait-on pas alors du péché des membres de l’Église des péchés purement privés qui n’entachent jamais l’Église ? Tout cela n’est pas clair et m’apparaît vouloir sauver une face. La position de l’Abbé Chavasse me paraissait beaucoup plus éclairante et proche de nous ». L’autre article de Congar qui est mentionné est la « Lettre sur la Saint-Barthélemy », Témoignage Chrétien », 24 août 1947. 210 Cf. Thurian à Couturier 26 novembre 1947, et, à la même date, à Villain, PMV. Dans le même sens, cf. ensuite une lettre ultérieure à Couturier du 26 février 1948, PPC, et le témoignage de M. Villain, « Histoire du groupe interconfessionnel des Dombes », Dialogue œcuménique, Taizé, 1964, p. 8-22.

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désormais « au premier plan » de ses préoccupations le problème de l’unité de l’Église211. « Quand bien même chaque frère a un ministère particulier dans la communauté, tous ont un grand intérêt pour les problèmes de la réunion en un seul corps des membres du Christ déchirés visiblement », souligna en ce sens Thurian dans une présentation structurée de sa propre communauté écrite à la demande de l’abbé Couturier pour un recueil d’études sur les nouvelles communautés protestantes212. Cet ouvrage n’étant finalement pas sorti, elle sera ensuite publiée dans Verbum Caro. La reprise de la deuxième série des rencontres de la « cellule » interconfessionnelle des Dombes n’arrêta pas en particulier l’expérience des colloques plus restreints commencée au couvent franciscain de Mâcon ; une expérience qui, après le départ pour Marseille du père Darmancier, fut poursuivie avec une certaine régularité à Lyon où, en mai 1947, avec l’autorisation du cardinal Gerlier, fut aussi invité Franz Leenhardt qui fit un exposé sur l’eucharistie213. De nouveaux contacts avec le milieu catholique lyonnais furent en outre offerts par la participation de Schutz et Thurian, en juillet 1946, à la deuxième session des « journées ecclésiologiques » ou « œcuméniques », organisées une fois par an par l’abbé Couturier et le père Villain depuis 1945. Elles se tenaient au début dans la maison de retraite jésuite de Saint-Egrève, près de Grenoble, dans le but d’offrir aux prêtres et aux religieux des instituts lyonnais et des grands séminaires des diocèses voisines une occasion de formation et d’information œcuménique, et de donner, en même temps, aux intervenants catholiques des rencontres du « groupe des Dombes » la possibilité de vérifier leurs hypothèses avec le public plus large de la semaine lyonnaise. Tout à la fois retraite spirituelle destinée à promouvoir la prière pour l’unité et réunion théologique, la rencontre de Saint-Egrève permit aux « clunisiens » de présenter pour la première fois à un auditoire catholique élargi leur conception de l’œcuménisme, en inaugurant une présence pro­ testante aux journées œcuméniques lyonnaises qui, à partir de 1946, devint habituelle214. De nouvelles occasions surgirent aussi à un niveau plus local

211 Cf. Thurian à Villain, 26 mars 1947, PMV. 212 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit. Sur la genèse de l’article et sur le plan de l’ouvrage sur les communautés protestantes prévu par l’abbé Couturier, cf. la lettre du 22 novembre 1947 que Max Thurian lui envoya, PPC, proposant pour sa contribution une articulation en trois parties : une première partie sur Le sens et le rôle des communautés régulières au sein de l’Église, une deuxième consacrée à la présentation du « visage concret » de la communauté « clunisienne » — celle qui sera effectivement publiée plus tard avec quelques allègements dans la revue dirigée par Leuba — et une troisième consacrée à La discipline spirituelle communautaire, dans laquelle « quelques pages de spiritualité communautaire » pourraient laisser percevoir « quelque chose de notre vie intérieure ». Sur le manuscrit et sur le projet de l’ouvrage, cf. Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 182. 213 Cf. Gerlier à Villain, 29 avril 1947, Thurian à Villain, 31 octobre 1946 et 26 mars 1947, PMV, et à Couturier 18 avril 1947, PPC. Cf. aussi Couturier à de Saussure, 21 juillet 1947, PdS. 214 Cf. Thurian à Villain, 1er juin 1946, PMV. Sur les journées œcuméniques lyonnaises, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 590-592.

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pour faire connaître leur vocation œcuménique. En effet, l’évêque d’Autun, encouragé à avoir une attitude de « prudente bienveillance » par le nonce et par Pie XII lui-même, qu’il rencontra à l’occasion de sa première visite ad limina en novembre 1946215, autorisa, au cours de la semaine de prière pour l’unité du mois de janvier suivant, une première réunion œcuménique restreinte. Elle se tint à Chalon-sur-Saône, où Marcelle Clair, une « sainte femme, […] fanatique disciple de l’abbé Couturier », offrit son appartement pour une rencontre discrète sur l’épitre aux Romains entre Schutz, Thurian, deux prêtres diocésains — le vicaire général Fernand Guimet et Louis Troncy, professeur de lettres dans un collège de la ville — et deux couples, un catholique et un protestant216. Réitérée l’année suivante avec un nombre légèrement plus élevé de participants — parmi lesquels Gaston Chautard, juge de paix de Cluny très lié à Schutz, et le lausannois Claude Bridel, pasteur à Chalon —, la rencontre offrit surtout aux « clunisiens » et au vicaire général d’Autun l’occasion de poursuivre le chemin de la « bonne connaissance » réciproque217. Au-delà des frontières de la Bourgogne et de la région Rhône-Alpes, ce fut aussi grâce à ses relations lyonnaises que la jeune communauté résidente établit ses premiers contacts outre-manche. À la recherche d’une formule de vie religieuse plus définitive, elle regardait en effet avec intérêt l’expérience de certaines communautés anglicanes qui étaient associées depuis les années 30 aux premières cellules du « monastère invisible » de l’abbé Couturier218 ; un intérêt qui se concrétisa en juin 1947 par un bref séjour en Angleterre, où Schutz et Thurian eurent la possibilité de participer pendant quinze jours à la vie religieuse, « parfaitement catholique », d’une paroisse anglo-catholique de l’hinterland londonien et de visiter plusieurs des monastères anglicans nés à la suite du grand revival communautaire promu par le mouvement

215 Sur la visite à Rome de l’évêque d’Autun le 18 novembre 1946, cf. Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 9, rapportant aussi un extrait de la lettre de remerciement de Max Thurian du 24 février 1947 pour l’autorisation de la rencontre. 216 Cf. le témoignage du père Troncy envoyé à fr. Alois le 28 août 2008, DT. Sur Marcelle Clair, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 485-486 et 502-503. Sur l’abbé Guimet, nommé « aumônier du maquis » à la fin du mois d’août 1944, cf. B. Comte, L’honneur et la conscience : catholiques français en résistance, 1940-1944, Paris, 1998, p. 177, et Chantin, Des temps difficiles, op. cit., p. 44. 217 Cf. Thurian à Couturier, 20 janvier 1948, PPC. 218 Cf. Thurian à Villain, 4 mars 1947, PMV, et 31 mai 1947. Le contact principal fut avec l’anglican Henry R.T. Brandreth de la Community of the Good Shepherd, que le prêtre des Chartreux avait rencontré au cours de son premier voyage en Angleterre en 1937 et avec lequel il avait entretenu une correspondance régulière ; sur le réseau anglican de l’abbé Couturier cf. surtout Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 329 sqq. Sur Henry R.T. Brandreth, ancien secrétaire de la Seven Years Association, association laïque anglicane, puis de l’Oratory of Good Shepherd, cf. Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 126, et G. Tibbatts, The Oratory of the Good Shepherd. The First Seventy-Five Years, London, 1988.

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d’Oxford219. Ils connurent ainsi la « spiritualité militaire » de la Society of St. John the Evangelist des Cowley Fathers d’Oxford, la « vie communautaire et fraternelle » de la Communauté de la Résurrection de Mirfield, dont la vocation d’être pour l’Église un appel prophétique à une authentique communauté chrétienne fut perçue comme particulièrement proche de leur propre vocation, la forte discipline spirituelle et intellectuelle de la Society of the Sacred Mission de Kelham et « le pur style de vie bénédictine » de l’abbaye de Nashdom220. Première rencontre avec l’anglicanisme, le voyage en Angleterre permit aux « clunisiens » d’établir des contacts significatifs et durables avec certaines des communautés visitées. Il leur permit aussi de saisir le rôle que l’Église anglicane pouvait jouer dans le mouvement œcuménique, en adoptant l’évaluation classique de l’anglicanisme comme « voie moyenne » et comme « Église-pont », réunissant en elle les différents courants du christianisme. Mais le séjour anglais les confirma surtout dans une double conviction fondamentale. D’une part, celle du rôle particulier de chaque Église historique en vue de l’unité, comme le souligna Schutz en écrivant d’Oxford à l’abbé Couturier : « Nous avons mieux saisi le rôle prophétique (c’est là son génie propre, son charisme particulier) que notre Église pourra jouer à nouveau221 ». D’autre part, la conviction qu’il était important que même l’Église protestante aussi, comme l’Église anglicane, accepte en son sein « un mouvement de catholicité qui fasse pénétrer dans ses rangs le souffle de la grande tradition de l’Église universelle » ; et cela, en réintégrant et en adaptant quelques valeurs traditionnelles — comme celles qui étaient vécues en de nombreuses expériences monastiques — appartenant au trésor commun de toutes les Églises chrétiennes222. 4.3. Le simultaneum

Au début de 1948, le contexte de la jeune « Communauté de Taizé-lèsCluny » — nom qu’elle décida de se donner « par discipline », en raison de

219 Sur le voyage en Angleterre, cf. surtout l’article qui suivit de M. Thurian, « Œcuménisme. Communautés anglicanes », Verbum Caro, 10/2 (1949), p. 83-87. Sur l’éclosion de communautés religieuses anglicanes au xixe siècle, cf. surtout la deuxième édition de P. Anson, The call of the cloister : religious communities and kindred bodies in the Anglican Communion, London, 19642, et Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 64 sqq. Le voyage en Angleterre de juin 1947 a été abordé aussi par Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 116-118. 220 Cf. Thurian, « Œcuménisme », art. cit. Il s’agissait essentiellement des mêmes communautés visitées par Bonhoeffer au début de 1935 pendant son séjour en Angleterre ; cf. Müller, Schönherr, « Postface » à Bonhoeffer, De la vie communautaire, op. cit., p. 176-205. 221 Cf. Schutz à Couturier, 17 juin 1947, PPC, citée dans Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 185, et R. Clément, « Quelques initiatives dans la marche vers l’Unité Chrétienne », Nouvelle Revue Théologique, 75/6 (1953), p. 601-616. 222 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit.

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la gêne que continuait à provoquer dans les milieux réformés l’évocation de l’ancienne abbaye bénédictine223 — était donc assez différent de celui de son arrivée en Bourgogne trois ans plus tôt. En effet, après une première période de relative discrétion, elle avait désormais réussi à se faire connaître dans le paysage composite de l’œcuménisme francophone et à recevoir des signes importants de reconnaissance. Et cela aussi bien de la part des autorités de l’ERF — au printemps 1948 la Commission pour le ministère pastoral inscrira Max Thurian au rôle des pasteurs de l’Église réformée de France224 —, que de la part des autorités catholiques locales, notamment de l’évêque d’Autun, qui, le 29 novembre 1947, de passage à Cluny pour une visite à Paray-le-Monial, accepta de rencontrer Schutz et Thurian à l’« Aumônerie des Écoles », pour découvrir personnellement une communauté « de plus en plus connue dans le diocèse et en France »225. « Très ouvert — le qualifia Thurian en écrivant deux jours plus tard à l’abbé Couturier —, surpris peut-être de nous trouver plus “catholiques” qu’il ne pensait, désireux de garder le contact et d’entretenir de bons rapports226 », pour sa part, Mgr Lebrun fut positivement frappé par les deux jeunes suisses, « très intelligents, simples, aimables et déférents », des âmes contemplatives fascinées et attirées par la liturgie : c’est ainsi qu’il les décrivit au nonce, deux jours plus tard, après un long entretien de deux heures auquel avait assisté aussi le curé de Saint-Marcel, l’abbé Jean Bortaud227. Ce dernier s’était trouvé à Taizé quelque jours plus tôt pour une rencontre œcuménique discrète entre des étudiants catholiques et protestants de Cluny228. Longtemps attendue par les « clunisiens », la rencontre avec l’évêque d’Autun porta « de beaux fruits229 ». Elle fut suivie peu de temps après par une deuxième « longue et cordiale conversation230 », au cours de la visite que l’évêque rendit à Taizé le 15 janvier 1948, accompagné par le vicaire

223 Cf. ibid. 224 Cf. la lettre du président de l’ERF, Marc Boegner, au pasteur André Aeschimann de la Commission du Ministère Pastoral du 30 avril 1948, AERF, 107 AS 176, et le texte joint avec la décision positive de la Commission réunie en assemblée à Grenoble le 3 juin 1948. 225 Cf. Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 10, et le témoignage déjà évoqué de l’abbé Dutroncy. Cf. aussi la Note confidentielle au sujet de la Communauté protestante dite « Cluny » à Taizé (Saône et Loire) du 10 mars 1948, 2 p. dact., AADL. 226 « Nos frères pendant ce temps priaient pour nous. Ce fut magnifique. Nous avons pu lui exposer l’idéal de notre communauté, le sens de notre œcuménisme, la situation actuelle du protestantisme et de l’œcuménisme dont il était assez ignorant. Il se montra très réjoui de courants nouveaux. Il nous pria de lui exposer les griefs que nous avions contre l’Église romaine, les difficultés dogmatiques que nous rencontrions etc… Nous ne pouvions tout dire, aussi nous nous sommes bornés au problème de l’Église et à celui de la doctrine et de la piété mariales. Il a eu des paroles très fortes et encourageantes concernant les réformes nécessaires de l’Église » ; cf. Thurian à Couturier, 2 décembre 1947, PPC. 227 Cf. Lebrun à Roncalli, 1er décembre 1947, citée dans dans Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 10. 228 Cf. Thurian à Couturier, 2 décembre 1947. 229 Cf. Thurian à Villain, 15 avril 1948, PMV. 230 Cf. Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 10.

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général Guimet. Resté sur « l’impression très nette d’âmes extrêmement sympathiques en marche vers l’Église Catholique […], mais retenues par tout un passé, et sans doute encore par bien des erreurs », il reconnaissait que « la grâce de Dieu » était à l’œuvre dans ces âmes qu’il ne lui semblait pas opportun de faire sur elles « aucune avance précise, ni aucune pression pour hâter un retour à l’Église Catholique »231. Mgr Lebrun fut sensible aux arguments avancés par Schutz : celui-ci essaya évidemment de le faire revenir sur la décision d’avril 1945, par laquelle le diocèse avait retiré à la communauté l’autorisation tacite de l’abbé Dutroncy d’utiliser la petite église de Taizé pour célébrer l’office quotidien. Dans une note préparée aux débuts de mars 1948 pour le cardinal de Lyon et pour le nonce Roncalli, communiquée ensuite quelques jours plus tard à Schutz par le vicaire général du diocèse, les arguments mêmes des « clunisiens » — l’élargissement de la communauté, les visites plus fréquentes de nombreux pasteurs, et surtout la présence d’une vingtaine de jeunes — justifièrent ainsi l’autorisation que l’évêque d’Autun donna à la pratique du simultaneum pour l’église du village232 ; une pratique qui, encore en usage en plusieurs lieux de l’Alsace et dans le canton de Vaud, permettait l’utilisation d’un même édifice religieux par les cultes catholique et protestant, à condition que les protestants n’utilisent pas le chœur, réservé aux catholiques, et qu’aucun catholique n’assiste aux offices protestants233. Cette autorisation à utiliser la petite église de Taizé fut donc le fruit d’une décision de Mgr Lebrun, qui en avril en parla au nonce et fin mai lui fit parvenir une deuxième note confidentielle, transmise à son tour par le nonce Roncalli au Saint Office234. Ce fut une démarche importante

231 Cf. la Note confidentielle au sujet de la Communauté protestante dite « Cluny ». 232 Cf. ibid. et les remerciements de Schutz du 24 mars 1948, cités dans Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 12-13 : « Cela nous aurait été si douloureux d’aménager à côté de l’église de Taizé une autre église indispensable pour nos offices et de témoigner ainsi visiblement de la division des chrétiens et encore davantage du déchirement du Corps du Christ ». 233 Cf. la Suite à la note confidentielle du 10 mars 1948 sur la communauté protestante dite « de Cluny », en résidence à Taizé, du 22 mai 1948, 1 p. ds, AADL ; à ce propos, cf. aussi Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 122. Pour quelques allusions à l’origine du simultaneum en Suisse romande, cf. O. Christin, « Le temple disputé : les Réformés et l’espace liturgique au xvie siècle », Revue de l’histoire des religions, 222/4 (2005), p. 491-508, et M. Baumann, J. Stolz, La nouvelle Suisse religieuse : risques et chances de sa diversité, Genève, 2009, p. 98-99 (éd. or. Bielefeld, 2007). Sur la même pratique en Alsace, cf. C. Muller, B. Vogler, Catholiques et protestants en Alsace : le simultaneum de 1802 à 1982, Strasbourg, 1983. 234 Cf. Lebrun, Les humbles débuts de Taizé, op. cit., p. 13, qui rapporte que le nonce Roncalli aurait transmis à Rome la Suite à la note confidentielle du 10 mars 1948 et que cette note aurait ensuite été égarée, ce qui créera de sérieux problèmes dix ans plus tard ; cf. la correspondance postérieure, de juin 1958 à janvier 1959, entre Mgr Lebrun, le card. Giuseppe Pizzardo, secrétaire du Saint-Office, le dominicain Paul Philippe, le jésuite Charles Boyer et le nonce à Paris, Paolo Marella, ADA. Mgr Lebrun parla certainement du simultaneum au nonce, qui le reçut en audience le 19 avril 1948 ; cf. Anni di Francia, op. cit., p. 447. Sur l’autorisation, cf. ensuite la lettre de Thurian à Villain du 26 mai 1948, PMV : « Nous venons

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dans l’évolution du noyau résident réuni autour de Schutz ; elle ouvrit en fait officiellement et symboliquement une nouvelle phase dans les rapports avec l’Église catholique de la jeune communauté protestante, qui verra dans la restauration et l’inauguration du simultaneum le jour de Pentecôte 1948 les prémices « d’une aventure magnifique et délicate235 ».

d’apprendre confidentiellement (et je vous prie de garder cela pour vous et l’Abbé Couturier strictement) que Mgr d’Autun n’a pu nous donner ce simultaneum de lui-même et qu’il a dû en référer au Nonce apostolique pour être appuyé du côté de Rome. Cette permission prend donc un poids très grand. Mais il vaut mieux garder cela en nous comme une belle espérance. Là encore nous touchons du doigt les fruits de la prière de notre Père Couturier et de vos contacts personnels avec tous ces hommes ». 235 Cf. Thurian à Couturier, 28 avril 1948, PPC.

chapitre I V  

Un « monastère » protestant (1948-1953)

1. P  âques 1948 – Pâques 1949 : la décision de la profession « No formal vows of poverty, chastity and obedience. But their way of life comes to almost the same thing » ; c’est ainsi que le 2 août 1948, le premier article sur Taizé, paru dans la presse anglophone, présentait de manière synthétique la forme prise par la « first Protestant monastic community in France », une jeune communauté « eager to introduce a “reformed monasticism” into Protestantism »1. Ce n’était pas la première fois que l’expression, à certains égards paradoxale, de monastère protestant apparaissait dans la presse, associée au nom de la communauté qu’à l’époque Schutz et Thurian désignaient le plus souvent comme « communauté réformée de Taizé-lès-Cluny », avant d’abandonner définitivement la référence à l’ancienne abbaye bénédictine2. En effet, comme nous l’avons évoqué, en août 1947 déjà, la revue Réforme avait consacré un premier reportage au « monastère » protestant de Taizé3. Le terme était cependant mis entre guillemets, car Paul Ricœur, auteur de l’article qui ouvrait le reportage, mettait tout l’accent plutôt sur le renouveau communautaire dont Taizé représentait pour lui une expression originale et prometteuse. Du reste, l’absence de vœux perpétuels, qui auraient engagé définitivement les résidents dans les conditions exceptionnelles de vie liées à la particularité de leur vocation communautaire, semblait en ce sens décisive4. Dès lors, l’image suggestive d’un monastère protestant fera son chemin dans la presse catholique. Cette image fut aussitôt reprise dans un modeste article de La Croix, qui associait de manière subtile des termes soit paraphrasés soit explicitement employés par Paul Ricœur. L’article présentait ainsi au grand public français, douze jours plus tard seulement, le premier et difficile « essai de monastère protestant » : l’essai qui avait été entrepris sur la colline bourguignonne par une petite communauté soucieuse de justifier sa propre 1 Cf. « Calvinists in Cowls », Time, 2 août 1948. 2 Cf. spécialement R. Schutz, M. Thurian, « La communauté réformée de Taizé-lèsCluny », Supplément de la Vie Spirituelle, 5 (1951), p. 481-487. Déjà en hiver 1949, Max Thurian avait signé pour la première fois un article en tant que membre de la « Communauté de Taizé » ; cf. M. Thurian, « Vie spirituelle et esthétique dans le protestantisme », Le Semeur, organe de la section française de la FUACE, 47 (février-mars 1949), numéro consacré à Les protestants et l’esthétique, p. 394-401. 3 Cf. « Un “monastère” protestant : Taizé », art. cit. 4 Cf. Ricœur, « Retour à la communauté », art. cit.

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existence face à une tradition notoirement méfiante par rapport à toute forme de vie religieuse rappelant l’expérience monastique5. Deux ans plus tard le franciscain de l’Atonement, Salvator Butler, s’exprimera lui aussi en termes semblables dans les pages françaises d’Unitas, le nouvel organe de l’unionisme du Vatican dirigé par le jésuite Charles Boyer6. En octobre 1949, un premier article était en effet consacré au « monastère protestant » de Taizé-lès-Cluny, au lendemain d’un passage crucial dans l’histoire de la communauté, « la prise des engagements » le matin de Pâques 1949, passage qui suscita évidemment soit les craintes, soit les attentes d’« un glissement vers le monachisme catholique7 ». Un an plus tôt déjà, le pasteur lyonnais Paul Eberhard, en visite à Taizé pendant la semaine de Pâques avec le pasteur Jacques Babut, secrétaire de la Commission pour les ministères de l’ERF, n’avait pas caché ses inquiétudes au Conseil national de l’Église réformée à propos du « durcissement de la règle qui préside à leur vie commune » et du « renforcement de l’autorité du directeur » qu’elle impliquait8. Par contre, l’état d’esprit du père Villain était tout différent : deux mois plus tard, il décrira en effet à l’évêque de Fribourg l’évolution la plus récente d’une communauté qu’il avait trouvée, en juin 1948, « extrêmement changée, équilibrée, joyeuse d’une joie tout évangélique, et d’idées ouvertement catholiques9 ». Invité en automne par l’abbé Couturier à rassembler des témoignages protestants sur les résultats positifs des rencontres interconfessionnelles pour un dossier œcuménique que le cardinal Gerlier était disposé à emporter à Rome à l’occasion de sa visite ad limina programmée pour décembre 1948, le religieux mariste soulignera encore plus clairement le « progrès constant » de la communauté : « fondée sur des principes calvinistes (bien qu’en rupture avec les pratiques de Calvin du point de vue de la vie religieuse communautaire) »,

5 E. Franchepré, « Un “monastère” protestant », La Croix, 14 août 1947 ; à ce propos, cf. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 257-258. 6 Cf. S. Butler, « Un monastère protestant à Taizé-lès-Cluny (Saône-et-Loire) », Unitas, édition française, 2/2 (octobre 1949), p. 139-140. Sur la naissance de l’association « Unitas » et ensuite en 1948 de la revue romaine homonyme, disponible aussi en édition française et, dès 1949, en édition anglaise, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 833 sqq. 7 L’expression est de l’ami de la communauté M. Du Pasquier, « La Communauté de Taizélès-Cluny », La Vie Protestante, 10 février 1950, p. 1-2. Il employait l’expression en termes interrogatifs, alors qu’il réagissait aux critiques envers une communauté qu’il présentait au contraire comme réponse efficace à l’« anémie irrésistible » d’une Église réduite à une association cultuelle. 8 Cf. le Procès-verbal du Conseil National du 12 avril 1948 et le Rapport pour le Conseil National sur la Communauté Réformée de Cluny, à Taizé, 4 p. dact., DT, de J. Babut, en « mission informative » à Taizé les 31 mars et 1er avril 1948. Sur le séjour des deux pasteurs, auxquels « nous n’avons rien caché », cf. en particulier la lettre de Thurian à Robert Giscard du 13 avril 1948. 9 Cf. Villain à Charrière, 13 juin 1948, PMV, lettre citée aussi dans Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 123.

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elle avait peu à peu retrouvé, dans un cadre liturgique et contemplatif, « tous les éléments de structure d’un ordre catholique »10. À la fin juillet 1948, plus ou moins semblable avait été aussi l’impression de fr. Milad Aïssa, nom arabisé de Noël Retailleau, assistant de René Voillaume et responsable du noviciat des Petits frères de Jésus à El-Abiodh, dans le désert algérien, où il était arrivé en 1935, deux ans après la constitution de la première fondation se réclamant de Charles de Foucauld11. Fr. Milad, en voyage en France à la recherche d’un lieu de stage où s’exercerait un premier discernement parmi les demandes toujours plus nombreuses d’entrée dans la fraternité, était en effet aussi passé par Taizé. Il avait alors été invité par Schutz, engagé depuis des mois dans la lecture des écrits de Charles de Foucauld, à participer à une rencontre œcuménique pour parler de l’attitude des Petits frères à l’égard de l’Islam12. Comme Petite sœur Magdeleine, elle aussi en visite pour la première fois à Taizé quelques jours plus tard, fr. Milad fera ainsi l’expérience de la rencontre prometteuse avec une communauté de sept jeunes frères « qui veulent faire revivre l’idéal monastique13 ». Très frappé par la forma vitæ et par

10 Cf. Couturier à Villain, 22 novembre 1948, PMV, et M. Villain, Témoignages protestants sur le bienfait des rencontres interconfessionnelles, s. d., 5 p. dact., PPC, avec des notes ms « Préparation d’un dossier pour Pie XII automne 1948 — avant voyage à Rome SchutzThurian en 1949 ». 11 Cf. le long dossier de A.-M. Henry, « Les fraternités Charles de Foucauld », La Vie Intellectuelle, 25 (octobre 1953), p. 128-152, et R. Voillaume, Charles de Foucauld et ses premiers disciples du désert arabe au monde des cités, Paris, 1998, p. 355 sqq. 12 « Roger, m’a dit s’être nourri pendant six mois des écrits du père de Foucauld » : cf. la lettre de fr. Milad aux Petits frères du 5 août 1948, APF, rapportée par Voillaume, Charles de Foucauld et ses premiers disciples, op. cit., p. 377. La lecture par Schutz de la vie de Charles de Foucauld de René Bazin remontait d’ailleurs déjà à l’été 1941 ; cf. des notes de son journal, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 35, et R. Bazin, Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Paris, 1921. Sur la préparation de la rencontre œcuménique programmée à Taizé pour la fin de juillet 1948, cf. la lettre du 7 juillet 1948 du vicaire général du diocèse d’Autun, Fernand Guimet, à Maurice Villain, PMV, où il expliquait à quelles conditions l’évêque autorisait la rencontre : « Elle est possible en ce qui concerne les questions de sociologie et de pédagogie. Elle ne l’est pas en ce qui concerne l’“unité chrétienne”. Monseigneur refuserait certainement aux prêtres qui lui en feraient la demande l’autorisation de traiter de questions de théologie au cours de cette journée ». 13 Cf. également la lettre de fr. Milad du 5 août 1948. Sur les impressions de Petite sœur Magdeleine lors de sa première visite à Taizé, de passage à Lyon, cf. un extrait de son journal, daté 30 juillet 1948, APS : « Départ pour Lyon, avec arrêt à Taizé, dans une communauté protestante. Ils sont là, neuf jeunes gens, n’acceptant pour l’instant aucune vocation de plus de trente ans et élevant des enfants qu’ils ont recueillis. Le village est catholique, mais sans prêtre depuis longtemps. Et ces religieux protestants essaient de le faire revivre chrétiennement, mais dans la ligne catholique. Comme ils n’avaient pas encore de lieu de culte, Mgr l’Évêque d’Autun leur a permis de célébrer leur liturgie dans l’église catholique. Ils sont très sympathiques et il nous semble que nous nous entendrons très bien sur beaucoup de points ». Toujours de Petite sœur Magdeleine cf. en outre la lettre au P. Voillaume du 31 juillet, citée dans Petite Sœur Magdeleine de Jésus, Du Sahara au monde entier. Les Petites Sœurs de Jésus sur les traces du Frère Charles de Jésus, Paris, 1982, p. 281.

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le climat « tout imprégné de charité fraternelle » de la jeune communauté protestante, il écrira dix jours plus tard dans une lettre aux Petits frères : « Vie à tendance bénédictine, mais très imprégnée d’esprit franciscain […]. Peu à peu — ajoutait-il —, ils retrouvent les valeurs religieuses : la consécration à Dieu par les trois vœux, l’office divin, la communion chaque jour. […] On aurait dit une de nos petites fraternités14 ». L’image d’un « monastère protestant » n’était pas recherchée, elle était même parfois plutôt subie par une communauté qui, jusqu’à la fin des années 50, manifestera dans son ensemble un certain malaise à recourir à la terminologie monastique, préférant nettement l’expression de « communauté régulière15 » ou de « communauté cénobitique16 ». Mais depuis l’été 1948, cette image commença à se répandre dans les différents réseaux où Schutz et surtout Thurian avaient désormais réussi à s’insérer. Il y eut dans ce sens des clarifications, comme celle du pasteur de Saussure. En février 1950, face à ceux qui déploraient une « tendance au monachisme », conduisant inévitablement au retour de la pratique de la « double morale »17, il défendait dans Le Semeur Vaudois le choix du célibat des deux communautés nées en Suisse romande, s’exprimant avec l’autorité de quelqu’un qui avait contribué de manière décisive à leur fondation et qui venait juste de terminer un long séjour à Taizé : « nos communautés sont aux antipodes du monachisme, puisque monos, en grec, signifie seul et […] Taizé et Grandchamp cherchent au contraire à vivre en commun, ce qu’on ne peut faire dans l’éparpillement de nos paroisses18 ». Toutefois, à l’automne 1948, Thurian lui-même, dans la vaste présentation de sa propre communauté publiée par Verbum Caro dont on a déjà parlé, avait exprimé, bien qu’avec quelques précautions, cette intention du noyau résident « clunisien » : s’inspirer de « la grande tradition monastique » et chercher un équilibre entre la volonté de ne pas succomber au complexe anti-cénobitique réformé en poursuivant l’originalité à tout prix, et l’exigence de trouver une formule de vie communautaire « qui ne soit pas

14 Cf. fr. Milad aux Petis frères, 5 août 1948. 15 À ce propos, cf. surtout l’article de M. Thurian dans le trimestriel de l’Abbaye de Maredsous, Esprit et Vie, « Les communautés régulières dans l’Église Réformée », 3/4 (1950), p. 471-482. 16 « Le mot monastique, dérivant du grec μόνος, évoque la solitude ; il est impropre. Il faut parler de communautés cénobitiques (du grec κοινός βίος = vie commune), c’est-à-dire d’hommes ou de femmes qui ont une vie commune. On peut également utiliser l’expression communauté régulière, c’est-à-dire communauté ayant accepté une règle de vie commune » ; cf. R. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », Verbum Caro, 33/1 (1955), p. 14-28. 17 Cf. en particulier M. B., « Lettre du Jura bernois », Le Semeur Vaudois, 31 décembre 1949, rapportant une intervention du pasteur M. Georges Marchal, professeur de théologie à Paris, sur L’idée de communauté et la théologie protestante, lors de la rencontre des pasteurs du Jura bernois, du Pays de Montbéliard et de la Haute-Alsace qui avait eu lieu le 26 septembre précédent à Mulhouse. 18 Cf. J. de Saussure, « Communautés et réforme », Le Semeur Vaudois, 4 février 1950.

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étrangère à l’esprit du protestantisme »19. Tout en sachant que la forme et l’existence même de la communauté ne satisferait ni certains protestants, ni certains catholiques, qui la considéraient ou trop ou trop peu conforme à la tradition monastique, pour lui, le désir de la communauté de Taizé-lès-Cluny était en effet « que des monastères protestants puissent devenir des lieux de travail, de rencontre et de prière œcuménique, des ponts entre frères chrétiens séparés20 ». Les oscillations de vocabulaire en cette fin des années 40 étaient manifestement le reflet d’une accélération de l’évolution de la communauté de Taizé dans le sens monastique. Au printemps 1948, cette accélération se concrétisa notamment dans la décision de franchir le seuil que le noyau résident « clunisien » s’était, jusqu’à ce moment-là, interdit d’outrepasser : l’engagement à reconnaître, par une profession explicite, le caractère définitif de ses conditions de vie, le célibat, la communauté des biens et l’acceptation d’une autorité. Ces conditions n’étaient plus présentées seulement comme fonctionnelles pour l’exercice d’un ministère ecclésial ou pour la formation d’une communauté résidente, mais de plus en plus clairement comme un état de vie évangélique possible, comme la réponse à une vocation chrétienne complémentaire de celle du mariage, comme telle caractérisée par la même exigence intrinsèque d’être définitive. La décision d’une profession définitive consistant à prendre ensemble des « engagements » — terme longtemps préféré à celui de « vœux »21 — fut l’aboutissement d’un processus qui s’était imposé à partir de l’expérience existentielle des membres du premier noyau résident. Ils n’avaient pas de doutes sur le caractère irrévocable de leur choix de vie, mais ils ressentaient toujours plus clairement l’exigence de ratifier leur détermination intérieure, afin de consolider une existence communautaire qui présentait encore des degrés d’appartenance divers et trop mobiles. Cette décision, plus que le fruit d’une réflexion théorique, fut le terme implicite d’une évolution collective au bout d’une phase provisoire d’exploration ; jusque-là, cette évolution avait aussi été ralentie par l’indécision de certains aspirants « clunisiens », parfois exposés aux pressions de ceux qui, dans leurs Églises respectives, freinaient leurs élans vers une orientation de vie, considérée par plusieurs avec méfiance22. Dans

19 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit. 20 Ibid. 21 « Il est peut-être bon de dire ici notre préférence pour l’expression engagement, qui ne sous-entende pas de valeur méritoire comme il peut en être pour le mot vœu, et qui exprime mieux la vérité essentielle du don de la personne au Christ, dans sa totalité, par un mouvement dynamique de course en avant » ; cf. l’article déjà évoqué de Schutz, « Naissance de communautés », Verbum Caro, art. cit. 22 « Nous souffrons beaucoup — écrivait Thurian à de Saussure en juin 1948 en commentant les départs de Pierre Suter et de René Henny — de voir que le manque de tradition monastique dans notre Église pousse des directeurs spirituels les mieux intentionnés à notre égard, à écarter des vocations communautaires, à inviter au mariage et à une vie dite normale

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l’article déjà évoqué sur La Communauté de Cluny, publié en automne 1948, Max Thurian montrait qu’un pari était désormais évident sur le pouvoir unificateur d’une consécration formelle à Dieu en vue de construire la communauté : « Si l’engagement n’est que temporaire — écrivait-il —, outre une instabilité communautaire et individuelle considérable, on favorise la volonté propre et le subjectivisme dans l’ordre de l’obéissance à la vocation. L’engagement déposé dans les mains de Dieu par l’intermédiaire de la communauté ne peut être révoqué que par Dieu s’exprimant à travers la communauté23 ». « Une très grande soif de prière et de consécration » et d’autre part l’exigence de donner une physionomie plus marquée et plus stable au noyau de ceux qui manifestaient une claire aspiration à vivre « l’absolu de l’Évangile », en abandonnant « les compromis que nous avons dû faire par prudence »24, contribuèrent donc conjointement à provoquer la décision. Celle-ci était déjà prise depuis quelques mois lorsque Thurian présenta la communauté dans Verbum Caro. Elle s’imposa en particulier à partir du moment où des « coïncidences étonnantes », entre Pâques et Pentecôte 1948, offrirent à Schutz la confirmation et la certitude qui, jusque-là, avaient manqué25. Auparavant, il avait été retenu de prendre la décision d’une profession formelle, car il était préoccupé par le caractère provisoire de sa propre construction communautaire du point de vue matériel et qu’il était conscient de la nature à la fois fragile et « violente » de ses premiers membres26. Avant même d’être justifié, le franchissement du seuil27 fut en effet décidé pendant quelques « journées essentielles et décisives » du printemps 194828. L’entrée dans l’église du village la nuit de Pentecôte, après que fut accordée l’autorisation attendue de pratiquer le simultaneum, et surtout l’arrivée à Taizé, la semaine avant Pâques, d’un jeune étudiant parisien, à qui s’imposa le choix de rejoindre le groupe résident avec toute l’immédiateté de la rencontre imprévue et décisive, tout cela effaça chez Roger Schutz ses dernières craintes et le poussa à formaliser un clair « appel à la vocation monastique29 ». Les deux mois qui s’écoulèrent entre la semaine sainte et celle de Pentecôte 1948 furent riches de « journées de grâce », mois au cours desquels la recherche d’un rapprochement avec

des garçons qui nous sembleraient devoir être encouragés à nous suivre » ; cf. Thurian à de Saussure, 24 juin 1948. 23 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit., sur lequel cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 198-200. 24 Cf. Thurian à Villain, 15 avril 1948, et, à la même date, à Couturier, PPC. Cf. ensuite Schutz à Robert Giscard, 30 novembre 1948, DT. 25 Cf. Schutz à Robert Giscard, 30 avril 1948, DT. 26 « C’est Dieu seul qui a pu unir des natures violentes comme celles des trois premiers frères, Max, Pierre et moi-même. Aussi en face des craintes légitimes que peuvent nous donner nos natures, il ne nous reste qu’à nous abandonner » ; cf. Schutz à Giscard, 2-3 juillet 1948, DT. Cf. ensuite, dans le même sens, les lettres du 26 mai et du 11 décembre 1948, DT. 27 « Cette ornière d’égoïsme et d’incrédulité » : cf. Schutz à Robert Giscard, 26 mai 1948, DT. 28 Cf. Thurian à Villain, 15 avril 1948. 29 Cf. Schutz à Robert Giscard, 30 avril 1948.

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l’Église catholique de la région trouva une première reconnaissance, prudente mais importante, dans la messe célébrée le lundi de Pentecôte à Taizé par le curé de Saint-Gengoux-le-National, l’abbé Dutroncy30. Il y eut aussi, après les départs des mois précédents, quelques nouvelles vocations « assoiffées d’absolu » qui confirmèrent l’orientation à entrer toujours plus résolument « dans une voie monastique et contemplative31». Ce temps fut donc celui où se manifesta avec une nouvelle et pressante évidence la perception, latente depuis longtemps, de « la nécessité organique de vœux définitifs32 ». « Savoir […] qu’un frère aussi pénétré des réalités monastique nous était donné, nous porte incomparablement. […] Chacun s’est approfondi dans la vocation, me semble-t-il, et en comprend mieux encore que par le passé la valeur » : ainsi écrivait Roger Schutz à Robert Giscard, l’un des trois jeunes français arrivés depuis peu sur la colline33. Âgé de vingt-six ans, il était étudiant en médecine, d’origine lyonnaise, mais depuis longtemps il résidait à Paris avec sa famille en raison du travail de son père. La famille, appartenant à la bourgeoisie protestante française, très pratiquante, était composée de deux fils, Robert et Alain, son cadet de six ans, et de trois filles. L’aînée était depuis peu passée au catholicisme avant son mariage célébré par le prédicateur très connu de la paroisse Saint-François-Xavier, Georges Chevrot, pionnier de la pastorale liturgique, engagé dans la résistance et point de référence parisien de l’abbé Couturier34. Membre actif de la « Fédé », branche française de

30 Cf. Thurian à Villain, 26 mai 1948, DT, et le témoignage de l’abbé Dutroncy, qui dans les notes des années 60, que nous avons déjà mentionnées, rappelait qu’il avait remplacé le curé de Cormatin, celui-ci s’étant dérobé à la dernière minute. « La veille, le frère Roger m’appelle au téléphone — on lui avait rapporté des propos désobligeants pour l’Évêque d’Autun. “L’évêque, disait-on, avait livré l’église catholique aux protestants”. Le frère me faisait savoir qu’il avait prié le curé de Cormatin de monter à Taizé célébrer la messe. Cette messe devait démontrer aux esprits inquiets que leur blâme était sans fondement, puisque l’église de Taizé devenait simplement comparable à ces églises, où, chaque dimanche, les deux cultes se succèdent dans un même sanctuaire. Le curé de Cormatin s’étant dérobé, le frère me demandait s’il pouvait s’adresser à un des curés voisins. Je lui répondis qu’aucun prêtre ne consentirait à passer outre aux réserves du curé responsable de Taizé. Je priai le frère de patienter un moment lui promettant de le rappeler dans quelques minutes. J’appelai aussitôt l’évêque d’Autun au téléphone. Celui-ci me demanda d’aller, dès le lundi de Pentecôte, célébrer la messe à Taizé. “Faites passer par les curés du voisinage une invitation aux fidèles à se rendre à cette messe. Dites vous-même, à l’assistance, ce que vous pourrez ajouter pour expliquer ce qu’est le simultaneum, le mouvement œcuménique et comment les catholiques doivent y participer”. Le lundi, à 9 h. la petite église était remplie de curieux. Les frères servirent ma messe. […] En descendant, un monsieur m’aborde pour me déclarer son accord avec ces propos, mais il ajoutait : “ma sensibilité pourtant se révolte contre cette confusion” ». 31 Cf. Thurian à Couturier, 15 avril 1948. 32 Cf. Giscard à Schutz, 23 mai 1948, DT. 33 Cf. Schutz à Robert Giscard, 9 avril 1948. 34 Sur Georges Chevrot, cf. H. de Lubac, Notice sur la vie et les travaux de Georges Chevrot, Paris, 1959, Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 533-534, et J. Chevrot, Une figure influente de l’Église parisienne du xxe siècle, Georges Chevrot, Paris, 2002. Robert Giscard

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la FUACE, Robert Giscard était aussi attiré par la liturgie dans laquelle il voyait la promesse de nouveaux « horizons spirituels35 ». Il était venu pour la première fois à Taizé le dimanche des Rameaux 1948 pour une semaine de retraite, sur le conseil de son ami, Georges Velten ; celui-ci était pasteur à Saint-Nazaire de la Mission Populaire Évangélique de France, une institution d’action sociale et d’évangélisation populaire née en 1871 de la rencontre entre le pasteur écossais Robert Mac All et quelques ouvriers parisiens du quartier Belleville, après la répression de l’expérience communarde36. Georges Velten avait connu le groupe réuni autour de Schutz pendant la guerre à l’occasion du séjour qu’il avait fait à Genève pour étudier la théologie. Pour cela il avait été un interlocuteur critique de Robert Giscard en ce qui concerne son choix soudain de s’engager avec le noyau résident « clunisien » durant la période qui s’écoula entre Pâques 1948 et la profession des sept premiers membres de la communauté, à Pâques de l’année suivante — année durant laquelle il termina à Paris ses études en médecine. Tout en appréciant le projet communautaire des jeunes de Taizé, Velten avait des difficultés à comprendre la décision soudaine de son ami ; il craignait qu’elle soit le fruit du « déterminisme émotif » d’un tempérament impulsif et imaginatif plus que d’un discernement prenant en compte toutes les implications d’une vocation si inédite et exigeante37. Rien n’ébranla toutefois la détermination de l’étudiant en médecine, ni les invitations à la prudence de Velten qui, saisissant difficilement l’« exceptionnalité » de ces premières vocations communautaires, recourait au conseil classique de soumettre une décision si importante à l’épreuve du temps, ni les réaction familiales; dans la « vie folle de Paris et des études », Robert se sentait « plus que jamais […] perdu, isolé, déraciné », loin de Taizé et surtout loin de celui en qui, un mois seulement après leur première rencontre, il reconnaissait déjà « non seulement un frère spirituel qui nous a engendré en Christ, mais aussi le père à qui Dieu délègue ses pouvoirs pour exercer l’autorité et l’amour »38. La genèse la plus proche de la décision de prendre des « engagements » pour toute la vie — et en particulier celui du célibat — a donc coïncidé,

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était aussi en contact avec le célèbre curé parisien ; cf. ses lettres à Schutz du 4 novembre 1948 et du 9 janvier 1949, DT. Pour les informations concernant la famille Giscard, je renvoie surtout au témoignage de fr. Alain Giscard (Taizé, 30 juillet 2010) et aux riches extraits de correspondance qu’il m’a transmis durant l’été 2016, Tensions familiales symptomatiques, 26 p. dact. Cf. Robert Giscard à Schutz, 18 février 1948, DT. Sur la figure de Georges Velten, cf. J.-P. Morley, La Mission Populaire Évangélique (18711984), Les surprises d’un engagement, Paris, 1993, p. 63, et surtout J. Baubérot, Le pouvoir de contester. Contestations politico-religieuses autour de « mai 68 » et le document « Église et pouvoir », Genève, 1983, p. 129-131. Sur la Mission Populaire, cf. ensuite Y. Redalié, Mission Populaire. Itinéraires de la Mission Populaire Évangélique de France, Genève, 1981. Cf. en particulier Giscard à Schutz, 28 juin 1948, DT. Cf. Schutz à Giscard, 2-3 juillet 1948, et Giscard à Schutz, 28 juillet, 5 août, 2-3 mai et 4 juin 1948, DT.

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en grande partie, avec celle d’une rencontre et d’une « reconnaissance » réciproque et immédiate. Et ce n’est pas un hasard que cette rencontre ait aussitôt amené avec elle un rapprochement, en même temps que l’ébauche d’une première justification théologique, entre l’« appel irrésistible » à une consécration à Dieu dans la communauté et celui au mariage chrétien, le mariage étant analogue par son immédiateté, son caractère « contraignant » et son exigence constitutive d’irrévocabilité39. « Oui, nous avons le droit d’éclater en cris d’allégresse, de remplir l’air de notre commune joie », écrira Schutz à Giscard40, revenu sur la colline pour la « journée historique » de l’inauguration du simultaneum qui fut soulignée par un office de nuit et par la messe célébrée le lundi de Pentecôte dans l’église de Taizé dont la communauté obtint la garde41 ; « rien n’est plus heureux pour nous que la promesse donnée —  ajoutait-il selon un vocabulaire nuptial —, rien ne doit davantage nous réjouir que de nous savoir unis pour la vie et la mort, ne formant plus qu’un seul être pour louer et servir42 ». L’entrée toujours plus résolue « dans une voie de catholicité43 » — marquée par l’introduction pendant une certaine période d’un office de nuit, par l’adoption d’un nouveau vêtement liturgique le dimanche in albis et par la fermeture de la maison communautaire aux femmes44 — apparait en d’autres termes étroitement liée à la confirmation

39 « C’est au fond très difficile de faire comprendre aux “gens du dehors” que la vocation est un appel irrésistible auquel il faut répondre immédiatement ; la conception subjective de la vocation est toujours source de malentendus, car là il faut éprouver, attendre, faire des vœux temporaires, etc. Il y a pourtant une façon de concrétiser la chose en mettant les gens en face d’une situation “irrésistible et quasi-immédiate” analogue ; c’est en général le mariage » ; cf. Giscard à Schutz, 22 mars 1949, DT. 40 Cf. Schutz à Giscard, 2 juin 1948, DT. 41 Pour un compte-rendu de l’inauguration du simultaneum, cf. en particulier Thurian à Villain, 21 mai 1948, PMV, et, à la même date, à Couturier, PPC : « La nuit de Pentecôte nous avons commencé nos offices dans l’église restaurée par nous. Ce fut une Pentecôte magnifique. Lundi, le curé de St. Gengoux, chanoine Dutroncy, mandaté par Mgr, venait célébrer la messe et inaugurer, selon ses paroles, le simultaneum. Ce fut une heure inoubliable. Dans la blancheur éclatante de cette vieille église construite par les moines de Cluny, le rouge flamboyant des fleurs et des ornements liturgiques nous rappelait la blessure criante de notre division mais surtout nous faisait réaliser la puissance de l’Esprit Saint qui crée l’amour. Le curé nous avait demandé de chanter le Veni Creator, ce que nous avons fait en latin et en grégorien. Ce fut extrêmement émouvant lorsqu’à l’Évangile, l’archiprêtre vint prendre place dans la chaire qu’un de nos frères avait bâtie pour prononcer un sermon œcuménique remarquable en tout point. L’église était pleine : tout le village, les meilleurs catholiques de St. Gengoux et Cormatin, le curé de Cormatin. Selon le mot du curé, nous avions l’impression de vivre une journée historique pour l’Église avec ces gens simples de Taizé. […] Une collation nous réunissait tous chez nous après et nous avons pu avoir un beau contact œcuménique encore ». 42 Cf. encore Schutz à Giscard, 2 juin 1948. 43 Cf. Thurian à Villain, 15 avril 1948. 44 « Les pasteurs célèbrent l’Office toutes les nuits à 3 heures du matin. Ils ont choisi comme costume de chœur celui des petits chanteurs à la croix de bois : aube blanche avec capuche et croix pectorale. Ils vont établir dans leur maison la clôture monastique : les femmes ne

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fondamentale que fut pour Schutz l’arrivée d’« une vocation magnifique45 » ; une vocation qui sera bientôt suivie de celle de deux autres jeunes, Albert Lacour, issu d’une famille d’agriculteurs de la Drôme, et le parisien Axel Lochen, âgé de vingt-trois ans, jeune diplômé en théologie46. Pour l’initiateur de cette expérience communautaire — qu’on commençait à appeler « notre frère », car il était mal à l’aise avec l’expression de « père »47, alors qu’à l’extérieur on le présentait encore comme le « supérieur »48 — ce ne fut pas en effet une période facile : que ce soit à cause de l’abandon de certains « clunisiens », ou à cause du rôle grandissant que progressivement Thurian assumait, aussi dans la direction spirituelle. Cela ravivait chez Schutz le sentiment, originel et quasi constitutif, de ne pas être à la hauteur de sa responsabilité de guide de la communauté, au point même à certains moments de penser à y renoncer49. « La vie de communauté — écrivait-il à Giscard à la fin d’octobre 1948 — réclame un certain nombre de frères, ce qui est le plus difficile est de tenir quand ce nombre n’y est pas50 ». Il reconsidérait par là ce qu’il avait envisagé seulement deux ans plus tôt51. En ce sens, « l’arrivée de Robert a été décisive », soulignera fr. Roger encore vingt ans plus tard52. « S’il n’était pas arrivé à ce moment-là, nous aurions eu beaucoup de difficultés à continuer »,

seront pas admises à y pénétrer » ; cf. la Suite à la note confidentielle du 10 mars 1948. Sur la « prise de l’habit » le premier dimanche après Pâques, cf. aussi Schutz à Giscard, 30 avril 1948. 45 Cf. Thurian à Couturier, 15 avril 1948. 46 À la fin d’avril 1948 Albert Lacour était déjà à Taizé — cf. Schutz à Giscard, 30 avril 1948 —, tandis que l’arrivée d’Axel Lochen remonte probablement aux premiers mois de l’année suivante, cf. Giscard à Schutz, 31 mars 1949, DT. 47 En même temps on passa du « vous » au « tu » ; à ce propos, je renvoi surtout au témoignage de fr. Daniel (Taizé, 27 mai 2012). 48 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit. 49 À ce propos, cf. surtout la lettre de Schutz à Giscard du 9 mai 1948, DT : « Plusieurs fois j’ai demandé à nos frères de me décharger sur frère Max. Jamais ils n’ont accepté. J’ai alors considéré que leur injonction correspondait à la volonté objective du Christ. Je me suis soumis à présent. Je réalise par intuition combien nos conceptions de la charge sont proches […] Avec toi je crois à la valeur des mots. Je ne crois pas indifférent d’être appelé père ou frère. Je pense qu’il ne faut pas faire du faux spiritualisme en disant peu importe du titre, c’est l’attitude intérieure seule qui compte. Non, la qualité exprimée par l’expression verbale aide, permet de mieux réaliser, de mieux concrétiser. Il ne faut donc pas craindre un minimum d’expression ou de convenances extérieures. Toutefois, l’expression “père” est-elle celle qui convient ? ». Dans le même sens, cf. aussi les lettres suivantes du 2 juin et du 2 octobre 1948, DT, et les témoignages de fr. Daniel (Taizé, 28 et 30 juillet 2010). 50 « Office, repas, chapitre, réclament la présence d’au moins 10 frères pour trouver dans ces actes la communauté. À trois, c’est autre chose, ce n’est plus une vie de communauté, mais davantage une fraternité » ; cf. une lettre de Schutz à Giscard, s. d., mais de peu postérieur au 25 octobre 1948, DT. 51 « Belle conversation sur la communauté. Au cours de cette conversation Daniel me rappelait de mes propos d’il y a deux ans quand j’assurais qu’à 6 frères cela suffisait » ; cf. Schutz à Giscard, 26 mai 1948. 52 Cf. l’interview donnée le 7 décembre 1968 à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 50.

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ajoutait-il, en rappelant ce qui, au printemps 1948, lui était apparu comme le signe clair de l’objectivité d’un « appel de Dieu »53 : l’immédiate harmonie avec quelqu’un en qui il avait tout de suite reconnu une identique « impulsion intérieure pour ce qui concerne la vie commune54 ». Longuement méditée, mais se présentant à un moment donné avec la force de l’évidence, comme Schutz le soulignera quelques années plus tard55, la profession des sept premiers frères de Taizé56 fut fixée au matin de Pâques, 17 avril 1949 ; elle eut lieu précisément à l’aurore, entre la liturgie de la lumière du Christ, la lecture des textes prophétiques et l’eucharistie, au moment où l’Église ancienne situait le baptême57. Le choix d’attendre le nouveau rendez-vous pascal recelait une indication importante quant à la signification que Schutz et Thurian voulaient donner à ce passage. En effet, un tel passage revêtait un caractère quasi sacramentel, exprimé de manière significative par l’imposition des mains de celui qui, à partir de ce moment-là, assumera publiquement l’appellation de « prieur », Thurian ayant insisté pour que soient définis de manière plus « classique » et plus claire les rôles au sein de la communauté58. L’attribution d’une signification quasi sacramentelle à la profession sera argumentée théologiquement quelques années plus tard à partir d’un rapprochement des « vœux » de Taizé avec la euché des pères grecs : une action de grâce et une offrande spontanée et gratuite qui laissait fondamentalement à Dieu l’initiative dans l’accomplissement de sa promesse, et qui se présentait surtout comme un acte de foi, une prière prolongée dans l’attente de son Règne59. Dans l’immédiat cette vision sacramentelle était

53 « Méfiance des assurances intérieures du sujet en cause, mais obéissance immédiate à celles données par d’autres croyants », ainsi Schutz répondait dans une lettre du 3 juillet 1948 à Robert Giscard, qui lui avait raconté les perplexités du pasteur Velten. « Comme tout cela est simple — poursuivait-il — et près de l’obéissance des premiers apôtres. […] Il nous est demandé d’être toujours plus simples dans notre acceptation. Et notre simplicité est rendue plus effective du fait que nous ne prenons plus de décision pour nous-mêmes, que nous attendons de nos frères qu’ils vérifient pour nous la volonté souveraine du Seigneur. […] Nous avons tout un courant à faire renaître ». 54 Cf. Schutz à Giscard, 20 juin 1948. Cf. aussi les lettres suivantes du 18 novembre et du 6 décembre 1948, DT. 55 « Nous ne pouvions tenir dans la vocation sans nous engager totalement dans la communauté des biens, l’acceptation d’une autorité, le célibat » ; cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les églises de la Réforme », art. cit. 56 Roger Schutz, Max Thurian, Pierre Souvairan, Daniel de Montmollin, Robert Giscard, Albert Lacour et Axel Lochen. 57 Cf. Schutz à Giscard, 4 janvier 1949, DT. 58 Cf. la « Liturgie de profession de la Communauté de Taizé », publié par M. Thurian en appendice à son article « Les communautés régulières dans l’Église Réformée », art. cit., p. 477-482, et encore le témoignage de fr. Daniel (Taizé, 27 mai 2012). 59 Cf. fr. P.-Y. Emery, « L’engagement cénobitique : forme particulière et concrète de disponibilité », Verbum Caro, 39/3 (1956), p. 133-161, et M. Thurian, Mariage et célibat, Neuchâtel, 1955, en particulier p. 121-123. Sur ce rapprochement, cf. en particulier Restrepo, Taizé, op. cit., p. 238.

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étroitement liée à l’expérience des derniers mois et à l’effort du petit groupe résident pour réaliser « une fusion en un cœur et une âme » : cela conduisait à faire un parallélisme spontané entre les engagements pris en commun et le mariage ou la consécration à un ministère60. Notamment, situer la profession le matin de Pâques, au moment des promesses baptismales, en faisait une traduction particulière du vœu plus général du baptême, avec une référence indirecte aussi à l’eucharistie ; sa célébration, après la remise des anneaux et l’imposition des mains, venait confirmer que les engagements communautaires avaient le caractère d’« un approfondissement du baptême, mort et résurrection avec et en Christ61 ». Avant même que les modalités en soient définies, la décision de ratifier le caractère définitif de leurs choix fut anticipée, comme nous l’avons évoqué, dans l’article de Thurian sur la Communauté de Cluny publié dans Verbum caro en automne 1948. Dans cet article, quelques modifications significatives par rapport au paragraphe sur L’engagement, déjà inclus dans la Lettre à nos frères et amis de janvier 1947, montraient le chemin parcouru par la communauté dans le sens monastique pendant les derniers dix-huit mois62. Le paragraphe de 1947 s’ouvrait sur la claire affirmation que « les résidents ne prononcent pas de vœux, pour ne pas lier l’Esprit Saint63 ». Bien que nuancée par l’ajout selon lequel les « clunisiens » résidents acceptaient cependant « de se lier, puisqu’ils acceptent de perdre leur vie64 », la Lettre reconnaissait la possibilité que Dieu montre ensuite une autre voie d’engagement dans la « Grande Communauté » et au service de l’Église. Ces deux passages, marqués par une certaine prudence, furent en revanche supprimés dans le paragraphe correspondant de l’article que Thurian consacrait à l’engagement, celui-ci étant présenté plutôt comme l’entrée dans une nouvelle famille à laquelle le « frère […] doit fidélité en toutes circonstances65 ». En cet automne 1948, la possibilité qu’un engagement ainsi compris puisse limiter la liberté divine était écartée ; fondé sur une promesse de Dieu, toujours fidèle dans sa liberté, l’engagement rendait encore plus claire la volonté de Dieu dans l’ordre de la vocation, en sauvegardant l’objectivité d’un appel qui ne

60 Cf. Schutz à Giscard, 2 juin 1948, et, dans le même sens, la lettre de ce dernier à Schutz du 23 mai 1948 : « Comment alors ne pas repenser à ce que nous disions des vœux monastiques ? Pas plus qu’on ne se marie pour un temps limité ou du moins en pensant que ce temps pourra être limité et interrompu par une décision nouvelle de vivre différemment, pas plus on ne peut restreindre la portée de l’engagement du ministère ; ce serait méconnaître, oublier ou minimiser la promesse de Dieu, qui en définitive est le seul fondement de notre assurance. Oui, nous serons un seul être, nous n’aurons qu’une voix pour louer, qu’un cœur pour aimer, et nous marcherons tous du même pas, d’un seul mouvement ». 61 À ce propos, cf. encore Thurian, « Liturgie de profession », art. cit. 62 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit., et Giscard à Schutz, 4 juin 1948. 63 Cf. Lettre à nos frères et amis. 64 La lettre soulignait : « Lorsqu’un frère s’engage après préparation, il pense que c’est pour sa vie entière » ; cf. ibid. 65 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit.

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s’exprimait plus par une conscience individuelle, mais « par le moyen plus sûr d’une communauté priante66 ». Quant aux contenus de l’engagement, si les passages consacrés à la pauvreté reproposaient presque littéralement la formulation du texte de janvier 1947, l’évolution sur le célibat était en revanche significative. Présenté dans la Lettre essentiellement comme réponse à une vocation complémentaire au ministère et à la communauté, il gardait ce lien intime dans l’article de 1948, mais l’accent maintenant se déplaçait : d’un côté, l’article soulignait la complémentarité constitutive du célibat avec la vocation au mariage — en lui restituant un sens qui avec le temps s’était perdu —, et surtout, de l’autre, l’accent était mis sur sa valeur de signe du Royaume qui vient, « où l’on ne se mariera pas, car l’amour de Dieu remplira tout en tous67 ». Ce thème du signe anticipateur du Royaume, associé soit plus particulièrement au célibat, soit à la vie commune dans son ensemble, était cher à Schutz depuis le temps de son mémoire de licence. Il fut repris ensuite et développé par Max Thurian en 1951 dans le Supplément de la Vie Spirituelle68. Dans l’article de Verbum caro, il introduisait deux paragraphes absents de la Lettre de 1947, consacrés respectivement à l’amour fraternel et à l’obéissance. L’« amour fraternel » était considéré quasiment comme un « troisième engagement » précédant l’obéissance. Il était présenté par Max Thurian comme l’aboutissement naturel du célibat « clunisien », un célibat qui cherchait son inspiration dans la tendresse du Christ pour ses apôtres, en particulier pour Jean, et dans l’exemple de la première fraternité franciscaine. Le contexte communautaire lui offrait les conditions d’un sain déploiement de l’affectivité, loin des refoulements typiques d’un certain moralisme puritain, de nouveau critiqué par Thurian quelques mois plus tard dans les pages de l’organe de la « Fédé »69. L’amour fraternel avait pour corollaire fondamental une transparence réciproque, à laquelle la « confession privée à un frère pasteur » donnait chaque semaine élan et protection. Il préparait ainsi les

66 Ibid. 67 « Dans une Église comme la nôtre, qui trop souvent ne considère même pas comme possible une vocation de célibat, le sens de la vocation du mariage se perd. Cela est très frappant et très logique ; puisque le célibat est au fond considéré comme une anomalie, ou le fruit d’un bas égoïsme, puisqu’on ne peut imaginer qu’il soit le fait d’un appel particulier de Dieu, le mariage devient une chose naturelle. Tout homme normal doit se marier. Et le mariage alors […] n’est plus considéré comme une vocation. Le célibat redonne au mariage le sens d’une vocation, car il n’y a vocation possible que lorsqu’il y a choix possible entre plusieurs états » ; cf. ibid. 68 Cf. Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-les-Cluny », art. cit. 69 Cf. Thurian, « Vie spirituelle et esthétique dans le protestantisme », art. cit. : « La solution morale chrétienne n’est donc pas de s’abstenir et de rechercher un cloître de pureté, qui n’existe nulle part que dans l’illusion du puritain. […] On comprend alors dans ce contexte de restrictions inutiles et ambitieuses les réactions modernes en faveur de la sincérité. On ne peut que reconnaître la valeur de libération salutaire du message de Gide sur ce point ».

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conditions d’une « obéissance véritable » à la communauté, « s’exprimant dans le conseil communautaire et par la bouche du supérieur »70. Absente du langage de Schutz, la référence explicite de Thurian au troisième des vœux monastiques classiques, l’obéissance, présentée comme « un exercice à l’obéissance à Dieu », reflétait en premier lieu ce vers quoi tendait le groupe résident de Taizé : une objectivité qui, dans l’ordre de la vie commune, comme en celui de la vocation et in primis de la prière, libérait la vie spirituelle des risques d’un subjectivisme spontanéiste ; risque auquel se sentait particulièrement exposé quelqu’un qui reconnaissait en lui une nature extrêmement sensible et émotive71. En ce sens, quand Max Thurian insistait sur l’obéissance aux autres frères comme sauvegarde et garantie d’une « volonté certaine de Dieu » et soulignait le risque de confondre, à cause d’un ascétisme mal compris, sa propre volonté avec celle de Dieu, en obéissant plutôt à soi-même et à son propre subconscient, il rejoignait à plusieurs égards le souhait de Giscard que l’Église, sur le thème de la vocation, retrouve « l’audace dans son rôle redoutable de vox Dei »72. Par ailleurs, la manière même de présenter le triple « engagement » communautaire et certaines différences de langage par rapport à la terminologie employée par Schutz — qui préférait toujours parler de communauté de biens plutôt que de pauvreté, et d’acceptation d’une autorité plutôt que d’obéissance — manifestaient aussi la volonté spécifique de Thurian de donner une image du groupe résidant « clunisien » pas trop différente de celle d’une communauté catholique. Bien qu’il n’y ait pas encore de règle écrite mais seulement en voie de rédaction, l’horaire de la journée présentait publiquement le quotidien d’une communauté jeune qui s’engageait à récupérer autant que possible les valeurs de la vie monastique traditionnelle. Cet horaire était devenu plus rigide avec l’introduction, pendant une certaine période, d’un office de nuit et le partage des repas en silence ou accompagnés par la lecture de passages bibliques ou d’articles sur des sujets historiques et religieux73. Pendant cette phase décisive de l’évolution communautaire réapparut vraisemblablement la dialectique des débuts entre la préférence de Schutz pour une certaine expérimentation créative et la tendance de Thurian à structurer 70 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit. 71 Ibid. 72 Cf. ibid. et Giscard à Schutz, 28 juin 1948. 73 Cf. Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit. : « La vie communautaire peut, comme toute vie chrétienne, s’embourgeoiser, devenir ordinaire, et perdre sa raison d’être […] D’autre part, la vie dans le célibat exige aussi une maîtrise de la personne et du corps, une offrande du corps, en sacrifice vivant et saint, une transposition des puissances naturelles sur le plan de l’amour du Christ et de l’adoration. Il est bon que le frère soit donc un peu durement appelé au milieu de son repos pour venir dire à Dieu son amour et son adoration ». Désigné dans l’article de 1948 comme « le pivot de toute la vie de prière », l’office de nuit ne sera déjà plus présent dans l’Horaire de la journée joint à l’article de décembre 1950 pour le trimestriel de l’Abbaye de Maredsous ; cf. Thurian, « Les communautés régulières dans l’Église Réformée », art. cit., p. 480.

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davantage l’expérience de la vie commune. À l’automne 1948, ce dernier s’attachait toujours plus explicitement à la grande tradition monastique, alors que le fondateur de la Communauté de Cluny entendait plutôt y puiser avec une grande liberté74. En outre, la relation existentielle toujours plus étroite entre célibat et vie contemplative n’atténuait pas chez Roger Schutz l’aspiration tout aussi constitutive à une « présence au monde » que ses contacts toujours plus rapprochés avec l’« effervescence apostolique75 » de l’Église française, au lendemain de la seconde guerre mondiale, avaient au contraire accentués : déjà au cours de l’été 1948, il exprimait ainsi à un journaliste du Time son espoir « that members of the community may eventually go forth into the world to do further social work76 ». Dans cette perspective, la rencontre avec Petite sœur Magdeleine et Noël Retailleau pendant l’été 1948 n’eut sans doute pas lieu par hasard et ne resta pas sans conséquences, même s’il était prévisible qu’échoua le projet envisagé en 1949 par Schutz et René Voillaume d’ouvrir à Taizé une maison de postulat des Petits frères de Jésus77. À la fin des années 40, l’accueil pour des journées ou des temps de retraite apparaissait aussi comme une réalité déjà consistante dans le quotidien de Taizé : étroitement lié à la recherche œcuménique de la communauté, cet accueil devait mieux concrétiser sa nature de « signe » dans l’Église et dans le monde. Thurian le soulignera, à l’automne 1950, dans le trimestriel de l’abbaye de Maredsous, Esprit et Vie, en reconnaissant dans « l’hospitalité et le contact » la troisième fonction d’une communauté régulière réformée, à côté de sa fonction liturgique et de son appel primordial à être signe eschatologique du Royaume78. Si donc la tendance de la « tête théologique » de la communauté était de structurer la vie commune dans un sens plus clairement monastique79, la communauté qui en 1948 se préparait à la profession était encore dans l’ensemble à la recherche de sa propre voie. Et c’était peut-être l’articulation originale entre une « vocation essentielle » et l’exercice de différents « ministères seconds », qui constituait le trait le plus caractéristique de l’évolution, progressive et empirique, du premier groupe résident de Taizé80. « Nous avons voulu faire table rase pour tout revivre à nouveau », écrira de manière significative dans un article dense de mars 1955 le « prieur de Taizé » : un prieur pour lequel, 74 À ce propos, je renvoie aussi, parmi d’autres, au témoignage de Thierry de Saussure (Genève, 22 juillet 2010). 75 L’expression est de É. Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération : 1937-1947, Paris, 1997, p. 231-233. 76 Cf. « Calvinists in Cowls », art. cit. 77 La seule trace de ce projet est d’ailleurs, semble-t-il, le témoignage postérieur de fr. Roger du 29 avril 1970 dans les pages du journal publiées dans Ta fête soit sans fin, Taizé, 1971, p. 170. Une lettre à Schutz de Petite sœur Anne-Léone de Jésus du 20 mars 2003, à la veille de la mort de René Voillaume, fait aussi remonter à 1948 le début d’une « profonde amitié » entre le supérieur des Petits frères et fr. Roger, APF. 78 Cf. Thurian, « Les communautés régulières dans l’Église Réformée », art. cit. 79 Cf. Villain, Témoignages protestants sur le bienfait des rencontres interconfessionnelles. 80 Cf. Daniel de Montmollin à Robert Giscard, 6 octobre 1948, DT.

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dans les années précédentes, il n’avait pas été toujours facile de « canaliser l’unité de tous les frères »81. La diversité d’orientation et de sensibilité entre les membres du premier noyau communautaire était en effet considérable. Parmi eux, il y en avait qui, comme Thurian, insistaient pour que soient écrite une règle et mis au point un coutumier de type bénédictin qui ne verra jamais le jour, et d’autres, comme Daniel de Montmollin, qui invitaient plutôt à protéger leur vocation communautaire d’archaïsmes ou de mauvaises imitations82. « Quant à la question du monachisme, tout est fonction de mots », écrivait en particulier à Robert Giscard en octobre 1948 Daniel de Montmollin, âgé alors de vingt-sept ans et proche de la consécration pastorale dans l’église de Neuchâtel. Et il ajoutait : Personne ne nous condamnera si nous faisons nôtres certaines de ces valeurs qui sont celles de toute « communauté chrétienne ». Le monachisme est souvent regardé par le protestant par le mauvais bout de la lunette ; il en considère en premier les aspects pourris ou périmés et toute tendance au catholicisme est forcément celle qui remet en valeur ces aspects-là ! À nous de nous expliquer, de préciser correctement, et bien entendu de ne pas tomber dans les excès possibles. […] Et force sera bien au protestantisme de reconnaître la légitimité évangélique des caractères monastiques de notre existence, pour autant que lui-même soit fidèle à tous les aspects de cet Évangile83. Sur le moment, le délicat passage de la profession passa relativement inaperçu dans la presse protestante. Apparemment, seul le SŒPI genevois donna un sec communiqué concernant les « engagements » pris le matin de Pâques 1949 par les sept premiers frères de Taizé « dans l’esprit de la tradition protestante »84. L’événement fut préparé dans la discrétion mais il y eut toutefois plusieurs échanges avec des amis religieux : le père anglican Curtis, de la Communauté de la Résurrection de Mirfield, qui confirma Schutz dans l’orientation vers un noviciat court dont on préféra donc ne pas fixer la durée85 ; le dominicain René Beaupère, en visite à Taizé

81 Cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit., et Schutz à Giscard, 2 juin 1948. 82 Cf. Daniel de Montmollin à Robert Giscard, 6 octobre. 83 Ibid. Cf. aussi les témoignages de fr. Daniel (Taizé, 28 et 30 juillet 2010). 84 Cf. « La Communauté de Taizé-les-Cluny », in SŒPI, 29 avril 1949, et le complément ultérieur du 6 mai 1949. Un troisième communiqué du 27 mai rectifiera ce qui avait été affirmé concernant une reconnaissance officielle de la part de l’ERF, il reprendra ce qui avait été spécifié dans le texte de la décision prise le 3 juin 1948 par la Commission pour le ministère pastoral de l’ERF, à savoir que l’inscription de Max Thurian au rôle de pasteur de l’ERF n’impliquait pas « la reconnaissance de sa vocation particulière et de celle de sa communauté ». Cf. ensuite le Procès-verbal du Conseil National. Communauté de Taizé, p. 862, de juin 1949, AERF, 107 AS 176, 2. 85 « Il faut se rappeler ce que nous disait le père Curtis du noviciat qui doit être très court et même supprimé dans une communauté en formation » ; cf. Schutz à Giscard, 25 octobre

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pour la première fois en 194886 ; et les interlocuteurs lyonnais habituels87, malgré une certaine raréfaction de la correspondance entre Thurian et Villain, jusque-là dense et régulière, après le départ de ce dernier pour Paris en septembre 1948. Il semble que fut particulièrement significatif l’échange avec le père franciscain de Mâcon, Damien Grégoire, qui marquera le début d’un lien solide et durable ; le futur provincial de Lyon, en visite sur la colline en octobre 1948, recommanda surtout aux jeunes « clunisiens », à la veille de leur profession, de garder « l’humanité du moine » et la liberté, originelle et constitutive, dans laquelle il reconnaissait la qualité de la vie fraternelle à Taizé qu’il appréciait tant88. Trois jours après la profession, le 20 avril 1949, les impressions de l’anglican Oliver Tomkins, secrétaire général adjoint du Conseil œcuménique des Églises, allaient dans le même sens. Rendant visite pour la première fois à la communauté, accompagné par le père Villain, il avait noté dans un occasionnel journal de voyage la sensation de « freshness » éprouvée à Taizé, où il reconnaissait à l’œuvre « a true “ressourcement de l’Église” in its primitive purity89 ». Avant la profession, il y eut aussi probablement un échange avec ceux qui avaient été précédemment des points de référence à Genève, à commencer per Suzanne de Dietrich ; son encouragement dans la décision d’un engagement à vie aura pour Schutz rétrospectivement une valeur déterminante90. Si l’intention d’exprimer la radicalité de leur propre choix de vie par une « réponse solennelle et décisive […] à l’appel de Dieu91 » était commune et partagée, l’élaboration concrète de la formule de profession fut par contre

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1948, DT. La précision « d’une durée d’un an au moins » de Thurian, « La Communauté de Cluny », art. cit., deviendra donc vite caduque. À ce propos, je renvoie au témoignage du p. Beaupère lui-même (Lyon, 30 janvier 2010) et à son Nous avons marché ensemble, op. cit., p. 45. Cf. Thurian à Couturier et à Villain, 8 avril 1949, PPC et PMV. Cf. les pages du journal de Schutz maintenant publiées dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 47-48, datées octobre 1948, et surtout, la lettre de Schutz à Giscard du 25 octobre 1948 : « Le Père Damien a poursuivi ses théories sur l’humanité du moine. […] Il nous disait que la génération qui le précède de très près, son frère gardien encore jeune, étaient incapables de contacts humains. […] La communion avec le Christ, la paix intérieure sont leur objectif essentiel. Ils en arrivent à faire le vide autour d’eux, cela facilite leur recherche mais par contre ils sont peu à peu des désintégrés. Le père Damien est sévère en ce qui concerne cette déshumanisation. Il pense que si la vie chrétienne ne conduit pas précisément à une compréhension plus efficace de l’homme on ne témoigne plus alors. Je transpose immédiatement, il va sans dire, sur notre plan, et je pressens tous les dangers qui sont les nôtres. Comme nous sommes nous aussi guettés par ce mal dont parlait Voltaire stigmatisant la vie monastique et que le père Damien nous rappelait : Voltaire disait que la vie dans une communauté consiste à passer son existence en côtoyant des hommes que l’on n’aime pas ou qui nous sont indifférents et à les voir mourir sans regret. Insensibilité, durcissement et tout cela au nom d’une communion plus vraie avec Celui qui est tout Amour ». Une copie des pages du journal de Tomkins est conservée à Taizé. Cf. en particulier R. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, Taizé, 2005, p. 20-21. Cf. Robert Giscard à Schutz, 9 janvier 1949, DT.

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plus complexe. Celle-ci fut mise au point surtout par Schutz et Thurian au cours des premiers mois de 1949, non sans les inévitables discussions liées à la prise de conscience qu’il s’agissait d’un point de non-retour ; il y eut aussi un certain malaise de la part de Robert Giscard qui, à distance, se sentit tenu « un peu à l’écart » de la préparation d’un acte qu’il vivait comme crucial et que, pour cette raison, il souhaitait partagé et bien réfléchi92. « Quant aux termes matériels de la profession, ils ne sont pas négligeables non plus. Où en est la rédaction que tu devais en faire ? », demandait-il depuis Paris à Schutz le 27 mars ; il avait été alors interpellé par sa sœur catholique qui lui avait manifesté son étonnement face à une profession qui n’était pas précédée d’une expérience de vie commune préalable et adéquate93. « Je crois — soulignait le jeune médecin parisien — qu’il faut être pénétré de la valeur de cet acte nouveau dans notre Église ; il prendra une importance particulière pour les générations futures, pour nous-mêmes il est décisif ; il faut donc que tout en lui, esprit et forme, soit profondément pensé94 ». Le point le plus débattu concernait le fait de prévoir ou non la possibilité exceptionnelle d’une sortie de la communauté, admise, comme nous l’avons évoqué, dans la Lettre à nos frères et amis en 1947 ; le maintien de cette possibilité fut d’abord envisagé pour les futurs frères, mais avec une restriction pour les sept premiers membres du groupe « clunisien ». Toutefois l’hypothèse d’une différenciation entre « une latitude mal définie » pour les futurs frères et « la fixité » prévue au contraire pour le premier groupe communautaire fut vite écartée95. Elle avait été en particulier déplorée par Giscard qui souhaitait « la même profession solennelle et totale » sans restriction de garantie, mais dans l’esprit d’une soumission première au Christ, chef du corps ecclésial, « qui exceptionnellement pourrait demander à la Communauté, membre de ce corps, d’apporter un de ses frères comme une cellule à greffer sur un autre membre ou organe »96. Tous les « engagements » seraient donc pris avec la même formule sans prévoir la possibilité d’éventuelles exceptions et sans faire de distinction selon le moment de l’arrivée à Taizé. D’ailleurs, des nouvelles vocations se profilaient déjà à l’horizon : celle du frère de Robert,

92 Cf. en particulier le témoignage de fr. Daniel (Taizé, 27 mai 2012) et Giscard à Schutz, 22 et 31 mars 1949, DT. 93 Cf. Giscard à Schutz, 27 mars 1949, DT. 94 Ibid. 95 « Je me demande finalement s’il n’est pas plus exact et plus juste pour la foi d’accepter qu’il n’y ait pas de réponse préalable, toute faite, et antérieure aux faits eux-mêmes qui la nécessiteraient. Personnellement je pense que l’éventualité envisagée est absolument improbable ; je ne peux affirmer qu’elle est impossible. […] il me semble que, même dans la bonne pensée que nous devons empêcher la dislocation d’une Communauté par l’erreur possible d’un seul, nous ne pouvons chercher une sorte de garantie, d’assurance, trop humaine, pour cet avenir inconnu. Si nous vivons par la foi, ne devons-nous pas aussi marcher par la foi et avancer ainsi sans aucun autre garde-fou que la prévoyance quotidienne de Dieu ? Car c’est Dieu lui-même qui seul peut en fait nous préserver de cette dislocation et nous maintenir parfaitement unis en un seul corps indivisible » ; cf. Giscard à Schutz, 22 mars 1949. 96 Ibid.

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Alain Giscard, âgé de vingt ans, étudiant en agronomie, et celle d’un des fils de Jean de Saussure, Éric, âgé de vingt-quatre ans. Celui-ci, après la guerre, avait passé un certain temps à Florence pour étudier la peinture avec des amis genevois ; en visite à Taizé avec son père pendant un temps de vacance en 1949, sa décision de rejoindre la communauté fut tout aussi immédiate et déterminée que celle des frères Giscard97. L’engagement de sept premiers frères de Taizé se déroula en présence d’un petit nombre de témoins : la mère de Schutz, au début craintive envers la radicalité du choix de son fils, sa sœur Geneviève, une future sœur de Grandchamp qui assistait Geneviève dans l’accueil des enfants, Alain Giscard et un jeune américain, Arthur Kreinheder, qui avait vécu un certain temps à Taizé avec un ami canadien98. Cet engagement prit spécifiquement la forme d’un dialogue : une réponse à six questions qui, dans leur ensemble, faisaient bien ressortir l’accent mis sur une communauté de vie fondée sur la fraternité et le lien intrinsèque entre consécration à Dieu et intégration communautaire99. Adressées par Thurian à Schutz puis par le prieur à tous les autres frères, les questions étaient précédées par le chant du Veni creator, par une prière libre d’invocation de l’Esprit, toujours prononcée par le prieur, et par une Exhortation de ce dernier, riche de citations bibliques qui, parfaitement intégrées dans le mouvement de la phrase, passaient presque inaperçues100. Parmi ces citations, celle qui dominait toutes les autres était la première : les passages parallèles des Évangiles synoptiques sur la promesse du centuple et de la vie éternelle faite par Jésus aux disciples qui le suivaient. Cette longue citation mettait ensemble la référence de Lc 18, 29 relative au renoncement à la femme et celle de Marc quant aux persécutions ; une parole de Marc était aussi reprise — « à cause de moi et à cause de l’Évangile » —, où l’on ne cherchait pas une justification mais un reflet de sa propre expérience et de ses propres résolutions101. Un accent particulièrement fort était mis sur le thème de la miséricorde de Dieu, d’emblée décliné avec celui de la faiblesse de sa propre foi et par conséquent de la totale confiance en la fidélité de Dieu à ses promesses, véritable fondement de l’engagement. L’invitation à l’abandon de toute hypocrisie, à la simplicité, à la transparence — in primis avec son propre « guide » —, à la vigilance et enfin, surtout, au « souci de communion humaine » 97 Pour quelques informations bibliographiques, cf. F. de Saussure, Eric, Taizé, Lyon, 2007, p. 7-16. Je renvoie aussi au témoignage de Thierry de Saussure (Genève, 22 juillet 2010). 98 Cf. le témoignage du 7 décembre 1968, accordé par Schutz à Restrepo, Taizé, op. cit., p. 200. Cf. ensuite le JF du 15 novembre-4 décembre 1955, DT. 99 Pour le texte des « engagements », je fais référence à la première version disponible qui est celle publiée par Thurian en appendice à l’article sortie dans la revue Esprit et Vie à l’automne 1950, « Liturgie de profession de la Communauté de Taizé », art. cit. Bien qu’avec des minimes variantes, elle est substantiellement identique à celle placée par Schutz à la fin de son manuscrit de La Règle de 1952, DT, avant l’Exhortation lue à la profession. 100 Pour le texte de l’Exhortation, je fais également référence à la version publiée dans la revue Esprit et Vie, « Liturgie de profession », art. cit. 101 Ibid. À ce propos, cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 228-229.

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avec tous complétaient ensuite le texte de l’Exhortation, qui se concluait par le rappel du thème du signe et l’appel à réaliser ensemble la « parabole de la communauté »102. Après avoir écouté à genoux l’Exhortation, chaque frère répondait alors « Je le veux » à une première question plus générale du prieur qui lui demandait de confirmer son intention de se consacrer totalement au Christ, comme une application particulière et un approfondissement de la consécration baptismale103. Deux autres questions, la deuxième et la dernière, concrétisaient ensuite cette intention de base par l’engagement, réciproque et définitif, à accomplir « le service de Dieu » — une expression de claire origine monastique, mais présente aussi dans le langage de Calvin —, « jusqu’à ton heure dernière », vivant en communauté et fraternité de vie. La dernière question demandait en particulier : « Veux-tu, discernant toujours le Christ en tes frères, veiller sur eux dans les bons et les mauvais jours, dans l’abondance et la pauvreté, dans la souffrance et dans la joie ? », ce qui donnait à la profession une valeur nuptiale, présente aussi dans la remise des anneaux, « signe de notre inviolable union et de notre fidélité mutuelle dans le Seigneur »104. C’est dans cette dernière question que se trouvait l’unique référence explicite à une éventualité de pauvreté possible. Le premier « engagement » particulier, qui dans cette version originale du texte de la profession précédait celui du célibat, préférait en effet se concrétiser dans le renoncement à toute propriété et dans une communauté des biens matériels et spirituels. L’intention de demeurer dans le célibat, exprimée dans la réponse à une quatrième question du prieur, manifestait ensuite la manière privilégiée par laquelle la consécration « sans partage » au Christ et la disponibilité au service commun se traduisaient concrètement et plus traditionnellement105. Enfin, la seule référence au prieur était formulée plutôt sobrement par la cinquième question, demandant d’être disponible pour « adopter les décisions prises en communauté et s’exprimant par le Prieur », non sans insister préalablement sur la finalité de ce troisième engagement particulier : la sauvegarde d’une profonde unité de la construction communautaire, qui à son tour garantissait la réalisation d’un service unanime et commun106.

2. Les premières visites à Rome Pendant les quatre ans entre l’assemblée d’Amsterdam marquant la constitution formelle du Conseil œcuménique des Églises en 1948 et la mise en place, en 1952, après durcissements réitérés et espoirs de prudentes 102 Cf. encore le texte de l’Exhortation, art. cit. 103 « Veux-tu, par amour du Christ, renoncer à conserver ta vie et te consacrer à lui de tout ton être ? », ibid. 104 Ibid. 105 Ibid. 106 Ibid.

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reconnaissances, d’une Conférence catholique pour les questions œcuméniques, la préoccupation de l’unité apparut plus que jamais au cœur de l’évolution de la jeune communauté de Taizé, même si elle était formellement absente dans le texte des « engagements ». Le chemin œcuménique était alors incertain, scandé par la condamnation du Monitum du Saint-Office en 1948, par les nouveaux espoirs suscités par l’Instruction qui avait suivi en 1949, espoirs aussitôt refroidis par l’encyclique de Pie XII Humani generis de 1950, et par la définition du nouveau dogme de l’assomption. Dans ce tournant, la communauté se percevait et se présentait de fait, de manière de plus en plus explicite, comme un foyer de rencontre entre chrétiens de différentes confessions en chemin vers l’unité. En ce sens la visite que le cardinal Gerlier fit sur la colline bourguignonne le 21 septembre 1953 — « la visite la plus attendue, la plus sensationnelle107 » — ne pouvait représenter pour les « clunisiens » que la reconnaissance d’une évolution accomplie : une évolution qui, depuis la concession de la pratique du simultaneum en 1948 jusqu’à l’autorisation d’accueillir la première rencontre du groupe des Dombes après la mort de l’abbé Couturier en mars 1953, vit progressivement le nom de Taizé associé aux premiers « essais techniques » de dialogue entre Rome et Genève ainsi qu’à l’histoire de l’œcuménisme spirituel lyonnais pendant les années de rapports tendus entre le Saint-Siège et l’Église de France. La communauté de Taizé-lès-Cluny fut la première à être présentée par les dominicains lyonnais François Biot et René Beaupère dans un dossier de la revue Istina sur l’éclosion au sein du protestantisme contemporain de communautés cénobitiques qui, de la France à la Suisse et de l’Allemagne à l’Écosse, faisaient entrevoir « quelque chose de véritablement nouveau » nourrissant l’espoir d’« une possibilité réelle du rapprochement »108. La communauté elle-même, et en particulier un Max Thurian très dynamique et prolifique au cours de ces années, n’avait pas tardé, surtout à partir de 1947, à exposer sa propre conception de l’œcuménisme. Cette conception, comme nous l’avons souligné, devait beaucoup, d’une part, aux intuitions du prêtre des Chartreux et, d’autre part, à la notion de « catholicité évangélique », chère au pasteur Paquier, lui-même influencé lorsqu’il était jeune par l’idéal œcuménique de Nathan Söderblom, connu par les ouvrages du théologien luthérien Friedrich Heiler109.

107 Cf. le JF du 20 septembre-14 octobre 1953, DT. 108 Cf. F. Biot, « La renaissance de communautés “cénobitiques” dans le protestantisme contemporain », Istina, 3 (juillet-septembre 1956), p. 287-304, et R. Beaupère, « Note conjointe », ibid., p. 304-312. 109 Cf. F. Heiler, Evangelische Katholizität, Gesammelte Aufsaetze und Vortraege, München, 1926, sur lequel, cf. Cuminetti, Elementi « cattolici », op. cit., p. 7 ; G. Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique, vol. 1, Les fondements de la foi, Paris-Genève, 1986, p. 28-29 ; Id., Le défi ecclésial. Une voix protestante pour la réalisation de l’Église. Écrits théologiques IV, Paris, 2016, p. 226 sqq., et en particulier H. Hartog, Evangelische Katholizität. Weg und Vision Friedrich Heilers, Mainz, 1995, spécialement p. 219-236. Cf. aussi A. Giewald, G. Thomann,

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Déjà formulée en 1948 dans la vaste présentation de la communauté publiée par Verbum Caro, la promotion d’« un courant de catholicité […] dans l’Église réformée », à travers un effort quotidien de rapprochement concret avec l’esprit catholique et de valorisation des éléments les plus vitaux et les plus évangéliques du catholicisme actuel, fut de nouveau explicitée au lendemain de la profession, dans un bref article écrit conjointement par Schutz et Thurian, et paru dans le Supplément de la Vie Spirituelle de 1951110. La petite communauté protestante avait alors derrière elle plusieurs expériences concrètes : les relations positives avec le clergé catholique de la région111, un activisme croissant de Thurian au sein des différents centres de l’œcuménisme catholique et protestants — comme le centre Istina dirigé par le dominicain Dumont112, ou le nouvel Institut de Bossey, fondé en 1946 à l’initiative de Visser ‘t Hooft et du comité provisoire du Conseil genevois113 –, et surtout deux « pèlerinages » romains accomplis en 1949 et 1950 par les deux frères qui, dès lors, seront introduits au Vatican par le cardinal Gerlier en tant que « Prieur » et « Sous-Prieur » de Taizé114. Il s’agissait donc d’une expérience déjà significative à plusieurs niveaux et sur différents lieux d’une géographie œcuménique qui, jusqu’au début des années 50, continuera à avoir un de ses principaux épicentres à Lyon. Dans cette géographie, Taizé s’imposera de plus en plus comme un carrefour important dans les délicates relations entre les nouveaux responsables genevois et un œcuménisme catholique périphérique, observé depuis Rome avec une défiance grandissante. Cette expérience permettra à Schutz de rédiger déjà en 1954 un petit bréviaire pour « un bon œcuménisme », avec lequel la revue du père Boyer inaugurera un accueil prudent offert à des articles écrits par des non catholiques. Comme direction à suivre pour aller vers l’unité, ce bréviaire proposait d’abandonner les « fausses voies » pour l’unité — confusionnisme, pragmatisme, fédéralisme, eschatologisme et « réunionisme » —, et il suggérait un effort de rencontre et de compréhension réciproque dans un dialogue patient et loyal, capable de prendre son temps, sans intentions cachées de

The Lutheran High Church Movement in Germany and its liturgical work : an Introduction, Raleigh, NC, 2011, spécialement p. 139 sqq. 110 Cf. Schutz à de Saussure, 22 avril 1948, PdS, et Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-lès-Cluny », art. cit. 111 À ce propos, cf. en particulier Schutz à Giscard, 14 avril, 26 mai et 20 juin 1948, DT. 112 Les premières visites au centre parisien remontent à janvier 1948 et 1949 ; cf. Thurian à Couturier 20 janvier et 19 novembre 1948, 15 janvier 1949, PPC. Sur la naissance et l’activité du centre animé par Christophe-Jean Dumont, cf. en particulier É. Fouilloux, « Une longue marche vers l’œcuménisme : Istina (1923-1967) », Istina, (juillet-septembre 2010), p. 271-287. 113 Max Thurian y fut invité pour donner des conférences en juin 1948 ; cf. Schutz à Giscard, 25 juin 1948, DT, et Thurian à Charrière, ADF. Sur la constitution de l’Institut œcuménique de Bossey en 1946, cf. N. Zernov, « Le chiese orientali e il movimento ecumenico nel secolo XX », in Dalla Conferenza di Edimburgo (1910) all’Assemblea ecumenica di Amsterdam (1948), op. cit., p. 421-480, spécialement p. 466-467. 114 Cf. la Note remise par les 2 Pasteurs avant leur audience à Rome, s. d., 2 p. dact., AADL.

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prosélytisme, et surtout conscient d’avoir son fondement primordial dans la dernière prière de Jésus. L’unité ne serait pas atteinte sans sacrifice mutuel ni sans « constamment regarder aux petits, aux humbles du peuple de Dieu »115. Un point ferme, originel et fondamental, dans la préoccupation de Taizé pour « l’unité visible et organique des chrétiens dans l’Una Sancta », se trouvait en effet dans la « pureté d’intention », la confiance réciproque et le rejet de tout désir de « victoires individuelles »116 : il y avait là un élément discriminant entre les différentes expressions de l’œcuménisme catholique et un unionisme romain non disposé à sacrifier des « retours » individuels à une unité plus qu’hypothétique. « Il faut souhaiter qu’un catholique romain retrouve le Christ dans ce qu’il y a de meilleur en son Église et qu’un réformé fasse de même dans la sienne », écrivaient en particulier Schutz et Thurian dans l’article de 1951 que nous avons déjà évoqué117. Dans cet article, non seulement ils se refusaient à encourager des passages confessionnels, mais ils renonçaient explicitement à une action pastorale et évangélisatrice orientée, d’un point de vue confessionnel, vers le protestantisme : une telle action, dans le contexte de déchristianisation du Mâconnais, serait perçue comme un incompréhensible gaspillage de « forces vives ». « A-t-on le droit —  se demandera Schutz quelques années plus tard après avoir rendu visite à la famille d’un pasteur dans une zone à grande majorité catholique — […] de maintenir à côté de chrétiens dits “romains” un petit troupeau auquel soit prêché l’Évangile, sans soutien de la multitude des chrétiens ?118 ». C’était du reste cette singulière attitude de la jeune communauté protestante qui avait fortement touché Petite sœur Magdeleine en juillet 1948 : « Leur pensée est un peu surprenante : restaurer la religion catholique par leur rayonnement dans le village ! Serait-ce possible qu’on trouve cela ?... », écrivait-t-elle au père Voillaume119. Le ton de sa lettre était assez proche de celui qui avait été employé un mois plus tôt par le père Villain pour demander à l’évêque de Fribourg, Lausanne et Genève, Mgr Charrière, de rencontrer un Thurian « troublé par le récent décret du St. Office »120. Après l’avoir informé sur la plus récente évolution de la communauté vers un sens monastique, le mariste lyonnais soulignait en effet l’effort particulier de cette dernière « pour que la colline et la contrée reviennent au catholicisme », et il ajoutait : « ils s’y emploient effectivement avec la plus grande délicatesse »121. Il cherchait

115 Cf. R. Schutz, « Metodo per un buon ecumenismo », Unitas, 3 (1954), p. 13-19. Signalé et synthétisé dans la chronique religieuse d’Irénikon, 2/4 (1954), p. 468-469, l’article sera ensuite publié en français dans Verbum Caro, 41/1 (1957), « Pour un bon œcuménisme », p. 3-8, à l’occasion de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens de janvier 1957. 116 Cf. ibid. et Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-lès-Cluny », art. cit. 117 Ibid. 118 Cf. Schutz, À la joie je t’invite, op. cit., p. 74. 119 Cf. la lettre de Petite sœur Magdeleine au père Voillaume du 31 juillet 1948. 120 Cf. Villain à Charrière, 13 juin 1948, et Thurian à Couturier, 26 juin 1948, PPC. 121 Ibid.

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évidemment à bien disposer l’évêque suisse envers le jeune « clunisien » car de lui dépendaient les autorisations pour la participation catholique à la rencontre du groupe des Dombes prévue cette année-là dans la communauté protestante de Grandchamp, trois mois seulement après la publication du décret du Saint-Office qui avait brusquement gelé tout espoir d’une participation catholique à Amsterdam122. De fait, l’organisation de la réunion interconfessionnelle annuelle fut alourdie, dès juin 1948, non seulement par les difficultés habituelles pour équilibrer son budget et pour recruter une composante protestante qui du côté suisse souffrait des « réticences » grandissantes du pasteur de Saussure « au sujet de l’œcuménisme avec les catholiques »123. Sur elle pesèrent en effet aussi les nouvelles incertitudes véhiculées par le premier document du Vatican sur la question œcuménique, après l’encyclique Mortalium animos124, le Monitum du Saint-Office, qui fut publié délibérément quelques semaines avant l’assemblée constitutive du Conseil œcuménique des Églises, programmée pour fin août, rencontre qui était l’aboutissement d’un processus d’une durée de onze ans, et dont Rome, malgré toutes ses réserves, ne pouvait pas complètement se désintéresser car elle y pressentait un bouleversement de la carte religieuse mondiale125. Ce texte très court, d’ordre disciplinaire, n’avait pas seulement un caractère circonstanciel, en réservant au SaintSiège l’éventuelle nomination d’observateurs catholiques aux conférences œcuméniques ; il abordait aussi plus globalement les rapports entre l’Église catholique et les autres confessions. Il le faisait en particulier par certains rappels à l’ordre d’une portée plus générale, des rappels qui enlevaient aux évêques locaux l’initiative d’une action en faveur de l’unité pour laquelle se manifestait au-delà des Alpes un intérêt grandissant que Rome craignait de ne pas pouvoir bien gérer et contrôler126. À l’origine du document se trouvèrent donc à la fois la volonté de discipliner les initiatives qui fleurissaient de manière périphérique et une défiance envers certains théologiens catholiques, surtout

122 Cf. Villain à Charrière, 13 juin 1948. 123 Cf. Villain à Lebrun du 12 juillet 1953, PMV, Thurian à Couturier, 26 février 1948, PPC, et surtout Schutz à de Saussure, 22 avril 1948 : « Je vous dis simplement une pensée en vous demandant pardon à l’avance si elle ne correspond à rien de réel. […] avez-vous conservé, après avoir mis le feu aux poudres, la même ardeur œcuménique ? N’opposez-vous pas des résistances, de la méfiance, à l’égard des catholiques romains qui tombent à faux quand on sait l’humilité et la charité de ses prêtres en général et leur manque total de calcul en ce qui concerne leurs rapports avec des protestants œcuméniques ? La vraie voie ne serait-elle pas davantage d’intensifier les rapports entre fidèles de nos Églises et ceux de l’Église romaine ? ». 124 Pour le texte du Monitum « Cum compertum » du 5 juin 1948, cf. AAS, 40 (1948), p. 257. 125 Sur la première assemblée du Conseil œcuménique des Églises, cf. en particulier Visser ’t Hooft, « La genesi del Consiglio ecumenico », op. cit., p. 567 sqq. 126 Sur la genèse, la signification et les différentes interprétations du Monitum, je renvoie à l’ouvrage fondamentale de Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., en particulier p. 789 sqq. et 903 sqq.

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français ; ceux qui étaient proches de Genève et dont la présence aurait été souhaitée à Amsterdam, mais qui n’étaient pas appréciés à Rome pour des raisons qui, en cette phase difficile des rapports entre l’autorité romaine et un catholicisme francophone effervescent, dépassaient largement le seul cadre œcuménique. Dans les intentions du Saint-Office, ce document devait décourager, dès sa naissance, le rapport privilégié entre les responsables du nouvel organisme genevois et un œcuménisme catholique qui n’était pas prêt à s’accorder avec les propositions romaines de « retour » adressées aux « dissidents » et réitérées avec plus de vigueur depuis 1939 jusqu’à la veille de l’Année Sainte de 1950127. C’est ainsi que, surgi après plusieurs autres signaux d’alerte, le Monitum —  et ses possibles retombées sur la poursuite de l’expérience de dialogue interconfessionnel du groupe des Dombes — fut le thème principal de la rencontre du 25 juin 1948 entre Thurian et Mgr Charrière, pasteur d’une des zones clé de la géographie œcuménique francophone, un évêque « remarquablement ouvert » selon le théologien de Taizé, qui sortit de l’entretien « beaucoup rassuré concernant le décret et assuré en tout cas que pour Grandchamp il ne voyait aucune difficulté »128. « Mgr Charrière m’a déclaré avoir entretenu le Pape des groupes œcuméniques, tel celui de Lyon, et qu’il a été intéressé et nullement réticent », écrivait Max Thurian dix jours plus tard au secrétaire général in pectore du Conseil œcuménique129. Il constatait toutefois la différence entre le climat plus optimiste de Fribourg et celui qu’il avait trouvé, au retour de la Suisse, dans une Église de Lyon où s’annonçaient déjà les premiers signes de l’orage qui devait s’abattre sur la colline de Fourvière, mais où, cependant, le cardinal Gerlier s’était aussi déjà activé pour assurer la survie d’expériences de dialogue en groupes retreints et privés comme celui des Dombes. « Le Cardinal Gerlier — signala en particulier Thurian à Visser ’t Hooft — a reçu toute permission pour autoriser des groupes œcuméniques solides et inofficiels, et il aurait reçu cette parole du Pape, de vive voix, au sujet des contacts œcuméniques entre catholiques et protestants : “Non possumus benedicere sed possumus dicere : Bene, vere bene”130 ». Si l’optimiste Mgr Charrière se montra rassurant, son accord ne s’étendait pas à la participation réciproque à la liturgie catholique et réformée que l’abbé Couturier avait déjà annoncée dans la lettre d’invitation aux participants de la session de Grandchamp131, bien qu’elle fût expressément interdite par le

127 Ibid., p. 790, et encore É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, 1998, p. 245 sqq. 128 Cf. Thurian à Couturier, 26 juin 1948. 129 Cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 6 juillet 1948, ACŒ. 130 Ibid. 131 Cf. P. Couturier, Rencontre œcuménique des Dombes 1947 – de Grandchamp 1948, 11 juin 1948, 2 p. dact., PdS, où le prêtre des Chartreux annonçait que le premier jour aurait été entièrement consacré à une concentration de fraternité dans la prière avec une Cène et une Messe « auxquelles tous nous assisterons ». D’où le conseil de Max Thurian de « demander

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Monitum qui, à propos de la communicatio in sacris, avait rappelé les prescriptions permanentes du canon 1258 du Code de droit canonique132. Cette participation annoncée par le prêtre des Chartreux n’était évidemment pas l’effet d’une attitude spiritualiste ni encore moins sentimentale, mais plutôt la conclusion incontournable de sa ferme conviction : l’existence d’un lien inséparable entre le dialogue et la prière commune. Celle-ci, même dans les limites étroites de la discipline sacramentelle, était en effet perçue comme la clé indispensable d’un travail théologique commun soutenant le mouvement parallèle des Églises pour aller au-delà d’elles-mêmes vers la plénitude de la vérité. Mais Mgr Charrière, pourtant capable parfois de prendre plus des risques que beaucoup de ses confrères français, se montra prudent à propos de la prière commune : il refusa une autorisation qui aurait été risquée à ce moment-là, et il prit ses distances par rapport à la « manière d’agir » d’un abbé Couturier insistant ; celui-ci, apparemment non ébranlé par le refus, ne renonça pas en effet à exposer ses propres raisons sur un ton aussi attristé que déterminé133. « Il nous est impossible de nous réunir avec nos amis protestants sans prier ensemble, comme d’habitude depuis 1937 », écrira ainsi sans résultat le prêtre lyonnais à l’évêque de Fribourg le 20 août 1948, en soulignant : Aucun danger de confusionnisme n’existe. Aucun scandale n’est à craindre puisque tout se passe entre nous, intra-muros. Au contraire, de graves inconvénients résulteraient de notre abstention : brisure partielle de l’âme commune ; refroidissement de la charité, et par suite appauvrissement de la recherche intellectuelle… Pour l’assistance à la Sainte Cène, le raisonnement garde sa valeur, à la nuance près que la Sainte Cène plonge plus intimement dans l’essence du calvinisme. Mais comment, sans faire de blessure, les inviter à l’assistance à la Sainte Messe et refuser notre assistance à la Sainte Cène ? Max Thurian vous a dit que ce cœur de la foi vécue se faisait, par le Saint Esprit, de révélations uniques de profondeur spirituelle… et cela est vrai des deux côtés. Devant le signe suprême d’unité que nous a laissé votre autorisation à Mgr Charrière concernant l’assistance à la Sainte Cène. Je ne lui ai rien dit — ajoutait-il —, mais lui ai fait comprendre certaines choses indirectement » ; cf. Thurian à Couturier, 26 juin 1948. 132 « Can. 1258. § 1. Haud licitum est fidelibus quovis modo active assistere seu partem habere in sacris acatholicorum. § 2. Tolerari potest praesentia passiva seu mere materialis, civilis officii vel honoris causa, ob gravem rationem ab Episcopo in casu dubii probandam, in acatholicorum funeribus, nuptiis similibusque sollemniis, dummodo perversionis et scandali periculum absit ». 133 « Je ne puis pas accepter votre manière de faire. J’estime que cette manière d’agir, au lieu d’avancer la cause que nous défendons, ne fait que retarder le rapprochement tant désiré. En effet, la participation que vous envisagez à la Cène protestante constitue pour beaucoup une équivoque dangereuse. Je ne doute pas de votre parfaite bonne foi ; mais je suis bien obligé de constater que ces équivoques ont déjà produit des résultats douloureux et c’est la raison pour laquelle je maintiens l’attitude que j’ai manifestée déjà en date du 8 juillet 1946 au Révérend Père Villain » ; cf. Charrière à Couturier, 31 août 1948, PPC, lettre citée également dans Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 62

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le Christ…, la séparation révèle beaucoup du mystère tragique du péché séparateur, et cette révélation peut orienter pour toujours les âmes vers la souffrance et la prière pour l’Unité134. Malgré les interprétations rassurantes et l’impact du Monitum globalement plus limité qu’en Allemagne, les relations œcuméniques rencontrèrent aussi en milieu francophone des nouvelles difficultés135. Cela eut assez vite des répercussions dans le diocèse d’Autun, où la rencontre annuelle de « L’Amitié » qui devait avoir lieu à Taizé ne put s’y tenir selon la formule habituelle et l’évêque « très ultramontain » qu’était Mgr Lebrun réclama une information plus ponctuelle sur les catholiques de passage sur la colline136. Et encore plus à Lyon, où à la veille de la rencontre à Grandchamp, l’abbé Couturier se vit refuser, à la dernière minute, l’autorisation d’y participer. « Ce sont des intermédiaires personnels auprès du cardinal qui ont joué en défaveur de l’Abbé Couturier », écrit Schutz à Robert Giscard le 23 septembre, en lui rapportant le déroulement d’une rencontre où la souffrance commune provoquée par l’absence de l’habituel animateur spirituel du groupe — attribuée à l’œuvre du « démon de la peur » — véhicula à certains égards une plus grande franchise mettant les participants « devant les vrais problèmes »137. En ce sens, ce n’est pas un hasard si la session de Grandchamp de 1948 — consacrée conjointement au thème de la prophétie et de la mariologie — fut une étape significative dans l’évolution du groupe de Dombes, qui commença à percevoir toujours plus clairement toutes les inadéquations et les limites d’une approche largement comparative138. Les nouvelles résistances rencontrées ne découragèrent en tout cas pas le prêtre des Chartreux qui, au lendemain de la rencontre de Grandchamp, réussit à convaincre le cardinal Gerlier, comme nous l’avons déjà évoqué,

134 Cf. Couturier à Charrière, 20 août 1948, PPC, lettre citée également dans Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 46-47. 135 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 906. 136 Cf. Villain à Lebrun, 1er juillet 1948, et la lettre au religieux mariste du vicaire général du diocèse, Fernand Guimet, du 7 juillet 1948, PMV. Cf. aussi Thurian à Visser ’t Hooft, 6 juillet 1948. 137 Cf. Schutz à Giscard, 23 septembre 1948, DT, et la lettre du père Villain, mais rédigée par Thurian, adressé de Grandchamp à l’abbé Couturier le 15 septembre 1948 avec les signatures et les salutations de tous les participants, PPC : « Nous ne pouvions le croire et comprendre les raisons de celui qui vous retirait son autorisation. Le Diable ne se déchaîne jamais autant que lorsqu’il sent une œuvre spirituelle s’accomplir ; il utilise les meilleures intentions, mêmes les raisons pastorales. […] Nous avons voulu nous placer dans l’esprit d’acceptation dont vous nous donnez l’exemple dans votre lettre. […] Au fond, vous nous dites concrètement ce que nos études recherchent intellectuellement : la vraie attitude du prophète obéissant dans l’Église ». 138 À ce propos, cf. en particulier l’article de R. Paquier, « Des théologies confessionnelles à une théologie œcuménique », Verbum Caro, 5/1 (1948), p. 3-14, sur lequel, cf. Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 68-69.

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d’apporter à Rome un dossier « sur le bienfait des rencontres interconfessionnelles »139 ; à ce dossier l’abbé Couturier et le père Villain joignirent en particulier des extraits de correspondance de Thurian et de son ouvrage sur la liturgie, ainsi que son article de Verbum caro sur « La Communauté de Cluny » et un texte, dactylographié de plus d’une vingtaine de pages, qui commentait largement le Monitum du Saint-Office. Le pasteur genevois y avait travaillé entre l’été et l’automne 1948 en essayant de montrer « tout le sens et le positif » du document140. Confié au cardinal Gerlier dans sa version intégrale141, ce fut le commentaire « le plus nuancé » sur le décret de 1948, comme le notera quelques années plus tard dans la Nouvelle Revue Théologique le cousin au deuxième degré de l’abbé Couturier, Robert Clément142. Il fut d’abord publié par Verbum Caro en forme abrégée, car « trouvé trop “unioniste” » par Leuba qui craignait de heurter la sensibilité des lecteurs d’une revue protestante143. Il sortit ensuite de manière plus étendue, mais avec encore quelques coupures, dans les actes d’un symposium parisien organisé en 1950 par le Centre catholique des intellectuels français sur le thème Unité chrétienne et tolérance religieuse144. L’article, que l’auteur chercha rapidement à diffuser dans les différents cercles de l’œcuménisme catholique, voulait pour l’essentiel se présenter comme « un simple commentaire » du document du Saint-Office, basé sur une analyse

139 Cf. Villain, Témoignages protestants sur le bienfait des rencontres interconfessionnelles, et une lettre adressé au cardinal Gerlier le 16 octobre 1948 par le recteur du Collège St. Joseph d’Avignon, le jésuite Jean Roche, PPC. Dans cette lettre, le religieux, nouvelle « recrue » catholique du groupe des Dombes, exprimait son amertume pour la non-participation de l’abbé Couturier à la réunion de Grandchamp et ses impressions sur Max Thurian : « Vous n’avez pas autorisé M. l’abbé Couturier à participer aux réunions œcuméniques de Grandchamp en septembre dernier. Cette défense a été pour tous, catholiques et plus encore protestants, une douleur cruellement ressentie. Je me permets de Vous communiquer la lettre qui lui a été adressée. Elle a été entièrement rédigée par le pasteur Max Thurian de la communauté de Cluny. Vous ne pourrez pas, je crois, ne pas admirer le parfum profondément catholique qui en émane. […] ne pensez-Vous pas, Éminence, que des réunions comme les nôtres y ont pour leur part contribué ? Vous avez, si je ne me trompe, accepté avec sympathie de présenter au Saint Père un dossier sur le travail pour l’unité de l’Église. Ne pensez-vous pas que cette lettre du pasteur Thurian pourrait avec intérêt figurer parmi les pièces du dossier ? ». 140 Cf. Thurian à Villain, 26 août 1948, PMV, et à Couturier, 11 novembre 1948 et 28 avril 1949, PPC. 141 Cf. M. Thurian, L’Église romaine et l’œcuménisme. À propos de « l’Avertissement » du SaintOffice, du 5 juin 1948, 22 p. dact., AADL. 142 Cf. R. Clément sj, « Quelques initiatives dans la marche vers l’Unité Chrétienne », Nouvelle Revue Théologique, 75 (1953), p. 601-616. 143 Cf. M. Thurian, « À propos de “L’Avertissement” du Saint-Office, du 5 juin 1948 », Verbum Caro, 8/4 (1948), p. 184-189. Cf. ensuite Thurian à Couturier, 27 octobre et 2 novembre 1948, PPC. 144 Cf. M. Thurian, « L’Église romaine et l’œcuménisme », in Unité chrétienne et tolérance religieuse, Paris, 1950, p. 183-210.

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du texte « éclairé par des interprétations récentes qu’en ont faites prélats et théologiens catholiques » ; c’était évidemment une référence surtout à Mgr Charrière et au cardinal Gerlier que Max Thurian rencontra personnellement à Lyon le 6 novembre145. La version publiée par Verbum caro faisait partie d’un fascicule entièrement consacré à un bilan de la température œcuménique dans les différentes Églises, recueillant entre autres les impressions du père Villain sur l’assemblée œcuménique de 1948 à laquelle, après le Monitum, il n’avait pu participer que comme journaliste146. Le texte reproposait donc pour l’essentiel la lecture largement positive du document romain qui avait été diffusée par les œcuménistes catholiques préoccupés de rassurer leurs habituels interlocuteurs protestants. Cette lecture oscillait intentionnellement entre l’accentuation, d’un côté, du caractère contingent d’un décret présenté comme une directive pastorale occasionnée par les malentendus surgis autour l’invitation d’observateurs catholiques à Amsterdam — « certaines gaffes furent commises », admettait à ce propos Thurian —, et l’accentuation, d’un autre côté, de sa fonction de rappel de certaines dispositions permanentes du Code qui, de fait, n’ajoutaient « rien de nouveau à la discipline catholique déjà existante147 ». Ainsi le théologien de Taizé citait lui aussi l’interprétation du présentateur allemand de Radio Vatican — très exploitée puis démentie à deux reprises par un jésuite du Saint-Office, Franz Hürth148 —, selon laquelle les rencontres interconfessionnelles « dans des cercles petits ou intimes » n’étaient pas du tout concernées par le décret romain. En ce sens, Max Thurian ajoutait qu’il avait lui-même participé récemment à deux réunions œcuméniques qui avaient été précédées par des entretiens avec les évêques dont dépendait la présence de quelques catholiques à ces rencontres : la référence était évidemment aux sessions de « l’Amitié » et du groupe des Dombes de l’été 1948, dont l’expérience personnelle montrait bien « que

145 Cf. Thurian, « À propos de “L’Avertissement” du Saint-Office », art. cit. Cf. aussi Thurian à Beaupère, 20 novembre 1948, PRB, et à Villain, 27 octobre 1948, PMV. 146 Après avoir été invité le 14 février 1948 par le pasteur Visser ’t Hooft avant toute autre démarche en milieu catholique ; cf. Villain à Charrière, 13 juin 1948, et aussi à Dumont, 21 juin, et au cardinal Gerlier, 5 juillet 1948, PMV. Cf. aussi Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 786. À ce propos, cf. aussi une lettre ultérieure de Thurian à Villain du 14 avril 1948, PMV, où le frère de Taizé se réjouissait avec le père Villain de son départ en tant qu’observateur à Amsterdam, où il avait pensé initialement lui aussi pouvoir se rendre ; cf. Thurian à Herbert W. Newell, 20 janvier 1948, et la réponse de ce dernier du 9 février suivant, ACŒ. Cf. aussi M. Villain, « La conférence d’Amsterdam. Point de vue d’un catholique romain », Verbum Caro, 8/4 (1948), p. 177-183. L’article du père Villain dans Verbum Caro avait été fortement voulu par Thurian, qui avait pour cela plusieurs fois sollicité von Allmen ; cf. Thurian à Villain, 26 août et 27 octobre 1948, PMV. 147 Cf. Thurian, « À propos de “L’Avertissement » du Saint-Office”, art. cit. Sur cette confusion intentionnellement alimentée entre le caractère contingent attribué au Monitum et les prescriptions permanentes qu’il actualisait, cf. aussi Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 904. 148 Ibid., p. 905.

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rien n’a changé dans l’attitude des Ordinaires responsables qui ont toujours observé les règles canoniques149 ». D’autre part, le jeune « clunisien » genevois ne pouvait pas éviter de reconnaître que l’absence d’observateurs catholiques à Amsterdam à cause de l’interdiction du Monitum avait marqué un net durcissement de l’attitude romaine envers le mouvement œcuménique. « Il faut espérer que les responsables de ce coup de frein auront mesuré la douloureuse portée de leur geste », notait-il encore plus clairement dans une des parties du texte dactylographié, omise aussi bien dans le texte publié par Verbum caro que dans celui sorti deux ans plus tard dans l’ouvrage parisien de 1950150. Dans cette dernière version, en revanche, il rapportait les commentaires négatifs du Monitum du côté protestant, à commencer par les dures paroles de Barth prononcées à Amsterdam en séance plénière et encore plus dans une réunion de membres réformés et presbytériens de l’assemblée à propos de l’absence catholique à la conférence151. « Les choses sont ce qu’elles sont », avait noté à cette occasion le théologien de Bâle, en prenant ses distances « en des termes paradoxaux qui lui sont chers152 », par rapport à ceux qui continuaient à exprimer regret et déception pour l’absence d’observateurs catholiques : « l’Église catholique ne pouvait prendre à l’égard d’Amsterdam une autre attitude que celle qu’elle a prise. Sint ut sint aut non sint. […] Là où on dit non pas Jésus seulement, mais Jésus et Marie, là où on reconnaît à une autorité terrestre un caractère infaillible, nous ne pouvons que dire un Non résolu », avait-il conclu avant d’inviter ses auditeurs à assumer certaines divergences irréductibles comme le douloureux rachat du péché dans la certitude et l’attente de l’unité eschatologique153. Des paroles sévères qui résumaient pour le « clunisien » genevois la forte, mais inévitable réaction suscitée au sein du protestantisme par la sortie du décret romain trois mois avant la réunion d’Amsterdam. Comme on pouvait le prévoir, elles entrainèrent une immense polémique. Schutz chercha à la désamorcer en sollicitant en vain une réponse de Thurian à Barth154 après l’article dans Réforme d’un Daniélou

149 Cf. Thurian, « À propos de “L’Avertissement” du Saint-Office », art. cit. 150 Cf. Thurian, L’Église romaine et l’œcuménisme. À propos de « l’avertissement » du Saint-Office, du 5 juin 1948. 151 Cf. K. Barth, « Désordre de l’homme et dessein de Dieu (Introduction aux travaux de l’Assemblée) », Foi et Vie, 46/5 (1948), p. 417-428, et Id., « Les Églises réformées au sein du Conseil œcuménique (Notes sur un exposé familier du Prof. Karl Barth donné à une réunion des membres réformés et presbytériens de l’Assemblée) », ibid., p. 490-496. Cf. en particulier SŒPI, 11 juin 1948, p. 152-153, et 18-25 juin 1948, p. 160-162, et Ch. Brutsch, « Après l’assemblée », La Vie Protestante, 10 septembre 1948, p. 1. Sur l’attitude de Barth à Amsterdam s’est récemment exprimé Ch. Chalamet, « Karl Barth on the Quest for the Church’s Unity », Cristianesimo nella storia, 37/2 (2016), p. 343-359. 152 Cf. C. Lialine, « Chronique religieuse. La première assemblée du Conseil œcuménique des Églises (Amsterdam, 22 août-4 septembre 1948) », Irénikon, 22/1 (1949), p. 59-72. 153 Cf. Barth, « Les Églises réformées au sein du Conseil œcuménique », art. cit. 154 Cf. Giscard à Schutz, 21 octobre 1948, et Schutz à Giscard, 29 octobre 1948, DT.

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scandalisé155, qui provoqua à son tour une nouvelle et prompte réplique du théologien suisse156. Au-delà de la forte tonalité prise par la polémique, les paroles de Barth étaient pour Thurian — comme il le notait en particulier dans la version intégrale de son commentaire au Monitum — surtout révélatrices de la grande difficulté protestante à comprendre « de l’intérieur » les réserves romaines envers le mouvement œcuménique ; autrement dit, les comprendre à partir de l’autocompréhension de l’Église catholique et de sa conception de l’unité, ainsi qu’en prenant en considération de manière adéquate son habituelle

155 « Nous avons beaucoup aimé Karl Barth. Nous lui devons beaucoup. Nous l’avons toujours dit. Nous le disons encore. Il a retrouvé des valeurs authentiquement bibliques […]. […] nous avons vu un commencement réel d’œcuménisme dans cette communication effective du travail théologique entre les Églises encore séparées. Nous avons aimé en Barth le pourfendeur d’un libéralisme dogmatique que nous n’aimons pas plus que lui. Nous avons aimé son sens tragique de la responsabilité du prédicateur. Aussi, si aujourd’hui nous lui disons : non, c’est avec la souffrance d’une grande espérance déçue. Nous ne pouvons accepter l’allégresse avec laquelle il admet la séparation. […] Et non pas seulement parce que l’esprit chrétien y est méconnu, mais parce que l’essence du christianisme y est trahie. […] Le désespoir trop confortablement accepté de Barth est ici singulièrement léger. […] On y sent je ne sais quel contentement de soi. On n’y a pas la soumission à la Parole de Dieu. Barth nous a scandalisé. Une seule chose nous console, c’est qu’il a aussi scandalisé plusieurs de nos frères protestants » ; cf. J. Daniélou, « Question à Karl Barth. Au lendemain d’Amsterdam », Réforme, n. 187, 12 octobre 1948, p. 2. Pour quelques réactions protestantes, cf. en particulier R. Niebuhr, « We are men and not God », The Christian Century, 65 (27 octobre 1948), p. 1138-1140, et la réponse de K. Barth, « Continental vs Anglo-Saxon Theology. A preliminary reply to Reinhold Niebuhr », The Christian Century, 66 (16 février 1949), p. 201-204. 156 Cf. K. Barth, « Réponse au R.P. Daniélou », Réforme, n. 188, 23 octobre 1948, p. 2 : « L’accusation publique que vous élevez contre moi en phrases aussi amères, m’est totalement incompréhensible. Mais la question est autre. Il s’agit d’une question très concrète. […] Vous écrivez vous-même que les chrétiens romains “savent devoir garder avec intransigeance” un dépôt auquel ils participent. Cette intransigeance devait les empêcher de prendre pratiquement part à nos tentatives. Ceci n’est pas votre opinion privée ; le Pape, luimême et sans aucune équivoque, s’est exprimé à plusieurs reprises de la même façon. Et vous savez aussi bien que moi, qu’il devait nécessairement s’exprimer ainsi, que votre Église devait nécessairement se tenir à l’écart d’Amsterdam. Car votre Église ne peut pas s’asseoir à la même table que les autres “églises” pour délibérer avec elles sur le même pied, avec la même humilité et la même liberté, sur la question de l’unité en Christ. Elle ne peut pas consentir que la question de l’unité n’aurait pas déjà reçu sa réponse, réponse très simplement fournie par la pure et simple existence de votre Église. Elle ne peut pas faire autre chose que de nous proposer à nous autres, finalement et uniquement, de participer à cette unité réalisée, pas autre chose que de nous demander de renoncer à nos erreurs et nos méconnaissances, en reprenant le seul chemin possible, celui d’une compréhension véritable de l’unité : bref, pas autre chose que de nous inviter à nous soumettre au siège romain et à souscrire aux conclusions du Concile de Trente, fussent ces conclusions quelques peu modifiées, modernisées ou adoucies à notre usage. En quoi votre Église pourrait-elle s’intéresser à notre cause œcuménique, sinon comme à la possibilité, peut-être offerte, de nous ramener, par quelque chemin ou quelque détour, à Rome ? […] Vous n’auriez pas pu vous asseoir à côté de nous, mais seulement (visiblement ou invisiblement) vous installer sur quelque trône, très haut, au-dessus de nos têtes. Parmi les pauvres, le riche n’a réellement de place ».

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alternance de registre qui lui fait recourir, en fonction du type d’intervention, à des langages tantôt plus religieux, tantôt au contraire plus juridiques157. Le théologien de Taizé indiquait de façon explicite - aussi dans la version de l’article édité en 1950 - que c’était en particulier le cas du dernier document du Saint-Office. En s’efforçant toujours de présenter la perspective « interne » de l’Église catholique, il montrait le Saint-Office comme une « institution de surveillance et de discipline, espèce de police », rendue nécessaire par la volonté de l’Église catholique « de rester une société fortement unie non seulement comme corps mystique du Christ, mais aussi comme institution hiérarchique humaine »158. En invitant ainsi à ne pas lire la position adoptée en vue d’Amsterdam comme un signe de désintérêt de la part de Rome envers le mouvement œcuménique, Thurian de façon irénique soulignait donc deux choses : d’un part, pour les réformés, l’exigence de contextualiser de manière adéquate les divers documents romains, en prenant conscience que deux conceptions différentes d’unité étaient à l’œuvre, et, de l’autre, pour l’Église catholique, la nécessité dans ce contexte de faire un effort pour trouver un style et une forme qui soient recevables par des protestants et qui n’empêchent pas a priori tout dialogue ni tout échange intellectuel utile. « Il y a une façon de parler à des non-catholiques qui s’apprend et qui est une condition sine qua non d’être entendu avec sympathie et compris », notait à ce propos le frère de Taizé, en offrant de manière voilée son aide aux autorités romaines dans la recherche d’une formulation plus heureuse pour exprimer leur conception de l’unité et pour combler le fossé qui existait entre les milieux du Vatican et les chrétiens séparés159. Toujours dans la version intégrale de son article puis dans celle de 1950, Max Thurian faisait ensuite un plaidoyer pour que se poursuivent des « réunions sûres », où les positions respectives deviennent plus claires, en chassant les préjugés et en délimitant les difficultés. Puis il formulait de manière explicite son souhait : la participation catholique aux prochaines assemblées œcuméniques officielles et la mise en route d’un contact des autorités romaines et du pape lui-même « avec des non-catholiques responsables du mouvement œcuménique, avec des ouvriers de l’unité »160. Et il soulignait : « Il ne suffit point d’être informé par les textes et les livres, il faut des contacts personnels où l’on se rend compte que celui que l’on a devant soi confesse aussi un credo très catholique, croit beaucoup en de vérités communes à tous les chrétiens, n’a pas des opinions vagues sur l’unité de l’Église, mais se rend parfaitement compte du problème tel qu’il se pose »161. En faisant à sa manière écho aux vœux du cardinal Langénieux au retour du Congrès eucharistique de Jérusalem 157 Cf. Thurian, L’Église romaine et l’œcuménisme. À propos de « l’Avertissement » du Saint-Office, du 5 juin 1948. 158 Cf. ibid. et la version publiée ensuite dans Unité chrétienne et tolérance religieuse, op. cit. 159 Ibid. 160 Ibid. 161 Ibid.

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en 1893162, le frère de Taizé formulait pour finir le désir d’assister un jour à la création d’un institut pour l’étude de l’anglicanisme et du protestantisme analogue à l’Institut pontifical oriental, ainsi qu’à la création d’une véritable « Sacrée Congrégation de fovenda Unione pour les questions œcuméniques »163. En attendant, ce désir se conjuguait, à plus court terme, à celui plus accessible d’une « encyclique sur l’unité », qui, vingt ans après Mortalium animos, puisse tenir pleinement compte à la fois du travail accompli par les œcuménistes catholiques et de la psychologie des chrétiens non romains164. Le commentaire du Monitum rédigé par le théologien de Taizé aida certainement le cardinal Gerlier à convaincre les autorités du Vatican qu’il serait utile et urgent d’engager des contacts avec quelques personnalités non catholiques. Celles-ci devraient toutes être choisies évidemment en fonction de leur intérêt et de leur sympathie pour l’Église romaine, ainsi que pour leur familiarité avec les œcuménistes catholiques francophones. En visite ad limina à la mi-décembre 1948, le cardinal de Lyon réussit en effet non seulement à obtenir des garanties sur la survie du groupe des Dombes, mais aussi à parler à Pie XII, qui était encore perturbé par les forts accents anticatholiques employés par Barth à Amsterdam, de « deux suppliques » —  celle de l’anglican Curtis et celle du pasteur Thurian — pour qu’il adresse un appel aux chrétiens séparés à l’occasion de l’année sainte 1950165. C’est ainsi

162 La référence concerne en particulier un des Vœux émis par le Congrès et soumis à S. S. Léon XIII de l’archevêque de Reims, légat du Pape au Congrès eucharistique de Jérusalem, figurant dans la rubrique « Documents » de Irénikon, 8/11 (1926), p. 353-357, où le cardinal. Langénieux souhaitait que « des hommes particulièrement voués aux œuvres d’Orient » puissent compter sur la création à Rome d’un centre d’études rassemblant toute la documentation historique, liturgique et théologique sur les Églises d’Orient. Thurian avait trouvé la référence aux vœux du cardinal Langénieux également dans l’ouvrage de P. Lecanuet, La Vie de l’Église sous Léon XIII, Paris, 1930, p. 19-21. 163 Sur le rapport secret de juillet 1893 dans lequel l’archevêque de Reims exposait à Léon XIII les faiblesses de l’uniatisme et en même temps les fondements d’une grande politique orientale confiée à une Congrégation indépendante de celle de la Propaganda Fide et ensuite sur la promesse du Pape de créer un nouvel organisme de la Curie chargé de suivre les problèmes unionistes, qui prendra le nom de « Commissio pontificia ad reconciliationem dissidentium cum Ecclesia fovendam », cf. C. Soetens, Le Congrès Eucharistique International de Jérusalem (1893) dans le cadre de la politique orientale du pape Léon XIII, Louvain, 1977, p. 662 sqq. 164 « En effet, depuis l’encyclique Mortalium animos de Pie XI […] qui critiquait les débuts hésitants de l’œcuménisme de Stockholm, le problème a changé. La conscience ecclésiastique s’est faite plus claire dans les milieux œcuméniques et l’aspect doctrinal de l’unité est envisagé au premier plan. […] Pourquoi — concluait alors à ce propos Max Thurian — le pape actuel n’organiserait-il pas une collaboration secrète entre des théologiens catholiques et de non-catholiques, où serait éprouvée la rédaction d’une encyclique sur l’unité, qui pourrait bien être alors l’œuvre magistrale de Pie XII et un des grands événements ecclésiastiques de notre siècle ? » ; cf. Thurian, « L’Église romaine et l’œcuménisme », aussi bien dans la version dact. que dans celle publiée dans Unité chrétienne et tolérance religieuse, op. cit. 165 Cf. Rome 1948. II – Audience du Saint-Père (18.XII.48), 1 p. dact., AADL.

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que passa l’idée de recevoir au Vatican des « ambassadeurs » protestants d’un œcuménisme catholique patiemment engagé à dissiper les méfiances à son égard et à montrer à Rome l’importance vitale de la cause œcuménique. Après un premier voyage en septembre 1947 de dom Benedict Ley, maître des novices de l’abbaye anglo-catholique de Nashdom, feront aussi entre 1949 et 1951 ce « pèlerinage » romain le révérend Curtis, le pasteur suédois Gunner Rosendal — qui étaient comme dom Ley des anciens correspondants de l’abbé Couturier — et, à deux reprises, Roger Schutz et Max Thurian166. Après une première rencontre « d’importance capitale » début novembre avec un cardinal Gerlier « très craintif167 », le projet d’un séjour à Rome des deux frères de Taizé prit forme déjà à la fin du mois grâce à la possibilité, offerte par « une personne généreuse » et promptement communiquée à l’abbé Couturier, d’un voyage en Italie entre février et mars 1949, en compagnie de la mère et de la plus jeune sœur de Schutz168. Pour Thurian, comme il le fit tout de suite remarquer au prêtre lyonnais, cette circonstance donnait « un caractère très banal » au voyage et aux visites qu’il comportait ; elle permettait en même temps au prêtre lyonnais de proposer tout « naturellement » au pasteur Visser ’t Hooft le nom des deux « clunisiens » comme « messagers » d’un Conseil œcuménique qui, malgré l’échec d’Amsterdam et la distance accrue entre Rome et Genève, voulait toutefois garder une porte ouverte en optant pour une ligne de prudente réconciliation. Entre janvier et début mars 1949, furent ainsi définis les détails de la visite romaine des deux frères de Taizé. Le cardinal Gerlier les adressa à l’abbaye bénédictine de Saint-Jérôme169 et leur obtint une rencontre avec le père Boyer — auquel il transmit les deux notes sur les « clunisiens » que Mgr Lebrun avait fait préparer pour le nonce, et le « travail très important » de Max Thurian sur le Monitum —, avec le substitut de la secrétairie d’État, Mgr Montini, et, par l’intermédiaire de celui-ci, avec Pie XII lui-même170. « On ne saurait évidemment dire de la Communauté de Cluny qu’elle est à la veille de se convertir au catholicisme », écrivit en particulier à Mgr Montini le cardinal de Lyon171. Celui-ci, déjà en décembre, avait parlé à l’ecclésiastique romain de la jeune communauté bourguignonne et notamment de Thurian, dont il avait laissé au pape un long texte dactylographié « assez révélateur de l’esprit qui les anime172 ». « Mais il est incontestable —  ajoutait le cardinal Gerlier, après avoir rappelé le fort désir du pasteur genevois 166 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 897. 167 « Même au sein du Catholicisme » — c’étaient les impressions de Mgr Chevrot rapportées à Schutz qui l’avait rencontré un mois plus tôt ; cf. Schutz à Giscard, 2 novembre 1948, DT. 168 Cf. Thurian à Couturier, 19 novembre 1948 et 7 février 1949, PPC. 169 Cf. Gerlier à Dom Pierre Salmon, 22 février 1949, AADL. Schutz et Thurian eux-mêmes avaient exprimé le désir de résider dans une communauté catholique ; cf. Thurian à Couturier, 1er février 1949, PPC. 170 Cf. Gerlier à Boyer et à Montini, 1er mars 1949, AADL. 171 Cf. Gerlier à Montini, 1er mars 1949. 172 Ibid.

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d’“un appel aux dissidents” à l’occasion de l’Année sainte —, qu’elle représente dans tous les groupes protestants que je connais celui qui est le plus proche de nous et que l’éventualité de certaines conversions personnelles peut être raisonnablement envisagée173 ». Malgré la brièveté de l’audience de Pie XII et l’impact, parfois « très dur », du faste du Vatican et d’une piété non dépourvue d’anthropocentrisme174, le voyage italien des deux frères de Taizé, du 7 au 20 mars 1949, fut globalement « bon, très bon », écrivit à son retour Thurian au père Villain175. « Béni, et peut-être fructueux », écrivit-il encore au cardinal Gerlier176, ce voyage des deux médiateurs de la cause œcuménique — « deux chrétiens convaincus et très généreux, plus près de nous qu’ils ne pensent, mais d’après leurs publications […] encore assez loin au point de vue doctrinal », selon les mots de l’abbé de Saint-Jérôme177 — rassura en effet ces derniers sur l’avenir du travail pour l’unité, des réunions œcuméniques et du dialogue théologique. « Le monitum n’a voulu qu’écarter des éléments déséquilibrés ou indésirables qui compromettraient le travail », écrivit Thurian à Mgr Lebrun début mai, en commentant en particulier les paroles de Mgr Montini, qui avait précisé aux deux pasteurs suisses le caractère interne et disciplinaire d’un texte non destiné aux chrétiens séparés, mais surtout à « des “groupes œcuméniques peu solides” où une charité mal éclairée risquait de compromettre la vérité catholique et un témoignage clair et autorisé »178 — groupes à propos desquels plusieurs regardèrent assez vite en direction du mouvement allemand « Una Sancta »179. Les visites romaines non seulement rassurèrent sur le maintien du statu quo, du moins en milieu francophone, mais elles permirent aussi de pallier quelque peu les malentendus qui avaient été engendrés par l’affaire des observateurs catholiques à Amsterdam. Elles donnèrent en même temps la possibilité au Saint-Siège de démontrer que la manière dont l’affaire avait été gérée par Genève n’avait pas été apprécié par la Curie et aux deux « mes­ sagers » du Conseil œcuménique celle de sonder une éventuelle et plus grande disponibilité romaine pour les prochaines conférences. En ce sens, « excellents » furent en particulier les entretiens avec le père Boyer et surtout avec Mgr Montini, auquel « tout a pu être dit » par 173 « Un entretien avec le Pape — concluait en ce sens le cardinal Gerlier — pourrait, je le crois, avoir sinon immédiatement du moins dans l’avenir, de grandes conséquences » ; cf. ibid. 174 Cf. une lettre à Giscard du 20 mars 1949 écrite par Schutz dans le train du retour, DT. 175 Cf. Thurian à Villain, 8 avril 1949, PPC. 176 Cf. Thurian à Gerlier, 8 avril 1949, AADL. 177 Cf. Dom Salmon à Gerlier, 20 mars 1949, AADL. 178 Cf. Thurian à Lebrun, 7 mai 1949, lettre citée dans Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 905. Cf. aussi le rapport du Voyage à Rome de Roger Schutz et Max Thurian (mars 1949), 20 février 1950, 5 p. dact., ACŒ, PPC e ADPF, sur lequel voir infra. 179 À ce propos, cf. déjà les impressions de Thurian après son passage à Lyon à la fin de juin 1948 ; cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 7 juillet 1948. Sur le probable objectif immédiat du Monitum que plusieurs suppositions portaient à situer en Allemagne, cf. encore Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 886 et 906.

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rapport aux inquiétudes et au trouble suscité par le Monitum dans les milieux non catholiques180. Quant à Charles Boyer, celui-ci n’avait pas manqué de faire savoir à l’abbé Couturier qu’il avait apprécié l’idée de proposer au pape « une “encyclique” pour l’octave de l’unité en Janvier 1950 », en conseillant d’ailleurs d’ajouter au soutien du cardinal de Lyon celui d’autres prélats non français, peut-être américains181. Selon les premières impressions de Schutz partagées par lettre avec Giscard, le père Boyer était « un homme d’une soixantaine d’années, petit, simple, de santé débile, […] trop occupé pour pouvoir vraiment se donner à l’œcuménisme182 ». Il les reçut pendant une heure à l’Université Grégorienne le 13 mars et il leur exposa « avec beaucoup d’intelligence et de loyauté » la position romaine sur l’unité ; il ne manqua pas d’autre part d’évoquer aussi le caractère délicat de la position d’« Unitas », une association ni officielle, ni officieuse, mais ni non plus purement privée, et montra aux deux interlocuteurs d’exception une certaine liberté de jugement inattendue, celle qui lui avait fait reconnaître dans la conférence d’Amsterdam « une manifestation de l’Esprit »183. Voilà en particulier ce que transmirent Schutz et Thurian dans un rapport de février 1950 sur leur voyage romain envoyé ad usum privatum aussi bien à Visser ’t Hooft et aux deux secrétaires adjoints du Conseil œcuménique, Stephen Neill et Oliver Tomkins, qu’à des protagonistes de l’œcuménisme catholique français, depuis les amis lyonnais jusqu’à Yves Congar, depuis Jean Daniélou jusqu’au commentateur religieux de la revue Études, le jésuite Rouquette, ancien professeur d’histoire ecclésiastique à Fourvière. La rencontre la plus significative fut toutefois celle avec le substitut de la secrétairerie d’État, « une éminence grise, mais fort sympathique dans l’entretien », « remarquablement intelligent et profondément spirituel » ; la rencontre avait été bien préparée par le cardinal Gerlier, tout à fait conscient que si Mgr Montini n’avait pas nécessairement un pouvoir décisionnel en matière œcuménique, il était généralement bien disposé à soutenir des initiatives françaises184. C’est lui qui fournit aux deux frères de Taizé l’interprétation

180 Cf. Thurian à Villain, 8 avril 1949. 181 Cf. la lettre du 2 mars 1949 du directeur de Unitas à Paul Couturier, PPC, dont le cardinal Gerlier lui avait parlé en décembre 1948 et dont il avait vu ensuite le dossier œcuménique : « Tout dépendra de la façon dont le projet sera présenté au Pape. S’il pouvait l’être par des Cardinaux, et pas seulement par des Français, mais aussi par d’autres, comme le Cardinal Griffin ou Spellman, je crois que le Pape accepterait de lancer l’appel désiré. Sur ces questions de l’union, le Saint-Père est, autant que je puis savoir, très attentif et très réservé. Il fait grande attention à la façon de parler. Il n’aime pas, par exemple, qu’on travaille “pour l’unité de l’Église”, car, dit-il, l’unité de l’Église existe ; il n’aime pas non plus qu’on appelle orthodoxes les dissidents orientaux etc. Je dois surveiller beaucoup la rédaction de notre Unitas pour ne rien imprimer qui déplaise au Saint Père ». 182 Cf. Schutz à Giscard, 13 mars 1949, DT. 183 Cf. ibid. et Schutz et Thurian, Voyage à Rome. 184 Cf. Schutz à Giscard, 20 mars 1949, et Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 895.

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officieuse du décret du Saint-Siège, anticipant ainsi la sortie imminente d’une exégèse officielle et approfondie. Il demanda aussi des informations sur l’influence de la ligne barthienne au sein du protestantisme185 et, surtout, il souligna l’exigence d’étudier et de préciser une formule d’invitation et de présence d’éventuels consultants ou observateurs catholiques aux prochaines réunions œcuméniques. « Mgr Montini pense qu’il s’agit plus d’une question de méthode que de principe. […] Il faudrait que la position et la prétention de l’Église catholique soient reconnues au même titre que d’autres, car l’Église romaine ne peut s’aligner sur les autres églises pour rechercher une unité dont elle possède le principe », communiqueront à ce propos Schutz et Thurian à leurs interlocuteurs genevois186. Ils se rendaient alors disponibles à étudier la question et à engager « des négociations privées » pour trouver comment garantir une présence catholique à la troisième conférence mondiale de Foi et Constitution prévue à Lund, en Suède, au cours de l’été 1952187. Les deux frères de Taizé parlèrent aussi à Pie XII lui-même de l’opportunité d’un commentaire officiel positif du Monitum, texte qui avait freiné tant d’efforts généreux pour l’unité, et de la nécessité d’une présence catholique au sein du mouvement œcuménique. Dans la brève audience accordée le 13 mars aux deux « ambassadeurs » genevois, le pape, bien que visiblement « moins préoccupé d’œcuménisme que Montini », laissa cependant entrevoir la possibilité d’une future négociation, mais non sans avoir d’abord rappelé la conception catholique de l’unité comme retour à l’unique véritable Église du Christ188. Malgré un peu de malaise face à « une certaine supériorité et satisfaction » manifestée par le pape Pacelli, « dont nous avons souffert beaucoup », les deux “clunisiens” soumirent enfin au pontife, comme prévu dans le programme préparé avec le cardinal Gerlier, le « grand désir », partagé avec l’abbé Couturier, d’un appel à la prière pour l’unité à l’occasion de l’Année sainte 1950 ; Pie XII répondit vaguement que ce serait éventuellement pris en considération189. Le voyage et les visites romaines à la veille du moment décisif de la prise des engagements, sur laquelle les deux pasteurs suisses choisirent de rester discrets, accrurent considérablement le crédit de Taizé dans les milieux œcuméniques aussi bien catholiques que genevois190. Cela valait moins pour un Schutz principalement concentré sur le passage imminent de la profession et sur la consolidation de sa propre communauté que pour Thurian, qui, selon le jeune dominicain belge Jérôme Hamer, à l’époque professeur de théologie

185 « Très peiné par les paroles de Karl Barth à Amsterdam. Il croyait qu’il représentait tout le protestantisme réformé. Nous avons insisté sur le rôle prophétique, mais non normatif de K. Barth dans l’Église » ; cf. encore Schutz à Giscard, 20 mars 1949. 186 Cf. Schutz et Thurian, Voyage à Rome. 187 Ibid. 188 Ibid. 189 Cf. encore Schutz et Thurian, Voyage à Rome, et Schutz à Giscard, 20 mars 1949. 190 Cf. Thurian à Villain, 5 mars 1949, PPC.

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à l’Université de Fribourg en Suisse, allait bientôt occuper « la place d’un Lord Halifax ou d’un John Mott »191. C’est ainsi que, en septembre 1949, après la session du groupe des Dombes consacrée cette année-là au thème de la pastorale des sacrements, Thurian fut invité d’abord à Thoune, en Suisse, à la réunion de la commission pour l’étude des « Ways of Worship » de la section Foi et Constitution du Conseil œcuménique des Églises192. Ensuite, à la fin du mois, il fut aussi invité à une rencontre officieuse organisée au centre Istina de Paris pour accomplir un large échange de vues entre les éléments du nouvel organisme genevois les plus portés à la réflexion et un groupe restreint d’œcuménistes catholiques ; ce groupe était coordonné par le dominicain Christophe-Jean Dumont, responsable du centre parisien et, depuis 1949, « successeur » du père Congar dans l’animation des spécialistes en matière œcuménique et dans la conduite des rapports avec Genève193. Ce fut à cette réunion parisienne que remonta de fait la genèse lointaine de l’idée d’un Comité de coordination des rapports catholiques avec Genève, antichambre de la Conférence catholique pour les questions œcuméniques instituée en 1952194. Ensuite, en Suisse, Thurian présenta en particulier un dossier comparatif sur la mariologie catholique et protestante, dont une large sélection serait publiée en 1951 dans un recueil singulier édité par le lyonnais Vitte, Dialogue sur la Vierge, réunissant des voix réformées francophones — parmi d’autres, outre celle de Thurian, celles du pasteur de Saussure et du secrétaire général de la FPF, Elie Vidal — commentées par Jean Guitton et par le jésuite Pierre Ganne195. Ce recueil voulait en particulier offrir, selon les intentions de l’abbé Couturier qui en assurait la direction, « le signe que le Mystère de la Vierge commence à se révéler en des groupes chrétiens où il semblait bien qu’il était jusqu’ici pratiquement ignoré196 ». À la réunion de Paris du 24-25 septembre, Thurian fut invité plutôt comme représentant des communautés non catholiques françaises avec le pasteur Jean Bosc, ancien responsable de la « Fédé » et formateur pendant les années de guerre des futurs dirigeants de la communauté protestante française, lui-même futur successeur de Pierre

191 Cf. Schutz à Giscard, 13 mars 1949, et Hamer à Villain, 24 janvier 1950, PMV. 192 Sur la préparation, en vue de la conférence de Lund, d’un ouvrage intitulé Ways of Worship, cf. M.B. Handspicker, « Fede e costituzione dal 1948 al 1968 », in SME, IV, p. 305-363, en particulier p. 329-330. 193 Sur le dominicain Christophe-Jean Dumont, cf. « In memoriam : le père Christophe-Jean Dumont (1897-1991) », Istina, 1 (1992), p. 57-65, et H. Destivelle, « Souvenirs d’un pionnier. Les mémoires inédits du Père Christophe-Jean Dumont », ibid., 3 (2009), p. 279297. Cf. aussi le programme de la rencontre des Dombes, 1 p. dact., PPC. 194 Sur les objectifs et le déroulement de la rencontre au centre Istina, organisé pour l’essentiel par Tomkins et par Congar, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 799 sqq. 195 Cf. M. Thurian, « Marie dans la Bible et dans l’Église », in Dialogue sur la Vierge, Lyon, 1951, p. 107-130. 196 Cf. P. Couturier, « Introduction », in Dialogue sur la Vierge, op. cit., p. 7-10.

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Maury à la chaire de dogmatique de la Faculté de théologie du Boulevard Arago197. Le théologien de Taizé était de fait désormais reconnu comme un des représentants les plus significatifs des nouvelles tendances actuelles dans le protestantisme européen, des tendances auxquelles le pasteur genevois consacra un article dense dans Irénikon, où il reliait tous les ferments les plus essentiels du renouveau théologique, ecclésiologique et liturgique discernables dans le monde protestant à un mouvement œcuménique compris comme mouvement universel de convergence et d’unité198. En janvier 1950, il sera invité en Belgique pour une grande tournée œcuménique : deux semaines denses de conférences à Bruxelles, à Malines, à l’abbaye de Mont-César et à Liège. Dans cette dernière ville, pendant une soirée publique à laquelle participèrent aussi Georges Chevrot et Jérôme Hamer, il fut très apprécié par l’évêque Louis-Joseph Kerkhofs, qui lui annonça la publication imminente dans les Acta Apostolicae Sedis du très attendu document romain fournissant l’exégèse officielle du Monitum de 1948199. Suite logique de ce Monitum en raison de sa nature défensive tant sur le plan disciplinaire que sur le plan méthodologique, l’instruction du Saint-Office De motione œcumenica du 20 décembre 1949200 ne fut évidemment pas le commentaire positif du document de l’année précédente que les frères de Taizé avaient demandé à Pie XII. Tout en étant la première charte officieuse du travail catholique pour l’unité, de fait elle frappa sur le moment les milieux œcuméniques surtout par son ton juridique et ses aspects restrictifs : en particulier, la nécessité de demander une autorisation romaine pour chaque rencontre qui n’était pas d’administration ordinaire et la rigide subordination locale aux évêques furent considérées de plusieurs côtés comme une hypothèque mise sur les contacts qui étaient restés jusque-là à un niveau informel201. Cette impression fut aussi à certains égards confirmée rétrospectivement par Thurian qui, cinq ans après la publication de ce document mieux connu sous le nom d’Ecclesia catholica, en souhaitera certes la prorogation, mais 197 Sur les objectifs et le déroulement de la rencontre au centre Istina, organisé pour l’essentiel par Tomkins et par Congar, cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 799 sqq. Sur la figure du pasteur Jean Bosc, cf. l’article biographique « Bosc Jean », toujours de É. Fouilloux, in DMRFC, 5, p. 89-91, maintenant repris dans DBPF, I, p. 396-397. 198 Cf. M. Thurian, « Les grandes orientations actuelles de la spiritualité protestante », Irénikon, 4 (1949), p. 368-394 : article très apprécié par Mgr Montini qui l’avait reçu de Max Thurian et qui l’avait transmis au Pape ; cf. encore Voyage à Rome, et Montini à Thurian, 10 février 1950, AADL. Quelques années plus tard, Jean Daniélou fera aussi référence à cette contribution dans une conférence bondée à la Mutualité de Paris ; cf. J. Daniélou, « Le protestantisme dans des voies nouvelles », Les Études, (mai 1953), p. 145-156, sur lequel, cf. aussi l’article de C.M., « Les tendances actuelles du protestantisme européen », La Croix, 17 février 1953, p. 3. 199 Cf. L.-J. Kerkhofs à Thurian, 26 février 1950, et Thurian à Gerlier, 7 mars 1950, AADL. 200 Cf. Instructio ad locorum ordinarios « de motione œcumenica » (Ecclesia Catholica), dans AAS, 42 (1950), p. 142-147. 201 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 808 sqq. et 916 sqq.

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non sans avoir auparavant déploré, d’un côté, que les évêques fassent si peu usage de la liberté que l’instruction leur accordait — à commencer par la récitation commune du Notre Père — et, d’un autre côté, qu’ils aient parfois eu recours aux mises en garde et aux conseils de prudence pour justifier une hostilité ouverte envers le mouvement œcuménique ou, plus souvent, une négligente indifférence202. De Genève l’instruction du Saint-Office fut regardée comme un acte qui risquait de réduire à néant les efforts de dialogue laborieusement repris après Amsterdam, et surtout comme un document à usage « interne », encore une fois tourné contre les interlocuteurs catholiques habituels. Elle ne pouvait en outre être lue qu’en lien étroit avec l’idée du « grand retour », omniprésente dans tout le magistère de Pie XII et de nouveau exprimée avec grand retentissement dans son message radiodiffusé de Noël 1949. Dans ce message, au seuil de l’Année sainte, le pape recueillait à sa manière les sollicitations pour un appel à l’unité, en adressant aux chrétiens séparés une « invitation cordiale et paternelle » au « grand retour attendu depuis des siècles à l’unique véritable Église », dans « l’union unanime de toutes les forces de l’esprit et de l’amour » d’autant plus nécessaire pour contrecarrer « le front unique de l’athéisme militant »203. Profondément éloigné de l’esprit dans lequel il avait été désiré par le père de l’œcuménisme spirituel lyonnais et, avec lui, par ceux qui en avaient été les porte-paroles convaincus204, le message-radio de Pie XII ne favorisa évidemment pas un accueil positif d’Ecclesia catholica. Par la suite les exégèses les plus sévères de cette instruction seront confirmées par l’encyclique du 12 août 1950, Humani generis, une encyclique qui se présentait, sous bien des aspects, comme une véritable somme théologique antifrançaise ; après que le corps professoral de Fourvière eût été décimé, elle creusa définitivement le fossé entre l’autorité romaine et la recherche théologique et pastorale française205. De plus en plus exposé aux conséquences de conflits qui le dépassaient, l’œcuménisme catholique ne fut pas épargné cette fois par l’encyclique de Pie XII, qui critiqua avec insistance un « irénisme » faux et imprudent et un certain ressourcement biblique et patristique accompli en fonction de la recherche d’un accord dogmatique plus facile avec les chrétiens séparés. Cependant, il déploya tous ses efforts pour transmettre une lecture positive de l’instruction de décembre 1949. Cette instruction tentait clairement de

202 Cf. M. Thurian, « Le Saint-Siège et le mouvement œcuménique », Verbum Caro, 24/4 (1953), p. 164-168. 203 Pour le texte du message-radio prononcé par Pie XII le matin du 23 décembre 1949, cf. Discorsi e radiomessaggi di Sua Santità Pio XII, vol. XI, Città del Vaticano, 1950, p. 325-340. 204 « Nous nous alarmons de la facilité avec laquelle beaucoup regardent l’œcuménisme comme moyen de croisade de chrétiens contre le marxisme. Donner un tel mobile à l’unité retrouvée entre chrétiens, qui iraient s’opposant à d’autres hommes, est inqualifiable », notera à cette époque Schutz dans des pages non datées d’un cahier personnel, maintenant publiées dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 58-59. 205 Cf. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 290 sqq.

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faire des compromis sur un ton hésitant, ne renonçant pas au vocabulaire du « retour » ni à mettre entre guillemets l’adjectif « œcuménique » ; mais, tout en cherchant à discipliner un phénomène regardé avec une défiance persistante, lui reconnaissait de fait droit de cité et lui prêtait intérêt. C’est ainsi que parmi les œcuménistes catholiques francophones prédomina l’espoir que serait avalisée, dans les faits, une pratique peu respectueuse de la lettre du Monitum de 1948. Et ils insistèrent auprès de leurs interlocuteurs genevois sur les éléments nouveaux introduits par l’instruction en matière disciplinaire : en particulier, une décentralisation des responsabilités — considérée dans l’immédiat avec grande confiance — et un adoucissement significatif des prescriptions de l’année précédente relatives à la prière en commun206. Dans ce contexte marqué par des interprétations divergentes d’Ecclesia catholica et par de fragiles espérances, vite refroidies par les condamnations d’Humani generis, puis par l’annonce d’un nouveau dogme marial, le cardinal Gerlier, aux prises avec les nombreuses affaires de l’Église française207, poursuivit son « offensive de contacts » pour la cause œcuménique208. Déjà au retour de son premier voyage à Rome il avait offert à Thurian sa disponibilité pour organiser un nouveau pèlerinage au Vatican avec l’objectif, principal et « très direct », d’obtenir la présence de quelques observateurs catholiques à la conférence de Lund209. Moins « privé » que le précédent, un deuxième séjour italien des frères de Taizé fut donc préparé avec son attention habituelle par le cardinal Gerlier, à nouveau en visite ad limina au cours de ce printemps lyonnais agité210. Préalablement Thurian s’était rendu à Genève et il avait reçu directement cette fois du pasteur Visser ’t Hooft la tâche de se faire officiellement interprète des impressions négatives provoquées dans les milieux non romains par l’instruction de 1949 et de l’indignation protestante face à certaines manifestations mariales. Mais surtout, il devait apporter à Rome les désirs du Conseil œcuménique concernant la possibilité d’une présence officieuse de quelques théologiens catholiques à la prochaine conférence de Foi et Constitution211.

206 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., en particulier p. 916-919. 207 « Fourvière est mon grand souci à l’heure actuelle », écrivait-il le 28 juin au représentant français à la secrétairerie d’État, Pierre Veuillot ; cf. Veuillot à Gerlier, 25 juin 1950, et Gerlier à Veuillot, 28 juin 1950, AADL. 208 Cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 13 mai 1950, ACŒ. 209 Cf. ibid. et Thurian à Couturier, 5 et 14 octobre 1949, PPC. 210 Cf. une note s. d., sn, 2 p. ms, AADL, qui fait référence à une rencontre du cardinal Gerlier avec Pie XII du 1er mai 1950 ; au cours de cette rencontre, le cardinal de Lyon demanda entre autres au Pontife d’accorder une nouvelle audience à Schutz et Thurian. 211 Cf. Thurian à Gerlier, 18 avril 1950, AADL, à Couturier, 10 mai 1950, PPC, et à Visser ’t Hooft, 13 mai 1950. Cf. ensuite le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian sur leur second voyage à Rome de février 1951, 15 p. dact., ACŒ, envoyé cette fois-ci, toujours par voie strictement confidentielle, non seulement aux destinataires du compte-rendu du premier voyage romain, mais aussi à Marc Boegner, Pierre Maury et Henri Paul Eberhard ; cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 1er mars 1951, ACŒ.

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Prévu pour la seconde moitié de juin 1950, le nouveau voyage à Rome du « Prieur » et du « Sous-Prieur » de Taizé prévoyait, comme l’année précédente, une audience avec Pie XII, qui soit personnelle et qui, selon le souhait du cardinal Gerlier, ne soit pas trop brève, un entretien avec le substitut de la secrétairerie d’État et une rencontre avec le père Boyer, devenu désormais un « passage » obligé à chaque séjour romain212. De nouvelles visites et rendez-vous furent aussi mises au programme : avec Pierre Veuillot, « un précieux appui », « qui fera passer et lire à Montini et au pape tout ce que nous lui enverrons d’opportun et d’utile » ; avec le recteur de Saint-Louis des Français, André Baron, homme de « grande influence », qui procura aux deux pasteurs une brève visite à Mgr Tardini, au cardinal Tisserant et au père Lyonnet de l’Institut Biblique Pontifical ; enfin, et surtout, avec l’assesseur du Saint-Office, Alfredo Ottaviani, qui en juin précisément avait refusé au cardinal Gerlier la possibilité d’inviter Thurian comme conférencier à Lyon pour la semaine de l’unité de janvier 1951213. Comme l’avait prévu le cardinal de Lyon, la rencontre la « plus importante » des deux « protagonistes de l’œcuménisme » — appelés ainsi par l’ambassadeur français auprès du Saint-Siège, Wladimir d’Ormesson, le 5 juillet dans un rapport détaillé au Quay d’Orsay — fut sans aucun doute celle avec Mgr Montini214. Il a été « plus fraternel que l’an dernier », écrira à Robert Giscard un Roger Schutz toujours très sensible au degré d’empathie de ses interlocuteurs215. C’est un « homme d’une très grande spiritualité et intelligence, très simple, très averti du problème œcuménique » — ainsi sera-t-il encore défini par les deux frères de Taizé dans le rapport envoyé à Genève plusieurs mois après leur deuxième voyage216. Avec lui furent abordés tous les points délicats concernant les relations entre Rome et le secrétariat général du nouveau Conseil œcuménique des Églises, en premier lieu, celui d’une présence catholique à la prochaine réunion de Lund, dont Mgr Montini laissait à nouveau entrevoir la possibilité à condition qu’il s’agisse seulement d’« une présence intéressée et priante pour informer de la doctrine romaine » : une présence non officielle et accompagnée par l’engagement de ne pas utiliser contre Rome ce qui aurait pu paraitre comme une disponibilité de l’Église catholique à discuter avec les autres chrétiens217. Un autre point

212 Cf. la Note remise par les deux Pasteurs avant leur audience à Rome, s. d., 2 p. dact., PPC, et encore la note ms pour l’audience du cardinal Gerlier auprès de Pie XII au début de mai. 213 Cf. Thurian à Gerlier, 23 juin 1950, AADL, et à Couturier, fin juin 1950. Cf. ensuite Veuillot à Gerlier, 25 juin 1950, et Ottaviani à Gerlier, 14 juin 1950, AADL. 214 Cf. Gerlier à Thurian, 15 mai 1950, AADL, et ensuite le rapport n. 395 de W. d’Ormesson au ministre des Affaires Étrangères, Robert Schuman, De l’œcuménisme et du voyage à Rome des deux membres de la Communauté protestante de Taizé, 5 juillet 1950, 4 p. dact., Archives du Ministère des Affaires Étrangères, série Saint-Siège, 1949-1955, b. 31. 215 Cf. Schutz à Giscard, 23 juin 1950, DT. 216 Cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 217 Ibid.

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important était aussi la signification d’Ecclesia catholica : Schutz et Thurian, tout en se présentant comme les porte-parole officiels du malaise genevois face à un document qu’on aurait voulu moins juridique et plus prophétique, montraient ouvertement qu’ils en approuvaient la lecture positive faite par les œcuménistes catholiques218. « Quant à mon opinion sur l’Instruction, elle est très optimiste », avait écrit en ce sens un mois plus tôt au père Villain un Thurian initialement plus confiant dans la capacité d’initiative des évêques : « L’essentiel est que Rome fasse confiance aux évêques. C’est le gros point219 ». Les deux frères de Taizé n’obtinrent pas d’ailleurs de la part de Mgr Montini de nouvelles précisions spécifiques quant aux possibilités ouvertes par l’instruction en matière de prière en commun. Le substitut de la secrétairerie d’État se limita en effet à reproposer pour ce document la même clé de lecture que pour le Monitum : comme dans le cas d’autres documents du Saint-Office, il s’agissait d’une « des mesures de police à l’intérieur de l’Église », qui ne modifiait nullement les rapports engagés ; par conséquent, les milieux œcuméniques se trompaient en la considérant comme adressée à eux220. La mention des impressions rencontrées par l’instruction dans le monde protestant, et en particulier à Genève, permit en tout cas aux deux pasteurs suisses de sonder Mgr Montini sur l’éventuelle disponibilité à prévoir pour l’avenir une forme de « consultation secrète d’ordre psychologique221 ». Déjà mentionnée par Thurian dans son riche commentaire dactylographié de l’Avertissement de 1948, une telle consultation serait susceptible d’aider les autorités romaines à trouver un langage plus attentif à la sensibilité des non catholiques, et par conséquent, plus efficace en vue d’une juste compréhension de leurs messages. À ce propos, le style du discours de Noël de Pie XII et le recours au terme, bien « peu psychologique », de « retour » étaient pour les deux « clunisiens » l’expression d’une sorte de glissements lexicaux et d’erreurs psychologiques très importants dans les rapports œcuméniques, et évitables si on y était attentifs222. Enfin, il y eut aussi un échange avec Mgr Montini sur les inquiétudes du Conseil œcuménique à propos d’un développement « parfois désordonnée » de la piété mariale dans l’Église catholique. Les frères des Taizé firent remarquer que ce développement se produisait précisément au moment où plusieurs milieux anglicans et protestants étaient en train de s’ouvrir progressivement à une réelle et authentique doctrine mariale. Cette ouverture était « un pas de plus vers la réunion de tous les chrétiens » que les nouvelles définitions de l’assomption et de la corrédemption de Marie, telles qu’elles étaient annoncées, auraient brusquement compromis, en créant

218 Cf. ibid. et la Note remise par les deux Pasteurs. 219 « Vraiment on peut aller de l’avant, avec plus de prudence, mais plus de sûreté et chance d’influence sur l’ensemble » ; cf. Thurian à Villain, 10 mai 1950, PMV. 220 Cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 221 Cf. la Note remise par les deux Pasteurs. 222 Cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian.

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« de nouveaux et profonds fossés » entre les chrétiens223. Sur ce point aussi la réaction du substitut de la secrétairerie d’État fut plus qu’une simple écoute, mais, comme le père Boyer224, Mgr Montini garda la plus grande discrétion sur les temps et sur la forme de la prochaine définition mariale. Rencontré à plusieurs reprises pendant ce court séjour romain — une fois en compagnie du cardinal Tisserant à une messe de rite syro-malabar, puis à l’Université Grégorienne et encore le jour de la messe de canonisation de Maria Goretti, le 24 juin225 —, le directeur d’« Unitas » fut évidemment sollicité sur les mêmes thèmes que Mgr Montini. Concernant l’instruction du Saint-Office, dont on disait qu’il n’était pas tout à fait étranger à sa préparation, le professeur de la Grégorienne donna en privé une lecture du document sans doute plus positive que celle d’autres commentateurs autorisés ou officieux. Capable d’une certaine franchise avec des visiteurs non romains, le père Boyer ne craignit pas en particulier de noter que Ecclesia catholica « a été incomprise à Rome, où elle a été interprétée dans le sens contraire à celui que nous lui donnons et jugée trop large »226. Il ne passa donc pas sous silence les fermetures et les timidités de certains évêques, surtout anglais, ni les difficultés du Vatican « de tenir un juste milieu parmi tous les catholiques si divers dans le monde227 ». Sur le point précis de la prière en commun, le père Boyer fut également plus explicite que Mgr Montini, en disant à Schutz et à Thurian que le Saint-Office avait laissé volontairement vague la mention de cette possibilité afin de réserver aux évêques la liberté de décider : « il pensait le Pater, le Credo, prières trinitaires, psaumes… donc beaucoup, l’office au fond », écrivit bientôt à l’abbé Couturier le « Sous-Prieur » de Taizé228. Mais il fut moins précis sur la question d’une éventuelle participation catholique à la conférence de Lund ; comme pour Mgr Montini, cela lui paraissait possible à condition que la désignation des observateurs soit faite par le Saint-Siège229. Cet attentisme de principe, n’excluant pas complètement l’éventualité d’une présence catholique discrète à Lund, fut également exprimé par Mgr Ottaviani qui le 23 juin reçut pendant trois quarts d’heure les deux frères de Taizé dans l’austère palais du Saint-Office. D’abord « dur » et « réticent », ensuite plus détendu, Mgr Ottaviani accorda aux deux visiteurs le temps d’exprimer calmement leur point de vue, en les écoutant avec attention et

223 Ibid. 224 « Si le Pape la définit, c’est que c’est la vérité », notera le 24 juin le directeur d’« Unitas » suscitant une grande consternation, surtout ex post, chez Max Thurian ; cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 225 À laquelle Schutz et Thurian, « très impressionnés », participèrent au milieu de la foule ; cf. ibid. et Veuillot à Gerlier, 25 juin 1950. 226 Cf. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., et le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 227 Ibid. 228 Cf. Thurian à Couturier, 18 juin 1950. 229 Cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian.

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leur donnant, à la fin de l’entretien, l’impression d’« un grand espoir pour des théologiens consultants catholiques à Lund en 1952 »230. Évidemment les deux conditions étaient celles déjà indiquées par Mgr Montini et le père Boyer : « Il faudrait — avait-il en particulier réaffirmé — que les non-catholiques donnent l’assurance qu’ils n’utiliseraient pas cette présence de théologiens consultants pour faire croire que Rome s’aligne. Il faudrait des théologiens représentatifs qui ne donnent pas de fausses espérances. Il faut la loyauté, la charité et la vérité231 ». Les deux « ambassadeurs » genevois indiquèrent dans le rapport sur leur deuxième voyage romain que l’assesseur du Saint-Office s’était montré tout compte fait compréhensif face à la nouvelle situation du mouvement œcuménique ; il reconnaissait que cette situation n’était plus celle du temps de la conférence de Stockholm, tout en restant intransigeant sur la nécessité de bien préciser quelle était la conception catholique inchangée de l’unité232. Le deuxième séjour romain de Schutz et de Thurian se conclut ensuite par l’audience attendue avec Pie XII, plus brève que ce que le cardinal Gerlier avait souhaité, à cause de l’afflux massif de pèlerins à Rome pour l’Année sainte et pour la canonisation de Maria Goretti, célébration qui pour la première fois se tenait en plein air sur la place Saint-Pierre233. Le pape reçut les deux frères de Taizé pendant environ un quart d’heure dans la salle du Tronetto, tout de suite après s’être entretenu avec Mgr Montini. Celui-ci, sortant de cet entretien avec le pape, les salua à leur arrivée avec « un chaleureux au revoir » : c’est le premier détail que Thurian donnera à l’abbé Couturier et à ses interlocuteurs genevois dans son compte-rendu234. Aussi selon les sources de l’ambassadeur d’Ormesson, le pape s’était préoccupé de « faire un accueil particulièrement bienveillant » aux deux « clunisiens »235. En visite à Taizé fin juillet, le père Villain recueillera à chaud les toutes premières impressions de ses amis et en rédigera quelques notes236. « Seuls avec le pape » — ainsi souligna-t-il —, Thurian et un Schutz soudain loquace, malgré son intention initiale de rester en silence et en prière et de laisser au « Sous-Prieur » la responsabilité de l’entretien, abordèrent principalement deux sujets : « la question de la psychologie à l’égard des non catholiques […], puis la mariologie, l’Assomption »237. Les frères de Taizé, comme dans l’échange avec Mgr Montini, revinrent ainsi

230 Cf. Thurian à Couturier, fin juin 1950, et Veuillot à Gerlier, 25 juin 1950. 231 Cf. le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 232 « Rome – souligna-t-il à la fin – sait qu’elle serait l’unité, au moins […] d’une façon générale. Si des théologiens catholiques vont à des assemblées œcuméniques ce sera avec cette exigence » ; cf. ibid. 233 Cf. Montini à Gerlier, 11 mai 1950, et Gerlier à Montini, 15 juin 1950, AADL. 234 Cf. Thurian à Couturier, fin juin 1950, et le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 235 Cf. le rapport de d’Ormesson à Schuman du 5 juillet 1950. 236 Cf. M. Villain, Deuxième voyage de Schutz-Thurian à Rome, juin 1950 (raconté par Thurian à mon passage à Taizé 24-25 juillet), 2 p. dact., PPC. 237 Ibid. et Thurian à Couturier, fin juin 1950.

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avec le pontife sur le style de son message-radio de Noël. Selon leur rapport pour le pasteur Visser ’t Hooft, et surtout selon les notes du père Villain, ils ne lui épargnèrent quelques « critiques profondes », en cherchant à faire comprendre à Pie XII que le terme de « retour » était inacceptable pour les protestants238. « Nous avions cependant fait tout notre possible », aurait répondu le pape aux deux visiteurs, qui, sans grande chance de réussir, tentèrent de lui faire comprendre « que ce n’est pas suffisant » et que, pour cette raison, son message « n’était pas “passé” »239. L’échange le plus délicat et difficile fut toutefois celui sur le thème mariologique, dont les termes et la vivacité sont peut-être mieux restitués dans les notes plus immédiates du père Villain que dans le rapport plus « officiel » envoyé à Genève par les deux pasteurs six mois après l’audience du 24 juin 1950. « Vous avez peur ? », demanda en particulier Pie XII aux deux frères de Taizé, qui répondirent : « Non pas nous, Très Saint Père, mais pour nos frères. Cela va créer un grand fossé, après nos essais de mariologie et de vénération de la Vierge. Pourquoi risquer ce recul ?»240. Répondant à leur question concernant le fondement biblique du nouveau dogme marial, le pape leur expliqua que le dogme s’appuyait, d’une part, sur un fondement biblique implicite — « d’ailleurs nos méthodes sont différentes. Bible et tradition… », rappela-t-il — et, d’autre part, sur la foi de l’Église : « Comment ne définirions-nous pas ce qui est la foi de l’Église et ce que 99 évêques sur 100 ont signé ? L’Église catholique est prête à confesser cette foi…»241. Ce que Mgr Montini et le père Boyer avaient passé sous silence, à savoir la décision pontificale désormais irrévocable de proclamer le dogme de l’assomption, devint ainsi définitivement clair pour les deux « clunisiens » qui se laissèrent alors aller à exprimer « avec véhémence leur angoisse de “consacrés” à l’unité »242. Certes, le passage de nouveaux nuages s’annonçait sur un horizon œcuménique exposé aux contrecoups de ce que Schutz définira, dans un article dense publié par Verbum Caro en 1956, comme « des événements étrangers, mais parallèles au mouvement œcuménique243 ». Cependant, la prudente ouverture à propos d’une présence catholique à Lund et la confirmation, de fait, que toutes les réunions œcuméniques locales, spirituelles ou théologiques, étaient autorisées sous la responsabilité des évêques diocésains purent être mis à l’actif dans un bilan global du deuxième séjour romain

238 Cf. Villain, Deuxième voyage de Schutz-Thurian à Rome. 239 Cf. ibid. et le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 240 Cf. encore Villain, Deuxième voyage de Schutz-Thurian à Rome. 241 Ibid. 242 Cf. ibid. et dans le même sens, bien qu’en termes plus nuancés, le Rapport des pasteurs Schutz & Thurian. 243 Cf. R. Schutz, « Résultats théologiques et spirituels des rencontres œcuméniques avec les catholiques romains », Verbum Caro, 37/1 (1956), p. 16-22, repris l’année suivante en italien dans Unitas, « Risultati teologici e spirituali degli incontri ecumenici coi cattolici romani », (mai-juin 1957), p. 76-83, suivi par une « Nota » de Ch. Boyer, p. 83-84.

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des deux « messagers » genevois. En raison de l’accueil réservé aux deux frères de Taizé, et à l’« expérience unique » de leur communauté, ce séjour parut confirmer, aussi à Wladimir d’Ormesson, les lectures plus positives de l’instruction de 1949244. En effet, au-delà de sa rigueur doctrinale, elle témoignait, selon l’avis d’un ambassadeur français tout aussi optimiste que nombre d’œcuménistes catholiques, qu’un changement d’atmosphère était en cours : on pouvait alors raisonnablement envisager que ce changement promettait une nouvelle attitude envers le mouvement œcuménique, du moins sur le plan tactique, de la part d’une Rome hésitante et probablement plus divisée qu’elle ne paraissait à l’extérieur.

3. L  e coup de frein marial de 1950 et les timides éclaircies de Lund Si ces visites furent sans doute pour le Saint-Siège une première occasion utile d’approcher la psychologie des non catholiques, de mieux en percevoir les revendications essentielles et de saisir ainsi directement l’enjeu de l’œcuménisme, l’optimisme fut toutefois de courte durée pendant l’été troublée de 1950. Thurian lui-même, qui, le 19 juillet, en vue de la réunion du groupe des Dombes prévue pour le mois de septembre, écrivait aux participants protestants qu’après Ecclesia catholica leur session aurait une toute autre importance — « espérance d’une influence réelle au cœur de l’Église romaine » —, ne cachait pas à ses destinataires la crainte de soudains « “coups de freins” toujours possibles »245. Ces « coups de freins », comme nous l’avons déjà évoqué, ne se firent pas attendre ; vingt jours seulement après cette invitation à la réunion du groupe, la sortie de Humani generis manifesta à nouveau la claire volonté de Rome de ne rien sacrifier de ses propres positions pour faciliter l’union des chrétiens.

244 « On a été frappé au Vatican de voir que ces membres de l’Église Réformée retrouvaient des valeurs spirituelles et adoptaient des formes de vie très semblables à celles que le catholicisme tient en honneur, non pas en opérant une conversion qui les éloignerait de leurs convictions protestantes, mais en obéissant aux exigences internes de leur propre foi. […] Le Vatican m’a paru particulièrement intéressé par cette situation, et par le fait que loin d’être désavouées par leurs coreligionnaires ou de s’en séparer, les novateurs demeurent en rapports étroits avec eux. Il m’a même semblé, paradoxalement, si l’on se rappelle les principes de l’Église Romaine en cette manière, que les personnalités vaticanes consultées aspiraient moins à voir ces rapprochements précipiter une conversion du protestantisme au catholicisme, que perpétuer une expérience, unique sans doute car elle fait résulter l’union des Églises de l’adhésion à des valeurs communes auxquelles les deux parties accèdent en suivant chacune ses propres voies. […] La visite de M. Schutz a laissé une trace heureuse dans les milieux vaticans et, si les effets qu’on peut en attendre sont surtout d’ordre psychologique, ce résultat est déjà fort appréciable » ; cf. le rapport de d’Ormesson au ministre Schuman, 5 juillet 1950. 245 Cf. Max Thurian aux participants protestants du groupe des Dombes, 19 juillet 1950, PdS.

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« La dernière ordonnance ou encyclique du pape qui touche à l’œcuménisme et qui désespère les frères de Taizé246 » eut en effet de conséquences non négligeables sur le climat dans lequel se déroula la rencontre, la cinquième après la guerre, de la deuxième cellule interconfessionnelle des Dombes ; un groupe qui, cette année-là, fut réuni à Presinge par un abbé Couturier toujours plus convaincu de la nécessité d’un large mouvement d’intercession pour obtenir une profonde revivification de l’Église catholique247. Pour le groupe des Dombes, en effet, si le début des années cinquante ne constitua pas véritablement une période de crise, ce fut sans aucun doute une période d’incertitude et de recherche d’une nouvelle orientation. Et cela, d’une part, à cause de la difficulté de trouver des nouveaux participants protestants après la prise de distance de quelques membres « historiques » de la première composante suisse — le pasteur Jean de Saussure, ainsi que les pasteurs de la fraternité de St. Jean, Berthold Zwicky et Richard Bäumlin —, et, d’autre part, parce que les dispositions romaines de 1948-1950 imposèrent une plus grande discrétion aux théologiens catholiques. Par exemple, le groupe, qui se réunit début septembre chez les diaconesses protestantes de Presinge pour échanger sur le thème des sacrements, ne put pas compter notamment sur la présence prévue du père de Lubac ; celui-ci déclina en effet à la dernière minute l’invitation après avoir été censuré et éloigné de l’enseignement248. Son absence fut partiellement « compensée » par la participation à la rencontre de deux autres jésuites du scolasticat de Fourvière, André Marc et Gustave Martelet, et par celle de trois dominicains parisiens, Irénée-Henri Dalmais, Irénée Maydieu et Yves Congar, exceptionnellement présent même si son nom ne figurait sur aucune liste249. Cette rencontre enregistra aussi une nouvelle entrée : celle du mariste Joseph de Baciocchi que l’abbé Couturier avait déjà écouté à l’occasion des journées œcuméniques annuelles organisées à Lyon et qui fut invité à Presinge du fait de la défection du sulpicien Pierre Michalon. Ses deux conférences sur le sacerdoce des fidèles et sur le sacrifice de la messe marqueront le début d’une longue et fructueuse activité du religieux lyonnais au service du groupe250. Favorisée par la proximité de Genève, la composante protestante put en revanche compter cette année-là sur une délégation significative du nouvel organisme œcuménique — le pasteur Visser ’t Hooft, le responsable du SŒPI, Alexandre de Weymarn, et Suzanne de Dietrich, directrice du nouvel Institut œcuménique de Bossey —, et sur la présence de deux conférenciers d’exception, les pasteurs Leuba et d’Espine. Cependant, il

246 Ainsi parlait d’Humani generis la mère de Robert et Alain Giscard à qui la communauté rendait visite début septembre 1950 ; cf. une lettre du 5 septembre 1950 de Mme Giscard à son époux, DT. 247 Cf. Couturier à de Saussure, 16 août 1950, PdS. 248 Cf. en particulier Ph. Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, 1953-1985, mémoire de maîtrise (dirigé par É. Fouilloux), Université Lumière Lyon 2, octobre 1991, p. 25. 249 Ibid., p. 23. 250 Ibid., p. 26.

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s’agissait toujours de participations relativement occasionnelles, nécessaires pour le développement d’un dialogue théologique de bon niveau, mais ne répondant pas suffisamment à l’exigence d’une plus grande stabilité au sein du groupe réformé, encore largement tributaire du protestantisme suisse. Ce groupe souffrait aussi de la perception d’une certaine disparité de préparation par rapport aux théologiens catholiques ; une disparité qui était ressentie d’autant plus fortement que la « fraternité de prière » de l’origine — non sans malaise in primis chez l’abbé Couturier lui-même — devenait désormais une véritable « cellule théologique »251. Malgré la bonne évolution du dialogue et l’impression courante d’un progrès dans la compréhension mutuelle, la prise de conscience grandissante que la méthode comparative suivie jusque-là avait désormais atteint ses limites, ainsi que les nouvelles incertitudes qui pesaient sur l’œcuménisme catholique français après l’encyclique résumant cinq années de polémiques, conditionnèrent beaucoup la réunion de Présinge de 1950 : celle-ci ne fut donc pas l’une des plus sereines et des plus réussies sessions du groupe des Dombes. Ces incertitudes qui alourdissaient le cheminement des œcuménistes français au lendemain d’Humani generis ne furent guère contrebalancées par les « essais techniques » d’une organisation de l’œcuménisme catholique qui se firent à Grottaferrata, près de Rome, du 19 au 22 septembre 1950, où le père Boyer et son entourage d’« Unitas » avaient en effet programmé une rencontre d’étude sur les problèmes unionistes et sur le développement de relations interconfessionnelles dans les divers pays, conclue par une audience de Pie XII252. L’imminence de la proclamation du dogme de l’assomption de Marie provoqua en effet dans les milieux œcuméniques une consternation générale. Celle-ci fut bien enregistrée par les pères Congar et Dumont, de passage à Genève sur leur chemin vers Rome, dans des conversations privées avec Schutz et Thurian ainsi qu’avec les responsables du Conseil œcuménique ; dans ces conversations, il parut évident qu’une définition touchant à la fois la mariologie et l’infaillibilité pontificale impliquerait aussi une remise en question de toute collaboration romaine à la conférence de Lund253. Déjà bien avant la promulgation de la constitution apostolique Munificientissimus Deus du 1er novembre 1950, qui définissait solennellement le dogme de l’assomption de Marie en faisant usage pour la première fois de l’infaillibilité pontificale, la presse protestante avait d’ailleurs enregistré un brusque durcissement de ton vis-à-vis de Rome. Très éloquentes et significatives à cet égard furent,

251 Cf. Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 67-68. 252 Sur cette rencontre, cf. la chronique dans Irénikon, 28/4 (1950), p. 427. Cf. aussi Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 705-709, et les références de J. Koeth, L. Galema, M.M. van Assendelft, Hearth of Unity : Forty Years of Foyer Unitas, 1952-1992, Roma, 1996, p. 10, et de J. Famerée, L’ecclésiologie d’Yves Congar avant Vatican II : histoire et Église : analyse et reprise critique, Leuven, 1992, p. 229. 253 Cf. les notes de Y. Congar du 12 septembre 1950, in Y. Congar, Journal d’un théologien, 19461956, édité par É. Fouilloux, Paris, 2000, p. 168.

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parmi d’autres, les paroles du président de la FPF, Marc Boegner : à la session de Strasbourg de l’Alliance réformée mondiale de fin août et à l’assemblée générale du protestantisme français tenue en octobre à Nancy, il parla de 1950 comme de l’année de la « grande séparation »254. Les répercussions de ce durcissement de climat se firent vite sentir aussi à Lyon et à Autun. Au cardinal Gerlier, retourné à Rome à cause des graves turbulences de Fourvière, Mgr Ottaviani ne donna aucune précision concernant la présence catholique à Lund, tandis qu’un père Boyer « très sévère » à l’égard des jésuites lyonnais fit connaître la crainte de Pie XII de voir minimisée la portée d’Humani generis255. De retour à Lyon, le cardinal chercha à rassurer les deux frères de Taizé sur le sort de l’œcuménisme catholique, en excluant un changement d’attitude de la part du Saint-Siège aussi bien quant aux rencontres interconfessionnelles qu’à propos d’une présence catholique à Lund ; cependant, malgré ce relatif optimisme, le père Villain, disciple d’élection de l’abbé Couturier, fut froidement reçu à la secrétairerie d’État, et Mgr Ottaviani s’exprima négativement sur une éventuelle insertion de son nom dans le groupe des consultants catholiques possibles au rendez-vous œcuménique de Lund256. Mgr Lebrun également, en visite ad limina à la veille de la « grave décision romaine » du 1er novembre qui renforcera l’aversion transalpine pour un essor excessif du culte marial depuis longtemps incompréhensible, reçut de la part de Mgr Montini le conseil de faire attention aux contacts des catholiques avec la communauté de Taizé et d’ajuster son apostolat avec les jeunes « clunisiens » à celui de saint François de Sales257. « Très choqué » par la réaction du pasteur Boegner à l’annonce de l’imminente définition mariale, qu’il avait exprimé à Nancy, Mgr Lebrun mit donc « en veilleuse » les réunions œcuméniques restreintes organisées tous les ans à Mâcon et à Chalon-sur-Saône pendant la semaine de prière pour l’unité de janvier258. « Laissons couler un peu d’eau sous les 254 Pour un premier compte-rendu des réactions protestantes à l’annonce de la proclamation du nouveau dogme marial, cf. en particulier la « Chronique religieuse » Irénikon, 23/4 (1950), p. 425-427. Les dossiers « Répercussions du dogme de l’Assomption hors de l’Église catholique », La Documentation Catholique, 25 février 1951, p. 235-250, et « Vers l’Unité chrétienne », Istina, 28/1 (1950), p. 10-19, réunissent plutôt les réactions qui ont précédé et suivi la promulgation de la constitution apostolique. Sur la proclamation du dogme, cf. ensuite en particulier D. Cerbelaud, Marie, un parcours dogmatique, Paris, 2003, p. 185 sqq. 255 Cf. une note du 30-31 octobre 1950 sur les audiences romaines de Gerlier, Divers entretiens, 3 p. dact., AADL. 256 Cf. Thurian à Couturier, 13 décembre 1950, PPC, à Villain, 2 et 9 novembre 1950, PMV, et à Visser ’t Hooft, 1er mars 1951. 257 Cf. Thurian à Villain, 2 novembre 1950, et la note sur l’audience du 16 octobre 1950 dans les papiers de Mgr Lebrun, citée dans Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 922 : « Protestants de Taizé. Continuer dans les mêmes rapports de charité mais il ne convient pas de paraître aller prendre chez eux des leçons. Se souvenir qu’ils sont dans l’erreur ». 258 Cf. en particulier une lettre de Thurian à Villain du 4 novembre 1950, PMV, où il cite le passage d’une lettre de Marcelle Clair, fidèle disciple de l’abbé Couturier et organisatrice des

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ponts », écrira alors Thurian au père Villain préoccupé : « Nous avons vu Mgr Lebrun qui nous a expliqué ses hésitations à ce sujet […]. Il nous a dit que pour lui, après la promulgation de l’Assomption, il n’est pas possible de se rencontrer entre catholiques et protestants sans en parler et se blesser. Il ne veut pas qu’on en parle »259. Malgré l’assurance du cardinal Gerlier que la nouvelle attitude romaine à l’égard du mouvement œcuménique inaugurée par Ecclesia catholica ne changerait pas avec Humani generis et la définition de l’Assomption, le malaise des frères de Taizé fut grand face à la proclamation du nouveau dogme marial faisant recours à l’infaillibilité pontificale. « C’est à pleurer », écrivit le 18 décembre Thurian à de Saussure, à qui il annonçait la préparation pour Verbum Caro d’« un grand article sur l’Assomption »260. Dans cet article, abandonnant le ton irénique qu’il employait habituellement, le théologien de Taizé formulera un clair et circonstancié non possumus, et il tint peu compte cette fois-ci des corrections proposées par l’abbé Couturier, qui avait lu attentivement les épreuves du texte261. Au moment même où le pasteur Pierre Bourguet recensait dans Réforme avec une certaine aigreur les expressions d’une première mariologie protestante publiées dans Dialogue sur la vierge et où il comptait Thurian parmi les adhérents « à l’idée de la Mère Corédemptrice262 », ce dernier publiait son long article d’environ cinquante pages dans la revue dirigée par le pasteur Leuba. Parmi l’abondant dossier des réactions protestantes au dogme de l’Assomption, cet article fut sans doute l’une des prises de position les plus approfondies et les plus structurées par rapport à ce que le « Sous-Prieur » de Taizé n’hésitait pas à y définir comme « le triomphe d’un monophysisme ecclésial » : un monophysisme à son tour présenté comme « l’aboutissement fatal d’un système doctrinal qui, pour maintenir l’unité, accepte le gouvernement le plus facile, celui d’une seule personne déclarée infaillible »263.

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réunions de Chalon : « hélas que notre rencontre de Chalon tombe à l’eau. […] Le discours de Mr Boegner sur l’Assomption a fait du mal en notre évêque ». Cf. aussi Thurian à Villain, 9 novembre. Ibid. Cf. Thurian à de Saussure, 18 décembre 1950, PdS. Cf. Thurian à Couturier, 13 et 16 décembre 1950 et 8 février 1951, PPC. Cf. ensuite les protestations de Max Thurian au directeur de Réforme, Albert Finet, dans une lettre du 17 mai 1951, PdS. « Dans une définition, le pape c’est l’Église, l’Église c’est le pape. […] le Pape, l’Église, le Corps du Christ, la Trinité ne forment qu’un en cet acte suprême. […]. Quelle utilité y avait-il donc, quelle opportunité, pour définir un dogme comme celui-là ? […] Pour la première fois […] dans l’Église romaine un pape définit infailliblement un dogme. Il est troublant, pour un esprit formé par l’Écriture sainte, de constater que cette infaillibilité est engagée pour une première fois dans une doctrine qui n’a aucun fondement scripturaire valable, de l’aveu même des meilleurs théologiens catholiques, et dont il faut chercher la source très tard dans l’histoire de l’Église. Les raisons de crise ou de division, prévues traditionnellement dans l’Église pour une définition conciliaire, et qui semblaient requises aussi pour une définition infaillible du pape, sont aussi totalement absentes » ; cf. M. Thurian, « Le dogme de l’Assomption », Verbum Caro, 17/1 (1951), p. 2-50.

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Un certain monophysisme de l’ecclésiologie catholique représentait en effet l’argument principal de l’article de Thurian. À ses yeux, un tel monophysisme était lié de manière constitutive à une christologie qui, en considérant l’incarnation plus comme une forme que comme une réalité ontologique avec toutes les exigences qui en découlaient, aboutissait finalement à une confusion entre le divin et l’humain ayant comme conséquence de « compenser » l’absorption de l’humanité de Jésus dans sa divinité, en accordant à Marie le rôle d’une médiation qui ne pouvait plus appartenir à un Christ trop divin et pas assez humain264. L’article, aux accents inhabituellement forts, considérait donc la promulgation du dogme de l’assomption comme « l’événement qui a le plus troublé cette année tous ceux qui travaillent au rapprochement des chrétiens265 ». « Il y a des lumières qui tuent », notait amèrement en introduction le théologien de Taizé, avant de s’arrêter sur la « nullité » des arguments invoqués par une bulle qui avait inauguré, selon lui, « une nouvelle conception des sources de la foi », et d’aborder ensuite les conséquences ecclésiologiques d’une certaine christologie catholique : une christologie qui, en confondant les deux natures et en divinisant substantiellement Jésus, avait fini par glorifier l’Église elle-même, considérée comme l’incarnation continuée du Christ266. Confondue avec l’Esprit Saint, l’Église était ainsi devenue progressivement une puissance infaillible, jusqu’à parvenir au « cercle vicieux de l’infaillibilité papale » : « si le pape définit l’Assomption, c’est une vérité ; si ce n’est pas une réalité, il ne peut la définir »267. Faisant miroir d’une certaine manière au « démon nestorien et adoptioniste du protestantisme », qui, en humanisant le Christ, avait parfois fini par glorifier l’homme naturel, selon la manière récente des libéraux, le « ferment monophysite hérétique », héritage de l’Orient chrétien à partir du ve siècle et jamais vraiment extirpé de la théologie catholique, était ainsi considéré par Thurian comme la raison ultime d’une « mario-christologie » dont la doctrine de l’assomption paraissait le « couronnement » naturel268.

264 Cf. ibid. : « Il serait intéressant et révélateur de montrer qu’au Concile d’Éphèse s’affrontaient deux christologies complémentaires qui, à cause d’une certaine confusion des termes et des concepts employés, d’une part, et à cause d’un unilatéralisme intransigeant d’autre part, aboutirent à la consécration de deux courants théologiques parallèles que les décisions de Chalcédoine ne parviendront pas à réunir. Ces deux christologies sont à l’origine de deux théologies qui plus tard donneront et aujourd’hui encore donnent leurs raisons profondes au protestantisme et au catholicisme. L’opposition de ces deux conceptions de l’Incarnation est l’origine fondamentale inconsciente peut-être du schisme de la Réforme. Et c’est pourquoi la mariologie a un rôle si capital dans l’examen théologique de nos positions séparées ». 265 Ibid. 266 Ibid. 267 À ce propos, il y avait aussi une certaine ironie sur l’explicitation de ce « cercle » par le père Boyer, « considéré en Italie comme un des grands théologiens actuels » ; cf. ibid. 268 Ibid. Sur le risque d’un certain monophysisme dans l’ecclésiologie catholique à cause d’une conception plus étroite, par rapport aux protestants, de l’union dans l’Église entre le divin et l’humain et sur la transformation du christianisme en un « mariano-christianisme »,

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Le non possumus du « clunisien » genevois à un dogme promulgué sur la base « d’une approximative unanimité de l’Église actuelle », « malgré le silence de la Bible et des cinq premiers siècles », était étroitement lié à une compréhension de la présence actuelle du Christ dans l’Église conçue non comme prolongation sans interruption de son incarnation historique ; une vision que Thurian présentera ensuite amplement dans deux articles denses publiés au lendemain du quinzième centenaire du concile de Chalcédoine, consacrés aux conséquences de la façon de concevoir la formule calcédonienne sur la compréhension de l’unité et du ministère de l’Église269. Provenant d’une voix désormais reconnue comme l’une des plus « catholicisantes » du protestantisme francophone, ce non possumus fut d’autant plus significatif de la « bombe » que Munificentissimus Deus déclencha dans les fragiles relations entre Rome et Genève. Si sur l’instruction du Saint-Office et sur Humani generis, Thurian ne cessera de faire preuve d’optimisme, sur la définition de l’assomption, au contraire, il ne renoncera pas à manifester « notre difficulté », bien qu’en termes moins forts que dans l’article écrit à chaud tout de suite après la parution de la constitution apostolique de Pie XII270. Selon cet article, la bulle ne pouvait en effet avoir qu’une seule retombée positive sur les relations œcuméniques : à savoir que « le trouble de conscience » suscité aussi bien parmi les protestants que parmi de nombreux catholiques conduirait les premiers à élaborer « une saine et nécessaire doctrine de Marie », et amènerait les seconds — « soudain inquiétés du dedans par une doctrine sans fondement scripturaire ou traditionnel ancien » — à repenser la doctrine de l’infaillibilité et à avoir une attitude de plus grande humilité, en préalable d’une possibilité de réforme et d’un œcuménisme plus authentique271. « Une conscience troublée, bien qu’obéissante, s’affirme avec moins d’absolu », écrivait en effet Thurian, qui, avec une note d’optimisme, essayait alors de lire dans la décision du pape comme une felix culpa, pouvant être finalement utile aux rapports œcuméniques : « l’erreur — soulignait-il en ce sens — est parfois nécessaire pour ramener à la plénitude de la vérité, comme un appel d’air pour ranimer des braises »272.

cf. l’année suivante, Y. Congar lui-même, in Le Christ, Marie et l’Église, Bruges, 1952, p. 54-102, sur lequel cf. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 228. 269 Cf. M. Thurian, « Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme : I. Le Concile de Chalcédoine et l’unité de l’Église », Verbum Caro, 22/2 (1952), p. 49-58, et Id., « II. Les conséquences du dogme de Chalcédoine sur le plan du ministère de l’Église », Verbum Caro, 23/3 (1952), p. 107-116, à ce propos, cf. en particulier Cuminetti, Elementi « cattolici », op. cit., p. 13-14 et 21. 270 « La promulgation de l’Assomption seule pose un grave problème » ; cf. le texte d’une de ses conférences sur Marie, La Vierge Marie dans la foi chrétienne, donnée à Genève pendant la semaine de prière pour l’unité de janvier 1952, sur laquelle, cf. Thurian à Villain, s. d., mais en janvier 1952, PMV. 271 Cf. Thurian, « Le dogme de l’Assomption », art. cit. 272 Ibid.

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L’optimisme de la conclusion de Thurian qui, malgré toutes ses fortes réserves sur le nouveau dogme marial, affirmait intacte sa propre foi dans l’unité, par la suite ne parut effectivement pas sans fondement. Les durcissements provoqués par Humani generis et par Munificentissimus Deus n’arrêtèrent pas en effet le processus qui avait été prudemment engagé par Ecclesia catholica, reconnaissance officieuse du mouvement œcuménique de la part de Rome : bien que toutes ses potentialités n’aient pas été exploitées, l’instruction de 1949 apportera de toute manière « une contribution efficace au mouvement pour l’unité273 ». Le processus laborieux de reconnaissance mutuelle entre Rome et Genève se concrétisa surtout lorsque les autorités œcuméniques acceptèrent les conditions posées par le Saint-Siège concernant une présence catholique à la troisième conférence mondiale de Foi et Constitution à Lund. Des observateurs furent alors désignés par le vicaire apostolique de Stockholm sous mandat du Saint-Office : choisis dans le clergé catholique suédois, leurs noms furent préalablement soumis à l’archevêque luthérien d’Uppsala, primat de Suède et président de la conférence274. Il s’agit là d’une étape importante, à laquelle avaient évidemment contribué les deux pèlerinages romains des « clunisiens », leur effort pour établir des contacts capables d’atténuer l’ignorance et les préjugés réciproques, ainsi que l’« activisme diplomatique » déployé ensuite par Thurian ; sa participation à la conférence de Lund inaugurera, de fait, une longue et toujours plus organique collaboration avec la commission théologique du Conseil œcuménique des Églises275. Le pasteur genevois fit ensuite rapidement un 273 Cf. Thurian, « Le Saint-Siège et le mouvement œcuménique », art. cit. À ce propos, cf. aussi Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 275. 274 Cf. M. Thurian, « La conférence œcuménique de Lund », Verbum Caro, 23/3 (1952), p. 126-135. Cf. aussi J. Gros, « Toward Full Communion : Faith and Order and Catholic Ecumenism », Theological Studies, 65/1 (mars 2004), p. 23-43. 275 Cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 1er mars 1951 : « En bref, je pense qu’il faudrait qu’un programme détaillé de Lund, une invitation en forme de quelques théologiens œcuménistes catholiques (sans aucun nom), le genre de contribution qu’on leur demanderait, l’assurance que la présence de théologiens romains ne serait pas utilisée pour signifier l’alignement de l’Église catholique sur les autres, mais qu’elle serait bien expliquée dans les ouvrages préparatoires, dans le sens que veut Rome (respect de la foi dans l’unité romaine et de l’intransigeance de cette foi), il faudrait que tout cela soit porté par un messager ou intermédiaire non catholique connu à la Secrétairerie d’État, avec une préparation ou introduction du Cardinal Gerlier et l’appui de Mgr Veuillot. Il faudrait voir Mgr Montini et le Pape pour leur présenter ce dossier qui devrait contenir un exemplaire pour Mgr Ottaviani qu’il faudrait voir aussi à cette occasion pour le préparer, avec toujours une introduction du Cardinal de Lyon. Il faudrait par ailleurs voir le P. Boyer et l’engager officieusement à proposer deux ou trois noms à côté du sien pour Lund. […] Il ne faut pas proposer officiellement des noms, mais les suggérer privément à Boyer qui a un immense crédit au Vatican. Voilà. Personnellement je suis certain de la réussite de l’entreprise si elle est prudemment conduite, et pas trop officiellement, dans les intermédiaires. Une personne trop importante risquerait d’effrayer le Vatican. Un messager catholique serait moins bien reçu qu’un protestant. […] Encore une fois, connaissant bien le milieu maintenant, et ayant dans le Cardinal Gerlier, Mgr Veuillot et le P. Boyer de vrais amis, je suis tout disposé, et le

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compte-rendu détaillé de la conférence dans les pages de Verbum Caro276. Dans ce compte-rendu, il soulignait en particulier le caractère crucial du rapport, largement discuté par les délégués des Églises présentes à Lund, entre christologie et ecclésiologie et, surtout, les limites d’une ecclésiologie comparée. Dans un des volumes préparatoires de la conférence consacré à la nature de l’Église, ce type d’ecclésiologie était en effet parvenu, pour Thurian, à l’un de ses développements les plus élevés, mais aussi, en même temps, à un point d’arrêt, qui rendait désormais nécessaire l’adoption d’une nouvelle méthode, sous peine d’une progressive stérilité de la recherche œcuménique et de la résurgence des confessionalismes277. À une autre échelle, c’était la même impasse, comme nous l’avons déjà évoqué, où se trouvait aussi le groupe des Dombes. Dans les conclusions de Lund, ce groupe perçut par conséquent un encouragement à dépasser une théologie comparative et plutôt à avancer, en partant d’une plus grande concentration christologique, dans le sens de la reconnaissance d’une histoire et d’une vérité communes par-delà les différentes expressions confessionnelles de la foi278. Devenant comme une sorte de laboratoire pour élaborer une herméneutique théologique partagée, le groupe devait dans cette perspective se concentrer sur l’étude d’une compréhension convergente de la personne et de l’action du Christ dans l’Église ; une compréhension qui supposait un renouveau de l’intérieur au sein de chaque tradition, ainsi qu’une reconnaissance des limites historiques et subjectives des théologies respectives, sachant que ce qu’on appelle les « facteurs non théologiques » avaient joué un rôle considérable dans la division. Se concentrer sur la figure du Christ en même temps que renoncer « à un certain purisme intransigeant, pour s’ouvrir à la variété de formes apparemment étrangères qui ne sont pas contraires à ses propres dogmes compris non dans un sens intégriste, mais selon l’esprit œcuménique », paraissaient donc, en d’autres termes, les deux voies sur lesquelles le groupe des Dombes, comme les Églises, devaient cheminer dans les années à venir279. L’ambitieux programme de la seconde cellule interconfessionnelle des Dombes fut d’autre part ralenti, comme nous l’avons déjà noté, par la difficulté de la composante protestante à trouver son homogénéité et une certaine stabilité ; et en ce sens, les actes romains de la seconde moitié des

Pasteur Schutz avec moi, à servir de messager discret et tout au service de cette cause qui nous tient très à cœur ». Cf. ensuite aussi Thurian à de Saussure, 15 janvier 1952, PdS. 276 Cf. Thurian, « La conférence œcuménique de Lund », art. cit. 277 Ibid. Sur le volume préparatoire sur La nature de l’Église, « monumentum d’ecclésiologie comparée », mais aussi en même temps « fin d’un chemin », cf. Handspicker, « Fede e costituzione », op. cit., p. 318-321, M.E. Brinkmane, Progress in Unity ? : Fifty Years of Theology Within the World Council of Churches, 1945-1995 : a Study Guide, Leuven, 1995, p. 146 sqq., et L.F. Fuchs, Koinonia and the Quest for an Ecumenical Ecclesiology : From Foundations through Dialogue to Symbolic Competence for Communionality, Grand Rapids, 2008, p. 166-167. 278 À ce propos, cf. en particulier Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 69. 279 Cf. Thurian, « La conférence œcuménique de Lund », art. cit.

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années 1950 ne facilitèrent certainement pas le recrutement d’autres membres réformés. Le groupe se trouva aussi désorienté par l’aggravation progressive des conditions de santé de Paul Couturier, par sa mort le 24 mars 1953 et, ensuite, par la petite « lutte de succession » dans la répartition des fruits de son activité œcuménique intense et variée280. Les divers « contrecoups » d’Humani generis et de la nouvelle définition mariale — qui en juin 1951 avaient fait envisager à Thurian de remplacer la session de travail habituelle par une journée de prière à la Trappe des Dombes avec la participation de toute la communauté de Taizé281 —, puis le grave infarctus qui frappa le prêtre des Chartreux en novembre 1951 renvoyèrent ainsi à 1954 le rodage effectif d’une nouvelle étape du groupe : le père Villain assurera désormais la conduite et l’animation spirituelle des réunions282. Ce sera aussi la mise en place d’une nouvelle méthode de travail qui prévoyait en particulier d’aborder un même thème en deux exposés « jumeaux » en vue d’ouvrir un débat ; celui-ci devait à son tour rechercher des convergences, dont le périmètre serait ensuite provisoirement défini par des « protocoles d’accord » concrétisant théologiquement les fruits de la croissance de fraternité expérimentée les années précédentes283. Comme on pouvait le prévoir, la transition de l’après-Couturier ne fut pas facile pour le groupe des Dombes, orphelin de l’« irremplaçable rayonnement » du frêle prêtre lyonnais et de sa confiance inébranlable dans la valeur essentielle d’une prière « parallèle » ou « en commun » au cœur de la tension et du travail pour l’unité284. « Trop souvent pour nous, la prière pour l’unité est un élan sans grande conviction vers un idéal bien lointain. L’abbé Couturier nous révèle qu’elle est une méthode de pénétration spirituelle créatrice de l’unité », écrira en particulier Thurian dans Verbum Caro au lendemain de la mort du prêtre des Chartreux ; il citait aussi un extrait de la lettre que l’abbé Couturier avait adressée quelques jours avant sa mort aux frères de Taizé, chez qui il avait cru percevoir récemment une certaine « désaffection » pour les rencontres œcuméniques avec les catholiques285. « Je le sais — avait écrit en particulier aux amis “clunisiens” un abbé Couturier très conscient des freins

280 Cf. surtout Fouilloux, « Une affaire lyonnaise », art. cit. 281 Cf. Thurian à Couturier 12 juin 1951, PPC. 282 Sur la maladie et les derniers mois de Couturier, cf. surtout Villain, L’Abbé Paul Couturier, op. cit., p. 318 sqq. 283 Cf. Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 65 sqq., et Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 76 sqq. 284 Cf. Chevrot à Schutz, 27 janvier 1952, DT. 285 « Me ferais-je illusion en croyant discerner chez vous — bien que vous soyez revenu hâtivement de Lund pour arriver aux Dombes — une désaffection partielle pour les rencontres avec les catholiques… ? » ; cf. la lettre de l’abbé Couturier citée par M. Thurian, « L’Abbé Couturier », Verbum Caro, 24/4 (1953), p. 161-164. Cf. ensuite la réponse de Schutz à Villain du 17 avril 1953, PPC : « Comment le vénéré Père Couturier a-t-il pu penser que notre intérêt œcuménique faillissait ? […] nous sommes, comme au premier jour, avec vous et lui attachés à la même cause de l’unité ».

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institutionnels ou intellectuels qui entravaient le chemin œcuménique dans les difficiles premières années cinquante —, on dit des deux côtés : Non possumus !… Non possumus !… 286». Le prêtre lyonnais avait d’ailleurs laissé une consigne au groupe en phase de transition : Ces raidissements ne font que rendre les rencontres plus nécessaires… ; mais ces difficultés ne viennent-elles pas de ce que ces rencontres sont trop intellectuelles, pas assez épiphénomènes sur un courant puissant de vie spirituelle collective ? Il peut, chez les uns et chez les autres, se glisser tant d’orgueil d’Église, de doctrine, de système. Je crois cependant qu’elles ont obtenu quelques résultats… Vous connaissez ma pensée : l’Unité ne sera donnée qu’à la prière de tous les chrétiens réunis autant qu’ils peuvent l’être actuellement287. Ce fut aussi en partie à la suite de ce dernier testament qu’en septembre 1953 la première réunion du groupe des Dombes après la mort de l’abbé Couturier eut lieu sur la colline de Taizé, choisie comme le cadre le plus approprié pour une « réunion de pure prière », entièrement consacrée à une méditation du Pater, comme l’avait souhaité le prêtre des Chartreux288. Cette réunion, par son lieu et par la nature de la composante protestante, montrait que le groupe était désormais prêt à abandonner l’alternance habituelle franco-suisse de ses rencontres et qu’il s’ouvrait toujours plus au protestantisme français289. En même temps, huit ans après que les autorités catholiques eurent refusé que se tienne chez les « clunisiens » la première session de l’après-guerre de la « cellule » réunie par l’abbé Couturier, cette réunion témoignait aussi de ce

286 Cf. la lettre de l’abbé Couturier mentionnée par Thurian, « L’Abbé Couturier », art. cit. 287 Ibid. 288 Cf. le Compte-rendu réunion Dombes 1953 à Monseigneur Lebrun du 14 septembre 1953, transmis par le père Villain à Mgr Lebrun, PMV, sur lequel cf. Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 75. Cf. aussi l’article ultérieur de G. Martelet, « Remetsnous nos dettes », Verbum Caro, 10/1 (1956), p. 79-84. 289 Outre la présence, déjà assez régulière au cours des années précédentes, de Jean Cadier et de Roland de Pury, du côté protestant français la session de 1953 enregistrera en particulier l’entrée dans le groupe du pasteur André Morel de Mulhouse, ancien membre de la CIMADE, passeur et « Juste d’Israël », et du luthérien Henry Charles Bruston, pasteur à Lyon, où il animait entre autres avec le père Beaupère le groupe des « Foyer mixtes », et depuis la moitié des années 50, coresponsable avec Thurian de la coordination de la partie protestante du groupe des Dombes, après la sortie définitive du pasteur de Saussure. Sur le pasteur Morel cf. en particulier G. Grandjacques, La montagne-refuge : les juifs au pays du Mont-Blanc, Montmélian, 2007, p. 223-224 ; sur Henry Bruston, cf. l’article biographique « Bruston Henry Charles » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 105, maintenant aussi dans DBPF, I, p. 50 3. Pour la partie catholique, parmi les nouvelles entrées dans le groupe qui marqueront le début d’une participation stable, doivent être en particulier signalées celles des dominicains lyonnais Beaupère et Biot et de l’abbé René Girault, professeur au Grand séminaire de Poitiers, qui, déjà invité à la rencontre de 1951, témoignera avec son définitif « enrôlement » le souci d’une ouverture de la « cellule » à l’ouest de la France ; cf. Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 22 et 26.

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que Taizé était définitivement reconnu comme haut lieu de l’œcuménisme spirituel francophone290.

4. Années de croissance et de structuration 4.1. Au-délà du seuil des « douze » : un difficile équilibre entre contemplation et « présence au monde »

La communauté qui accueillit la réunion du groupe des Dombes début septembre 1953 — quelques jours avant la visite que le cardinal Gerlier préféra repousser pour qu’elle ne coïncide pas avec la session œcuménique291 — était déjà très différente de celle qui avait franchi à Pâques 1949 le passage décisif de la profession. En quatre ans, en effet, le nombre des frères avait plus que triplé ; à l’automne 1953, la communauté était désormais composée de vingt-quatre membres, entre profès et « jeunes frères », cette dernière expression étant bientôt préférée à celle de « novices ». Après les trois arrivées de 1948, puis celles d’Éric de Saussure et d’Alain Giscard, frère de Robert — ce dernier avait ouvert un cabinet médical à Taizé avant de se charger de celui qui était resté vacant dans le village voisin de Cormatin292 —, le passage de la profession sembla donner un dynamisme renouvelé au noyau résident originel. Dès ce moment-là, les demandes d’entrée dans la communauté se succédèrent de manière continue, notamment de la part de jeunes suisses et français. Un postulant espagnol arriva également à Taizé, José Corominas, exilé en France depuis 1937 et fait prisonnier pendant les années de guerre. Sa conversion à la foi réformée, après un passé trotskiste-pacifiste, remontait à cette période au cours de laquelle il avait aussi envisagé de devenir pasteur de l’ERF. Au lendemain de la Libération, il s’était rendu à Strasbourg où il avait commencé à suivre des cours de théologie. Il connut ensuite la communauté de Taizé

290 Thurian avait déjà sondé l’évêque d’Autun en vue d’obtenir l’autorisation de tenir à Taizé la session de travail du groupe des Dombes en 1952 — cf. Thurian à Villain, s. d., mais à la fin de 1951, PMV, et Lebrun à Gerlier, 23 août 1952, AADL —, cf. Lebrun à Gerlier, 3 juin 1953, Thurian à Gerlier, 5 juin 1953, et Gerlier à Thurian, 27 juin 1953, AADL. Cf. ensuite la lettre de Lebrun à Gerlier du 7 juillet suivant, AADL, dans laquelle l’évêque d’Autun disait avoir rencontré à Paris le 5 juillet précédent, le nonce Roncalli, qui, à propos de la réunion œcuménique à Taizé, lui était paru « très intéressé à la question et favorable ». Bien qu’elle ait été autorisée, la préparation de la rencontre de 1953 fut assez complexe à cause des qui pro quo d’organisation liés à la difficile répartition des responsabilités des multiples activités œcuméniques gérées par l’abbé Couturier ; à ce sujet, cf. en particulier Villain à Lebrun, 12 juillet 1953, et plus en général Fouilloux, « Un “affaire lyonnaise” », art. cit. 291 Cf. Gerlier à l’abbé Jean-Paul Vincent, aumônier de la paroisse universitaire et successeur par intérim de l’abbé Couturier pour l’organisation de la semaine de prière pour l’unité dans l’attente de la venue du père Michalon à Lyon, 27 juin 1953, AADL. 292 Je renvoie en particulier aux témoignages de fr. Alain Giscard (Taizé, 30 juillet 2010) et de Thierry de Saussure (Genève, 22 juillet 2010).

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dont il deviendra bientôt le frère le plus âgé : il avait quarante-deux ans en 1951, lorsqu’il se rendra à Montceau-les-Mines avec Pierre Souvairan pour démarrer l’expérience d’une première fraternité ouvrière293. Pendant cette période, un autre groupe significatif de jeunes postulants arriva aussi de la Hollande. La voie fut ouverte, toujours en 1951, par Sieds Stoop — fr. François —, âgé de vingt-deux ans, le treizième à entrer dans la communauté, et premier frère donc à franchir le seuil symbolique des « douze ». Originaire d’une famille du Nord de la Hollande, très marquée par le drame de la guerre, le jeune Stoop avait connu Taizé à travers la lecture de quelques articles des « clunisiens » déjà traduits en hollandais. Cette lecture le séduisit et l’amena à programmer un voyage en France pour connaître personnellement la communauté à laquelle il demanda tout de suite de pouvoir se joindre tout en poursuivant à Genève les études théologiques commencées en Hollande dans le but de devenir pasteur294. Naturellement porté vers l’étude et vers la direction spirituelle, il se verra bientôt confier par Schutz la responsabilité de la formation des « jeunes frères », car il sera considéré comme plus libre que Thurian par rapport à une certaine fascination pour la tradition monastique catholique dont le prieur de Taizé voulait évidemment éviter une « reproduction295 ». Du même âge que fr. François, un autre jeune hollandais arriva ensuite à Taizé en 1952, Johannes Fentener van Vlissingen, qui prendra le nom de fr. Yan ; étudiant en psychologie, il sera bientôt rejoint, la même année, par un brillant avocat de Leyde, Laurent van Bommel — fr. Laurent —, et, l’année suivante, par un autre jeune hollandais d’Utrecht, Adrien Quarles van Ufford. Malgré cette présence hollandaise significative, les nouvelles arrivées continuaient à provenir surtout du protestantisme francophone et en particulier du berceau vaudois du premier groupe « clunisien ». De Lausanne arrivèrent en effet, parmi d’autres, Ami Guignard, membre de la « Grande Communauté » depuis les années de guerre, William Berruex — fr. André — et Pierre-Yves Emery, étudiants en théologie respectivement à la Faculté de l’Église libre et à celle de l’Église nationale vaudoises. Tous les deux seraient plus tard consacrés pasteurs, le premier dans l’Église libre vaudoise et le second dans l’Église évangélique de Neuchâtel, celle même qu’en octobre 1949 avait aussi consacré au pastorat Daniel de Montmollin : troisième pasteur de la communauté, dans son cas également, comme pour Schutz, la cérémonie de consécration avait été présidée par le président du Conseil synodal, le pasteur Marc Du Pasquier296. Français étaient par contre Daniel Charguéraud — fr. Jean-Daniel —, lui aussi étudiant en théologie, Philippe Brandon, étudiant en droit à Paris et cousin de Schutz du côté maternel, ainsi que les très jeunes Gérard Huni et Jacques Perret — fr. Olivier —, fils d’un pasteur de l’ERF, qui

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Témoignage de Philip Akar (Ameugny, 18 novembre 2012). Témoignages de fr. François (Taizé, 31 juillet 2010 et 26 mai 2012). Témoignages de fr. Daniel (Taizé, 28-30 juillet 2010 et 27 mai 2012). Cf. Thurian à Couturier, 14 octobre 1949, PPC.

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tous les deux, quelques mois après leur arrivée à Taizé, durent partir pour le service militaire en Afrique du Nord. Arrivés au village bourguignon à l’âge d’à peine vingt ans, fr. Gérard et fr. Olivier abaissèrent encore l’âge moyen d’une communauté animée par un prieur qui n’avait pas encore quarante ans297 ; une communauté, en pleine croissance, qui percevait toujours plus clairement sa raison d’être primordiale dans le fait d’être un signe du Royaume, comme le soulignerait définitivement Schutz dans un article dense publié en 1955 par Verbum Caro – « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme » – , de fait l’un des rares textes articulés qu’il écrivit pendant une décennie où ses énergies furent presque totalement absorbées par la consolidation de sa construction communautaire et par la confrontation avec sa propre Église298. « Une communauté cénobitique est un signe », écrira-t-il en particulier dans les pages de Verbum Caro, dans certains passages qui seront largement repris et commentés quelques mois plus tard par le dominicain lyonnais François Biot dans le dossier déjà évoqué d’Istina consacré aux nouvelles communautés cénobitiques protestantes299 ; « Elle [une communauté cénobitique] n’a pas d’abord à prêcher, à dire des paroles ou à faire des œuvres. Elle doit d’abord exister comme signe dans l’Église et dans le monde. Un signe ne s’écoute pas ; pas plus il ne s’imite. Un signe frappe et oriente vers le signifié qui agit alors en chacun, produisant les chocs et les décisions nécessaires300 ». Pour être ce signe, afin de remplir cette fonction primordiale et toutes les autres en lesquelles elle pouvait différemment se traduire, la communauté devait par ailleurs, selon son fondateur, se nourrir et se laisser porter par une prière liturgique de louange et d’intercession, ainsi que par la présence réelle du Christ dans une eucharistie quotidienne célébrée d’après les formes de la tradition des premiers siècles301. Dans cette présence, Schutz cherchait toujours plus obstinément une « consolation » rassurante par rapport à la perception permanente d’une « infirmité » de sa propre foi et d’une « indifférence du cœur »302 – il allait jusqu’à évoquer les réactions spontanées d’une « âme

297 « J’ai 39 ans et me voilà prieur d’une communauté de vingt-cinq frères », pouvait ainsi relater Schutz dans un page de journal de 1954, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 73. 298 Cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit. 299 Cf. ibid. et Biot, « La renaissance de communautés “cénobitiques” », art. cit. Pour un bref excursus sur le thème du « signe » dans l’histoire de la vie religieuse, cf. un éclairant article de B. Calati, « La vita religiosa “segno” nella Chiesa e della Chiesa », Vita Monastica, 24 (janvier-mars 1970), p. 3-35. Avec une particulière référence à Pierre Damien, cf. toujours de Calati, sa « Lettera fraterna » en introduction du numéro de Vita Monastica, 26 (juilletdécembre 1972), « San Pier Damiano nove secoli dopo », p. 138-149. 300 Cf. encore Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit. 301 Cf. Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-les-Cluny », art. cit. 302 Cf. en particulier des notes personnelles de Schutz du 10 septembre 1948, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 44 : « Même si, pendant plusieurs semaines, il m’arrive de communier avec une froideur évidente, je ne m’inquiète point, tant je sais la présence réelle

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païenne » en lui, capable par contre de vibrer à l’intensité des couleurs du crépuscule ou à la douceur du paysage mâconnais303. La prière était considérée comme à la fois œuvre et don : œuvre de Dieu dans l’homme et œuvre du Christ intercédant dans ses créatures, et don, source de toute grâce présupposant de la part de l’homme une attitude le conformant aux exigences de cette opus Dei304. Pendant ces années de grand dynamisme mais aussi d’une délicate et difficile structuration, c’était avant tout dans cette « œuvre de Dieu » que la jeune communauté de Taizé devait chercher, selon son prieur, le point d’équilibre essentiel entre l’élan vers « une contemplation pure » et celui vers une « ouverture au monde », considérée comme le meilleur héritage du « génie de la Réforme »305. Ce point d’équilibre était toujours plus difficile à trouver au fur et à mesure que la communauté croissait en nombre. En effet, en l’espace de quelques années, une tendance plus nettement contemplative fut d’abord accentuée, immédiatement après la profession, puis se fit jour une tendance plus « centrifuge » vers une plus claire « présence au monde » ; une tendance, cette dernière, qui était évidemment liée à l’exigence de canaliser des vocations et des tempéraments très différents, ainsi qu’à l’atmosphère plus générale d’« effervescente mutation306 » du panorama religieux français en cette période dont Taizé reçoit et décline à sa manière quelques maîtres mots. Ainsi c’est significativement pendant les mêmes années où quelques frères commencent à s’orienter « vers le don de soi au monde307 » que la prière quotidienne trouve définitivement sa propre cadence dans le cadre d’une liturgie structurée, capable d’intégrer aussi un indispensable élément de spontanéité, surtout au moment de l’intercession qui confie à Dieu les préoccupations actuelles pour toutes les Églises et pour tous les hommes308. C’est à ce tournant que remonte aussi l’important apport de la nouvelle psalmodie française du père Gelineau à l’Office de la communauté : de passage à Taizé une première fois en 1948, et séduit par la nouveauté de cette expérience communautaire, le jésuite parisien donna tout de suite quelques premières réponses à la recherche liturgique des « clunisiens » en mettant en musique

du Christ. Point n’est besoin au Seigneur de mes sentiments pour m’alimenter du pain de vie. Cette paix infinie malgré l’indifférence du cœur m’est un signe de la présence souveraine du Christ dans l’eucharistie. […] Comblé de me savoir aujourd’hui porteur du Christ dans sa plénitude, assuré de sa présence réelle, quand bien même aucune résonance sensible ne l’atteste à l’être humain ». Dans le même sens, cf. aussi d’autres notes sans date, mais de 1949, ibid., p. 50. 303 Ibid., p. 73. 304 Cf. R. Schutz, « La prière protestante », in « La prière », n. 43 des Cahiers de La Pierre qui vire, Paris, 1954, p. 185-189. 305 Cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit. 306 L’expression est de M.-D. Chenu, L’Église en état de mission, préface à L. Augros, De l’Église d’hier à l’Église de demain. L’aventure de la Mission de France, Paris, 1980, p. 7-13. 307 Cf. Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-lès-Cluny », art. cit. 308 À ce propos, cf. en particulier Schutz, « La prière protestante », art. cit., et Id., « Notes sur la prière dans la communauté de Taizé », Foi et Vie, 54/1 (1956), p. 69-73.

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pour eux les premiers psaumes traduits en français309. Acte primordial — source et fondement — d’une communauté qui fait sien le pari de son prieur sur l’« obéissance régulière » d’une prière pouvant atteindre jusqu’aux profondeurs de la personne310, la récitation de l’Office devenait ainsi toujours plus clairement l’élément unificateur d’un ensemble communautaire en expansion que Schutz, en continuité avec son parcours personnel, veut fondamentalement tourné vers les préoccupations de l’humanité contemporaine. Avec le caractère d’universalité qui lui était propre, l’Office devait ainsi nourrir, d’une part, la tension de la communauté vers l’« universalité parfaite », d’autre part, en soutenir la « spiritualité sportive » sous-jacente à l’exigence « d’incarner le réel, l’humain, dans toute notre existence »311. 4.2. La première fraternité ouvrière à Montceau-les-Mines

La recherche d’une « présence » à sa propre époque avait été une préoccupation constante de Schutz dès les années de la première confrérie, avec celle d’une insertion ecclésiale qui, au cours du temps, prit des formes très diverses. Après le tournant de la profession, ce souci se traduisit, d’une part, par la prise en charge du ministère pastoral dans la paroisse protestante de Mâcon, restée sans pasteur — depuis novembre 1949, Schutz, Thurian et de Montmollin alterneront pour assurer la prédication dans le petit temple de la rue Gambetta et les visites aux réformés dispersés dans la région312 ; d’autre part, par la décision de commencer une petite fraternité ouvrière composée 309 Cf. Escaffit, Rasiwala, Histoire de Taizé, op. cit., p. 45. Pour quelques informations sur l’itinéraire du compositeur français Joseph Gelineau, sur sa contribution au mouvement liturgique, sur son expérience d’expert au concile et sur son amitié avec la communauté de Taizé, pour laquelle il mettra en musique pendant des années nombreux psaumes et composera une série considérable de chants eucharistiques, cf. son interview dans M.R. Prendergast, M. D. Ridge (éd.), Voices From the Council, Portland, OR, 2004, p. 219-233, P. Robert, Joseph Gelineau, pionnier du chant liturgique en français : la redécouverte des formes, Turnhout, 2004, et G. Bernardelli, « Padre Joseph Gelineau, padre del canto di Taizé », Avvenire, 20 août 2008, avec un témoignage de fr. Alois. Sur le début de la longue collaboration du père Gelineau avec la communauté, cf. en particulier la thèse de doctorat de Salvador García Arnillas, Belleza y experiencia cristiana de Dios, op. cit., p. 210-217. 310 Cf. Schutz, Thurian, « La communauté réformée de Taizé-lès-Cluny », art. cit. 311 Cf. M. Thurian, « La vie liturgique », Verbum Caro, 19/3 (1951), p. 128-139, texte d’une conférence donnée à la réunion annuelle des étudiants en théologie des facultés suisses, et Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit. Sur la référence à une « spiritualité sportive » cf. ensuite M. Thurian, « L’homme moderne et la vie spirituelle », Verbum Caro, 37/1 (1956), p. 44-56. 312 Cf. en particulier une lettre de Schutz à Robert Giscard du 24 novembre 1948, DT, qui fait référence à la participation au premier conseil paroissial et ensuite à l’accueil réservée aux trois frères pasteurs : Thurian, qui s’occupera de l’enseignement catéchétique, de Montmollin qui prendra plutôt soin des « disséminés », et Schutz qui assurera les visites pastorales à Mâcon. « Le Frère Roger, le supérieur —∫relatera dans une lettre au père Voillaume du 24 novembre 1950, un Petit frère de Charles de Foucauld, Henri, de passage à Taizé, APF —, circule pas mal ayant en charge la paroisse protestante de Mâcon. Il y va 3 fois par semaine ».

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de deux ou trois frères. La première trace de cette décision remonte de manière significative à la même année que la publication de l’ouvrage Au cœur des masses, riche recueil de lettres du père Voillaume à ses fraternités, résumant la spiritualité des Petits frères de Charles de Foucauld313. C’est en effet dans une page du journal de la fraternité féminine du Tubet, à Aix-en-Provence, qu’en avril 1950 on parle d’une visite du pasteur suisse, de la proximité de leurs vocations et de l’idée du prieur de Taizé de constituer des « communautés ouvrières de trois ou quatre frères314 ». C’était environ un mois avant le deuxième voyage de Schutz et Thurian à Rome où ils rencontreront deux Petites sœurs de Jésus. Quelques mois plus tard, un Petit frère sera de passage sur la colline bourguignonne par une froide journée d’hiver, il partagera ensuite avec le père Voillaume ses impressions sur la jeune communauté protestante, et lui parlera d’un frère, Axel, qui circulait à vélo de village en village avec des outils pour réparer les machines à coudre315 ; c’est celui-ci qui, venant juste de terminer ses études en théologie, se transférera quelques mois plus tard, à Montceau-les-Mines avec Pierre Souvairan et José Corominas pour donner vie à la première fraternité de Taizé « hors les murs »316. Pour le noyau résident qui, dès les premiers mois de vie commune à Genève, avait toujours prêté une certaine attention au monde ouvrier, le choix de la petite ville minière de Saône-et-Loire n’était évidemment pas fait par hasard. Berceau d’une forte tradition politique et syndicale, « médaille de la Résistance » et l’un des centres des dures grèves revendicatives des années 1947-1953, elle se trouvait aussi au cœur d’une enclave déchristianisée particulière, et comme telle était une zone naturelle d’élection du nouvel élan missionnaire qui traversait à cette époque l’Église de France317. Avec Montchanin, banlieue ouvrière et socialiste de Le Creusot, autre ville du Sud de la Bourgogne surgie autour des fonderies Schneider, Montceau-les-Mines depuis la seconde moitié des années 40 accueillait en particulier l’une des premières équipes de la Mission de France : une présence qui résultait à la

Sur l’histoire de la présence protestante à Mâcon cf. A. Bost, Histoire de l’Église protestante de Mâcon, Mâcon, 1977. 313 Cf. R. Voillaume, Au cœur des masses. La vie religieuse des Petits Frères de Charles de Foucauld, Paris, 1950. 314 Cf. un extrait du journal de la fraternité de Tubet de la semaine du 23 avril 1950 dans le Diaire de Petite sœur Magdeleine, datée 1er juillet 1950, APS. 315 Cf. fr. Henri à Voillaume, 24 novembre 1950, APF. 316 Sur ce départ et sur les difficultés liées à cette première séparation, je renvoie à un témoignage de Schutz du 26 décembre 1968 relatée par Restrepo, Taizé, op. cit., p. 54, et à celui que fr. Daniel m’a accordé (Taizé, 6 avril 2013). 317 Cf. R. Beaubernard, Montceau-les-Mines : un « laboratoire social » au xixe siècle, Civry, 1981, C. Vaillot, Mineur de Montceau-les- Mines : Mémoires, Paris, 1997, Veyret, Histoire de la Résistance en Saône-et-Loire, op. cit., et É. Bressol, M. Dreyfus, J. Hedde, M. Pigenet (dir.), La CGT dans les années 1950, Rennes, 2005. Cf. aussi É. Fouilloux, « Une géopolitique de l’engagement catholique », in B. Duriez, É. Fouilloux, D. Pelletier, N. Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République 1905-2005, Paris, 2005, p. 267-286.

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fois de la préoccupation de Mgr Lebrun pour la désaffection religieuse de la région et du lien personnel que son initiateur, le sulpicien Louis Augros, entretenait avec le diocèse d’Autun318. Originaire d’une famille nombreuse de paysans de Belmont-de-la-Loire, à la frontière entre le Charolais et le Beaujolais, enseignant au séminaire sulpicien d’Issy-les-Moulineaux, Louis Augros était revenu temporairement dans son diocèse d’origine, où le départ de deux générations d’hommes pour les deux guerres mondiales avait drastiquement accéléré la disparition du vieux monde rural319. Son retour laissa sûrement de fortes traces dans l’Église locale. Directeur de 1935 à 1941 du grand séminaire d’Autun, le futur supérieur du séminaire de la Mission de France à Lisieux favorisa en effet pendant ces années un renforcement significatif de la JOC et, plus généralement, créa les conditions qui, après son départ, contribuèrent à lancer dans le diocèse d’abord l’expérience de deux paroisses missionnaires — l’une à Montchanin, où avait été nommé curé en 1944 l’abbé Henri Granger, tout juste revenu d’un passage en 1943 par le séminaire de Lisieux, l’autre à Montceau-les-Mines, où le curé depuis 1930 était un oncle de Louis Augros lui-même — ; ensuite, en 1949, toujours dans la ville minière, l’installation d’une nouvelle équipe de la Mission de France, composée de prêtres ouvriers qui restèrent dans la petite ville de Bourgogne jusqu’à l’interdiction de cette expérience en 1954320. Ce fut en particulier ce dernier groupe que les frères de Taizé « envoyés en mission » à Montceau-les-Mines découvrirent en 1951321 : une petite équipe de trois prêtres ouvriers — tous « désobéissants » à Rome en 1954322 — auxquels se joignaient parfois des séminaristes qui s’établissaient à Montceau-les-Mines

318 Pour ces informations et d’autres postérieures, je remercie Nathalie Viet-Depaule pour l’envoi des notes d’une conférence qu’elle a donnée au Creusot le 25 mars 2011 sur Prêtres ouvriers et Mission de France dans le mouvement ouvrier et social des années 1950 dans le bassin industriel Creusot-Montceau. Pour un relevé de l’importante bibliographie sur la Mission de France, je renvoie en particulier aux contributions de É. Fouilloux, Chrétiens et monde ouvrier : quarante ans de recherche, et de C. Roucou, « La Mission de France » in B. Duriez, É. Fouilloux, A.-R. Michel, G. Mouradian, N. Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France – 1937-1970, Paris, 2001, respectivement p. 15-30 et 100-114. Je renvoie aussi aux témoignages qui m’ont été accordés par le P. Jean Desgouttes (Taizé, 5 juin 2013) et par le P. Paul Bernardin (Le Creusot, 7 juin 2013). 319 Cf. Augros, De l’Église d’hier à l’Église de demain, op. cit., p. 17 sqq. 320 Cf. P. Bernardin, Sur des chemins de traverse. L’itinéraire d’un prêtre-ouvrier, Propos recueillis par Paul Vannier, Paris, 2007, p. 76 et 51. 321 À ce propos, je renvoie au témoignage du P. Vaillier, depuis 1949 curé de la paroisse de Montceau-les-Mines (Chalon-sur-Saône, 6 juin 2013). 322 Sur le groupe des « insoumis » de 1954, cf. en particulier les références de N. VietDepaule, « Les prêtres-ouvriers ou un engagement sans retour (1944-1969) », in Duriez, Fouilloux, Pelletier, Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République 1905-2005, op. cit., p. 253-262, et Ch. Suaud, N. Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve. 1944-1969, Paris, 20042, p. 11 sqq. Sur le choix de l’équipe de Montceau — Francis Laval, Jean Breynaert et Bob Lathuraz —, je renvoie encore au témoignage du P. Vaillier.

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pour quelques mois de stage de travail dans les mines ou dans les hautsfourneaux de la ville. Ce groupe fut surtout fréquenté par Pierre Souvairan qui travailla comme maçon intermittent dans une entreprise du bâtiment de la ville et qui, à plusieurs occasions, s’engagea dans les revendications et dans les grèves organisées pendant ces années chaudes par la section locale de la CGT. Cet engagement lui rendra finalement impossible toute nouvelle embauche dans une entreprise locale et l’obligera, fin 1953, à quitter Montceau-les-Mines pour chercher ensuite du travail à Marseille avec fr. José, car la communauté ne pouvait pas soutenir une fraternité qui ne se suffise pas elle-même économiquement323. Malgré l’absence de sources, l’expérience de cette première fraternité de Montceau-les-Mines marqua un passage important dans l’évolution de la communauté de Taizé. Ce fut en effet la première tentative pour traduire concrètement une exigence de présence aux carrefours de la vie des hommes contemporains, en particulier dans les milieux prolétaires. C’était une exigence enracinée dans les gênes même de la construction communautaire de Schutz, tout en étant en même temps ravivée par les contacts grandissants avec les différentes expressions de l’effervescence pastorale et apostolique qui caractérisa l’Église française entre la fin de la guerre et le milieu des années 50 : une Église « en état de mission », selon l’expression née à Lisieux en 1947 qui mieux que d’autres résumait la marche en avant d’un certain catholicisme français324. Sensible et réceptive vis-à-vis des initiatives promues par cette Église, Taizé aussi essaya ainsi de décliner à sa manière un des impératifs du progressisme chrétien contemporain, en débutant une expérience — celle des « frères envoyés au loin325 » — qui marquera profondément l’évolution globale de la communauté. 4.3. La Règle

Au printemps 1952, l’expérience de la petite fraternité de Montceaules-Mines, bien que commencée depuis quelques mois seulement, trouva déjà implicitement une place dans les pages de la Règle qui consacrera aux « frères en mission » un chapitre spécifique. Malgré les précautions d’un prieur préoccupé par les potentialités centrifuges de telles expériences326, ce chapitre apparaissait clairement comme une expression nouvelle et concrète

323 Cf. ibid. et les JF du 1er-14 décembre 1953 et du 14 décembre 1953 - 14 janvier 1954, DT. 324 Cf. Chenu, L’Église en état de mission, op. cit. 325 L’expression est celle employée dans la première version manuscrite de la Règle de la communauté — encore appelée de Taizé-lès-Cluny — de la fin de 1952. 326 « Toujours et partout, ils [les frères envoyés au loin] représentent la communauté ; le témoignage de l’ensemble est engagé entièrement par leur attitude. Qu’ils ne fassent donc rien d’individuel et ne s’enhardissent pas dans une entreprise nouvelle sans l’accord du prieur qui a charge de consulter le conseil. Si les frères en mission ne veillent pas à cet étroit contact, bien vite ils brisent l’unité du corps et ne sont plus soutenus par l’intercession

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de l’exigence d’une ouverture de la communauté à tout ce qui est humain, sans discriminations religieuses et idéologiques, ainsi qu’aux grands courants et aux lignes de fracture de l’époque. Cette exigence habitait Schutz depuis les années de guerre, et ce ne fut donc pas un hasard si le fondateur de Taizé l’inscrivit au début de la Règle avec celle, tout aussi originelle et fondamentale, de la « passion de l’unité du corps du Christ »327. En effet, c’est l’Introduction — appelée Préambule dans la première version imprimée de La Règle de Taizé, éditée à Bonneville en 1954 — qui contient les éléments les plus nouveaux et les plus originaux de ce texte fondateur de la communauté : un texte qui avait été vécu et expérimenté avant que Schutz le rédige dans la solitude et sans interférences, pendant l’hiver 1951-1952, et le lise pour la première fois aux frères le jour de Pâques 1952328. Programme de vie plutôt que règle au sens strict, ce texte a été écrit pendant la difficile période où il s’agissait de donner cohésion à une communauté qui, à ce moment-là, avait déjà vécu sous différentes inspirations. Dix ans environ après l’Introduction à la vie communautaire, la Règle récapitulait tous les « ingrédients », spirituels et disciplinaires, de la vie commune à Taizé ; et ce, en cherchant un délicat équilibre entre le désir de préserver l’élément charismatique originel et fondamentale et l’exigence grandissante de réguler d’une certaine manière les interactions d’un groupe d’hommes célibataires, dynamiques et toujours plus nombreux329. Brève et essentielle, la Règle de Taizé est délibérément limitée « au minimum en dehors duquel une communauté ne peut s’édifier en Christ330 » et elle est en quelque sorte « ouverte », en se sachant située au cœur d’un moment commune ». Pour cette citation de la Règle et les suivantes, je fais référence à la première version manuscrite de 1952. 327 « Ouvre-toi à ce qui est humain et tu verras s’évanouir tout vain désir de fuite du monde. Sois présent à ton époque, adapte-toi aux conditions du moment. […] Aime les déshérités, tous ceux qui, vivant dans l’injustice des hommes, ont soif de justice ; Jésus avait pour eux des égards particuliers ; ne redoute pas d’être gêné par eux. […] Aime ton prochain quel que soit son horizon religieux ou idéologique. Ne prends jamais ton parti du scandale de la division des chrétiens confessant tous l’amour du prochain, mais demeurant séparés. Aie la passion de l’unité du corps du Christ » ; cf. Schutz, La Règle. 328 Restrepo, Taizé, op. cit., p. 80, parle de l’hiver 1952-1953, en s’appuyant sur un témoignage de fr. Roger, mais il s’agit probablement d’une erreur de date : compte tenu du témoignage de fr. François (Taizé, 31 juillet 2010), qui se souvient d’avoir entendu lire pour la première fois le texte de la Règle bien avant sa profession, le jour de Pâques 1953, et de celui du père Beaupère (Lyon, 30 janvier 2010), pour qui la Règle avait déjà été sûrement rédigée lors d’un voyage à Jérusalem de Schutz et Thurian en janvier 1953. Rien n’existe à l’appui des affirmations de Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 149-152, sur la rédaction de la Règle dans le désert algérien par Schutz qui aurait fait une retraite au noviciat des Petits frères à El-Abiodh au cours de l’hiver 1952-1953. Schutz fit un premier voyage en Algérie, mais seulement au début de 1954, sans aller du reste à El-Abiodh, où avaient par contre fait un bref séjour l’hiver précédent fr. Éric et fr. André, cf. infra. 329 Pour quelques remarques à ce sujet, cf. en particulier Restrepo, Taizé, op. cit., p. 336 sqq., et Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 148 sqq. 330 Cf. l’Introduction à La Règle et, dans la même perspective, quelques passages de sa Conclusion : « Il y a danger à n’avoir indiqué dans la présente règle que l’essentiel permettant la vie

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historique précis331 ; c’est précisément à cause de ces caractéristiques-là qu’elle sera capable de façonner le charisme propre de la communauté et de s’adapter dans la durée aux évolutions ultérieures de celle-ci. C’est un texte assez simple dans sa composition. Elle commence par une introduction qui a comme objectif principal de rappeler la radicalité du choix fait par chaque frère et sa motivation fondamentale : renoncer à l’individualisme, en misant sur le dynamisme nouveau de la marche commune vers le Christ332. La partie centrale commente ensuite les trois règles primitives de discipline spirituelle. Elle est précédée par une partie consacrée aux « actes » de la communauté et suivie par une section dédiée aux « engagements » pris au moment de la profession. Puis, trois brefs chapitres, consacrés respectivement aux frères envoyés en mission, aux novices et aux hôtes, précédent la conclusion qui résume la nature de la Règle, enfin suivie par le texte des « engagements » et l’exhortation lue pendant la profession333. La Règle de Taizé comporte peu de références explicites mais bien des citations implicites de l’Écriture, parfaitement incorporées dans le langage concis et affirmatif de quelqu’un qui parlait désormais avec l’autorité d’une expérience acquise. Dans le style « inspiré » qui la caractérise, elle ne renvoie jamais à l’autorité d’autres maîtres ; à chaque page, elle apparaît plutôt comme l’expression du charisme particulier du fondateur. C’est donc une règle où l’on ne perçoit aucune filiation évidente, même si, ici ou là, on peut repérer quelque discrète influence : depuis la plus immédiatement reconnaissable, celle des Veilleurs, dans le chapitre sur les disciplines spirituelles, jusqu’à celle de la règle bénédictine ; depuis celle de Cassien, dont on a quelques échos dans le chapitre sur le célibat, jusqu’au celle du monachisme oriental. L’influence du monachisme basilien se reconnaît en particulier dans l’insistance sur le primat d’un esprit de communion et dans l’attention aux expressions concrètes de la vie commune, tandis que le monachisme pacômien semble peut-être avoir inspiré la désignation d’un successeur au responsable de la communauté, « un sous-prieur pour le soutenir et assurer une continuité après lui », selon le choix charismatique du fondateur334. Connus par le prieur de Taizé depuis les années

commune. Mieux vaut courir ce risque et ne pas se confiner dans la satisfaction et la routine ». 331 Sur la conscience que Schutz avait du caractère « située » de la Règle cf. en particulier quelques passages d’un de ses textes postérieurs, s. d., L’esprit de la Règle, 5 p. dact., AG : « Dieu nous a parlé à un moment donné de notre histoire, ce qui, certainement, a influencé le contenu de la Règle. Il n’en reste pas moins qu’elle doit demeurer ouverte pour les générations à venir ». 332 Cf. l’Introduction à La Règle. 333 Le texte des « engagements » ne sera plus présent dans le texte imprimé de 1954 ; il sera par contre réinséré dans la deuxième édition de 1956, celle-ci étant pour le reste essentiellement identique à la précédente publié chez le même éditeur Plancher de Bonneville. 334 À ce propos, cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 336 sqq., et Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 142-143. Cf. ensuite La Regola di San Benedetto, introduite et commentée par G. Hollzherr, Casale Monferrato, 19992 (éd. or. Einsiedeln, 1980), p. 94

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de préparation de sa thèse de licence, les textes fondateurs du monachisme ancien, comme ceux des grands ordres mendiants dont il avait demandé des exemplaires au dominicain lyonnais Beaupère335, sont d’ailleurs utilisés par Schutz avec liberté et aisance ; il avait du reste l’habitude de puiser de cette manière à ses différentes sources d’inspiration. Le résultat, syncrétique et original, fut ainsi un texte traditionnel sous certains aspects en même temps que profondément nouveau. Aux éléments plus traditionnels appartenait avant tout une certaine accentuation de l’autorité du prieur de la communauté ; elle est toujours conçue de manière essentiellement charismatique, mais reçoit une nouvelle place et de nouvelles fonctions répondant mieux aux exigences grandissantes, d’unité et de cohésion, d’un groupe en expansion. « Dans une communauté, le principe d’autorité correspond à une nécessité pratique d’unité », écrira à ce propos fr. Roger dans l’article, déjà évoqué, de 1955 dans Verbum Caro, en commentant le chapitre de la Règle consacré au troisième « engagement »336. Ce chapitre comportait ensuite une insistance significative sur la dimension ministérielle de l’autorité du prieur qui assumait en premier lieu la fonction de veiller sur les interactions des frères, ainsi que de favoriser l’unité de la communauté et la continuité de son chemin commun. Supérieur, fondateur et législateur, le prieur ne renonçait évidemment pas à la fonction originelle de direction spirituelle des membres de la communauté ; cependant, avec la croissance numérique du noyau résident, cette fonction était déléguée en partie aux frères par lui désignés pour la formation des novices et pour la confession et elle était sous certains aspects redimensionnée, au profit d’une fonction de récapitulation dans sa personne des prérogatives d’un indispensable « ministère » d’unité337. Dans la Règle, cette récapitulation n’était que partiellement tempérée par l’institution d’un conseil des frères profès, d’ascendance clairement bénédictine : consulté en vue d’une décision sur des questions importantes, sa majorité ne devait pas lier celui qui avait la responsabilité de garder l’unité de la « marche vers le Christ » de la communauté338.

e 305 ; J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine des origines au xvième siècle, Paris, 1979, p. 215 sqq. ; F. Fatti, « Monachesimo anatolico. Eustazio di Sebastia e Basilio di Cesarea », in G. Filoramo (dir.), Monachesimo orientale. Un’introduzione, Brescia, 2010, p. 53-92 ; A. De Vogüé, De saint Pachôme à Jean Cassien. Études littéraires et doctrinales sur le monachisme égyptien à ses débuts, Roma, 1996, p. 115-148 ; J.A. Goehring, « New frontiers in Pachomian Studies », in Id., Ascetics, Society, and the Desert. Studies in Early Egyptian Monasticism, Harrisburg (PA), 1999, p. 162-186 ; F. Vecoli, Lo Spirito soffia nel deserto. Carismi, discernimento e autorità nel monachesimo egiziano antico, Brescia, 2006, p. 139-140 ; L. d’Ayala Valva (dir.), Pacomio, servo di Dio e degli uomini. Fonti greche sulla vita di Pacomio e dei suoi discepoli, Magnano, 2016. 335 Témoignage du René Beaupère (Lyon, 30 janvier 2010). 336 Cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit. 337 À ce propos, cf. aussi Restrepo, Taizé, op. cit., p. 325-327. 338 Cf. La Règle : « Le prieur suscite l’unité dans la communauté. Dans les questions de détails pratiques, il indique la voie, mais dans toute question importante, il écoute le conseil ».

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Un certain renforcement de la discipline du célibat paraissait en partie lié à cette nouvelle configuration du rôle du prieur et de l’« ordre » d’une communauté où les relations et les charges étaient par ailleurs davantage expérimentées et vécues que régulées. Le caractère irrévocable du choix du célibat était fortement souligné. Déjà très clair dans le texte de l’exhortation lue à la profession, il était plusieurs fois réaffirmé par la Règle, aussi bien dans la partie introductive qu’en particulier dans le chapitre sur le célibat. Dans ce passage, le doute sur sa propre vocation, envisagé comme possible encore cinq ans plus tôt, était désormais plus traditionnellement présenté comme le résultat d’une tiédeur spirituelle. D’où l’invitation à recourir à la confession fréquente auprès d’un frère choisi avec le prieur. De celle-ci Thurian précisera bientôt la signification et la formule339. Si ce lien entre la confession et la persévérance dans l’état de vie choisi par la profession rapprochait clairement la Règle de Schutz de la spiritualité traditionnelle du célibat consacré, dans ce domaine aussi des accents et des inflexions plus originaux étaient exprimés. Ceux-ci étaient le reflet de son propre parcours personnel et de l’expérience vécue par la première génération fondatrice : l’invitation aux frères, en particulier, à ne pas accumuler les renoncements et les signes de rupture, notamment avec leur propre famille d’origine, en évitant les risques d’un conflit intérieur permanent340 ; l’accent mis sur l’importance d’assumer pleinement sa propre humanité et la présentation du choix du célibat comme un « pari » sur la transformation purificatrice Cf. ensuite ibid. : « Au conseil, les frères recherchent toute la lumière possible sur la volonté du Christ pour la marche de la communauté. […] Pour ne pas favoriser l’esprit de surenchère, le prieur a charge devant son Seigneur, de prendre la décision, sans être lié par une majorité. Dégagé des pressions humaines, il écoute le plus timide avec la même attention que le frère plein d’assurance. S’il se rend compte du manque d’entente profonde sur une question importante, qu’il réserve son jugement et prenne, afin d’avancer, une décision provisoire quitte à y revenir par la suite ; car l’immobilité est une désobéissance pour les frères en marche vers le Christ. Le prieur connaît mieux les capacités de chacun ; s’il s’agit de donner une responsabilité à un frère, il le propose en premier ». Sur quelques ascendances bénédictines de la Règle, cf. L. Vogel, « Elementi benedettini nella forma di vita della comunità di Taizé », in P. Nouzille, M. Pfeifer (dir.), Monasticism between culture and cultures : acts of the Third International Symposium, Rome, June 8-11, 2011 : study days promoted and organized by the Monastic Institute of the Faculty of Theology of the Pontifical Athenaeum S. Anselmo, Roma, 2013, p. 315-324. 339 Cf. ibid. : « Quand l’égoïsme des passions n’est pas dépassé par une générosité croissante, quand le cœur n’est pas constamment rempli d’un immense amour, ton célibat te pèse incroyablement. Cette œuvre du Christ en soi réclame infiniment de patience. Quand une passion menace pour une femme dans une amitié, il faut user de fréquentes confessions pour dépasser le besoin de se retrouver soi-même contenu dans toute passion. Seule une totale générosité de cœur te permettra de dominer ta passion et laissera Jésus lui-même aimer en toi ». La version de ces passages sera légèrement différente et plus brève dans le texte imprimé en 1954 de La Règle de Taizé. 340 Cf. en particulier un passage de l’Introduction à La Règle — « Apporte à tes parents une affection profonde ; qu’elle les aide à reconnaître, par sa qualité même, l’absolu de ta vocation » — et L’esprit de la Règle.

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de l’amitié et de l’amour naturel341 ; l’insistance, enfin, sur le thème de la transparence342. Ce thème était déjà bien présent dans L’Introduction à la vie communautaire, où était mis en évidence la relation indispensable entre la transparence et l’ouverture totale à un frère : celui qui pendant son adolescence avait fortement ressenti un manque d’écoute y reconnaissait évidemment le potentiel bénéfique d’une bonne direction spirituelle343. Le célibat était ensuite considéré comme « don essentiel », qui par conséquent ne demandait pas d’efforts volontaristes supplémentaires en d’autres domaines. Le thème du « grand et plein sacrifice de notre célibat » se reliait donc étroitement à celui, cher à Schutz dès le début de sa recherche spirituelle et communautaire, de la vraie ascèse chrétienne344. Loin de se traduire par une série d’« abstentions inutiles », qui exprimeraient une tension autocentrée vers une sainteté coïncidant souvent avec des formes plus ou moins masquées d’orgueil spirituel irrecevables dans l’esprit de la Réforme, l’unique ascèse évangéliquement acceptable pour le prieur de Taizé consistait toujours selon la Règle dans l’accomplissement des devoirs de sa propre vocation et dans l’acceptation patiente de la souffrance. Une souffrance — notait Schutz avec derrière lui déjà dix ans de vie commune — qui pouvait être souvent causée par « les mesquines blessures de chaque jour » comme par les contrecoups émotifs d’« une sensibilité souvent meurtrie »345. Accepter lucidement des « échardes dans la chair » et porter avec indulgence les fardeaux de la vie commune, renoncer à des perfectionnismes stériles qui étaient l’antichambre de l’angélisme ou de la dureté réciproque346 : telle était « notre première ascèse » pour celui qui, dix ans après la défense de sa thèse de licence, ne cessait de mettre en garde contre l’obsession de mesurer continuellement les progrès et les reculs dans la vie spirituelle et contre la tentation de vouloir éduquer par soi-même sa propre volonté. « Vouloir forcer sa volonté, c’est préparer la nature à prendre sa revanche », notera Schutz à ce propos des années plus tard dans un texte non daté, rédigé en particulier pour les sœurs de Grandchamp, L’Esprit de la Règle : un texte dactylographié, bref et dense, qui se présentait sur plusieurs points comme le commentaire d’une Règle dont

341 Cf. La Règle : « Le célibat ne signifie ni rupture des affections humaines, ni indifférence, mais purification de notre amour naturel. Seul le Christ opère en un frère la conversion des passions charnelles en un amour total pour le prochain ». 342 « La pureté du cœur est en rapport étroit avec la transparence ; pas d’étalage de ses difficultés en dehors de la confession certes, mais pas non plus une fermeture comme si l’on était un surhomme exempt de combats », ibid. 343 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, p. 46-47, et le témoignage en ce sens du prieur de Taizé lui-même dans une lettre du 15 mai 1969, citée en note par Restrepo, Taizé, op. cit., p. 121. 344 Cf. Schutz, L’esprit de la Règle. 345 Cf. ibid., l’Introduction à La Règle — qui reprenait en ce sens des passages de l’Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 104 — et des passages du chapitre sur le célibat. 346 À ce propos, je renvoie surtout à des passages des paragraphes consacrés à la Simplicité et au rôle du prieur ; ibid.

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le fil rouge devait être fondamentalement reconnu dans le rappel insistant de la primauté de la miséricorde et du pardon envers les frères, à renouveler continuellement car inlassablement donné par Dieu347. Le thème de la miséricorde et du pardon était, sans aucun doute, le thème le plus répandu et récurrent dans le texte de la Règle de 1952. Il était central aussi dans la liturgie de la profession qui s’ouvrait de manière significative par la question du prieur « Que demandes-tu ? », à laquelle le frère répondait « La miséricorde de Dieu et la communauté de mes frères »348. Il était développé surtout dans les chapitres commentant les trois règles originelles de direction spirituelle, en premier lieu celle qui, à l’exemple des Veilleurs, invitait à chercher une inspiration constante dans les Béatitudes349. Le thème revenait ensuite dans le chapitre sur le célibat, qui soulignait en même temps la grâce de pouvoir vivre dans un continuel recommencement, toujours accordée au chrétien « jamais abattu parce que toujours pardonné » ; il était repris encore dans le chapitre dédié au rôle du prieur, chapitre où la miséricorde était résolument présentée comme « la grâce pour lui la plus essentielle » à demander au Christ. La récurrence du thème de la miséricorde dans la Règle —  souvent relié à celui de la fragilité de la foi et de la chair — était le fruit de l’expérience menée désormais depuis dix ans par Schutz pour guider une jeune communauté d’hommes aux personnalités dans certains cas très fortes. Mais elle était plus encore chez lui le fruit de son expérience, personnelle et intérieure, pour rechercher dans le pardon de Dieu la libération de sa propre angoisse innée. Par là il tentait évidemment de transposer sur le plan communautaire l’aboutissement de son propre itinéraire personnel : un itinéraire marqué par la constante perception de sa propre « faiblesse », d’une permanente tension entre la liberté donnée par l’Esprit et « les impossibilités » d’une nature déchue350, et en même temps par la profondeur de la consolation découverte dans la confiance inébranlable en la promesse du pardon de Dieu. C’est cette confiance inébranlable dans le « mystère de Dieu » qui le portait aussi à insister sur l’importance de la régularité de la prière d’intercession et de louange dans l’« office » : une prière qui permettait d’offrir obstinément sa propre personne — parfois seulement son propre corps — à l’action insondable de la « Parole vivante de Dieu », capable de pénétrer imperceptiblement

347 Cf. Schutz, L’esprit de la Règle. 348 Cf. « Liturgie de profession », art. cit. 349 « Le silence intérieur suppose le continuel recommencement d’un homme jamais découragé parce que toujours pardonné » ; cf. La Règle. Cf. ensuite, ibid. : « Pardonne à ton frère jusqu’à soixante-dix fois sept fois. […] Prépare-toi à toute heure à pardonner. […] A cause de la faiblesse de ta chair, Christ te donne des marques visibles et répétées de son pardon. […] Celui qui vit dans la miséricorde ne connaît ni susceptibilité, ni déception ». 350 Cf. à ce propos le passage ajouté au Préambule dans l’édition imprimé de La Règle de Taizé, op. cit. : « Comme tout chrétien tu dois accepter la tension entre la liberté totale donnée par le Saint-Esprit et les impossibilités où te place la nature déchue, celle du prochain et la tienne ».

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dans les « profondeurs intimes de notre être », en ces zones souterraines de l’inconscient inatteignables par une foi trop intellectualisée351.

5. Le chemin interrompu d’un nouveau tiers-ordre Texte au caractère nettement plus spirituel que juridique, la Règle, bientôt adoptée également par la communauté de Grandchamp352, compléta néanmoins le processus de structuration du groupe résident de Taizé, mis en route en 1948 par la décision de la profession. Dans les faits, cette décision mit définitivement fin à l’expérience de la « Grande Communauté » romande ; celle-ci avait eu toujours plus de mal à continuer à se réunir pour un « grand colloque » annuel, après le départ de Genève de Schutz et de Thurian et l’évolution dans le sens monastique de la confrérie originelle d’intellectuels protestants. Comme nous l’avons déjà souligné, les tentatives réitérées pour réorganiser le groupe « clunisien » élargi, en formalisant certains engagements communs de prière et d’étude, n’avaient pas réussi à donner un nouvel élan à la « famille spirituelle » née à Genève autour du noyau stable de la communauté. Les nouvelles Constitutions de la Grande Communauté avaient encore une fois essayé au printemps 1948 de redéfinir la nature et les rapports de cette dernière avec le groupe résident ; à bien des égards toutefois, elles n’offrirent que le dernier flash sur le réseau de solidarité et d’amitié qui était né au sein du protestantisme romand autour de la cellule réunie par Schutz353. En effet, encore au programme le lendemain de la prise des engagements, le « grand colloque » prévu pour juillet 1949 fut ajourné sine die par les frères de Taizé, qui communiquèrent ensuite aux amis de la « Grande Communauté », « inconsolables », leur prise de conscience des changements qui s’étaient produits les dernières années354. D’autre part, l’attrait grandissant exercé par le groupe résident de Taizé raviva en Schutz l’exigence de donner une réponse plus structurée aux nombreuses demandes qui lui étaient adressées d’accompagnement spirituel et de formes possibles d’intégration à l’expérience de la communauté. Déjà très présente 351 Cf. à ce propos le paragraphe sur L’office de La Règle : « Dans la régularité de l’office, l’amour de Jésus germe en nous sans que nous sachions comment. La prière commune ne te dispense pas de l’oraison personnelle. L’une soutient l’autre. […] Il y a des jours où pour toi l’office devient lourd. Sache alors offrir ton corps puisque ta présence signifie déjà ton désir, momentanément irréalisable, de louer ton Seigneur. Crois à la présence du Christ en toi, même si tu n’en éprouves aucune résonance sensible ». 352 Cf. Geneviève Micheli à Schutz, 23 août 1954, DT. 353 Cf. les Constitutions de la Grande communauté, 15 p. dact., DT, qui entrèrent en vigueur à l’occasion du dernier « grand colloque » de juillet 1948, et la lettre de convocation du 11 juin 1948, PRA. 354 Cf. Thurian à Ammann, 28 avril 1949, et la lettre du 1er juillet 1949 des frères de Taizé aux membres de la « Grande Communauté », PTA ; cf. aussi le JF du 15 octobre-2 novembre 1953, DT.

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dans les années genevoises, la préoccupation de trouver une synergie entre la forme de vie communautaire d’une communauté régulière et celle qui était possible dans les paroisses, se traduisit pendant un certain temps dans une idée : réunir au sein d’un tiers-ordre ceux qui demandaient à Taizé un soutien dans leur vie spirituelle. L’objectif serait d’encourager un service chrétien vécu dans l’esprit des Béatitudes, et incarné concrètement dans un engagement paroissial et un contact œcuménique simple et ordinaire355. Poursuivie peut-être sans trop de conviction, cette tentative d’associer de façon plus solide et organique ceux qui demandaient à la communauté une inspiration et une discipline spirituelle prit évidemment comme modèle le tiers-ordre des Veilleurs, dirigé, après la mort de Monod en 1942, par le pasteur de l’Église réformée de l’Alsace-Lorraine Georges François Grosjean. Pendant quelques mois, entre l’été et l’automne 1953, fut aussi prise en considération la possibilité d’unifier le tiers-ordre fondé par Monod avec celui qui était en gestation à Taizé, celui-ci aurait ensuite réintégré à son tour les membres de la communauté élargie gravitant autour de Grandchamp356. En juillet 1953, accompagné par un ami de la communauté, Philippe Akar, chargé par le prieur de faire une étude parallèle sur les tiers-ordres catholiques, le pasteur Grosjean rendit avec cette intention une première visite à Taizé, pendant laquelle il proposa aussi à Schutz d’être son successeur à la direction des Veilleurs357. Mais, à l’un comme à l’autre, les conditions pour faire un pas dans ce sens ne semblèrent pas encore remplies. Les résultats d’une consultation des Veilleurs les mois suivants confirmèrent que, malgré la commune inspiration, évangélique et franciscaine, des deux familles spirituelles, certaines différences demeuraient, surtout dans le domaine de la piété. Ces différences préconisaient de se limiter pour le moment à poursuivre un approfondissement de la connaissance réciproque en multipliant les occasions de contact et d’échange358. Dans la perspective de Schutz, la constitution d’un nouveau tiers-ordre, englobant les Veilleurs et ceux qui souhaitaient se relier plus organiquement aux communautés résidentes nées sur terrain réformé, relevait par ailleurs d’un projet plus global, caressé dans les mois qui avaient suivi l’élaboration de la Règle. Il s’agissait de trouver une nouvelle forme d’intégration, plus étroite, entre certaines des expériences surgies dans le contexte du renouveau 355 À ce propos, cf. en particulier les réponses de Schutz aux questions d’Eberhard dans un article sur la communauté publié en décembre 1953 dans l’Illustré protestant, « La Communauté de Taizé. Qui sont les frères de Taizé ? ». Cf. aussi la « Règle du TiersOrdre de Taizé » paru en avril 1954 dans Veillez !, Bulletin trimestriel du « Tiers-Ordre » protestant « Les Veilleurs », p. 3-6, et sa précédente version, Règle pour une fraternité des amis de Taizé, s. d., 8 p. dact., DT. 356 Cf. G. Grosjean, « Pour nos réunions trimestrielles d’octobre très importante communication », Veillez !, (octobre 1953), p. 1-3. 357 Cf. Schutz à Grosjean, 25 septembre 1953, DT. 358 Cf. G. Grosjean, « Où va notre “Tiers-Ordre” ? », Veillez !, (janvier 1954), p. 3-4, et Id., « Quelques opinions sur l’avenir de notre “Tiers-Ordre” », ibid., p. 11-17.

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communautaire protestant des années 30. En ce sens, l’échange avec le pasteur Grosjean s’accompagna de manière significative de la recherche de nouveaux contacts avec d’autres expériences communautaires nées en milieu germanophone, en particulier, celles de la Michaelsbruderschaft et de la Société des diacres suisses de Rüschlikon359. Et réapparut surtout l’idée, déjà cultivée par Schutz pendant les premiers mois de vie commune à Genève, d’un lien plus organique avec la communauté de Grandchamp. Celle-ci avait depuis peu suivi les « clunisiens » en accomplissant un pas décisif : la profession en novembre 1952 des six premières sœurs et de la « Mère », Geneviève Micheli, qui reçut l’imposition des mains du fr. Roger et de Jean de Saussure360. Si au printemps 1943 le désir de rendre plus organique la solidarité entre les deux communautés régulières naissantes sur la terre de Calvin était surtout lié à l’enthousiasme de la découverte d’une forte proximité spirituelle, nourrie par la prière quotidienne du même Office, dix ans plus tard, les raisons de Schutz étaient d’un autre ordre : elles étaient liées, d’une part, à l’expérience de la première confrontation avec sa propre Église et, d’autre part, à la conviction qu’une unité plus visible des deux communautés, masculine et féminine, aurait renforcé l’efficacité du « signe » que toutes les deux voulaient représenter. En même temps s’intensifiaient les rapports triangulaires entre Taizé, Grandchamp et la communauté de Pomeyrol. Constituée à Saint-Etienne-du-Grès, dans le Midi, au cours du premier hiver de guerre, celle-ci avait été chronologiquement le premier pôle d’une nouvelle expérience communautaire dans le milieu protestant francophone. Il devenait alors tout naturel d’associer à la recherche d’une forme de témoignage commun ce petit groupe résident féminin qui, en 1951, avait également pris la décision d’un « engagement » pour la vie et qui était réuni autour de celle qui avait été la fondatrice des Éclaireuses Unionistes, Antoinette Butte361. Dans cette perspective, la constitution d’un nouveau et unique tiers-ordre protestant, réunissant les amis liés aux deux communautés nées en Suisse romande et les « Compagnons » qui depuis les années de la guerre gravitaient autour de la Retraite de Saint-Germain, représentait donc, dans les vœux de Schutz, le corollaire souhaitable d’une forme prioritaire d’unité entre les trois « ordres » nés au sein du protestantisme francophone dans ce creuset de vocations communautaires que fut la guerre :

359 Cf. surtout les JF du 3-30 novembre 1953 et du 8-28 février 1954, DT. Sur la Michaelsbruderschaft, voir supra, sur la Société des diacres suisses de Rüschlikon, cf. plutôt H. Gut, Chronik des Schweizerischen Diakonievereins : von den Anfängen des Diakoniewerkes bis 1945, Rüschlikon, 1995. 360 Cf. de Beaumont, Du Grain à l’Épi, op. cit., p. 136-137. 361 Sur la communauté de Pomeyrol et sur Antoinette Butte, voir supra et A. Butte, Semences : méditations, lettres, témoignages, Calvisson, 1989. Sur l’intensification des rapports entre Pomeyrol et Taizé, cf. en particulier une lettre d’Antoinette Butte à Schutz du 16 mars 1953, FAB, 6674, où est aussi envisagée la possibilité de commencer l’expérience d’une petite fraternité de Taizé jumelée avec la communauté de Pomeyrol.

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l’ordre masculin de Taizé et les deux ordres féminins de Grandchamp et de Pomeyrol nés plus directement sur les traces de l’expérience des Veilleurs362. C’était sans doute cet espoir que nourrissait Schutz, en novembre 1953, lors d’une journée commune à Grandchamp à laquelle participèrent une quinzaine de frères et autant de sœurs de Grandchamp et de Pomeyrol. Avec insistance, il encouragea l’élaboration avec Geneviève Micheli et avec Antoinette Butte d’une brève déclaration conjointe, exprimant la volonté des trois communautés d’affirmer concrètement l’unité de leur vocation commune et de leur témoignage au sein des Églises réformées. Pour Schutz, cette unité devait être visible et bien reconnaissable, exprimant à la fois l’exigence pressante de réaliser d’abord entre elles cette unité dans la diversité, qui était prêchée aux autres, et l’exigence d’une réelle et étroite solidarité363. « Il faut affirmer notre solidarité pour que personne ne soit tenté de nous diviser, de flatter l’une des communautés aux dépens des autres, de nous comparer et nous opposer », soulignait avec force Schutz à cette occasion, visant la publication d’un communiqué dans la presse protestante ; une publication d’autant plus importante pour le prieur de Taizé que le rayonnement grandissant de sa communauté était en train d’ouvrir un débat, aussi au sein du Conseil national de l’ERF, sur la nouvelle « question communautaire »364. Mais la tentative n’aboutit pas. En effet, le positionnement différent de Pomeyrol dans l’Église réformée et sa situation géographique en territoire cévenol, c’est-à-dire proche de ce « sanctuaire » de la mémoire huguenote qu’étaient les Cévennes365, contraignirent Antoinette Butte à ne pas aller au-delà de l’expression du désir d’une unité plus effective entre les trois communautés et de ne pas faire une déclaration publique qui l’aurait engagée. Cette déclaration, si brève et modeste qu’elle fût, aurait risqué de compromettre les efforts accomplis par sa communauté pour se faire accepter par le protestantisme du Midi366. Ainsi, dans l’immédiat, la possibilité de constituer un unique tiers-ordre resta elle aussi « suspendue » à l’évolution des rapports entre les trois communautés présentes dans le protestantisme francophone. « Il ne peut être question d’unité de Tiers-Ordre s’il n’y a pas unité entre les ordres premiers », écrira en ce sens Geneviève Micheli à Schutz à la fin du mois d’août 1954367. 362 Cf. Grosjean, « Pour nos réunions trimestrielles d’octobre », art. cit. Sur les « Compagnons » de Pomeyrol cf. en particulier Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 360-361. 363 Cf. le texte de la déclaration signée le 15 novembre 1953 par Roger Schutz, Geneviève Micheli et Antoinette Butte, 1 p. ms, DT, une lettre du 17 novembre d’Antoinette Butte au président de la région de l’ERF Cévennes Languedoc-Roussillon, Eric Barde, DT, et le JF du 3-30 novembre 1953. 364 Cf. le JF du 3-30 novembre 1953, et le Procès-verbal du Conseil National du 15 octobre 1953, p. 1099, AERF, 107 AS 176, 2. 365 Cf. P. Cabanel, Les huguenots, Toulouse, 2012. 366 Cf. Antoinette Butte à Eric Barde, 17 novembre 1953, et à Schutz, 9 décembre 1953, DT. 367 Cf. Geneviève Micheli à Schutz, 23 août 1954.

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On était donc à la veille de la naissance d’un nouveau « Tiers-ordre de l’unité » qui dès lors réunira seulement ceux qui gravitaient autour des deux communautés nées en Suisse romande et ensuite, à partir de 1959, avec le début d’une affluence toujours plus large et hétérogène sur la colline de Taizé, autour seulement de la communauté de Grandchamp368. Ce nouveau « Tiersordre de l’unité » était inacceptable pour Antoinette Butte à commencer par la première ligne de sa Règle qui en réservait l’entrée seulement à ceux qui appartenaient aux Églises de la Réforme, Schutz souhaitant par là éviter tout soupçon de déloyauté dans le cas d’éventuelles demandes d’adhésion par des catholiques369. De fait, il ne réussit à englober ni les Veilleurs, ni encore moins les « Compagnons » de la communauté de Pomeyrol ; ces derniers avaient vu parfois dans cette tentative d’unité le risque d’une uniformisation et d’un excessif protagonisme de Taizé, dont la plus récente évolution était de plus en plus difficile à comprendre, surtout dans le protestantisme cévenol370. L’indisponibilité d’Antoinette Butte en novembre 1953 à publier un communiqué sur la commune vocation des trois communautés protestantes avait déjà révélé, d’une part, une différenciation grandissante du parcours de ces dernières, et, d’autre part, les diverses réactions que certains choix et initiatives de Taizé commençaient à susciter dans la variété de « notre malheureux protestantisme déjà si divisé371 ». « Vos méthodes d’action me paraissent parfois devoir vous placer, malgré vous, dans une situation qui vous désolidarisera de l’ensemble de l’Église Protestante de France », écrivait de manière significative la « mère » de Pomeyrol à Schutz au lendemain de la journée commune à Grandchamp, exprimant ainsi la crainte que Taizé pourrait se trouver un jour, sans l’avoir voulu, « dans la position d’une Haute Église, c’est à dire d’une confrérie de plus, à ajouter à la panoplie protestante française »372. Pour éviter cela et pour agir de manière plus efficace au sein de sa propre « Église exsangue », Antoinette Butte invitait la communauté de Taizé à une attitude d’« humilité » et à une silencieuse transmission par osmose de la vérité de sa propre foi373 : Taizé lui semblait parfois trop à la

368 Cf. la Règle du Tiers-ordre de l’unité, 9 p. dact., DT, le Petit historique du Tiers-Ordre de l’Unité, s. d., 7 p. dact., AG, et les « Nouvelles de Taizé-Grandchamp » adressées entre 1955 et 1959 à plus d’une centaine d’amis et de membres du nouveau tiers-ordre. 369 « Pour nous la première ligne de cette règle n’est pas acceptable, car nous avons décidé l’an dernier, après long examen de la question, d’accepter parmi les Compagnons des non Protestants, ce qui est la tradition constante de l’Église de France dans ses diverses Associations et du tiers-ordre des Veilleurs dont nous tenons à conserver l’esprit sur ce point » ; cf. Antoinette Butte à la communauté de Grandchamp, 30 avril 1954, FAB, 6674. 370 Cf. la Lettre aux Compagnons d’œuvre de la retraite après le colloque et l’assemblée générale annuelle du 10-13 septembre 1954, FAB, 6671, et le commentaire ultérieur de Robert Giscard à Antoinette Butte du 24 novembre suivant, PdS. 371 Cf. Antoinette Butte à Schutz, 9 décembre 1953. 372 Ibid. 373 « J’ai juré au Seigneur, et je vous le dis très solennellement, mon Frère, d’agir, dans Son Église de France malade, avec une infinie douceur et patience, aussi silencieusement et

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recherche de « reconnaissances officielles374 ». Pour sa part, la communauté de Taizé ne manqua pas de lui rappeler que le silence et l’effacement pouvaient être autant un signe de modestie et d’humilité que celui d’une timidité dans le ministère et d’un certain manque d’audace375.

6. Nostalgie de sacrements On ne peut pas expliquer les difficultés qui, à la fin de 1953, empêchèrent d’avancer dans la recherche d’un lien plus organique entre les trois communautés protestantes francophones simplement à partir de la priorité différente accordée aux exigences du dynamisme du « signe » ou à la logique de l’offrande silencieuse de la semence qui meurt en terre, cette dernière priorité qu’Antoinette Butte rapprochait, et ce n’était pas un hasard, de la vocation des fraternités de Charles de Foucauld376. La raison principale était en effet probablement liée à la forte émotion suscitée au sein du protestantisme français par la sortie, à l’automne 1953, d’un ouvrage de Max Thurian sur La confession377. Cet ouvrage, reconnaissant à l’absolution une valeur sacramentelle, marqua à plusieurs égards un « tournant » dans l’histoire des relations de Taizé avec l’ERF ; il renforça considérablement l’impression d’une « tendance catholicisante » de la communauté qui, surtout dans le contexte du Midi, ne servit certainement

paisiblement qu’il est possible, sans vouloir créer inutilement des mouvements d’opinions, des réactions, ni chercher à “rallier des gens” », ibid. 374 Cf. Antoinette Butte à Thurian, 2 novembre 1954, FAB, 6674. 375 Cf. Robert Giscard à Antoinette Butte, 18 décembre 1953, DT : « La question de notre humilité dans notre témoignage est bien entendu capitale. Mais c’est sûrement très difficile de définir un comportement humble ; le silence, l’effacement n’en sont pas forcément des signes ; ils peuvent au contraire appartenir à une sorte de timidité dans le ministère qui ne nous est certainement pas demandée. L’humilité par contre pourra fort bien être conservée et même achevée dans une vie active, dans un apostolat entreprenant. Tout cela pour dire simplement que l’exigence d’humilité peut être vécue dans des conditions en apparence différentes. Et que ce n’est donc pas facile de juger… […] Vous savez bien que si l’on parle de nous, ce n’est pas que nous y poussions : Taizé a longtemps vécu dans le silence, tant que les frères étaient 4 ou 5 ; c’est facile alors, comme c’est facile pour vous. Mais quand on devient nombreux et quand on ne saurait rester cloîtrés (!), il faut bien sortir pour exercer un ministère avec le zèle que Dieu nous demande. […] Si vous nous croyez divisés sur ce point, c’est grave ! Humilité n’est pas crainte pas plus qu’audace et engagement ne sont prétention… Sachons être tous ensemble humbles et audacieux, aucun de nous n’a le privilège de l’un ou l’autre de ces caractères ». 376 Cf. Antoinette Butte à Schutz, 9 décembre 1953, et dans le même sens, entre autres, l’extrait d’une méditation de la même époque sur la notion d’Église comme semence et levain, publié de manière posthume dans Butte, Semences, op. cit., p. 43-54. Par ailleurs, la fondatrice de la communauté de Poymerol consacra au thème de l’« offrande » sa thèse de théologie soutenue en 1953 à la faculté protestante de Montpellier ; reprise et développée dans les années suivantes, cette thèse sera publiée à Strasbourg en 1965 sous le titre L’Offrande, office sacerdotal de l’Église. 377 Cf. M. Thurian, La Confession, Neuchâtel, 1953.

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pas la cause d’un lien plus étroit avec Pomeyrol378. Les propos rassurants que la communauté adressa à Antoinette Butte, précisant que La Confession était seulement « l’expression écrite d’un dialogue vivant avec toutes ses audaces nécessaires pour susciter une réflexion plus engagée », et non une leçon faite à l’Église, ni encore moins « une arme de combat »379, ne suffirent pas à atténuer les polémiques que l’ouvrage de Thurian avait soulevées dans le protestantisme cévenol. De fait, la communauté elle-même considérait le livre de Thurian comme le premier résultat d’une recherche ouverte et la « Mère » de Pomeyrol écrivit au président de la région de l’ERF Cévennes Languedoc-Roussillon, le pasteur Éric Barde : « J’ai pu constater que certains [des frères de Taizé] font aussi des réserves ». Cependant, la préface elle-même du président de la FPF, Marc Boegner, attribuait à l’ouvrage une valeur « officielle » qui ne passa évidemment pas inaperçue380. « Il est rare que la publication d’un livre protestant provoque de violents remous. Sauf s’il s’agit d’une œuvre forte qui met en question, sans équivoque, ce que nous appelons tradition et qui n’est souvent, en fait, que fidélité douteuse », écrivit en particulier le mensuel de la XIIe région de l’ERF, Notre Chemin, en commentant le large éventail de réactions suscitées au sein du protestantisme français par La Confession381. Pour Jean Cadier, qui participait

378 À ce propos, cf. en particulier la recension de Jean Cadier sur La Confession dans Études théologiques et religieuses, 28/3-4 (1953), p. 220-221. Cf. aussi la lettre d’Antoinette Butte à Éric Barde du 17 novembre 1953 et celle à Schutz du 9 décembre suivant, où elle citait des passages d’une réponse qu’elle avait reçue du pasteur de Nîmes : « l’émotion soulevée chez nos braves Gardeois par ce qui a été dit ou écrit après le livre de Thurian, est loin d’être calmée. Et que nous le voulions ou non, Taizé apparaît à certains comme une tendance catholicisante du protestantisme. Nos chers frères dissidents n’ont pas manqué de le souligner et d’essayer de jeter le trouble chez nous ». Sur les réactions particulièrement vives à l’ouvrage de Thurian dans le protestantisme méridional, cf. aussi Le Midi libre du 7 octobre 1953 mentionné dans l’analyse détaillée de R. Beaupère, « La Confession », Istina, (juillet-septembre 1954), p. 369-384. 379 « Y voir une offense, opposer un refus de discuter librement et dans la paix, n’est-ce pas d’une certaine manière […] se montrer une “communauté” figée dans sa bonne conscience et sa bonne doctrine qui vous “fait la leçon”, la leçon de la fidélité à la vraie foi des ancêtres… ? » ; cf. Robert Giscard à Antoinette Butte, 18 décembre 1953. 380 « L’erreur est, je crois, d’avoir demandé une préface à Marc Boegner, ce qui donne à ce livre une portée officielle et crée ainsi un lourd malentendu dans l’Église et hors de l’Église. Préfacé par Westphal par exemple ou tel professeur de nos facultés ce livre aurait gagné en autorité et fait pourtant tout le bruit nécessaire pour être utile et fécond dans le domaine de la pensée réformée » ; cf. Antoinette Butte à Éric Barde, 17 novembre 1953. Cf. aussi la « Préface » de M. Boegner à La Confession de Thurian, op. cit., p. 7-12. Sur la préface de Boegner —  auteur en 1934 d’une contribution discutée elle aussi qui s’appuyant sur l’enseignement de Melanchthon avait soutenu la sacramentalité de l’absolution, « Y a-t-il d’autres sacrements que le baptême et la Cène ? », Foi et vie, 57/1 (1934), p. 3-13 —, cf. en particulier les recensions de Cadier, art. cit., et de Dom O. Rousseau, Irénikon, 26/4 (1953), p. 421, et les articles de Beaupère, « La Confession », art. cit., et D. Grasso, « Nostalgie sacramentali », La Civiltà Cattolica, 1/(1954), p. 306-319. 381 Pour l’article de Paul Grojeanne de décembre 1953 dans le mensuel lyonnais Notre Chemin, cf. l’analyse de Beaupère, « La Confession », art. cit., p. 370.

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régulièrement aux rencontres du groupe des Dombes, le livre se situait sur certains points résolument en dehors du terrain de la doctrine reformée, en jetant maladroitement des ponts avec la doctrine catholique, sans satisfaire en définitive ni l’une ni l’autre382. En fait, il était l’expression de l’orientation sacramentelle que prenait progressivement la recherche théologique de Thurian. Une orientation saluée dans les pages de La Civiltà Cattolica comme confirmation d’une « nostalgie de sacrements » désormais répandue dans des secteurs importants du protestantisme contemporain et porteuse d’un espoir renouvelé dans le « retour, parmi les chrétiens, de l’unité de la foi »383. Car l’ouvrage du théologien de Taizé ne se limitait pas à préconiser la régularité bénéfique d’une pratique répondant à un besoin spirituel et psychologique trop souvent négligé par le protestantisme384 ; il allait jusqu’à attribuer à la confession, et plus précisément à l’absolution des péchés, une véritable portée sacramentelle. Par là, ce qui pour Calvin, fidèle à l’idée du caractère purement déclaratif de la parole du pardon, resta toujours une « confirmation » et un « sceau » de la grâce de l’Évangile, devenait « un acte particulier qui implique l’œuvre même de Dieu »385. Ainsi, l’absolution n’était plus seulement l’affirmation solennelle, fondée sur les promesses de l’Évangile, du pardon de Dieu, mais « accordait » elle-même le pardon : « Dans le sacrement —  écrivait en particulier Thurian dans un passage du troisième chapitre, très controversé, sur Le pouvoir de pardonner —, Dieu force en quelque sorte la

382 Cf. la recension déjà évoquée de Cadier dans Études théologiques et religieuses, art. cit. : « Jusqu’alors, cette communauté, pour laquelle nous avons la plus grande sympathie, s’était tenue sur la position doctrinale du Calvinisme le plus strict et avait adopté comme confession de foi le Catéchisme de Heidelberg. Cette position est abandonnée par la tentative de Max Thurian d’établir ce qu’il appelle “le sacrement de l’absolution” et de constituer ainsi à côté des deux sacrements reconnus par Calvin, et par toute la tradition patristique primitive, Tertullien et St Augustin, un troisième sacrement. […] Nous avons donc le regret de dire que Max Thurian a franchi la frontière et qu’il n’est plus sur le terrain de la pensée réformée. […] En ce qui nous concerne, nous acceptons fort bien une déclaration de pardon, une assurance donnée par le pasteur au croyant repentant. Mais nous nous refusons à en faire un sacrement. Gardons-nous d’un certain confusionnisme des définitions, des formules et des gestes qui, tout en ayant l’air de jeter des ponts entre les deux confessions réformées et catholiques, ne satisfait en réalité ni l’une ni l’autre. […] Le magnifique travail de la Communauté de Taizé suscite en nous une si grande sympathie et une si belle espérance que nous prenons la liberté de lui adresser dans le domaine théologique, où elle a une tâche si haute à remplir, cette mise en garde que nous ne pouvions pas nous dispenser, en toute affection, de formuler ». En des termes semblables à ceux de Cadier, s’exprima également ensuite T. Suss, dans une recension publié dans Positions luthériennes, février 1954, p. 36-43. 383 Cf. l’article de Grasso, « Nostalgie sacramentali », art. cit., qui, à ce sujet, définit l’ouvrage de Thurian comme « un signe des temps ». 384 À ce propos, cf. surtout les commentaires de H. d’Espine dans La Vie Protestante de novembre 1953 et de J. Courvoisier dans le Journal de Genève du 4 décembre 1953 cités par Beaupère, « La Confession », art. cit., p. 373. 385 Cf. Thurian, La Confession, op. cit., p. 34 et 57, et le commentaire correspondant de Cadier dans Études théologiques et religieuses, art. cit.

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foi du croyant, si faible soit-elle, et réalise pour lui et en lui l’œuvre signifiée par le sacrement infiniment au-delà de tout ce qu’il demande et pense386 ». Dans une remarque ultérieure, Thurian soulignait certes que la confession ne pouvait procurer les fruits de la rédemption qu’en présence d’une disposition de foi : « C’est toujours à la foi que Dieu répond même dans le sacrement », écrivait-il dans ce passage expressément cité en préface par Marc Boegner, qui fut contraint ensuite de donner des précisions pour exclure de retomber dans le risque de la « magie sacramentelle » catholique387. Mais malgré cette remarque, et comme on pouvait s’y attendre, l’affirmation convaincue du caractère sacramentel de l’absolution se heurta du côté protestant à une mise en garde préoccupée, même de la part de quelqu’un, comme Jean-Daniel Benoît, qui avait fortement défendu la reprise d’une pratique de direction spirituelle en milieu réformé. « N’est-ce pas là la doctrine sacramentaire catholique à l’état pur, l’action ex opere operato du sacrement, même si l’on affirme, par ailleurs, la nécessité de la foi ? », se demandait, parmi d’autres, l’auteur d’une récente étude sur Calvin, directeur d’âmes, dans les pages de la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse ; « cette tendance sacramentelle, qui se révèle dans toute l’œuvre du frère Thurian […], nous paraît aller à l’encontre du mouvement propre de la Réforme calviniste », notait en conclusion Benoît dans sa recension de La Confession388. Les affirmations sur la sacramentalité de la confession furent le plus souvent accueillies avec grande attention et sympathie par les recenseurs catholiques, qui notaient toutefois dans l’ouvrage l’absence d’une théologie de la justification et d’une thématisation explicite du mystère propre de la grâce sacramentelle389. Mais tout en finissant par polariser la discussion, ces affirmations n’épuisèrent pas le débat suscité par les pages du théologien de Taizé. Dans la revue Istina, le dominicain René Beaupère invita à considérer ces pages surtout comme l’expression d’une « recherche en marche », qui tentait d’ouvrir « un chemin difficile » entre deux univers de pensée et de langage éloignés, et qui trouvait sa principale raison d’être précisément dans son dynamisme inachevé et dans les perspectives de réflexion et de

386 Cf. encore Thurian, La Confession, op. cit., p. 58-59. 387 Cf. ibid., p. 64, et Boegner, « Préface », op. cit., p. 9. Cf. ensuite son article du 21 octobre 1953 dans Le Figaro, sur lequel, cf. Beaupère, « La Confession », art. cit., p. 372, et M. Spisso, Prospettive comunitarie ed ecumeniche nella teologia sacramentaria di Max Thurian, Agrigento, 1965, p. 89. 388 Sur Jean-Daniel Benoît, anciennement professeur de Schutz à Strasbourg, et sur son ouvrage de 1940, Direction spirituelle et protestantisme. Étude sur la légitimité d’une direction protestante, cf. supra ; sur sa recension de l’ouvrage de Thurian — qui cite à plusieurs reprises son plus récent Calvin, directeur d’âmes édité à Strasbourg en 1947 —, cf. Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 34/1 (1954), p. 64-65. 389 À ce sujet, cf. en particulier les recensions de M.-J. Le Guillou dans La Maison-Dieu, 39/3 (1954), p. 168-170, de A.-M. Henry dans La Vie Spirituelle, juillet 1954, p. 212-213, de Ch. Boyer dans Unitas, novembre-décembre 1953, p. 121-124, de Dom O. Rousseau dans Irénikon, art. cit., et de A. Michel dans l’Ami du clergé du 27 mai 1954, p. 324-325.

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dialogue qu’ainsi elle ouvrait390. Du côté catholique, bien qu’en regrettant parfois une certaine ambiguïté de vocabulaire et de style, on regardait avec attention le fort accent mis par Thurian sur la portée sociale et ecclésiale du péché, et par conséquent sur l’importance d’une expression liturgique de la réconciliation ; en accord du reste avec ceux qui, du côté protestant, soutenaient fortement le plaidoyer convaincu pour la réintroduction d’une déclaration ecclésiale expressis verbis du pardon de Dieu391. Du côté catholique, on prêtait également attention aux retombées que l’évolution de la théologie sacramentaire du théologien de Taizé laissaient entrevoir sur le terrain de la doctrine du ministère. En fait, bien que de la part de Thurian il n’y eût aucune thématisation explicite relativement à la question de la succession apostolique, ses affirmations sur la nature du pouvoir ministériel de celui qui donne l’absolution et sur l’enracinement de ce dernier dans le ministère de l’Église, semblaient porteuses de possibles développements ultérieurs également dans cette direction392. En revanche, des réserves furent émises du côté catholique sur la vaste section que l’ouvrage consacrait au rapport entre confession et psychanalyse, jugée à tout le moins trop « optimiste », surtout par La Civiltà Cattolica : soit pour sa prétention de pouvoir facilement établir une délimitation exacte des domaines, soit pour l’excessive importance accordée en général au support que des sciences psychologiques peuvent apporter à la direction spirituelle393. Les commentaires de cette section furent divers aussi du côté protestant : si Cadier la trouva « très intéressante », autre fut l’impression de Boegner, qui sur ce point exprima quelque perplexité dans la préface même de l’ouvrage394. Le chapitre de Thurian n’ignorait pas les risques d’un certain « psychologisme » contemporain allant dans le sens d’une autoabsolution complaisante ou d’un possible relativisme dogmatique ; mais, tout en ne conseillant explicitement la psychanalyse que pour les seuls cas vraiment 390 Beaupère, « La Confession », art. cit., p. 383-384. 391 Cf. la recension de Courvoisier dans le Journal de Genève du 4 décembre 1953, art. cit., sur lequel, cf. le JF du 15 octobre-2 novembre 1953. 392 À ce propos, cf. en particulier Thurian, La Confession, p. 120 : « Le pasteur comme ministre de la confession a […] l’autorité d’annoncer efficacement le pardon et l’absolution de Dieu au nom de la communauté chrétienne, de l’Église universelle. Il ne s’agit pas d’un pouvoir personnel en vertu d’une ordination ou d’une plus grande dignité morale et spirituelle, mais d’une délégation du pouvoir unique de pardonner qu’a Jésus-Christ et qu’il a confié à son Église, laquelle s’exprime dans ses ministres. […] L’autorité du confesseur et du directeur spirituel consiste dans le fait qu’il est un signe de la communauté ecclésiale. Il la représente de par son ordination ; il actualise et concrétise l’autorité de Jésus-Christ qui seul possède le pouvoir de pardonner. Cette autorité ecclésiale fait partie du sacrement dont elle est l’expression vivante ». Sur ce point, cf. surtout les commentaires de Beaupère, « La Confession », art. cit., p. 381, et de Le Guillou dans La Maison-Dieu, art. cit. Sur le lien entre doctrine sacramentaire et doctrine sur le ministère dans la réflexion de Thurian, cf. Cuminetti, Elementi « cattolici », op. cit., p. 234 et passim. 393 Cf. en particulier Grasso, « Nostalgie sacramentali », art. cit. 394 Cf. la recension de Cadier dans Études théologiques et religieuses, art. cit., et Boegner, « Préface », op. cit., p. 10-11.

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pathologiques, il en soulignait largement l’utilité comme instrument de purification d’une foi et d’une piété souvent imprégnées d’éléments relevant de l’ordre physiologique ou psychologique395. Un instrument dont, derrière les références à certaines études récentes sur le rapport entre psychologie et cure d’âme396, le frère de Taizé semblait aussi avoir expérimenté de quelque manière l’utilité dans le discernement et dans la considération du poids de possibles mobiles affectifs sur le choix d’une vocation religieuse particulière397. On perçoit du reste le reflet de l’expérience personnelle vécue à Taizé par Thurian un peu dans toute la réflexion développée par cet ouvrage ; un ouvrage qui, en milieu protestant, sembla sur le moment réactualiser aussi le débat soulevé dans les années 20-30 par les différentes tentatives de réhabilitation de la pratique d’une direction spirituelle, tentatives qui avaient connu un début de reflux, après la seconde guerre mondiale, à la suite de la progression du barthisme en France398. Au début des années 50, la pratique d’une direction régulière, surtout si elle était accompagnée par celle d’une confession privée, semblait ainsi tout à fait résiduelle, propre à une expérience œcuménique sui generis comme celle de Taizé. Comme nous l’avons déjà souligné, celle-ci, depuis quelques années, avait en effet associé à l’insistance originelle de Schutz sur l’importance d’une ouverture totale à son propre « conducteur », la recommandation d’une confession hebdomadaire avec un pasteur de la communauté « en vue de la conviction de péché, du pardon de Dieu et de la guérison spirituelle399 » ; cette confession était suivie par l’absolution « donnée selon la tradition qui s’appuie si solidement sur la promesse de Jésus », d’après un formulaire qui, annexé par Thurian à l’ouvrage de 1953, rencontra un excellent accueil aussi bien du côté catholique que protestant400.

395 Cf. Thurian, La Confession, op. cit., p. 98 et 106-116. 396 En plus des études déjà évoquées de Benoît, Direction spirituelle et protestantisme, op. cit., et Calvin, directeur d’âmes, op. cit., cf. H. Asmussen, Die Seelsorge. Ein praktisches Handbuch über Seelsorge und Seelenführung, Munich, 1935 ; E. Thurneysen, Die Lehre von der Seelsorge, Zurich, 1946 ; R.S. Lee, Freud and Christianity, London, 1948 ; T. Bovet, Lebendige Seelsorge, Bern, 1952. Cf. aussi Recherches et débats du Centre Catholique des Intellectuels Français, 3 (janvier 1953), consacré au thème « Psychologie moderne et réflexion chrétienne », Paris, 1953, dont Max Thurian signalait en particulier les contributions des psychothérapeutes catholiques Charles Durand et Charles-Henri Nodet, sur lequel, cf. A. Desmazières, « Henri Ey, “compagnon de route” des congrès catholiques internationaux de psychothérapie et de psychologie clinique (1955-1960) », Cahiers Henri Ey, 20-21 (2008), p. 149-164, et Id., L’inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse, Paris, 2011, p. 122 et 199 sqq. 397 Cf. en particulier Thurian, La Confession, op. cit., p. 106-109. 398 Cf. Guillemain, Direction spirituelle et cure d’âme dans l’entre-deux-guerres, op. cit. 399 Cf. l’article de M. Thurian dans Verbum Caro de 1948, « La Communauté de Cluny », art. cit. 400 Cf. ibid. et Thurian, La Confession, op. cit., p. 157-171. Pour les appréciations positives de la formule d’absolution et de la trame proposée pour l’examen de conscience, cf. en particulier la recension de Cadier dans Études théologiques et religieuses, art. cit., et celle de Dom Rousseau dans Irénikon, art. cit.

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Ce n’est pas un hasard si le « remarquable petit livre sur la confession » de Thurian401 était dédié « à mon frère Roger Schutz […] qui m’a formé au ministère de la cure d’âme », et auquel il empruntait de l’Introduction à la vie communautaire l’essentiel du chapitre central sur Confession, direction et transparence, chapitre qui était plus que tout autre l’expression directe de l’expérience de la vie commune à Taizé402. Cette publication était, en effet et avant tout, le point d’arrivée du parcours effectué en dix ans par le premier noyau communautaire « clunisien » : de la reconnaissance d’un commun et impératif besoin de partage et de direction spirituelle à celle de l’exigence d’une confession sacramentelle. Cette exigence mûrit et se fraya un chemin conjointement à la recherche grandissante d’une présence du Christ dans la liturgie « qui ne dépend pas de notre foi, mais qui est simplement un don gratuit accordé aux faibles et aux malades que nous sommes en raison de la fidélité de Dieu et de la promesse qu’il nous a faite en sa Parole403 ». L’ouvrage de Thurian était donc l’aboutissement conjoint de la recherche par le premier groupe résident d’une plus grande « objectivité » dans la vie spirituelle et de l’engagement croissant de son auteur pour repenser la théologie sacramentelle protestante, sollicité qu’il était par le mouvement œcuménique et par celui du renouveau liturgique404. Par les questions touchées et les réactions suscitées, la publication de La Confession marqua un passage évidemment important, aussi bien dans l’évolution de la communauté que dans la manière dont elle était perçue dans les milieux réformés français. Si la prise des engagements le matin de Pâques 1949 était passée relativement inobservée dans la presse protestante francophone, par contre la « bombe » de l’ouvrage de Thurian et la visite concomitante, en novembre 1953, du cardinal de Lyon sur la colline bourguignonne, n’épargnèrent pas à la communauté l’ouverture d’un dossier-Taizé de la part du Conseil national de l’ERF405.

401 Cf. Le Guillou, in La Maison-Dieu, art. cit. 402 Cf. Thurian, La Confession, op. cit., p. 75-90, et Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 36-38 et 74-85. 403 Cf. Schutz, « Résultats théologiques et spirituels des rencontres œcuméniques avec les catholiques romains », art. cit. 404 Cet effort pour repenser la théologie sacramentelle trouvera bientôt l’une de ses expressions les plus significatives dans l’ouvrage de son professeur genevois F. Leenhardt, Ceci est mon corps. Explications de ces paroles de Jésus-Christ, Neuchâtel-Paris, 1955, sur lequel, cf. en particulier les commentaires contemporains de J. Cadier, « Une nouvelle contribution à la théologie de la Sainte Cène », Études théologiques et religieuses, 31/2 (1956), p. 36-45, et de M.-J. Le Guillou et A.-M. Henry, « Un débat sur l’eucharistie », Istina, (avril-juin 1956), p. 210-228. 405 Cf. Robert Giscard à Antoinette Butte, 18 décembre 1953, et le Procès-verbal du Conseil National du 15 octobre 1953.

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chapitre V  

Sur la frontière des Églises, au cœur des masses (1954-1958)

1. L  es difficiles relations avec l’ERF et l’affaire des frères pasteurs Les cinq années qui s’écoulèrent entre l’ouverture d’un dossier-Taizé par le Conseil national de l’ERF en octobre 1953 et le Synode national de Poitiers en juin 19581, furent sans aucun doute la phase la plus difficile dans les relations de la communauté avec les autorités réformées de la rue de Clichy. Si l’évolution dans le sens monastique de la confrérie originelle d’intellectuels protestants et si certaines initiatives de la communauté avaient déjà depuis longtemps suscité des réactions contrastées dans les divers secteurs du protestantisme français, les relations entre Taizé et la commission exécutive du Synode national de l’ERF devinrent rapidement et sensiblement plus tendues à l’automne 1953. La « question Taizé » fut déjà à l’ordre du jour de la réunion du Conseil national d’octobre 1953 qui se termina par la requête faite au prieur de donner des précisions sur l’organisation interne de la communauté et sur certains points doctrinaux tels que l’idée de salut, la notion du sacrement et surtout la nature des engagements. La question s’imposa ensuite définitivement à l’attention des organismes dirigeants de l’ERF au printemps de l’année suivante, après la double visite romaine de Schutz et Thurian, entre janvier et mars 1954, pour une conférence organisée par la Faculté vaudoise de théologie et pour un colloque théologique, restreint et privé, organisé par le père Boyer à l’Université Grégorienne2. La participation à ces « colloques théologiques », sans que les autorités parisiennes en aient été préalablement informées, mit définitivement en crise l’équilibre déjà précaire des relations entre Taizé et le Conseil national de l’ERF. Celui-ci, depuis 1953, était présidé par le pasteur Pierre Bourguet, originaire d’une famille cévenole de l’Ardèche, et prudent face aux évolutions œcuméniques3 ; c’est à son arrivée à la rue de Clichy après le barthien Pierre Maury que l’on attribua de plusieurs côtés le sensible changement d’attitude de la direction de l’ERF envers Taizé4. 1 Cf. P. Bourguet, Rapport sur les travaux du Conseil National, in LIe Synode National (31 mai-2 juin 1958), Paris, 1958, p. 43-46. 2 Cf. le Procès-verbal du Conseil National. Communauté de Taizé, 28 juin 1954, p. 1135-1136, AERF, 107 AS 176, 2. Sur la double visite à Rome de Schutz et Thurian, cf. JF, 15 janvier-7 février et 1-19 mars 1954, DT, et Schutz à Bourguet, 14 mai 1954, AERF, 107 AS 176, 6. 3 Cf. l’article biographique « Bourguet Pierre » de P. Petit, in DMRFC, 5, p. 96-97, maintenant aussi dans DBPF, I, p. 433-434. 4 Cf. en particulier la lettre de Pierre Rozier, pasteur à Valence, dans la Drôme, et président de la région Centre-Alpes-Rhône de l’ERF, à Pierre Bourguet, 12 mai 1955, AERF, 107 AS 176, 6,

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Les effets du raidissement des autorités parisiennes de l’ERF à l’égard de la communauté ne tardèrent pas à se manifester. D’abord l’hypothèse d’une implication directe de Taizé dans l’expérience d’un nouveau centre protestant à Villemétrie, près de Paris, fut abandonnée5 ; il s’agissait d’un centre de rencontres et de recherche ouvert en 1954 à l’initiative d’un petit groupe de pasteurs parisiens, profondément touchés par l’expérience de la guerre et par l’impact de la théologie barthienne, dont le but était d’assurer une formation spirituelle et théologique aux laïcs engagés dans la vie professionnelle et publique, sur le modèle des Académies évangéliques allemandes6. Ensuite, ce fut l’échec de la demande de consécration pastorale, présentée à la Commission pour le ministère au printemps 1954 par un jeune frère de Taizé, Jean-Daniel Charguéraud, qui, dès le début de 1953, était au service de la paroisse protestante de Mâcon, confiée depuis 1948 à la charge pastorale de Taizé par les autorités régionales de l’ERF7. En ce tournant, cette demande finit par cristalliser les perplexités et les doutes, doctrinaux et disciplinaires, que la naissance de nouvelles communautés régulières avait suscités au sein du protestantisme réformé français. Elle réouvrait ainsi, dans le contexte particulier et très sensible du protestantisme française minoritaire8, le débat qui avait marqué les débuts de l’expérience de vie commune des premiers frères dans la ville de Calvin sur la légitimité même d’une communauté régulière ; un débat qui, par l’évolution dans le sens monastique et par les nouvelles dimensions et l’activité œcuménique grandissante de Taizé, prenait alors une résonance évidemment majeure par et les notes de la Conversation avec Mr. Rozier du 17 Mars 1955 au sujet de l’église de Mâcon et des frères de Taizé, 2 p. dact., DT, rédigées par Henriette Mathieu, sœur de Lucien Mathieu, vice-président du Conseil presbytéral de la paroisse protestante de Mâcon. Sur Pierre Maury, sa maladie et la fin de son mandat à la présidence de l’ERF au Synode d’Amiens de juin 1953, cf. Smyth-Florentin, Pierre Maury, op. cit., p. 185 sqq. 5 Cf. JF, 14 décembre 1953-14 janvier 1954 et 1-19 mars 1954. 6 Sur l’histoire du centre de Villemétrie, cf. en particulier J. Bosc, « Pourquoi Villemétrie ? Quelques aspects théologiques de notre entreprise », Foi et Vie, 54/2 (1956), p. 99-107 ; P. Merlet, Un pari à vivre. L’expérience de Villemétrie au fil des jours, Paris, 1972 ; D. Galland, « L’évolution des Centres régionaux au cours des vingt dernières années : du centre de formation de laïcs au Centre des Rencontres et de Recherches », in R. Mehl (dir.) Crises et mutations institutionnelles dans le protestantisme français. Actes du IIIe Colloque de Sociologie du Protestantisme, Strasbourg, 1972, Paris, 1974, p. 18-36 ; R. Mehl, Le protestantisme français dans la société actuelle, 1945-1980, Genève, 1982, p. 108. 7 Cf. les lettres du pasteur Robert Pont, président de la Commission pour le ministère pastorale de l’ERF, à Jean-Daniel Charguéraud, 19 mai 1954, et à Pierre Bourguet, 5 juillet 1954, 107 AS 176, 6, et le Procès-verbal du Conseil National du 28 juin 1954. Sur la prise en charge de la responsabilité pastorale de la paroisse protestante de Mâcon, restée sans pasteur en 1948, cf. Schutz à Robert Giscard, 24 novembre 1948, DT, et Rozier à Bourguet, 12 mai 1955. Après l’alternance entre Schutz, Thurian et de Montmollin, le service pastoral avait été assuré par le suisse André Berruex et, dès le début de 1953, par Jean-Daniel Charguéraud. Sur la présence protestante à Mâcon, cf. Bost, Histoire de l’Église protestante de Mâcon, op. cit. 8 Cf. J.P. Willaime, La précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, 1992, p. 50.

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rapport à la confrontation née plus de dix ans auparavant dans l’Église de Genève. Pourtant, le protestantisme français connaissait d’autres expériences communautaires : celle des diaconesses de Reuilly et celle de Pomeyrol, sans oublier l’expérience plus récente de la charismatique Union de prière de Charmes, fondée en 1946 par le pasteur Louis Dallière, un des protagonistes du « réveil » dans la Drôme au cours de la première moitié des années 30, ou encore celle de l’équipe résidente qui naissait à Villemétrie autour du pasteur André de Robert9. Mais il était clair que c’était essentiellement Taizé qui mettait à l’ordre du jour la question des fondements bibliques et théologiques d’une communauté régulière et de sa modalité d’insertion dans une Église locale : à savoir une communauté qui, d’un côté, se voulait et se présentait comme interconfessionnelle et œcuménique, et, de l’autre, en demandant la consécration pastorale de certains de ses membres, montrait en même temps sa volonté de servir et de s’intégrer dans les différentes Églises locales dont elle se disait prête à accepter la discipline. Charguéraud n’était en fait pas le seul frère à demander la consécration pastorale. La même demande fut aussi présentée, à cette époque, par les suisses André Berruex et Pierre-Yves Emery, respectivement à l’Église libre et à l’Église nationale du canton de Vaud qui adoptèrent deux attitudes opposées. Si dans le premier cas, la réponse fut positive, en septembre 1954 la Commission de consécration de l’Église nationale de Lausanne au contraire se prononça négativement sur la demande d’Emery, qui, quelques mois plus tard, allait commencer un nouveau stage pastoral dans une paroisse de l’Église de Neuchâtel10. Le cheminement de la demande de consécration de Charguéraud offre à plusieurs égards un bon point d’observation pour suivre la difficile évolution des relations entre la communauté de Schutz et la tête de l’ERF, au milieu des années 50. Car il y avait là un bon exemple des questions posées à l’ecclésiologie réformée par la constitution d’une communauté cénobitique qui voulait en

9 Sur Reuilly et Pomeyrol, en plus de la bibliographie déjà mentionnée supra, cf. aussi M. Clément, Un monachisme protestant ? Spiritualités et règles de trois communautés protestantes en France : Reuilly, Pomeyrol, Villeméjane, Paris, 2012. Sur l’Union de prière de Charmes, cf. O. Landron, Les communautés nouvelles : nouveaux visages du catholicisme français, Paris, 2004, p. 17-18 ; Y. Fer, L’offensive évangélique : voyage au cœur des réseaux militants de « Jeunesse en Mission », Genève, 2011, p. 125-126 ; J.-Y. Carluer, « Mondes pentecôtistes et charismatiques ; quelle frontière à l’enthousiasme ? », in S. Fath, J.P. Willaime (dir.), La nouvelle France protestante : essor et recomposition au xxie siècle, Genève, 2011, p. 138-152. Sur l’expérience de Villemétrie, cf. aussi A. de Robert, « La Communauté », Foi et Vie, 54/2 (1956), p. 108-113. 10 Cf. JF, 15 octobre-2 novembre 1953, 1er-14 décembre 1953, 1er-19 mars 1954, 9 avril-14 mai 1954, 2 juin-2 juillet 1954, 3-23 juillet 1954, 17 août-29 septembre 1954, 1er mai-27 juin 1955, DT. Cf. aussi Pont à Bourguet, 5 juillet 1954 ; Pont à Charguéraud, 19 mai 1954, AERF, 107 AS 176, 6, le Procès-verbal du Conseil National du 28 juin 1954 ; Schutz au pasteur Jacques Menthonnex, vice-président de la commission de consécration de l’Église nationale du Canton de Vaud, 14 juillet 1954, in R. Schutz, « Simple question d’obéissance ou plus que cela ? », Correspondance fraternelle, 30 (novembre 1954), p. 7-9.

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même temps être au service de vocations personnelles et de la mission communautaire de l’Église. De fait, la réponse à la demande du frère de Taizé ne relevait plus des compétences de la Commission pour le ministère, tant elle était désormais liée aux résultats des clarifications doctrinales demandées à la communauté par le président du Conseil national de l’ERF. Contenues dans quelques Déclarations transmises à Paris en août 1954, les précisions de Schutz sur la substance des engagements communautaires et sur le point plus spécifique d’un conflit possible entre obédiences différentes ne suffirent pas, comme on pouvait le prévoir, à lever les réserves de l’ERF11. En particulier, celle-ci considéra comme encore vague et nécessitant des précisions supplémentaires l’accent mis sur le renoncement programmatique de la communauté à toute expression statutaire et sur l’option, par contre, pour une règle spirituelle plus générale, qui ne limitât pas les possibilités de service de frères de différentes provenances géographiques et confessionnelles dans les diverses Églises nationales12. Ne fut pas non plus concluante une rencontre ultérieure, à Paris en décembre 1954, de Schutz, Thurian et Robert Giscard avec le bureau du Conseil national sur les points spécifiques de la forme, du contenu et de la portée des engagements13. En effet, elle ne réussit pas à combler la distance séparant ceux qui parlaient d’une expérience vécue et ceux qui, selon le compte-rendu de Giscard, semblaient au contraire bloqués par l’héritage des controverses du passé — « le monachisme en vue stéréotypée14 » — et par la préfiguration abstraite de conflits possibles et d’hypothétique déviations. Invité à préparer une nouvelle formulation des Déclarations qui prennent en compte ce qui avait été relevé en décembre, le prieur de Taizé, au début de janvier 1955, envoya alors à Bourguet un nouveau texte, en y joignant aussi les rectifications apportées à la formule de la liturgie de la profession en vue de l’alléger de certains adjectifs ou expressions qui en accentuaient le caractère absolu15. Le nouveau texte insistait d’abord sur la différence entre les vœux traditionnels et les engagements communautaires, dont il soulignait qu’ils étaient à distance radicale de toute idée de mérite ou de passage à un état autre que l’état de laïc. Il mettait ensuite en évidence le caractère dynamique et la signification éminemment communautaire des trois engagements, qui en faisaient un ensemble dont était aussi envisagée la possibilité d’« en être déliés », pourvu que l’on prenne cette décision selon le même temps et avec le même sérieux que ceux requis pour les prendre16. Composée seulement

11 Cf. les Déclarations de la Communauté de Taizé, 4 p. dact., DT, et AFPF, FR, transmises par Schutz à Bourguet le 7 août 1954, AERF, 107 AS 176, 6. 12 Cf. le Procès-verbal du Conseil National de l’ERF, 12 octobre 1954, AERF, 107 AS 176, 6. 13 Cf. JF, 22 novembre - 15 décembre 1954, DT. 14 Ibid. 15 Cf. La Communauté de Taizé. Texte pour le Conseil National, 3 p. dact., DT, et Document du 10 janvier, signé par R. Schutz. L’engagement, 2 p. dact., AERF, 107 AS 176, 6. 16 Ibid.

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de membres provenant des différentes Églises de la Réforme17, et intégrée à ces Églises à travers l’appartenance des frères qui restaient soumis à leurs disciplines respectives, la communauté était par cela même définie comme « œcuménique » ; sans prétendre représenter aucune des Églises d’où provenait chacun des frères, elle entendait plutôt contribuer à l’avancée du mouvement œcuménique, selon son style et par ses modalités, soit en créant des contacts avec les différentes Églises réunies au sein du Conseil œcuménique, soit, dans les relations avec les catholiques, en recherchant des occasions de prière et d’échange personnel. Les clarifications fournies par la communauté qui, dans certains passages rassurants du texte de janvier, réaffirmait les deux grands « non possumus » qui la séparaient de la communion catholique, à savoir le développement mariologique et l’infaillibilité pontificale, ne furent cependant pas encore suffisants pour lever les réserves sur la demande de consécration de Charguéraud. À ce sujet, le Conseil national de l’ERF se prononça donc négativement en janvier 1955 en publiant un bref communiqué, qui soulignait sèchement que les principes de la Réforme ne permettaient pas de prendre, devant une instance humaine, des engagements pour la vie dont on ne pouvait être délié qu’avec le consentement de cette même instance18. « Tout ceci est douloureux », notait-on à ce propos à Taizé, à la fois par le contenu d’une décision qui, après les échanges récents, arrivait de manière totalement inattendue, et par le fait d’en avoir pris connaissance à travers l’hebdomadaire parisien Le Christianisme au xxème siècle19. « Il nous semble qu’à certains points de vue les documents transmis sont compris dans un sens différent de nos intentions profondes20 », écrivait le prieur de Taizé le 12 février 1955, en exprimant tout son désarroi au pasteur Bourguet qui avait invité la communauté à faire « un pas de plus », simplement en déliant un frère pasteur des engagements communautaires pour toute la durée de son ministère au sein de l’ERF, ou mieux, s’il n’avait pas encore fait la profession, à les prendre seulement « devant Dieu et dans le secret de son cœur »21. Les réactions à la publication du communiqué de l’ERF ne se firent pas attendre. Elles révélaient, au-delà de l’orientation majoritaire du Conseil national, l’existence de sensibilités et d’évaluations différentes au sein du protestantisme francophone, aussi bien quant à la nouvelle éclosion communautaire que,

17 « Il ne serait pas possible à des chrétiens n’appartenant pas à une Église de la Réforme de faire partie de la Communauté ». 18 « Communications officielles. Conseil National 17 et 18 janvier 1955 », Le Christianisme au xxème siècle, 27 janvier 1955. Cf. ensuite la lettre à Charguéraud de la commission pour le ministère pastoral de l’ERF, 28 janvier 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Sur l’hebdomadaire réformé indépendant Le Christianisme au xxème siècle, cf. Mehl, Le protestantisme français dans la société actuelle, op. cit., p. 72. 19 Cf. JF, 5-31 janvier 1955, DT. 20 Cf. Schutz à Bourguet, 12 février 1955, AERF, 107 AS 176, 6. 21 Cf. Bourguet à Schutz, 27 janvier1955, AERF, 107 AS 176, 6.

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plus particulièrement, à l’expérience de Taizé. Si Pierre Maury et le pasteur Charles Westphal, barthien de la première heure et pionnier de l’œcuménisme en France, exprimèrent seulement en privé leur surprise et leur regret pour le refus d’accorder la consécration pastorale à Charguéraud22, Roland de Pury, illustre délégué au Synode national, envoya un long article au journal parisien où il critiquait ouvertement le communiqué du Conseil national, article qui ne fut pas publié suite à l’intervention du directeur de l’hebdomadaire, Frank Michaëli, et à un échange successif entre Bourguet et de Pury23. L’Église neuchâteloise aussi demanda des éclaircissements à Pierre Bourguet ; elle avait en fait adopté une tout autre attitude pour la consécration pastorale de Schutz et de Daniel de Montmoulin qui avaient été habilités à exercer un « ministère spécialisé » en dehors des paroisses, comme dans le cas des missionnaires, et elle se préparait à consacrer aussi au ministère pastoral Pierre-Yves Emery24. Les réactions les plus vives au communiqué de l’ERF furent cependant celles du Conseil presbytéral de Mâcon qui menaça de faire appel au Synode national et de démissionner en bloc25. Ce qui lui paraissait surtout incompréhensible était la modalité elle-même de la décision du Conseil national ; elle omettait complétement la consultation des paroissiens, ce qui était une démarche fondamentale dans une Église à conception fortement synodale, et elle privait d’« une richesse spirituelle indéniable » la communauté protestante disséminée de Mâcon, accompagnée spirituellement depuis huit ans par les pasteurs de Taizé26. La critique portait à la fois sur ce qui était considéré comme une atteinte au droit du Conseil presbytéral d’avoir son mot à dire dans le choix de son propre pasteur, et sur l’emploi d’une notion rigide de tradition, finalement « catholicisante », qui risquait de sacrifier toute disponibilité à l’Esprit « qui souffle où il veut »27 : « La tradition est-elle pour l’Église qui

22 Cf. le Procès-verbal du Conseil National de mars 1955 et Pierre Bourguet à Paul RomaneMusculus, 15 février 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Sur le pasteur de Toulouse, cf. l’article biographique « Romane-Musculus Paul » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 424-425. Sur Charles Westphal, secrétaire général de la « Fédé », fondateur et responsable des Cahiers d’Études Juives, successeur de Pierre Maury à la direction de Foi et Vie en 1945 et viceprésident de la FPF depuis 1947, cf. Mehl, Le protestantisme français dans la société actuelle, op. cit., p. 89 sqq., et Cabanel, Histoire des protestants en France, op. cit., p. 1108-1109 et p. 1129. 23 Cf. Michaëli à Bourguet, 14 mars 1955, Bourguet à de Pury, 17 mars 1955, et de Pury à Bourguet, 25 mars 1955, AERF, 107 AS 176, 6. 24 Cf. Alcide Roulin à Robert Pont, 21 février 1955, AERF, 107 AS 176, 6. 25 Cf. Mathieu à Bourguet, 21 février 1955, Rozier à Bourguet, 12 mai 1955, et Mathieu à Paul Conord, 29 juillet 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Sur le pasteur Conord, secrétaire général de l’ERF jusqu’en 1960 et du Conseil de la FPF de 1945 à 1955, cf. l’article bibliographique « Conord Paul » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 137-138, maintenant aussi in DBPF, I, p. 720-721. 26 Cf. les lettres de Mathieu à Rozier, s. d., et du Conseil presbytéral de Mâcon à Pierre Bourguet, 16 mars 1955, DT. Pour des informations sur l’histoire de la communauté protestante du Mâconnais, cf. Rebuffet, Les grandes heures des Églises de Mâcon, op. cit., p. 415 sqq. 27 Cf. Mathieu à Bourguet, 21 février 1955, et ensuite la réponse de Bourguet à Mathieu, 1er mars 1955, AERF, 107 AS 176, 6.

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se dit semper reformanda par la Parole, un critère de vérité ?», demandait à Pierre Bourguet le Conseil presbytéral de Mâcon28. Par crainte qu’une crise dans l’Église de Mâcon compromette définitivement l’évolution des relations de l’ERF avec la communauté de Taizé et avec tout « le mouvement monastique », plusieurs intervinrent pour trouver une médiation entre la communauté et les différentes instances, locales et nationales, de l’ERF29. En particulier, le président de la région synodale Rhône-Alpes de l’ERF, le pasteur Paul Chapal, invita fortement Bourguet à rencontrer le Conseil presbytéral de Mâcon et surtout à faire une visite sur la colline bourguignonne ; là, un climat de plus grande proximité permettrait de mieux saisir l’« ardent besoin d’être connu et compris30 » de Schutz, et aussi de montrer à la communauté les erreurs dans lesquelles elle pouvait tomber. La fondatrice de la communauté de Pomeyrol s’exprima en termes semblables dans une lettre à Bourget, en cherchant, elle aussi, à favoriser un éclaircissement dans les relations entre Paris et la communauté de Taizé : une communauté dont elle soulignait, après la phase d’enthousiasme initial suite à la découverte de nouvelles traditions, l’évolution naturelle vers une plus grande intégration au sein de l’Église réformée de France31. « Il faut que vous voyiez non pas Roger, mais Taizé », écrivait-elle en 1955 au président du Conseil national alors qu’elle revenait d’une rencontre des dirigeants des mouvements protestants de jeunesse qui avait eu lieu à Taizé : « C’est là qu’il faut les voir et non dans des discussions. Contrairement à beaucoup de gens, leur vie vaut mieux que leurs paroles32 », ajoutait-t-elle, en insistant, comme d’autres « médiateurs », sur l’importance d’un « venez et voyez » pour saisir la particularité d’une expérience destinée à interpeller toujours plus le protestantisme français33. L’offre d’une paroisse que fit l’Église luthérienne du Pays de Montbéliard à Charguéraud et son départ de Mâcon durant l’été 195534, le ministère de fr. André dans une paroisse libriste du canton de Vaud et l’imminence de la consécration de Pierre-Yves Emery par l’Église neuchâteloise mirent d’ailleurs fortement en évidence dans le protestantisme francophone la différence d’attitudes des diverses Églises face au nouveau phénomène communautaire protestant et en particulier, à l’égard de Taizé35. À propos des questions posées 28 29 30 31 32 33 34

Cf. la lettre du Conseil presbytéral de Mâcon au président de l’ERF du 16 mars 1955. Cf. Dallière à Bourguet, 18 avril 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Cf. Paul Chapal à Pierre Bourguet, 7 avril 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Cf. Antoinette Butte à Pierre Bourguet, 9 juin 1955, AERF, 107 AS 176, 6. Ibid. Cf. Rozier à Bourguet, 12 mai 1955. Après que l’ERF lui eut proposé de lui donner un temps de réflexion, en exerçant dans l’intervalle, un service pastoral dans une autre communauté. Cf. JF, 1er mai-27 juin 1955, DT, le Procès-verbal du Conseil National de l’ERF du 23 juin 1955 et les lettres de Pont à Charguéraud du 25 juin 1955 et du pasteur Chapal à Bourguet, AERF, 107 AS 176, 2. 35 Cf. JF, 17 août-29 septembre 1954 et 1er mai-27 juin 1955, DT. Cf. aussi P. Bourguet, Rapport sur les travaux du Conseil National. Une question de la Commission du Ministère pastoral au

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par la naissance d’une communauté régulière masculine sur le sol réformé, s’interrogea tout particulièrement, en mars 1955, l’équipe de théologiens plus ou moins proches du centre de Villemétrie — Jean Bosc, André de Robert, Jean Gastambide, Hébert Roux, Charles Westphal, Edmond Ortigues et Thurian lui-même36 — ; parmi eux, certains s’engagèrent à préparer, pour le mois de novembre suivant, des approfondissements théologiques et exégétiques sur des sujets spécifiques37. Mais, dès juin 1955, le Synode national lui-même fut aussi informé des questions suscitées au sein de l’ERF par la demande de consécration d’un frère de Taizé, questions au sujet desquelles la Commission exécutive de l’ERF sollicita alors des contributions d’approfondissement à Jean Bosc, à Louis Dallière et au genevois Franz Leenhardt38. En effet, l’écho que Taizé rencontrait montrait désormais à certains représentants de l’ERF la nécessité d’aborder le problème de l’ecclésiologie, « insuffisante ou incertaine », de la communauté aussi au-delà des frontières françaises, en impliquant l’une ou l’autres des Églises suisses qui avaient affronté des questions analogues à celles posées à Paris par la demande de consécration de Charguéraud39. Dans l’immédiat, à la suite aussi des sollicitations reçues et de la situation qui s’était créée dans la paroisse de Charguéraud, le Conseil national de l’ERF reprit le fil du dialogue interrompu en envoyant une délégation à Taizé et à Mâcon40. La visite et les entretiens eurent lieu les 28 et 29 septembre 1955 ; leur objet spécifique ne devait pas être les questions de fond soulevées par la question communautaire plus générale, mais plutôt le problème particulier de l’éventuelle articulation avec l’ERF et le problème du ministère, complet ou partiel, temporaire ou permanent, des pasteurs qui avaient pris ou voulaient prendre les engagements communautaires prévus par la règle de Taizé. Fructueuse pour l’une et l’autre partie, la visite en Bourgogne contribua sans aucun doute à rasséréner les relations entre les autorités de l’ERF, le

Conseil National, présenté au Synode national réuni à Strasbourg le 4-6 juin 1955, XLVIIIe Synode National, Paris, 1955, p. 40-41. 36 Sur Villemétrie, cf. Merlet, Un pari à vivre, op. cit. Sur les deux principaux animateurs du centre de Villemétrie, les pasteurs Jean Bosc et André de Robert, cf. Mehl, Le protestantisme français dans la société actuelle, op. cit., p. 107-111, et les articles bibliographiques respectivement de É. Fouilloux et P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 89-91 et p. 420-421. Sur le pasteur Jean Gastambide cf. aussi l’article de A.J. Mendel, ibid., p. 216. Quant à Hébert Roux, cf. en particulier ses riches mémoires personnelles, H. Roux, De la désunion vers la communion. Un itinéraire pastoral et œcuménique, Paris, 1978. 37 Cf. Décisions de la 2ème conférence théologique sur les communautés régulières (Villemétrie), 28-29 mars 1955, 1 p. dact., AFPF, FR. 38 Cf. Bourguet, Rapport sur les travaux du Conseil National. J. Bosc, Notes sur les vœux et les communautés d’après Calvin, 20 juin 1955, 2 p. dact., et F.J. Leenhardt, Notes concernant les notions de vocation, vœu, célibat, pauvreté, s. d., 4 p. dact., AFPF, FR. Cf. aussi L. Dallière, 16 thèses sur les vœux et les communautés, 13 p. dact., DT. 39 Cf. le Procès-verbal du Conseil National de l’ERF, 23 juin 1955. 40 Il s’agissait de Pierre Bourguet, Paul Conord, Jacques Babut et Pierre Rozier ; cf. Bourguet à Chapal, 20 septembre 1955, AERF, 107 AS 176, 6.

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Conseil presbytéral et la communauté41. Elle offrit notamment l’occasion d’une discussion large et sereine sur tous les points les plus délicats et les plus problématiques dans les relations entre l’ERF et les frères de Taizé, discussion qui permit donc à Schutz de mettre au point un nouveau texte qui fasse place à certaines précisions et serve de base pour la poursuite du dialogue après l’impasse des mois précédents. Les principales corrections introduites étaient surtout concentrées dans les passages sur l’engagement, à propos duquel le nouveau texte précisait que la communauté n’entendait pas « avoir une mainmise sur des hommes », ni se considérer « comme maître et juge des consciences »42. La communauté était donc plus clairement présentée comme « témoin » d’un engagement pris devant Dieu, dont était prévue la possibilité de « se délier », et non plus d’« en être délié », comme dans le texte précédent. En outre, l’appartenance personnelle de chaque frère à son Église particulière d’origine était réaffirmée, ainsi que, selon la plus authentique tradition cénobitique, l’intention de la communauté de garder « la liberté d’organiser sa vie interne », tout en s’engageant à soumettre aux organismes responsables des Églises concernées les décisions et les projets relatifs aux « activités extérieures » des frères43. Ce texte reconnaissait en particulier le lien institutionnel de Taizé avec les différentes Églises du protestantisme historique auxquelles certains frères pouvaient demander la consécration pastorale ; dans ce cas, leur engagement d’obéissance dans la communauté aurait été limité par la soumission à la discipline des Églises qu’ils servent. Malgré la satisfaction mutuelle d’avoir trouvé un apaisement, les entretiens de fin septembre ne parvinrent pas à résoudre complétement les questions sur lesquelles le dialogue avait précédemment échoué ; d’un côté, la communauté garda le sentiment d’une incompréhension persistante sur le sens fondamental de son propre choix, de l’autre, les autorités de l’ERF continuèrent à craindre que la consécration communautaire n’impliquât l’idée de la supériorité d’un état de vie, et à ne pas considérer comme possible d’un point de vue ecclésiologique l’appartenance à l’Église universelle sans l’intégration dans une Église particulière. C’est pour cela que le Conseil national demanda à Schutz des clarifications supplémentaires concernant les temps nécessaires pour se délier des engagements pris, concernant leur contenu et leur nature, et à propos de l’articulation des relations de Taizé avec les différentes instances, nationales et régionales, de l’ERF. Par la même occasion, il annonça en outre l’amorce d’un échange élargi sur ces points avec d’autres Églises protestantes44. 41 Sur cette visite, cf. le Projet en vue de la discussion, 27 septembre 1955, 4 p. dact., le Procès-verbal du Conseil National de l’ERF du 10-11 octobre 1955, AERF, 107 AS 176, 6, le JF du 10-30 septembre 1955 et l’Exposé fait le 29 septembre 1955 à la délégation du Conseil National, 5 p. dact., DT. 42 Cf. le Document approuvé par la Communauté le 29 septembre 1955, 1 p. dact., AERF, 107 AS 176, 6. Le texte conservé à Taizé contient aussi des notes et présente quelques variantes. 43 Ibid. 44 Cf. le Procès-verbal du Conseil National du 10-11 octobre 1955, et le JF du 10-30 septembre 1955.

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Avant que cet échange se concrétise par trois rencontres officieuses entre les autorités de l’ERF et les représentants de différentes Églises réformées suisses, le débat interne au protestantisme français sur le thème des communautés régulières fut également enrichi par d’autres contributions : un nouvel ouvrage de Max Thurian sur le célibat consacré, un long article de Pierre-Yves Emery dans Verbum Caro et des études présentées à la deuxième rencontre théologique organisée à Villemétrie en novembre 1955. Ouvert par une brève introduction de Schutz — qui reprenait littéralement certains des points de son article Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme paru, à la même période, dans Verbum Caro —, le nouveau livre de Max Thurian, Mariage et célibat, approfondissait en particulier le parallélisme entre deux « absolus chrétiens » : deux éléments nécessaires et complémentaires de la parabole du Royaume de Dieu que l’Église est appelée à représenter45. Accueilli avec une sympathie prévisible par les recenseurs catholiques — « Le livre est en lui-même un acte œcuménique », écrivit le dominicain Henry dans La Vie Spirituelle46 —, l’ouvrage développait en d’autres termes l’argument de l’analogie par leur même caractère définitif entre la vocation du mariage chrétien et celle du célibat ; un argument qui avait été décisif dans l’évolution du premier groupe résident de la communauté qui avait passé, après une phase exploratoire et provisoire, du rejet initial à l’acceptation convaincue d’un engagement pour la vie. En s’écartant clairement de la perspective protestante traditionnelle qui, à la suite de Vinet, justifiait le célibat en fonction de l’exercice d’un ministère, Thurian s’attachait donc au sens théologique d’un célibat qui, sans être séparé du ministère, le précédait avec la valeur autonome d’« un signe d’éternité, d’incorruptibilité et de vie », en tant qu’annonce et anticipation d’un ordre nouveau, affranchi de la nécessité d’assurer une descendance47. Sans l’exalter, ni pour lui-même, ni par rapport au mariage, il présentait ainsi le célibat chrétien comme vocation à une ouverture sans limites et à la compréhension de toute situation humaine. Cette vocation était d’autant plus authentique qu’elle était embrassée, selon les paroles introductives de Schutz, par « des êtres de chair et de sang, parfois doués d’une âme de feu », et vécue dans l’Église et « au cœur des masses » ; elle dépassait ainsi trop de puritanisme résiduel et cherchait un équilibre délicat entre une discipline nécessaire et une complémentarité féconde entre homme et femme dans le travail apostolique, un peu à la manière des Petits

45 Cf. Schutz, « Naissance de communautés dans les Églises de la Réforme », art. cit., et M. Thurian, Mariage et célibat, Neuchâtel-Paris, 1955, p. 19. 46 Cf. A.-M. Henry, La Vie Spirituelle, n. 408 (juillet 1955), p. 216-217. Cf. aussi Dom O. Rousseau, Irénikon, 29/1 (1956), p. 103 ; Ch. Boyer, « Mariage et célibat », La Croix, 31 mai 1955, p. 3 ; R. Richard, « Le célibat ecclésiastique a-t-il fait son temps ? », France Catholique, n. 453, (août 1955), p. 3. Pour une recension protestante, cf. L. Rumpf, « Orientations œcuméniques et théologie pratique », Revue de Théologie et de Philosophie, 5/4 (1955), p. 267-280. 47 Cf. Thurian, Mariage et célibat, op. cit., p. 141-143.

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frères et des Petites sœurs de Charles de Foucauld48. Thurian ne manquait pas non plus d’entrer dans le vif de certains des points plus directement au cœur des laborieuses discussions avec l’ERF : le sens à donner à la notion de liberté chrétienne, dont il soulignait en particulier que « c’est mal comprendre la liberté de Dieu que de croire qu’il ne peut pas prononcer sur un être une Parole définitive49 » ; le sens de l’imposition des mains, au moment de l’entrée dans une communauté ou de la consécration pastorale, comme sceau de la fidélité de Dieu à ses promesses ; les « exceptions » possibles, enfin, par rapport au caractère définitif d’un choix engageant jusqu’au jour du retour du Christ — de telles exceptions devraient être reconnues sur la base d’une conviction communautaire, et pas seulement personnelle, de l’opportunité d’un changement de direction voulu par Dieu50. D’ordre historique et moins directement liée à sa propre expérience communautaire, l’étude de 1956 de Pierre-Yves Emery se présentait plutôt comme la reprise d’un long excursus du IVe volume de la Dogmatique de Barth sur la doctrine de la réconciliation, sorti l’année précédente à Zurich ; un excursus où le frère de Taizé constatait clairement une approche du phénomène du cénobitisme étonnamment différente de l’approche habituelle en milieu réformé51. Ces pages de Barth, que Schutz offrit de transmettre à la rue de Clichy en traduction française52, développaient en effet quelques considérations sur le monachisme traditionnel dans le chapitre consacré à Jésus Christ comme « seigneur serviteur » et au thème de la sanctification de l’homme. Le monachisme traditionnel était choisi comme exemple concret non seulement des risques mais aussi des aspects positifs de l’effort de l’homme réconcilié pour s’élever vers Dieu. L’objectif de Barth était en particulier de se confronter avec l’interpellation contenue par cet « élément particulier » du message évangélique sur lequel le monachisme, comme d’autres tendances et mouvements spécialement d’origine piétiste, avait attiré sa propre attention. Il faisait alors une distinction entre les motivations et les intentions qui avaient présidé à la genèse du phénomène monastique et les succès et les résultats concrets de ce dernier, pour aborder ensuite les principaux éléments constitutifs du monachisme traditionnel et tout ce que ces éléments, saisis dans leur dimension la plus originelle et authentique,

48 Cf. R. Schutz, « Introduction », p. 9-12, et Thurian, Mariage et célibat, op. cit., p. 146-147. 49 Ibid., p. 122-123. 50 Ibid., p. 129. 51 Cf. K. Barth, Die Kirchliche Dogmatik, Zürich, 1955, vol. IV/2, p. 10-18, et P.-Y. Emery, « L’engagement cénobitique : forme particulière et concrète de disponibilité », Verbum Caro, 39/3 (1956), p. 133-161. Sur le IVe volume de la Dogmatique, cf. B. Bourgine, L’Herméneutique théologique de Karl Barth : Exégèse et dogmatique dans le quatrième volume de la Kirchliche Dogmatik, Leuven, 2003. En particulier, pour l’excursus sur le monachisme, cf. Jaspert, Mönchtum und Protestantismus, op. cit., vol. II, Von Karl Heussi bis Karl Barth, St. Ottilien, 2006, p. 863-885. 52 Cf. Schutz à Pierre Ducros, 5 juin 1956, AERF, 107 AS 176, 6, et DT.

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pouvaient apporter d’essentiel et de positif à la vie chrétienne. C’était donc dans la ligne de ces pages de Barth que l’étude de Pierre-Yves Emery désirait s’inscrire : un long article qui voulait montrer comment le cénobitisme, tout en n’étant pas une donnée immédiate du Nouveau Testament, n’avait pas non plus été une création ex nihilo sans rapport avec les premières communautés chrétiennes, mais était plutôt le fruit multiforme d’un développement dont la ligne de force se trouvait dans la recherche d’une disponibilité complète et concrète pour Dieu. Malgré la référence à Barth, l’approche plus historique de Pierre-Yves Emery et son regard sur les premiers siècles du christianisme n’eurent que peu de chances d’être reçus parmi les pasteurs et les théologiens de l’ERF, dans leur ensemble bien plus attachés au côté prophétique du barthisme qu’au thème de l’humanité de Dieu ; thème sur lequel étaient centrés les volumes de la Dogmatique ecclésiale qu’un très petit nombre avait lus en allemand53. Aussi, lors de la deuxième rencontre théologique organisée à Villemétrie en novembre 1955, la discussion guidée par Charles Westphal fut orientée de manière significative par une longue contribution d’Hébert Roux54. À bien des égards, son étude reproposait la position réformée traditionnelle sur les quelques éléments les plus caractéristiques de l’expérience cénobitique, en justifiant l’existence d’une communauté seulement par rapport au but et au service particulier qu’elle pourrait exercer au sein d’une Église locale et en soutien de cette dernière ; cette Église devrait donc veiller sur la discipline interne de la communauté, sur les conditions d’admission de ses membres et surtout sur son adéquation aux nécessités spécifiques du ministère particulier qui en légitimait l’existence. Publiée quelques mois plus tard par le principal organe du barthisme en France, la revue Foi et vie, l’étude de Roux admettait donc la légitimité de vœux particuliers de la part des membres d’une communauté donnée seulement pour la durée et seulement en fonction d’un ministère spécifique55. L’engagement au célibat était toutefois considéré séparément : il était une condition exceptionnelle d’existence qui pouvait être embrassée comme réponse à une vocation surnaturelle, si celle-ci était liée à l’impérative nécessité de collaborer au ministère apostolique de l’Église et non pas à l’intention d’une préfiguration prophétique de temps nouveaux. Parmi les pasteurs de l’ERF, il y avait aussi des sensibilités et des perspectives différentes. Elles étaient le plus souvent liées à des parcours ou à des

53 Cf. Cabanel, Histoire des protestants en France, op. cit., p. 1128 sqq. Cf. aussi J.-D. Causse, « Les barthismes après Barth », in D. Avon, M. Fourcade (dir.), Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980. Colloque de Montpellier, juin 2007, Paris, 2009, p. 99-107. 54 Cf. le texte original, 15 p. dact., DT ; pour l’élaborer, Roux avait aussi utilisé quelques notes exégétiques préparées par Pierre Bonnard ; Bonnard à Roux, 20 mai 1955, AFPF, FR. 55 Cf. H. Roux, « Note sur les communautés et les vœux dans une perspective biblique et réformée », Foi et Vie, 54/2 (1956), p. 114-129. Sur Foi et Vie, cf. Willaime, La précarité protestante, op. cit., p. 36 sqq.

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expériences particulières, comme celle de l’Union de prière de Charmes de Dallière ou celle de l’équipe de Villemétrie que, en avril 1956, André de Robert présentait désormais comme une communauté prête à prendre en considération un « acte de consécration »56. Sollicité par Pierre Bourguet, le charismatique pasteur de l’Ardèche fit parvenir en particulier au Conseil national de l’ERF quelques premiers éléments de réflexion pour une théologie réformée des vœux ; il y suggérait de proposer aux frères de Taizé de prononcer solennellement devant l’ERF les engagements pris seulement en présence de la communauté, s’intégrant ainsi dans la plus ancienne Église protestante française au sein de laquelle ils auraient pu travailler pour l’unité de l’Église universelle57. Au cours d’un entretien de mars 1956, la proposition du pasteur Dallière fut effectivement présentée à Schutz, Thurian et Giscard par quelques pasteurs du Conseil national qui invitèrent donc la communauté à revoir la modalité de la prise des engagements avec une commission ad hoc de l’ERF58. L’absence de réponse de Taizé aux clarifications demandées sur la nature des engagements, les temps et les modalités pour en être délié, ainsi que sur l’articulation de ses relations avec l’ERF, avaient en fait à nouveau raidi le Conseil national ; et lorsqu’il reçut en mars les frères de Taizé, il avait probablement déjà appris la nouvelle d’un imminent voyage à Rome de Schutz et Thurian pour des « conversations secrètes » avec des personnalités catholiques à Saint-Louisdes-Français59. Leur participation en avril à un nouveau colloque romain60 contribua en tout cas à déterminer une nouvelle impasse dans le difficile dialogue avec les responsables de l’ERF, qui envisagèrent la publication d’un deuxième communiqué où ils déclaraient publiquement que Taizé n’avait nullement le droit de faire ou dire quoi que ce soit au nom de l’Église réformée de France61. Ce fut sans aucun doute le moment de la plus grande tension entre les autorités de l’ERF et une communauté qui n’était manifestement pas disposée à soumettre sa propre organisation interne à la juridiction d’une Église particulière, limitant par-là son autonomie indispensable et, du même coup, son ouverture à des frères de toutes les dénominations. On arriva ainsi à une nouvelle voie sans issue dans le dialogue entre Taizé et Paris et on ne put finalement en sortir que grâce aux rencontres officieuses avec les représentants

56 Cf. de Robert, « La Communauté », art. cit., et F. Biot, « La renaissance de communautés “cénobitiques” dans le protestantisme contemporain », Istina, 3/ 3 (1956), p. 287-304. 57 Cf. L. Dallière, 16 thèses sur les vœux et les communautés, 13 p. dact., DT. 58 Cf. Schutz à Pierre Ducros, 5 juin 1956, AERF, 107 AS 176, 6, et DT. 59 Cf. Bourguet à Schutz, 17 avril 1956, et Schutz à Bourguet, 21 avril 1956, AERF, 107 AS 176, 6. Cf. aussi Ducros à Schutz, 25 mai 1956, et Schutz à Ducros, 5 juin 1956, AERF, 107 AS 176, 6. 60 En vue duquel le prieur de Taizé prépara une dense contribution, cf. Schutz, « Résultats théologiques et spirituels des rencontres œcuméniques avec les catholiques romains », art. cit. 61 Cf. Ducros à Schutz, 25 mai 1956.

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des Églises réformées de la Suisse francophone, organisées à Lausanne en octobre 1956 et à Genève en janvier de l’année suivante62. Ces deux rencontres manifestèrent toute la différence d’approche qui existait entre les diverses Églises à l’égard de la « brûlante » question communautaire et de l’expression singulière de cénobitisme réformé représentée par Taizé ; elles montraient par-là combien il était difficile d’évaluer une expérience nouvelle qui n’avait guère été aidée par les pages où Barth avait justifié en 1943 l’existence dans l’Église de « petites communautés particulières63 ». L’élargissement de cette discussion aux Églises suisses contribua aussi bien à dépasser les éléments personnels d’une confrontation qui avait aussi été conditionnée par une certaine incompatibilité de tempérament entre Schutz et Bourguet, qu’à décanter l’affaire de Mâcon et de Charguéraud ; ce dernier fut en effet consacré à la fin de 1956 au Pays de Montbéliard par l’Église évangélique luthérienne, qui, en janvier 1957, accordera la consécration également à un autre frère, le hollandais François Stoop64. Ce fut surtout la deuxième rencontre qui contribua à faire sortir de l’impasse les relations entre Taizé et Paris ; à cette rencontre participèrent plus d’une vingtaine de pasteurs représentants, non seulement de l’ERF et de l’Église d’accueil genevoise, mais aussi des Églises réformées de Neuchâtel, du Jura bernois, de Fribourg et des Églises, nationale et libre, du canton de Vaud ; les communautés réformées de Suisse allemande envoyèrent aussi leur représentant à Genève. Le bon résultat de la rencontre fut surtout favorisé par deux contributions introductives très denses d’Hébert Roux et de Jean-Louis Leuba, qui déplacèrent le centre de la confrontation du terrain disciplinaire au domaine plus nettement ecclésiologique. Choisi par l’ERF pour accompagner par un point de vue plus critique celui de Leuba, Roux présenta une vaste étude structurée qui, sur plusieurs points, s’écartait de façon significative de son intervention à Villemétrie quelques mois auparavant65. L’approfondissement de la position de Barth

62 Cf. Procès-verbal de la rencontre du 3 octobre 1956 à Lausanne, 8 p. dact., AERF, 107 AS 176, 2, et Rencontre des autorités ecclésiastiques romandes avec les dirigeants de l’Église reformée de France les 14 et 15 janvier à Genève, 8 p. dact., AFPF, FR. 63 Cf. la conférence donnée par Barth à Neuchâtel le 7 février 1943, Les Communautés dans l’Église. 64 Cf. le procès-verbal du Conseil de Consécration. Séance du 8 Octobre 1956. Entretien avec Jean-Daniel Charguéraud, 8 octobre 1956, 2 p. dact., les Précisions concernant la situation de la Communauté de Taizé par rapport aux organisations synodales, s. d., 2 p. dact., le Compte rendu du Conseil de Consécration. Séance du 5 janvier 1957, 2 p. dact., AFPF, FR, et le JF du 18 septembre-10 novembre 1956, DT. 65 Cf. Rencontre des autorités ecclésiastiques, et, pour le texte intégral, H. Roux, Existence et légitimité des communautés « extra-ecclésiastiques ». Étude présentée par H. Roux à la conférence tenue à Genève entre représentants de l’ERF et des E.R. de Suisse Romande, le 14/1/57), 17 p. dact., DT. Sur cette rencontre et sur la préparation de sa contribution, en vue de laquelle il fit aussi un bref séjour à Taizé au début de janvier 1957, cf. aussi les mémoires du pasteur parisien, Roux, De la désunion vers la communion, op. cit., p. 190-193, et JF, 5 décembre 1956-31

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sur les « communautés particulières » conduisit en fait à un jugement beaucoup plus nuancé sur la tentative contemporaine d’actualiser en milieu réformé la vocation cénobitique ; une tentative que le pasteur parisien jugeait maintenant « extrêmement intéressante », dans la mesure où cette forme particulière de vie chrétienne pouvait, d’un point de vue barthien, montrer à des communautés affaiblies la possibilité de prendre au sérieux la voie de sanctification commune à tous les baptisés. En s’écartant de ce qu’il avait affirmé auparavant, Roux repérait aussi dans la vocation autonome à une vie communautaire une expression légitime de la vocation du chrétien et de sa liberté à suivre le Seigneur. Dans cet esprit, la question de la durée, temporaire ou permanente, des engagements communautaires ne se posait plus, car on ne pouvait concevoir ces derniers que dans la perspective « de futur » indiquée par l’appel évangélique à « persévérer dans la foi » et « jusqu’à la fin ». Si sur la question cruciale des vœux Roux manifesta donc des signes d’ouverture significatifs et inattendus, le pasteur parisien exprima par contre à cette occasion des perplexités importantes sur la place atypique de Taizé dans le panorama du protestantisme français, en mettant en discussion la légitimité ecclésiologique du travail œcuménique de la communauté : une communauté qui, selon ses mots, « prétend confesser l’Église Universelle et se tenir en communion avec elle en dehors ou indépendamment d’une appartenance ecclésiastique66 ». En reproposant fondamentalement l’aut-aut des autorités de l’ERF entre l’intégration dans une Église particulière et la profession d’une œcuménicité interconfessionnelle, Hébert Roux soulignait que les deux pôles de la tension œcuménique — la pleine et loyale appartenance à une Église particulière et l’exigence de l’Una Sancta — étaient inséparables. Il insistait donc pour dire qu’était par conséquent insoutenable la proposition d’un néo-protestantisme d’élite qui, hors des traditionnelles et désuètes structures confessionnelles, se présentait plutôt comme l’expression prophétique d’une « nouvelle catholicité évangélique » : une nouvelle catholicité — ajoutaitil — qui finirait inévitablement par graviter dans l’orbite romaine. Sur ce point, comme on pouvait le prévoir, la position de Leuba était tout à fait différente. Dans son rapport, il conseillait d’éviter une impossible et abusive tentative d’intégrer juridiquement une expérience qui tirerait plutôt profit de relations régulières et organiques avec l’Église locale et régionale67. Pour Leuba, la communauté de Taizé, étant avant tout œcuménique et signe concret d’un œcuménisme qui n’hésitait pas à pratiquer l’intercommunion, ne pouvait pas être mise sous la tutelle d’une Église particulière. En attendant de mieux discerner ce que l’Esprit et l’évolution même de la communauté suggèreraient par la suite aux Églises, son conseil était donc de rester sur le

janvier 1957, DT. Cf. aussi Alain Wyler à Pierre Bourguet et Bourguet à Wyler, 10 et 12 décembre 1956, AERF, 107 AS 176, 2. 66 Cf. Roux, Existence et légitimité des communautés « extra-ecclésiastiques ». 67 Cf. Rencontre des autorités ecclésiastiques.

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terrain de l’empirisme, sans stériliser l’expérience commencée par Schutz, en la rejetant ou en cherchant à l’intégrer à tout prix. Tout en précisant qu’il ne parlait pas comme interprète de la communauté, le directeur de Verbum Caro — qui depuis le début de 1956 avait sa rédaction à Taizé68 — exprimait évidemment le point de vue de quelqu’un qui accompagnait de près l’expérience vécue sur la colline bourguignonne. Il en soulignait surtout le caractère « fluide et révisable », lié à la personnalité même du fondateur de la communauté, « un charismatique plus qu’un théologien », que le professeur de Neuchâtel connaissait maintenant depuis une vingtaine d’années, depuis le temps où il dirigeait le bulletin des ACE suisses. « Taizé se cherche encore et tâtonne dans diverses directions69 », nota donc l’auteur de l’Institution et l’Événement70, qui présenta alors l’essai de cénobitisme réformé de Taizé comme une nouvelle manifestation de vie chrétienne à l’égard de laquelle les Églises réformées n’étaient pas encore, théologiquement, équipées pour donner un jugement définitif. La « fluidité » de la communauté, la difficulté de situer dans le cadre de l’ecclésiologie réformée une expérience de caractère charismatique à bien des égards, le « crypto-catholicisme » parfois attribué à Taizé à considérer comme élément accidentel ou constitutif de son activisme œcuménique : tels furent surtout les points sur lesquels se concentra en janvier 1957 la discussion genevoise entre les représentants des Églises réformées francophones71. Ce fut une discussion qui reproposa toute la gamme des manières différentes d’évaluer l’expérience de Taizé et d’approcher la question de la consécration pastorale de certains frères. Mais sur ce dernier point, elle permit de trouver un accord provisoire grâce à la proposition de médiation du pasteur Desaules du Jura bernois : conférer la consécration au frère qui en ferait la demande, à condition qu’il accepte l’autorité première de l’Église consacrante pour toute la durée de son ministère, sans que cela implique aucune reconnaissance des vœux ou des engagements pris précédemment dans la communauté72. Pour mettre en œuvre cet accord, fut alors constitué un petit « comité de coordination » chargé de reprendre les entretiens avec Taizé après l’impasse du dialogue avec Paris. Composé d’un délégué de l’ERF et de trois délégués des Églises romandes, ce comité organisa d’abord une rencontre restreinte à Paris avec Schutz, Thurian et Giscard, et ensuite, en juin à Neuchâtel, une troisième rencontre élargie avec les représentants des Églises réformées francophones et, cette fois-ci, avec un bon nombre de frères de Taizé73.

68 Cf. l’« Éditorial » in Verbum Caro, 37/1 (1956), p. 1-2. 69 Cf. Rencontre des autorités ecclésiastiques. 70 Cf. J.-L. Leuba, L’Institution et l’Événement, Neuchâtel, 1950. 71 Cf. Procès-verbal du Conseil National de l’ERF de janvier 1957, AERF, 107 AS 176, 2. 72 Cf. Rencontre des autorités ecclésiastiques. 73 Cf. JF, 10 avril-5 mai 1957, DT ; le Rapport sur les travaux du Conseil National de Pierre Bourguet au Synode national de l’ERF réuni à Marseille du11 au 13 mai 1957, Le Synode National, Paris, 1957, p. 49-50 ; les notes de Madeleine Stroele, secrétaire du conseil

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La reprise du dialogue en y impliquant un groupe élargi d’interlocuteurs et la remarquable présidence de cette dernière phase d’entretiens par les pasteurs de l’Église neuchâteloise, Cand et Leuba in primis, furent essentiels pour conclure ce qui, sans aucun doute, aura été la phase la plus difficile des rapports de Taizé avec l’ERF. Au printemps 1957, la communauté mit en particulier au point un nouveau texte de présentation de sa propre position par rapport aux Églises de la Réforme ; ce texte, discuté et réélaboré après quelques indications apparues pendant la rencontre de juin à Neuchâtel, sera ensuite présenté par Pierre Bourguet au Synode de l’ERF qui se tint à Poitiers en juin 195874. Tout en introduisant quelques précisions et en offrant une organisation différente des contenus, les « thèses » officiellement présentées au Synode national ne s’écartaient pas de manière significative de celles qui avaient été élaborées à l’automne 195575. La « navette » que le texte avait fait entre Taizé et la rue de Clichy se traduisit en effet, essentiellement, par l’ajout d’un nouveau paragraphe sur la possibilité de la consécration pastorale de certains frères, où l’on reprenait littéralement la solution proposée par le pasteur Desaules. Pour le reste, il s’agissait de petits ajustements, qui étaient le résultat conjoint de la volonté commune de sortir d’une impasse et du nouveau climat crée par l’élargissement de la confrontation sur la « question Taizé ». Dans l’immédiat, la solution de compromis trouvée à Neuchâtel permit une fragile normalisation des relations entre Taizé et les autorités de l’ERF. Elle laissa toutefois substantiellement non résolues les questions de fond sous-jacentes à l’affaire de la consécration pastorale de quelques frères, à commencer par celle de l’existence de deux conceptions différentes de l’œcuménisme et des chemins pour le faire progresser. L’équilibre précaire auquel on était parvenu à Poitiers, et dont Schutz ne manqua pas de se réjouir dans une lettre à Visser ’t Hooft76, ne réduisit donc pas la distance qui continuera à séparer certaines des personnalités les plus influentes du protestantisme français et la dynamique de l’« anticipation » de Taizé. Roux exprima ainsi à nouveau dans les pages de Réforme ses propres perplexités à l’égard de la position d’une communauté qui, refusant toute appartenance ecclésiale particulière, s’exposait au risque « de devenir elle-même l’Église, ou une Église, ce qui est la tentation même de la secte », alors que Schutz, dans les mêmes pages, affirmait au contraire

synodal de Neuchâtel, Rencontre des délégués des Églises réformées de langue française avec les représentants de la Communauté de Taizé (Neuchâtel 19 et 20 juin 1957), 8 p. dact., DT. 74 Cf. Texte proposé à la rencontre des autorités des Églises réformées, les 19 et 20 juin 1957, à Neuchâtel, 25 mai 1957, 2 p., DT, et AFPF, FR, avec des annotations ms de Roux. Cf. aussi JF, 1-23 juin 1957, DT ; la lettre et le texte réélaboré transmis par Schutz en mars 1958 aux pasteurs présents à la rencontre de Neuchâtel du mois de juin précédent, DT et AERF, 107 AS 176, 6 ; le Rapport sur les travaux du Conseil National de Pierre Bourguet au Synode national de l’ERF réuni à Poitiers du 31 mai au 2 juin 1958, LIe Synode National, Paris, 1958, p. 43-44. 75 Pour la version définitive, cf. LIe Synode National, op. cit., p. 44-46. 76 Cf. Schutz à Visser ’t Hooft, 28 juillet 1958, ACŒ.

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l’urgence irrévocable que la communauté ressentait « d’ouvrir une brèche dans les barrières qui se dressent entre les chrétiens »77.

2. « Notre couvent, c’est le monde entier78 » « A community in dispersion », avec plus de la moitié des frères en voyage ou résident en petites fraternités provisoires : ainsi se présentait la communauté de Taizé à ceux qui s’en approchaient à la fin du passage le plus difficile de ses relations avec les autorités du protestantisme français, et au moment où fr. Roger cherchait à redéfinir dans Réforme la spécificité de l’œcuménisme vécu et pratiqué sur la colline bourguignonne79. Presque inconnue à peine cinq ans plus tôt, la communauté était évaluée différemment à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières françaises : « Taizé, au-delà de nos frontières, ce serait le fleuron, la perle, l’imagination, la parole prophétique », écrivait avec une pointe d’ironie le pasteur Finet, directeur de Réforme80. Elle interpellait en effet de plus en plus, soit en les inquiétant soit en les attirant, les secteurs les plus divers d’un protestantisme qui avait du mal à trouver un code unique pour qualifier cette expérience sur laquelle étaient placées les étiquettes les plus diverses : « extrême-droite théologique » ou « extrême-gauche politique », selon l’angle sous lequel on l’observait, que ce soit à propos de la production théologique de Max Thurian ou de l’engagement social des frères ouvriers81. La communauté frappait d’abord par un climat humain qui alliait énergie virile et délicatesse dans l’accueil, autocontrôle et spontanéité joyeuse, et surtout par sa synthèse originale d’action et de contemplation, de liberté et de discipline, de reprise des richesses de l’Église primitive et de franche ouverture au monde contemporain. Cette dernière combinaison était visiblement perceptible dans le singulier mélange quotidien de prière liturgique et de prière spontanée, où l’intercession, toujours concrète et précise, donnait la mesure de la présence des frères de Taizé à leur propre temps82. Dès le milieu des années 50, un élément s’imposera d’ailleurs toujours plus à l’attention de ceux qui se rendaient sur la colline du Mâconnais : ce lieu se présentait comme un carrefour spécial où se croisaient les personnes et les histoires les plus diverses, un lieu d’ouverture tous azimuts. En 1957, une synthèse efficace de l’évolution communautaire de Taizé sera offerte en particulier

77 Cf. H. Roux, « Reformation de l’Église et vie commune », dans le reportage sur La Communauté de Taizé paru dans Réforme, n. 666, 21 décembre 1957, p. 5, et R. Schutz, « Où va Taizé ? », ibid., p. 7. 78 Cf. l’extrait d’une lettre de fr. Laurent dans le JF du 30 septembre-27 octobre 1954, DT. 79 Cf. M. Boyd, « The Taizé Community », Theology Today, 15 (janvier 1959), p. 488-506. 80 Cf. l’introduction de A. Finet au reportage déjà évoqué de Réforme du 21 décembre 1957. 81 Cf. G. Casalis, « Vivre à Taizé », ibid. Sur la préparation de ce reportage, cf. Roux à Schutz et Schutz à Roux, 24 et 30 septembre 1957, DT. 82 Cf. encore Casalis, « Vivre à Taizé », art. cit.

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par le barthien Georges Casalis, secrétaire général de la « Fédé » pendant la guerre, en mission à Berlin de 1945 à 1950, puis pasteur à Strasbourg de 1950 à 1961, jusqu’à ce qu’il devienne professeur de théologie pratique à la Faculté protestante de Paris83. Deux ans après une visite de quelques jours à Taizé, à l’occasion d’une rencontre à laquelle participaient nombre de jeunes étudiants protestants sur le thème de l’athéisme84, il parlera, de manière significative, d’une « explosion […] vers tous les horizons géographiques et ecclésiaux » et d’un sens de l’universalité ne supportant aucune barrière confessionnelle, nationale ou de classe sociale, car nourri par l’extraordinaire confrontation d’expériences et de points de vue différents venant du nombre croissant de frères « en mission »85. Si une image devait caractériser de façon particulière la période qui s’ouvrit vers le milieu des années 50, ce serait celle d’un dynamisme centrifuge qui propulse la communauté vers les frontières confessionnelles les plus diverses et « au cœur des masses ». Il s’agissait d’une expression très récurrente, qui témoigne de l’intensité avec laquelle, à ce tournant, on considérait l’expérience des Petits frères et des Petites sœurs de Charles de Foucauld ; leur modèle, comme nous l’avons déjà évoqué, fut sans aucun doute décisif pour le démarrage des premières fraternités, qui étaient conçues comme lieux d’une simple présence dans « certains carrefours de la vie des hommes » où mener « la vie cachée du Christ » en solidarité avec les multiples visages d’une humanité divisée et blessée86. Nourri par une « spiritualité de la marche, de la course », impatient face aux lenteurs des étroitesses institutionnelles, le singulier dynamisme que la communauté manifeste depuis le milieu des années 50 est évidemment aussi le reflet d’une croissance continue : trente-cinq frères à la fin de 1957, après la riche « moisson » des nouvelles arrivées, surtout de l’Allemagne, l’année précédente87. Une telle croissance ne va pas sans difficultés. Elle sacrifie en effet inévitablement le climat d’intimité qui avait marqué l’expérience du premier groupe résident ; elle comporte la recherche d’équilibres parfois difficiles entre la fidélité à un ministère commun prioritaire et les différentes solidarités imposées par certains ministères particuliers ; elle oblige à repenser les modalité de la formation des « nouveaux frères » qui arrivent sur la colline avec derrière eux les vécus les plus divers ; enfin, elle impose d’harmoniser les interactions et la communication réciproque pour éviter la dispersion, la prédominance d’affinités ou de sympathies naturelles et surtout pour éviter

83 Cf. l’article biographique « Casalis Georges », de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 116-118, maintenant aussi dans DBPF, I, p. 590-591, et Cabanel, Histoire des protestants en France, op. cit., p. 1109, 1129 et 1135. 84 Cf. JF, 10-30 septembre 1955, DT. Il s’agissait d’une rencontre de la « Post-Fédé », sur laquelle, cf. « Une rencontre protestante », France catholique, n. 10, 15 octobre 1955, p. 13-14. 85 Cf. Casalis, « Vivre à Taizé », art. cit. 86 Cf. JF, 16 décembre 1954-4 janvier 1955, et Schutz, « Où va Taizé » ? », art. cit. 87 Cf. JF, 20 mars-8 avril 1954, 16 décembre 1954-4 janvier 1955, et une liste des frères présents dans la communauté à la fin de 1957, DT.

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de perdre de vue le chemin commun88. C’est pour répondre à cette exigence qu’en novembre 1953 fut entre autres conçu un instrument confidentiel de liaison entre la communauté et les nombreux frères hors les murs : le Journal des frères. Rédigé à cadence variable et par la plume vivante de fr. Robert, ce Journal constitue une source précieuse pour suivre l’élargissement des contacts et des solidarités œcuméniques dans les contextes les plus variés : du centre et des périphéries d’une Europe divisée à l’Algérie en guerre, des États-Unis à un continent africain où la concurrence missionnaire laisse percevoir plus manifestement qu’ailleurs le « scandale » de la division. Il permet aussi de suivre l’évolution du paysage humain du petit village de Taizé : parmi les « enfants du Manoir » élevés par la sœur de Schutz, plusieurs sont mobilisés dans la rive nord-africaine de la Méditerranée ; deux familles pauvres d’immigrés d’Andalousie sont accueillies ; un syndicat intercommunal laitier et un Centre de gestion et d’économie rurale pour les petits producteurs de la région sont créés ; pendant les mois d’été, l’affluence toujours plus grande de jeunes stimule l’expérimentation de la nouvelle psalmodie de Gelineau, conçue pour faciliter la participation de tous à la prière communautaire89. Le Journal des frères — ou Diaire comme il était aussi appelé — aide enfin à suivre la recherche plus « technique » d’un petit groupe de trois ou quatre frères spécialisés dans un travail œcuménique explicite90. Ce petit groupe assurera entre autres pour la revue Verbum Caro, à partir de 1956, les recensions, les chroniques bibliographiques, les études théologiques ou liturgiques, ainsi que le secrétariat de la rédaction ; de ce dernier travail s’occupera en particulier le français Gérard Huni, anciennement mobilisé en Afrique du Nord, et secrétaire bilingue de l’organisme responsable des activités de commandement des forces de l’OTAN en Europe (SHAPE)91. Si plusieurs frères collaborent de manière plus occasionnelle à la revue, parmi lesquels les frères hollandais Yann et François, et le frère français Philippe, fondamentale sera surtout la contribution apportée par Max Thurian et Pierre-Yves Emery à cette « communauté de travail œcuménique » que voulait être Verbum Caro92. De plus en plus connu et engagé dans les différents centres et réseaux de l’œcuménisme catholique et protestant — Chevetogne, Istina, l’Institut parisien 88 Cf. JF, 20 mars-8 avril 1954, 5 décembre 1955-17 janvier 1956, 26 novembre -17 décembre 1957, et l’introduction de fr. Roger au Conseil de Noël 1955, DT. 89 Cf. JF, 22 novembre-15 décembre 1954, 28 juin-28 juillet 1955, 29 juillet-9 septembre 1955, 18 janvier-25 février 1956, DT. Cf. aussi Boyd, « The Taizé Community », art. cit. Sur le Centre de gestion et d’économie rurale présidé par fr. Alain Giscard, ex-conseiller municipal et président du syndicat agricole à Taizé, cf. aussi Copex, une aventure humaine de 50 ans (19622012), Taizé, 2012, p. 8 et 15-16. 90 Cf. JF, 14 décembre 1953-14 janvier 1954, DT, et l’« Éditorial » de Verbum Caro du premier numéro de 1956, art. cit. 91 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956 et 26 novembre -17 décembre 1957, et B. Thompson, « The story of the Community of Taizé, France », Motive, 20/4 (janvier 1960), p. 11-14. 92 Cf. encore l’« Éditorial » de Verbum Caro, 37/1(1956), art. cit.

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de théologie orthodoxe Saint-Serge93, ainsi que Bossey, Copenhague et Lund, où il rencontrera à la fin de 1954 le théologien luthérien Kristen Skydsgaard et l’évêque de Strängnäs, Gustav Aulén, élève de Söderblom et figure de proue de l’« école théologique de Lund » avec Anders Nygren et Ragmar Bring94 —, le théologien de Taizé poursuit son chemin de recherche liturgique et surtout de réélaboration de la théologie sacramentelle protestante95. Après les ouvrages déjà évoqués sur la confession et sur mariage et célibat — traduits assez vite en anglais96 —, la publication de sa nouvelle étude sur La Confirmation, consécration des laïcs remonte à Noël 195797. Le but de cet ouvrage était d’offrir une base théologique et sacramentelle à la revalorisation du laïcat dans l’Église et à sa présence dans le monde ; la confirmation n’y était pas présentée comme une étape de l’initiation chrétienne, mais apparaissait pour Thurian comme une sorte de nouvelle consécration dans l’ordre du peuple de Dieu, un acte liturgique marqué, comme le baptême et l’ordination, par l’imposition des mains, ce geste par lequel le chrétien, en recevant un renouvellement dans l’Esprit Saint, s’engage à servir dans l’Église. La notion de mérite et de salut faisait plutôt l’objet de la réflexion théologique de Pierre-Yves Emery, qui, outre l’article déjà évoqué de 1956 sur l’engagement cénobitique, avait publié une étude sur le sacrifice eucharistique selon les théologiens réformés français du xviie siècle98. De huit ans plus jeune que le pasteur genevois et « en passe de devenir un solide théologien99 », Pierre-Yves Emery, alors âgé de vingt-cinq ans, inaugura aussi en 1954 une longue participation, presque ininterrompue jusqu’en 1967, 93 Cf. JF, 2 juin-2 juillet 1954. Sur l’Institut Saint-Serge, cf. M. Gorboff, La Russie fantôme : l’émigration russe de 1920 à 1950, Lausanne, 1995, p. 94-95, l’ouvrage posthume de H. Bourgeois, La théologie française au seuil du xxième siècle, Münster, 2013, p. 165-167, et A. Arjakovsky, « L’Institut Saint-Serge à Paris », in G. Nivat (dir.), Les sites de la mémoire russe, vol., I, Paris, 2007, p. 568-577. 94 Cf. JF, 22 novembre-15 décembre 1954. Sur sa présence à Bossey comme membre invité de l’Institut de Céligny avec, entre autres, Edmunk Schlink, Nikos Nissiotis, Robert Nelson et Visser ’t Hooft, cf. le témoignage de P.K. Chapman, Remembering, a work in progress… Memory is storytelling, s. l., 2004, p. 56 sqq. Sur Kristen Skydsgaard, cf. en particulier M. Velati, Separati ma fratelli. Gli osservatori non cattolici al Vaticano II (1962-1965), Bologna, 2014, p. 41 sqq. Sur l’« école de Lund », cf. entre autres, A. Rasmussen, « A Century of Swedish Theology », Lutheran Quarterly, 21/2, p. 125-162. 95 Cf. en particulier M. Thurian, « Pastorale liturgique : la célébration de la nuit pascale », et « Les livres liturgiques et le renouveau biblique », Verbum Caro, 42/2 (1957), p. 127-133 et 162-168 ; « Pastorale liturgique : la liturgie du baptême », ibid., 44/4 (1957), p. 349-355 ; « Pastorale liturgique : le ministère de la guérison », ibid., 45/1 (1958), p. 83-92. 96 Cf. Boyd, « The Taizé Community », art. cit. 97 Cf. M. Thurian, La Confirmation, consécration des laïcs, Neuchâtel, 1957, sur lequel, cf. Spisso, Prospettive comunitarie ed ecumeniche nella teologia sacramentaria di Max Thurian, op. cit., p. 44 sqq. Cf. aussi JF, 26 novembre -17 décembre 1957. 98 Cf. P.-Y. Emery, « L’économie du salut », Verbum Caro, 31/2 (1954), p. 168-172, « L’engagement cénobitique », art. cit., et Le sacrifice eucharistique selon les théologiens réformés français du xviie siècle, Neuchâtel, 1959. 99 Cf. Jean de Saussure à Maurice Villain, 20 août 1958, PPC.

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aux travaux du groupes des Dombes ; avec Thurian, il devint ainsi l’un des membres les plus assidus et qualifiés d’une composante protestante qui avait encore du mal à assurer sa propre participation et à trouver une certaine homogénéité100. En septembre 1954, il participa à la rencontre qui se tenait à Presinge sur la christologie de Chalcédoine, où Thurian présenta un exposé sur Le concile de Chalcédoine dans la vie actuelle de l’Église, qui reprenait une étude antérieure sur les répercussions de la manière de concevoir la formule chalcédonienne sur la conception de l’unité et du ministère de l’Église101. Il débutera ensuite comme intervenant à la rencontre de l’année suivante consacrée au thème de l’Esprit Saint102. Organisée à la Trappe des Dombes, la rencontre de 1955 inaugura une nouvelle manière de procéder du groupe : un même thème était traité par deux exposés « jumeaux » d’un intervenant catholique et d’un intervenant protestant qui apportaient le point de vue des confessions respectives, puis le dialogue s’ouvrait. Le système parût si bien fonctionner que l’année suivante, au cours de la rencontre de Presinge en septembre 1956, il fut possible de trouver un accord sur le péché originel, présenté par les participants sous forme de « thèses » admises à l’unanimité103. Après ces premiers « protocoles d’accord », l’adoption systématique de l’heureuse formule d’exposés « doubles » suivis par le débat permettra au groupe, dans les années qui suivirent, de recueillir les fruits de la croissance de fraternité qu’il connaissait désormais. Ainsi, les rencontres des deux années suivantes, qui se tinrent, avec l’alternance franco-suisse habituelle, respectivement aux Dombes et à Presinge en septembre 1957 et 1958, se conclurent par des thèses sur la médiation du Christ et le ministère de l’Église, et sur l’Église comme corps du Christ104. Dans les deux rencontres, l’engagement théologique de la communauté fut assuré par Pierre-Yves Emery qui à Presinge, en 1958, intervint par un exposé sur La doctrine du Corps du Christ et la spiritualité protestante105. Max Thurian en effet n’y participa pas ; une absence que Jean de Saussure en 1958, participant pour la dernière fois aux sessions du groupe, attribuait à une « dispersion toujours plus au loin » des frères de Taizé dont il se plaignait auprès du père Villain106.

100 Cf. Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 30 sqq. 101 Cf. le programme de la rencontre du 7-9 septembre 1954, 1 p. dact., PRB, et Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 75-77. 102 Cf. le programme de la rencontre du 12-15 septembre 1955, 1 p. dact., et les notes ms du p. René Beaupère sur quelques exposés, PRB. 103 Cf. les lettres de Maurice Villain aux participants, 23 juin et 26 juillet 1956, les Thèses communes sur l’état du péché originel et les Corrections proposées pour les thèses communes de Presinge, AADL. Cf. aussi le compte-rendu du P. Martelet de la réunion d’une petite équipe de rédacteurs tenue à Lyon le 19 octobre 1956, in Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 78. Cf. aussi Pour la communion des Églises. L’apport du Groupe des Dombes 1937-1987, Paris, 1988, p. 11-13. 104 Cf. Pour la communion des Églises, op. cit., p. 13-16. 105 Cf. le programme de la rencontre du 1er-5 septembre 1958, 1 p. dact., PRB. 106 Cf. de Saussure à Villain, 20 août 1958.

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Avec le frère suisse, en 1958 participera aussi pour la première fois à une rencontre du groupe des Dombes Jean-Daniel Charguéraud, qui se joindra à nouveau aux travaux du groupe mais seulement en 1962 et en 1966. Pasteur depuis 1957 dans une paroisse luthérienne du pays de Montbéliard, à Valentigney, après ses années de service pastoral à Mâcon, Charguéraud faisait aussi partie du petit nombre de frères voués à un ministère œcuménique explicite ; au cours de l’été 1954, il avait en particulier participé, comme « invité accrédité », à la deuxième assemblée du Conseil œcuménique des Églises qui s’était réunie à Evanston, près de Chicago, pendant la seconde moitié du mois d’août107. Première et unique assemblée tenue aux États-Unis, Evanston fut surtout l’occasion d’un bilan sur les premières années de vie du Conseil œcuménique, à partir d’un échange sur le thème, difficile et controversé, de l’espérance chrétienne face aux grands problèmes de l’humanité. Cet échange ne manqua pas d’éprouver les tensions de la guerre froide et permit de mesurer toute la distance qui séparait l’approche plus eschatologique des Églises européennes et la vision plus optimiste des Églises nord-américaines, celles-ci étant plus immédiatement liés à l’espérance dans le monde hic et nunc, et les impatiences œcuméniques des « jeunes Églises », beaucoup mieux représentées qu’à Amsterdam108. « Le plus grand événement, c’est l’Inde et ses Églises », écrira en particulier à la communauté le jeune frère de Taizé, en commentant ce qui fut pour lui le principal acquis de l’assemblée — « une connaissance de l’Église sous tous les cieux » —, ainsi que le rôle inédit et de premier plan des délégués indiens, « des sans-complexes, ni infra ni supra » ; ils apportèrent en effet à Evanston l’expérience de la récente constitution de l’Église de l’Inde du Sud, premier exemple dans l’histoire du mouvement œcuménique d’une Église unie, née de l’union, sous la responsabilité d’un unique évêque, d’anglicans, de presbytériens et de méthodistes109. Le voyage à Evanston au cours de l’été 1954 fut aussi pour Charguéraud l’occasion d’un tour œcuménique des États-Unis, en réponse à l’invitation du pasteur presbytérien John Oliver Nelson, professeur à la Yale Divinity School, responsable de la Young Men’s Christian Association (YMCA) et du Conseil national de la Fellowship of Reconciliation (FOR), organisation internationale et œcuménique fondée à Genève en 1914 à l’initiative du quaker anglais Henry Hodgkin et du luthérien allemand Friedrich Siegmund-Schultze110. John Oliver Nelson avait été fortement marqué par les écrits de l’évêque anglican

107 Cf. JF, 2 juin-2 juillet 1954. Sur l’assemblée d’Evanston, cf. H. Krüger, « Vita e attività del C.E.C. », in SME, IV, p. 71-141, en particulier p. 92 sqq. 108 Cf. ibid. et L’Espérance chrétienne dans le monde d’aujourd’hui, Evanston 1954, Paris-Neuchâtel, 1955. 109 Cf. JF, 24 juillet-16 août 1954 et 17 août-29 septembre 1954, DT. Sur la constitution de l’Église de l’Inde du Sud, cf. O.F. Cummings, One Body in Christ : Ecumenical Snapshots, Eugene, OR, 2015, p. 9 sqq. 110 Cf. JF 3-23 juillet 1954, DT, et R.M. Yeasted, Jon : John Oliver Nelson and The Movement for Power in the Church, Bloomington, IN, 2011.

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Charles Gore, fondateur de la Communauté de la Résurrection à Mirfield, et surtout par l’expérience communautaire qui avait été mise en route en 1938 sur l’île écossaise de Iona par le pasteur George McLeod111. Pendant les années de guerre, précisément en tant que supporter américain de la FOR, il avait appris l’engagement en faveur des réfugiés du jeune Schutz, dont les projets communautaires eurent aussi une certaine influence dans la fondation en Pennsylvanie, en 1942, du Centre de Kirkridge ; un centre œcuménique de retraite et d’étude qui associait une rigoureuse discipline spirituelle dans l’esprit du silence quaker et une forte conscience sociale112. Animé par un tiers-ordre gravitant autour du pasteur Nelson, le centre de Kirkridge, ce « Taizé à l’échelle américaine », fut pour Charguéraud le point de départ de deux mois intenses de visites et de contacts œcuméniques qui préparèrent la route à un premier voyage de Schutz et de Thurian aux États-Unis en novembre et décembre 1955113. En juillet-août 1954, le jeune frère de Taizé rencontra en particulier les pasteurs d’une paroisse interdénominationnelle de Harleem très active sur le plan social et politique, « une sorte de “Mission de France” à base protestante » ; il rendit visite en Pennsylvanie à la ferme communautaire du Catholic Worker Movement, « un vrai signe prophétique au milieu de ce monde de la machine, […] de l’efficience, du making money » ; il fit connaissance de la communauté mennonite de Woodcrest, affiliée à la Société des frères huttérites expulsés de l’Allemagne nazie dans les années 30 ; il participa à l’assemblée presbytérienne mondiale à Princeton ; il passa enfin quelques jours au centre anglican de retraite et de formation pour laïcs de Parishfield, dans le Michigan, dont il apprécia l’ouverture et le sérieux du renouveau biblique, attribué en partie au bon travail œcuménique de Suzanne de Dietrich qui y avait séjourné quelques mois114. Ces visites permirent au futur pasteur français de revoir certains stéréotypes sur le christianisme nord-américain et d’en saisir la « théologie de pionnier » traversée par un volontarisme tantôt austère tantôt joyeux. Plusieurs de ces contacts lui furent arrangés par le luthérien américain Arthur Kreinheder, alors âgé de quarante-neuf ans et étudiant en théologie à Lund ; originaire

111 Sur la communauté de Mirfield, voir supra ; sur celle de Iona, outre la bibliographie déjà signalée, cf. Beaupère, « Note conjointe », art. cit. 112 Cf. Yeasted, Jon : John Oliver Nelson and The Movement for Power in the Church, op. cit., p. 15. 113 Cf. JF, 24 juillet-16 août 1954 et 1er octobre-14 novembre 1955, DT. 114 Cf. JF, 24 juillet-16 août 1954 et 17 août-29 septembre 1954. Sur l’histoire des Bruderhof Communities, puis Société des frères huttérites, cf. M. Baum, Against the Wind. Eberhard Arnold and the Bruderhof, Farmington, PA, 1998 ; sur le Catholic Worker Movement, cf. P.G. Coy (ed.), A Revolution of the Heart : Essays on the Catholic Worker, Philadelphia, 1988, et M. Zwick, L. Zwick, The Catholic Worker Movement : Intellectual And Spiritual Origins, Mahwah, NJ, 2005 ; sur le centre Mary Farm, cf. E. Murray Stone, Dorothy Day : Champion of the Poor, Mahwah, NJ, 2004, p. 67 ; sur la Parishfield Community, cf. G. Dorrien, Social Ethics in the Making : Interpreting an American Tradition, Malden, MA-Oxford-Chichester, 2011, p. 549-550, et D.R. Contosta, This Far by Faith : Tradition and Change in the Episcopal Diocese of Pennsylvania, Philadelphia, 2012, p. 301-302.

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du Minnesota et fils d’un pasteur membre du Synode du Missouri, ancien capitaine de contre-torpilleur pendant la seconde guerre mondiale, il avait connu la communauté de Schutz grâce à un article du Times paru en août 1948115. Sympathisant de la Sammlung, mouvement à tendance catholicisante né en 1954 au sein de l’Église protestante allemande116, et attiré par la vie monastique, Kreinheder s’était rendu l’année suivante avec un ami canadien sur la colline bourguignonne ; comme nous l’avons déjà évoqué, il assista là à la profession des premiers frères, mûrissant peu à peu la décision d’entreprendre des études de théologie en Suède117. Novice pour un temps à Taizé en 1955, il recevra l’ordination à Lund l’année suivante par les évêques Aulén et Nygren, et retournera aux États-Unis, où il fondera en 1958 la Congrégation des Servants of Christ, une petite communauté bénédictine luthérienne sur le modèle de la communauté suédoise de Östanbäck118. Ce fut encore Kreinheder qui organisa ensuite, à la fin de 1955, la « découverte […] étonnante des USA » que firent Schutz et Thurian ; ce voyage chargé de conférences contribua à faire tomber petit à petit beaucoup de préjugés sur le christianisme nord-américain et, plus concrètement, à préparer l’envoi d’un frère à l’Union Theological Seminary de New York pour un séjour d’études œcuméniques financé par le Conseil œcuménique119. Le frère choisi fut le hollandais Laurent van Bommel, ancien collaborateur de la CIMADE, le service œcuménique fondé en 1939 au sein de mouvements protestantes de jeunesse pour venir en aide aux évacués alsaciens, s’orientant ensuite vers l’assistance des détenus des camps de Vichy, puis des prisonniers de guerre et plus tard des réfugiés, immigrés et détenus provenant des milieux géographiques et idéologiques les plus divers120. Au cours de l’été 1956, fr. Laurent s’établit

115 Cf. « Calvinists in Cowls », art. cit. 116 À ce propos, cf. M. Hopf, « The Search for Christian Unity on the Catholicizing Fringe of German Protestantism. Hans Asmussen, Max Lackmann, Die Sammlung and the Bund für Evangelisch-katholische Wiedervereinigung in the 1950s and 1960s », in L. Ferracci (éd.), Toward a History of the Desire for Christian Unity. Preliminary Research Papers. Proceedings of the International Conference at the Monastery of Bose (November 2014), Wien-Zürich-Münster, 2015, p. 109-119. 117 Cf. JF, 15 novembre-4 décembre 1955. 118 Cf. JF, 11 avril-13 juin 1956, DT. Cf. aussi « The Lonely Lutheran Monk », Time, 1er mars 1963 ; Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 432 ; G. Weckman, My Brothers’ Place : An American Lutheran Monastery, Lawrenceville, VA, 1992 ; R. Hebbel, « Protestant Monasticism », in W.M. Johnston, Ch. Kleinhenz, Encyclopedia of Monasticism, London-New York, 20133, p. 1046-1048. 119 Cf. Schutz à Villain, 19 octobre 1955, PMV, et JF, 1er octobre-14 novembre 1955, 15 novembre-4 décembre 1955, 26 février-21 mars 1956, 22 mars-10 avril 1956, DT. Sur le voyage en USA de Schutz et Thurian, cf. aussi Thompson, « The story of the Community of Taizé », art. cit. 120 Sur la CIMADE, outre les références bibliographiques déjà indiquées dans le premier chapitre, cf. en particulier G. Petitjean, A. Mourenas, « La Cimade, un idéal de solidarité active : entre permanence et mutations », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 95/3 (2009), p. 82-89 ; P. Cabanel, « Lieux et moments de la contestation protestante », in D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France

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pour un an à New York, où tout en se consacrant à l’étude d’Augustin et des augustiniens, il participera régulièrement à la liturgie de la paroisse épiscopale et tissera un riche réseau de contacts dans les milieux quaker, baptiste et anglican121. En 1956 et 1957, il visita en particulier le centre quaker d’étude et de vie commune de Pendle Hill, près de Philadelphie ; les Églises baptistes du Sud des États-Unis, où il touchera tout de suite du doigt la profondeur du problème racial ; et, enfin, le nouveau centre de retraite et d’études œcuméniques de Packard Manse, à Stoughton, dans le Massachussetts. Né en 1957 à l’initiative de l’organisation interconfessionnelle Christian Fellowship Foundation, ce centre était dirigé par le pasteur baptiste Paul K. Chapman, qui venait de terminer ses études à Bossey et que Schutz et Thurian avaient connu à la Harvard Divinity School en 1955122. Cette dernière rencontre avait été le début d’une longue amitié qui se concrétisera, dès 1958, par l’invitation adressée au prieur de Taizé d’envoyer pour un certain temps à Packard Manse deux frères — fr. Laurent et fr. Gérard — afin de promouvoir le dialogue entre catholiques et protestants123. Plus intenses encore furent les contacts de van Bommel avec l’Église épiscopalienne grâce à l’amitié qu’il noua à New York avec un compagnon à l’Union Theological Seminary, Malcolm Boyd, prêtre épiscopalien de Californie, ancien producteur à Hollywood, devenu ensuite figure de proue du mouvement pour les droits civiques des noirs, puis des homosexuels124. Il sera accueilli par son Église qui en janvier 1957 l’invitera à prêcher dans la cathédrale de Los Angeles : « voilà une Église épiscopale qui invite un laïc non-anglican à prêcher comme frère de Taizé…125 ». De son côté, fr. Laurent invitera son ami, en qui il lui sembla discerner une claire vocation pour la vie à Taizé, à passer un temps de discernement dans la communauté en

de 1945 à nos jours, Paris, 2012, p. 351-371, en particulier l’annexe La Cimade, des champs de Vichy à la gauche radicale, p. 366-368 ; D. Kévonian, « Introduction » à D. Kévonian, G. Dreyfus-Armand, M.-C. Blanc-Chaléard, M. Amar (dir.), La Cimade et l’accueil des réfugiés, Nanterre, 2013, p. 13-23. 121 Cf. en particulier JF, 30 août-17 septembre 1956, 17 mars-9 avril 1957, 24 juin-18 juillet 1957, 26 novembre-17 décembre 1957, DT. 122 Cf. JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957, 1er-23 juin 1957, 24 juin-18 juillet 1957, DT. Sur le centre de Pendle Hill, cf. E. Price Mather, Pendle Hil l : A Quaker Experiment in Education & Community, Wallingford, PA, 1980. Sur la naissance du centre de Packard Manse, cf. en particulier K. Laurentius, F. Davis, E.E. Malone, « Ecumenics in Europe and America », The American Benedictine Review, 15/1 (mars 1964), p. 92-106, et D.L. Edwards, « Segni di radicalismo nel movimento ecumenico », in SME, IV, p. 761-839, en particulier p. 791. 123 Cf. Thompson, « The story of the Community of Taizé », art. cit., et surtout Chapman, Remembering, a work in progress…, op. cit., p. 159-163. Je renvoie aussi au témoignage du révérend Chapman lui-même (correspondance du 18 décembre 2015). 124 Cf. JF, 11 novembre-4 décembre 1956, DT. Cf. aussi l’autobiographie de M. Boyd, As I Live and Breathe : Stages of an Autobiography, New York, 1969, p. 92-97, et sa biographie de M. Blatte, Black Battle, White Knight : The Authorized Biography of Malcolm Boyd, New York, 2011, p. 84-87. 125 Cf. JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957.

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vivant avec les novices. Cette invitation se concrétisera seulement par un séjour de quelques mois en Bourgogne, où le prêtre épiscopalien découvrira « a new sense of movement in Christian life-style » et un « advanced incarnational witness of ecumenical endeavour »126. Les États-Unis ne furent pas la seule et unique destination lointaine du dynamisme centrifuge que la communauté déploya progressivement à partir de la seconde moitié des années 50 ; un dynamisme qui posa assez vite des problèmes économiques127, mais qui se révélait par ailleurs comme la conséquence inéluctable d’un œcuménisme de plus en plus tendu vers une universalité qui poussait à rejoindre surtout les lieux perçus comme lieux d’accélération de l’histoire128. Ce fut en particulier le cas de l’Afrique noire, au seuil de la période turbulente des indépendances : les premiers à s’y rendre, encouragés par Marc Boegner129, furent le cousin de Schutz, fr. Philippe, et le jeune frère suisse Jean Perrochon, arrivé à Taizé en 1953130. Déjà engagé à Paris avec fr. Laurent dans un foyer d’accueil pour réfugiés étrangers géré par la CIMADE, fr. Philippe fut envoyé deux étés consécutifs par le gouvernement français à Niamey, capitale de l’actuel Niger, pour diriger, sur recommandation de la CIMADE, un camp d’animation pour des jeunes autochtones ; deux séjours qui lui permirent de constater dans cette zone de l’Afrique occidentale française l’échec, « du moins visiblement », de toutes les expériences missionnaires, y compris la mission indirecte à travers leur simple présence menée par les Petits frères de Jésus131. À l’automne 1955, Abidjan et la Côte d’Ivoire furent plutôt la destination d’un premier voyage de fr. Jean ; il y retournera pour un long séjour pendant l’été de l’année suivante, pour y être ensuite rejoint par Éric de Saussure132. Un des premiers contacts du frère suisse fut le pasteur de l’ERF Pierre Cadier, missionnaire de la Société des missions évangéliques de Paris et un des anciens responsables du Scoutisme protestant français : à l’automne 1956, fr. Jean participera à l’installation d’un camp scout à 200 kilomètres d’Abidjan133. Il rencontra aussi le pasteur Pierre Benignus, alors secrétaire général de la Fédération des missions évangéliques en Afrique

126 Cf. Boyd, As I Live and Breathe, op. cit., p. 96, et Id., « The Taizé Community », art. cit., p. 489. 127 Problème conduisant à opter parfois de voyager en navires-cargos, cf. de Saussure, Éric, Taizé, op. cit., p. 24. 128 Cf. JF, 17 mars-9 avril 1957 et 18-31 octobre 1958, DT. 129 En visite à Taizé le 15 septembre 1955 ; cf. JF, 10-30 septembre 1955. 130 Une référence dans W.D. Boyd, D. Alexander, « The brothers of Taizé », Presbyterian Life, 10 (1957), p. 19-21, et M. Leiris, « Feuilles de route en Côte-d’Ivoire. Octobre 1962 », Gradhiva, 30-31 (décembre 2001), p. 183-198. 131 Cf. JF, 3-30 septembre 1953, 28 juin-28 juillet 1955, 29 juillet- 9 septembre 1955, 5 décembre-17 janvier 1956, 21 février-16 mars 1957, DT. 132 Cf. JF, 1er octobre-14 novembre 1955, 30 août-17 septembre 1956, DT. 133 Cf. 11 novembre-4 décembre 1956 et 1er-20 février 1957, DT. Sur Cadier, cf. R. De Benoist, Histoire de l’Église catholique au Sénégal : du milieu du xve siècle à l’aube du troisième millénaire, Dakar, 2008, p. 492 sqq.

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occidentale française qui lui suggéra plusieurs possibilités de présence et de ministère en Guinée : depuis une activité d’évangélisation itinérante dans la savane jusqu’à l’animation de groupes de jeunes dans les villes, d’un travail salarié dans les mines de bauxite à une responsabilité pastorale à Conakry134. L’hypothèse de l’installation d’une petite fraternité en Afrique occidentale fut considérée comme encore prématurée135. Mais en attendant, entre septembre 1957 et janvier 1958, les deux frères suisses feront un périple exploratoire qui d’Abidjan les emmènera à Dakar, puis à Bamako, dans l’actuel Mali, et de là, en suivant le cours du Niger, jusqu’à Conakry d’où ils repartiront pour le Sénégal136. Au cours de ce périple, ils mesureront le contraste très fort entre la vitalité débordante de la nature africaine et l’extrême pauvreté des populations rencontrées ; ils connaitront l’accueil dans les villages de la savane — chrétiens ou non —, le surprenant et instinctif sens de la liturgie des africains, le grouillement animé mais aussi le racisme rampant des cités, la ville comme cœur battant d’une « Afrique en marche » ligne de frontière et, de plus en plus, ligne d’affrontement entre deux civilisations137. Effectué à l’aventure en camion, en pirogue et à vélo sur les sentiers de la savane, ce « pèlerinage aux sources de l’humanité », qui marquera de manière décisive l’art figuratif d’Éric de Saussure, sera surtout l’occasion de présenter chemin faisant, sans toujours le même succès, la vocation œcuménique de Taizé aux réalités missionnaires rencontrées : aux Pères Blancs, aux méthodistes et à la mission américaine de Bamako qui, elle, refusera d’accueillir les deux frères. Il permit aussi d’étudier les différentes possibilités d’une présence œcuménique au cœur d’un continent africain qui semblait être à un tournant décisif de sa propre histoire138. L’exigence de respirer « l’air du large » ne sacrifiait toutefois pas l’activité œcuménique de Taizé au long des itinéraires les plus divers de la vieille chrétienté européenne139 ; une activité qui prendra surtout la forme d’un ministère original de rencontre et de « visite », qui, depuis le berceau romand de la communauté « clunisienne », essayera assez vite de s’approcher de la frontière allemande de l’Europe divisée, sans négliger les périphéries œcuméniques les plus lointaines de la Sicile et de l’Andalousie, en Espagne alors sous régime franquiste.

134 Cf. JF, 21 février-16 mars 1957. Sur Benignus, cf. l’article biographique di R. Cornevin, « Benignus, Pierre », in Académie des Sciences d’Outre-mer, Hommes et Destins : Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, Paris, 1977, t. 3, https://dacb.org/fr/stories/ madagascar/benignus1-pierre. 135 Cf. JF, 17 mars-9 avril 1957, DT. 136 Cf. JF, 29 septembre-31 octobre 1957, 26 novembre-17 décembre 1957, 18 décembre-28 janvier 1958, DT. 137 Cf. en particulier JF, 18 décembre 1957-28 janvier 1958. 138 Cf. ibid., JF, 18-31 octobre 1958, DT, et de Saussure, Éric, Taizé, op. cit., p. 24. 139 Cf. Schutz, « Où va Taizé ? », art. cit.

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Tandis qu’à Neuchâtel et à Neuilly on inaugurait une « excellente formule » de rencontre entre la communauté et les paroisses140, au cours de l’été 1954, Claude Linker, un jeune frère suisse qui avait commencé ses études en médecine, visita le centre œcuménique international Agape, fondé dans le village de Prali, à une soixantaine de kilomètres de Turin, à l’initiative du pasteur Tullio Vinay141. Inauguré en août 1951 grâce à l’aide de nombreux jeunes volontaires de toutes les confessions et à l’apport essentiel de son ami architecte Leonardo Ricci, le centre était animé par la petite communauté résidente réunie autour de Vinay ; il avait été d’abord conçu, dans le climat de reconstruction de l’après-guerre, par la Fédération des associations de jeunesse vaudoise, pour répondre au désir d’une jeunesse protestante minoritaire en Italie qui souhaitait avoir un point de repère et de rassemblement, et plus généralement pour renforcer le mouvement œcuménique surtout dans un contexte aussi difficile que celui de l’Italie142. Le frère de Taizé, âgé de vingttrois ans, fut invité dans le village piémontais à l’occasion des premiers camps d’été sur des thèmes théologiques destinés aux étudiants de la FUACE et du mouvement de la jeunesse protestante vaudoise ; depuis les vallées vaudoises, à travers les contacts de Vinay, il rejoindra ensuite la Sicile occidentale, où il s’établira pendant quelques mois à Trappeto, village très pauvre de paysans et de pécheurs, dans la région de Palerme où était né le phénomène de la bande Giuliano, pour partager la vie misérable des habitants, ainsi que pour connaître les diverses initiatives de travail social et éducatif qu’avait commencé en 1952 le militant de la non-violence, Danilo Dolci, après deux ans dans la communauté de Nomadelfia143. Pour gagner sa vie, fr. Claude travailla comme apprenti paysan puis comme pêcheur de sardines ; il connaîtra ainsi de près la tentative d’autostructuration communautaire mise laborieusement en place par Danilo Dolci dans le « Borgo di Dio », terrain situé aux abords du village où, en 1953 et 1954, avaient été édifiés, avec l’aide de volontaires venus de toutes parts, une maison d’accueil pour les plus nécessiteux, une université et une bibliothèque populaire. « Puissant, convaincant », peu doué d’un point

140 Cf. JF, 3-30 novembre 1953 e 1er-14 décembre 1954. 141 Cf. JF, 2 juin-2 juillet 1954. 142 Sur Tullio Vinay et le centre œcuménique « Agape », cf. S. Ribet, « Il nome Agape. Quarant’anni di storia del Centro Ecumenico di Agape », supplément à Agape-Servizio Informazioni, 18/5-6 (1991) ; P. Vinay, Testimone d’amore. La vita e le opere di Tullio Vinay. Testimonianze, scritti, ricordi personali, Torino, 2009 ; M. Costanzo, Leonardo Ricci e l’idea di spazio comunitario, Macerata, 2010. 143 Cf. JF, 17 août-29 septembre 1954, 30 septembre-27 octobre 1954, 22 novembre-15 décembre 1955, 5-31 janvier 1955, 1er-29 mars 1955, DT. Sur l’expérience sicilienne de Claude Linker, je renvoie à son témoignage (Duillier, 14 juillet 2016) et à son Quelques souvenirs d’une vie, s. l., 2014, p. 17-27. Sur Danilo Dolci et sur l’expérience de « Borgo di Dio », cf. A. Vigilante, Ecologia del potere. Studio su Danilo Dolci, Foggia, 2012, et V. Schirripa, Borgo di Dio. La Sicilia di Danilo Dolci (1952-1956), Milano, 2010. Sur la communauté de Nomadelfia, cf., entre autres, M. Guasco, P. Trionfini (dir.), Don Zeno e Nomadelfia, Brescia, 2001, et R. Rinaldi, Il profeta di Nomadelfia : don Zeno Saltini, Milano, 2008.

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de vue pratique, mais sans aucun doute « un être d’exception, d’une foi très grande, qui transparait dans chacun de ses actes », Danilo Dolci demandera au jeune frère de Taizé « d’être en quelque sorte le levain dans la pâte de sa communauté, dans le pays aussi144 ». Malgré les contacts passionnants avec les pêcheurs, l’expérience sicilienne de fr. Claude sera de courte durée car il était impossible de s’intégrer dans la vie de l’Église locale, en collaborant à un projet qui en restait à la marge. Après un voyage en Sicile de Schutz et de Thurian en février 1955, le frère suisse décida donc de quitter Trappeto pour rejoindre quelque temps les « Compagnons du Jourdain », groupe lausannois de chants gospel qui s’était constitué en 1952 à partir de l’expérience d’un groupe d’étudiants de Saint-Germain-en-Laye, près de Paris, qui se destinaient au ministère pastoral145. Un autre voyage eut, davantage encore, le caractère d’une première exploration sans perspectives d’installation dans l’immédiat : celui que firent brièvement en Espagne Roger Schutz, Max Thurian et Alain Giscard en février 1957 pour accompagner le frère espagnol, José Corominas, qui rendait visite à sa famille pour la première fois après vingt ans d’exil en France146. Ce fut pour les frères de Taizé l’occasion de prendre quelques premiers contacts œcuméniques en Catalogne et dans le Sud de l’Espagne ; là, ils se rendirent, entre autres, dans le village reculé de Pedro Ortega, syndicaliste espagnol émigré en France, connu à travers la fraternité de Montceau-les-Mines et récemment accueilli à Taizé avec sa famille, car, après son licenciement, ils étaient menacés d’être expulsés de France, leur permis de séjour n’ayant pas été renouvelé147. Que ce soit dans l’arrière-pays, pauvre et isolé, de l’Andalousie, ou surtout dans les villes — Barcelone, Valence, Cordoue, Grenade et Malaga, où les frères rencontrèrent aussi l’évêque Angel Herrera Oria —, ce premier voyage en Espagne, suivi d’un deuxième voyage plus court l’année suivante, permit de comprendre quelque chose de la très difficile situation interconfessionnelle du christianisme espagnol ; un christianisme déchiré entre, d’un côté, un national-catholicisme franquiste intolérant et, de l’autre, un protestantisme minoritaire et fortement anticatholique, recherchant parfois de manière provocante l’« incident » à des fins de propagande148. Dans une telle situation, 144 Cf. JF, 28 octobre-21 novembre 1954, DT. 145 Cf. JF, 1er-28 février 1955 et 28 juin-28 juillet 1955, DT. Sur les « Compagnons du Jourdain », cf. F. Fornerod, Lausanne : le temps des audaces : les idées, les lettres et les arts, de 1945 à 1955, Lausanne, 1993, p. 97 sqq. 146 Cf. JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957, 1er-20 février 1957, et Schutz à Gerlier, 21 février 1957, AADL. 147 Ayant constaté les conditions de pauvreté dans laquelle le reste de sa famille vivait dans le village andalou de Campo Camara, fr. Roger invita aussi ensuite la famille du beau-frère de Pedro, Pablo Cano, à venir s’installer à Taizé ; cf. des notes dact. de fr. Charles-Eugène sur les familles de Pedro Ortega et Pablo Cano, DT, et le témoignage de Dulce Cano (Cormatin, 26 juillet 2016). 148 Cf. JF, 1er-20 février 1957 et 29 janvier-21 février 1958, DT. Pour quelques brèves informations sur la difficile situation de l’œcuménisme espagnol en cette période, cf. L. Ruiz Poveda,

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aucune possibilité d’installation provisoire ne pouvait être envisagée pour le moment, il semblait seulement utile de faire une mission de contact, de visite, dans une sorte d’« itinérance œcuménique149 ». Ce fut la même finalité qui motiva les voyages de deux frères en Angleterre anglicane et en Scandinavie luthérienne. Dans le premier cas, il s’agissait surtout de reprendre les contacts avec des communautés religieuses anglicanes nées à la suite du grand réveil communautaire promu par le mouvement d’Oxford, communautés que Schutz et Thurian avaient déjà rencontrées lors de leur premier voyage outre-Manche en juin 1947 : en particulier, la Communauté de la Résurrection de Mirfield, dans le Yorkshire, qui était l’une des plus nombreuses et actives de l’Église anglicane, se consacrant surtout à un ministère de formation des jeunes prêtres, et la dynamique Society of the Sacred Mission de Kelham, née en 1894 à l’initiative d’Herbert Kelly, elle aussi principalement vouée à la formation sacerdotale non seulement en Angleterre mais aussi en Afrique du Sud et en Australie150. Vivantes et accueillantes, non dépourvues d’audace missionnaire ni d’une certaine « spiritualité sportive » très appréciée à Taizé, les deux communautés anglicanes avaient par ailleurs une liturgie trop traditionaliste aux yeux de fr. Adrien, hollandais ; il était mal à l’aise face à une multiplication excessive de signes liturgiques, qui risquait d’en voiler la valeur évangélique, et il avait aussi parfois de la peine à expliquer pourquoi Taizé ne constituait pas un mouvement Haute Église151. Il sera plus à l’aise avec les franciscains anglicans du petit monastère de Glasshampton, dans le Worcestershire, où la Society of St. Francis s’était installée en 1947 pour former ses propres novices à la vie contemplative, comme avec les franciscains qui animaient une paroisse et une mission ouvrière dans l’East-End londonien152. Par contre une visite de fr. François au Danemark et en Suède au cours de l’été 1955 eut une raison plus spécifique : aller rencontrer le théologien Skydsgaard, qui s’était déjà rendu à Taizé où il avait conquis toute la communauté, et l’évêque de Lund, Anders Nygren, président de la Fédération luthérienne mondiale de 1947 à 1952 et l’un des pionniers du mouvement œcuménique qui le vit protagoniste aux conférences de Foi et Constitution à Lausanne et à Edimbourg ; cette visite aura surtout à son actif l’amitié et les « précieux conseils » du théologien danois pour poursuivre les contacts avec le luthéranisme scandinave153.

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« El ecumenismo y los ecumenismos en España », Anales de Historia Contemporánea, 17 (2001), p. 377-383. JF, 1er-20 février 1957. Sur la communauté de Mirfield, voir supra ; sur la Society of the Sacred Mission, cf. A. Mason, History of the Society of the Sacred Mission, London, 1993. Cf. JF, 28 juin-28 juillet 1955. Ibid. Cf. JF, 1er mai-27 juin 1955 et 28 juin-28 juillet 1955. Pour une biographie d’Anders Nygren, cf. T. Hall, Anders Nygren, Peabody, MA, 19934 (éd. or. Waco, TX, 1978).

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L’attention aux divers contextes confessionnels européens continua en outre à être accompagnée par l’engagement à consolider les rapports œcuméniques avec les interlocuteurs plus habituels qui se trouvaient entre Genève et Lyon. Du côté catholique, tandis que le village bourguignon devenait de plus en plus une étape obligée pour certains protagonistes de l’œcuménisme français —  dom Lialine, de Lubac, dom Lambert Beauduin154 —, des bruits se mirent à circuler dans certains milieux du clergé lyonnais sur un passage secret au catholicisme de Schutz et Thurian ; cela confirma le caractère délicat de la position de Taizé et obligea le prieur à mieux régler les contacts œcuméniques155. À cause de ces « bruits ridicules », le cardinal Gerlier jugea peu opportun d’enregistrer un bref dialogue avec Schutz pour accompagner un disque de Prière pour l’unité qui présentait un court office paraliturgique composé par Gelineau156. Mais cela n’empêcha nullement l’évolution des rapports d’amitié avec l’Église de la région : depuis l’évêque d’Autun qui, en janvier 1958 célèbrera discrètement en latin et sans homélie, une messe pour l’unité dans la petite église du village157, jusqu’aux franciscains de Mâcon ; depuis les sœurs dominicaines de Bonnay, chez lesquelles fr. Roger se rendait souvent aussi comme conseiller, jusqu’aux prêtres de Cluny que fr. François visitait régulièrement pour nourrir une amitié interconfessionnelle, ce qui pendant la semaine de prière pour l’unité de janvier 1958 fera de Mâcon « un lieu avancé de l’œcuménisme »158. À ce même tournant, l’engagement, surtout de Thurian, demeura tout aussi intense pour resserrer les relations avec Bossey, l’institut théologique du Conseil œcuménique, dont l’équipe dirigeante séjournera deux jours à Taizé en septembre 1955159. Il en résultera une invitation adressée à Schutz pour une semaine de cours et de séminaires à Genève l’année suivante et surtout l’amitié avec Ilse Friedeberg. Allemande convertie à l’orthodoxie, traductrice pendant plusieurs années au Conseil œcuménique des Églises 154 Cf. JF, 1er-14 décembre 1953, 29 juillet-9 septembre 1955, 1er octobre-14 novembre 1955. 155 Cf. Lebrun à Gerlier, 17 août 1957, AADL, et JF, 18 décembre-28 janvier 1958. 156 Cf. Gerlier à Schutz et Schutz à Gerlier, 30 septembre et 4 octobre 1957, AADL. Cf. aussi O. Georges, Pierre-Marie Gerlier. Le cardinal militant (1880-1965), Paris, 2014, p. 381. 157 Il ne donna que deux jours de préavis afin que son initiative — « très audacieuse au fond, surtout quand on connait la personnalité de notre Évêque ! » — ne soit pas mal interprétée ; JF, 18 décembre-28 janvier 1958. 158 Cf. JF, 1er-20 février 1957, 18 décembre 1957-28 janvier 1958 et 1er-22 août 1958, DT. En janvier 1958, le pasteur Marc Sabatier organisa en particulier une veille œcuménique de prière avec la participation de Jean Hermil — curé de la paroisse Saint-Vincent de Mâcon, ancien responsable de l’Action catholique des femmes et du mouvement familial rural, puis évêque auxiliaire d’Autun depuis 1963 — et de l’abbé Ludovic Rebillard — prêtre à l’Institut du Prado de Lyon, puis responsable de la pastorale des jeunes et aumônier des écoles de Mâcon, curé à partir de 1959 d’une paroisse de Chalon-sur-Saône, avant de partir pour l’Équateur dans les années 60 et de devenir ensuite responsable, de 1970 à 1979, du Comité épiscopal français d’aide à l’Amérique Latine. Sur l’abbé Rebillard, ami de longue date de la communauté, cf. J.C. Vouillon, « Le père Ludovic Rebillard à Cluny », Le Journal de Saône et Loire, 28 novembre 2003, et F. Lefort, Une sandale dans le désert, Paris, 2011, p. 50. 159 Cf. JF, 10-30 septembre 1955.

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avant de devenir secrétaire de l’organisation Philoxenia qui rassemblait des chrétiens de différentes Églises orthodoxes, catholiques et protestantes pour des rencontres périodiques d’étude et de prière, elle fournira en particulier à Taizé des informations intéressantes sur la situation des Églises dans les pays de l’Est160.

3. Les fraternités « hors les murs » 3.1. Les brèves expériences allemandes

L’attention manifestée par la communauté et son prieur à l’égard du christianisme d’au-delà du rideau de fer fut assez précoce. Les premiers contacts avec des chrétiens de l’Europe de l’Est s’établirent probablement grâce à la CIMADE, qui, au début des années 50, avait ouvert des foyers d’accueil pour les réfugiés de l’Est à Berlin et dans les zones d’occupation française en Allemagne161. Très apprécié par les responsables de la CIMADE pour ses compétences linguistiques et pour sa formation juridique, Laurent van Bommel fut invité en particulier en Allemagne au cours de l’été 1954 pour une tournée de conférences par l’un des équipiers162 du foyer de Berlin, Robert Muller ; ce fut la première expérience d’un « va-et-vient continu » de réfugiés de l’Est qui fera croître rapidement, en lui et dans la communauté, le désir de se rendre en DDR163. Cette invitation à Berlin, qui sera un peu plus tard accompagnée par la requête explicite de Madeleine Barot d’animer un foyer d’étudiants à Bonn, fut également pour fr. Laurent l’occasion de rendre une première visite aux différentes réalités de l’Église évangélique allemande, une Église qui manifestait de divers côtés un certain intérêt pour l’expérience de Taizé perçue comme « un signe du radicalisme chrétien et de l’amour fraternel »164. Avant de s’installer début 1955 à Bonn, où il restera jusqu’à son départ pour

160 Cf. JF, 26 novembre-17 décembre 1957 et 23 août-7 septembre 1958, DT. Sur Ilse Friedeberg, cf. R. Thöle, Orthodoxe Kirchen in Deutschland, Göttingen, 1997, p. 91, et Id., « Orthodox Churches in Germany : from Migrant Groups to Permanent Homeland », in M. Hämmerli, J.F. Mayer (éd.), Orthodox Identities in Western Europe : Migration, Settlement and Innovation, Farnham-Burlington, VT, 2014, p. 89-98. Cf. aussi I. Friedeberg, Philoxenia : nehmet euch untereinander auf, wie Christus euch hat aufgenommen, zum Lobe Gottes, Lüdenscheid, 1973. 161 Cf. Cabanel, Lieux et moments de la contestation protestante, op. cit., et P. Gradvohl, « Accueil des réfugiés et construction d’une géographie de l’altérité : l’Europe centrale de la Cimade », in La Cimade et l’accueil des réfugiés, op. cit., p. 123-139. 162 Ce terme dérivait des « équipes de jeunes » dont le travail et la vie commune avaient marqué les débuts des activités de l’organisation. 163 Cf. JF, 14 décembre 1953-14 janvier 1954, et 17 août-29 septembre 1954, et G. Petitjean, « Manifester une solidarité active avec ceux qui souffrent : l’action de la Cimade au regard des archives », in La Cimade et l’accueil des réfugiés, op. cit., p. 25-39. 164 Cf. JF, 30 septembre-27 octobre 1954 et 28 octobre-21 novembre 1954.

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les États-Unis en septembre de l’année suivante, le frère hollandais effectuera ainsi une tournée œcuménique intense qui confirmera sa perception que l’Allemagne, plus que d’autres pays, était dans son ensemble « très mûre pour comprendre notre forme de vie communautaire »165. Entre septembre et décembre 1954, il rencontra en particulier des représentants de l’« Una Sancta », mouvement des cercles œcuméniques locaux allemands qui prit le nom de la confrérie fondée en 1938 par Max Josef Metzger comme forme de consécration des fidèles à la cause œcuménique166. Il visita aussi deux des académies évangéliques nées en Allemagne après la guerre, comme centres de confrontation et de réflexion sur les problèmes sociaux et sur les besoins spirituels et culturels des laïcs pour contribuer à la reconstruction du pays sur les ruines morales et matérielles laissées par le nazisme : l’« Evangelische Akademie », fondée à Berlin par Erich Müller-Gangloff, et, dans le BadenWürtemberg, près de Stuttgart, l’académie évangélique de Bad Boll, la plus importante de ces institutions, créée en 1945 à l’initiative des théologiens protestants Helmut Thielicke et Eberhard Müller avec le soutien de l’évêque Wurm167. Il rencontra aussi les représentants de plusieurs des expressions du mouvement de renaissance communautaire protestante : en particulier la Michaelsbruderschaft, où fr. Laurent constatera « une rigidité peu joyeuse » et un « liturgisme dur et un peu artificiel »168 ; la communauté œcuménique des sœurs de Darmstadt, née en 1947 à l’initiative de Basilea Schlink et de Martyria Madauss pour se consacrer à une vie de prière continuelle et de pénitence pour les responsabilités du peuple allemand dans la Shoah169 ; enfin la Christusbruderschaft, à Selbitz, en Bavière, communauté mixte, de tendance piétiste, née immédiatement après la guerre autour du pasteur Walter Hümmer pour mener une vie commune de prière et de service dans les paroisses, dans les hôpitaux et avec les jeunes170.

165 Ibid. 166 Sur le mouvement « Una Sancta », cf. L. Hell, « In der Sache der Una Sancta einige neue Impulse » : Der Mainzer Bischof Albert Stohr (1890-1961), et S. Marotta, « La genesi di un ecumenista : la corrispondenza fra Augustin Bea e il vescovo di Paderborn Lorenz Jaeger (1951-1960) », in Ferracci (dir.), Toward a History of the Desire for Christian Unity, op. cit., p. 99-108 et 159-191. 167 Sur l’académie berlinoise, cf. en particulier U. Luig, Friedenspolitik in der Nachkriegszeit : Erich Müller-Gangloff (1907-1980) und die Evangelische Akademie Berlin, Norderstedt, 2011 ; sur celle de Bad Boll, cf. Edwards, « Segni di radicalismo nel movimento ecumenico », op. cit., p. 780 sqq. 168 Cf. JF, 30 septembre-27 octobre 1954. Sur la Michaelsbruderschaft, outre la bibliographie déjà mentionnée, cf. L. Swidler, The Ecumenical Vanguard. The history of Una Sancta movement, Löwen, Pittsburgh, 1966, p. 78 sqq. 169 Cf. G. Faithful, Mothering the Fatherland : A Protestant Sisterhood Repents for the Holocaust, Oxford, 2014. 170 Cf. Swidler, The Ecumenical Vanguard, op. cit., p. 82, Perchenet, Renouveau communautaire et unité chrétienne, op. cit., p. 420-421, et Communität Christusbruderschaft (dir.), Denn er hatte seinem Gott vertraut. Zum Gedenken an Walter Hümmer, Selbitz, 1999.

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Les contacts du frère hollandais avec divers groupes et milieux des Églises luthériennes et réformées allemandes continuèrent ensuite pendant son séjour à Bonn, avec aussi l’objectif de repérer le lieu le plus approprié pour installer une petite fraternité en Allemagne où déjà se profilaient plusieurs nouvelles vocations : pendant la seule année 1956, cinq jeunes allemands entrèrent en effet au noviciat à Taizé171 — Wilfried Warneck, Kurt Wohlrab, Volker Eckert (fr. Gabriel), Ulrich Schön et Gerhardt Schweder (fr. Bernard) —, qui, cependant, dans les années suivantes, et à des moments différents, quitteront tous la communauté. À l’automne 1955, alors que diverses possibilités commençaient à être prises en considération, une petite fraternité s’installa provisoirement au foyer d’étudiants de Bonn, où fr. Laurent, assistant de l’aumônier de la paroisse universitaire locale appelée du nom de Bonhoeffer, et responsable du cercle œcuménique de celle-ci, fut rejoint par Adrien Quarles van Ufford et par le suisse Heinz Rudolf (fr. Marc), lui-même arrivé à Taizé en 1954172. Ce dernier commencera à travailler comme illustrateur de livres, tandis que fr. Adrien effectuera des séjours en Hesse et en Rhénanie du Nord pour évaluer des propositions de ministère qui avaient été faites à la communauté ; dans ce même but, en janvier 1956, Schutz lui-même fera un bref voyage en Allemagne173. Pour sa part, fr. Laurent pendant une année assurera tour à tour la conduite des activités œcuméniques de la « Dietrich-Bonhoeffer-Haus », la direction spirituelle des étudiants, la collaboration à des initiatives de la CIMADE avec les réfugiés, la participation à un cercle d’étude sur l’histoire allemande dans les années du nazisme, et une intense activité de visites et de contacts : il rencontra en particulier Helmut Gollwitzer, professeur de théologie à l’université de Bonn jusqu’en 1957, et figure de proue de l’Église confessante allemande, qui aurait bien envisagé pour la communauté un ministère des retraites174. À la recherche de contacts au-delà du rideau de fer, fr. Laurent se verra refuser la permission de se rendre à Greifswald, dans le Mecklemburg, à l’automne 1955, mais néanmoins il pourra passer « une semaine démocratique » à Berlin Est dans une paroisse d’étudiants universitaires ; une paroisse qui, grâce à la foi et dans la situation d’oppression extérieure grandissante, était comme « une espèce d’abri, de chez-soi », où résister humainement dans un contexte de total contrôle et de défiance réciproque175. C’est à ces journées passées à Berlin — où à la fin de l’année se rendra aussi fr. François pour participer à deux rencontres théologiques176 — que remonte en particulier la rencontre

171 Cf. JF, 3-30 septembre 1955, 5 décembre 1955-17 janvier 1956 et 30 août-17 septembre 1956. 172 Cf. 1er-28 février 1955 et 1er octobre-14 novembre 1955. Sur la présence des frères de Taizé à Bonn dans la « Dietrich-Bonhoeffer-Haus », cf. la référence de Ch. Höfmann, Dass unser Hoffen dem Wissen standhält : Pinneberger Friedensgebete, Bremen, 2010, p. 184. 173 Cf. JF, JF, 1er octobre-14 novembre 1955, 18 janvier-25 février 1956, 26 février-21 mars 1956 et 26 juillet-29 août 1956, DT. 174 Cf. en particulier JF, 1er octobre-14 novembre 1955 et 26 juillet-29 août 1956. 175 Cf. JF, 15 novembre-4 décembre 1955. 176 Cf. JF, 5 décembre 1955-17 janvier 1956.

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de fr. Laurent avec le pasteur Albrecht Schönherr, dernier étudiant survivant du séminaire dirigé par Bonhoeffer et figure-clé de l’Église de l’après-guerre en Allemagne de l’Est ; après avoir dirigé, de 1951 à 1962, un séminaire dans le Brandebourg en s’inspirant de l’expérience de Finkenwalde, il deviendra, après la construction du mur et la division du diocèse, administrateur puis évêque de Berlin-Brandebourg177. Ce sera la naissance d’une longue amitié ; déjà en visite à Taizé au cours de l’été 1956, Schönherr mettra bientôt tout en œuvre afin de destiner une église et une maison du Brandebourg à l’accueil d’une fraternité178. Comme on pouvait le prévoir, ce projet ne parvint pas à se réaliser, faute de permission de l’État. Alors les alternatives les plus concrètes pour l’installation de quelques frères furent essentiellement au nombre de deux : Cornberg, village situé au cœur de l’Allemagne, très proche de la frontière avec la DDR, où les autorités civiles et les responsables de l’Église évangélique de la Hesse mettaient à disposition des bâtiments et une église à restaurer, et Schwerte, près de Dortmund, où l’Église évangélique de la Westphalie avait ouvert, dans une ancienne propriété de l’aristocratie le long de la Ruhr, une résidence d’étudiants, « Haus Villigst », qui offrait à des jeunes universitaires la possibilité de faire une expérience de vie communautaire, en associant à l’étude de courts stages de travail dans les aciéries ou dans les mines de la zone179. Après de longues tractations à Cornberg et une rencontre avec l’évêque Adolf Wüstemann, qui avait mis en garde les frères contre des rapports trop étroits avec les mouvements allemands de Hochkirche, et les avaient prévenus d’une possible défiance de la part des paroisses réformées proches du village où ils pensaient s’installer, le choix tomba alors sur le Studienwerk de Villigst ; là, à l’automne 1956 et jusqu’à l’hiver 1959, s’installeront fr. Marc et fr. Adrien, bientôt rejoints par fr. Yann, embauché comme « vicaire » auprès 177 Sur Albrecht Schönherr, cf. N. Ehrhart, « Schönherr, Albrecht », in Wer war wer in der DDR ?, Berlin, 2010, vol. 2 et son autobiographie,… aber die Zeit war nicht verloren : Erinnerungen eines Altbischofs, Berlin, 1993. Cf. aussi R.F. Goeckel, « Church and Society in the GDR : Historical Legacies and “mature Socialism” », International Journal of Sociology, 18/4 (1988), p. 210-227 ; J. Althausen, « The Churches in the GDR between Accomodation and Resistance », Occasional Papers on Religion in Eastern Europe, 13/6 (1993), p. 21-35, et W.R. Tyndale, Protestants in Communist East Germanyt : in the Storm of the World, Farnham-Burlington, VT, 2010, p. 36 sqq. 178 Cf. JF, 5 décembre 1955-17 janvier 1956. 179 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956, 22 mars-10 avril 1956 et 14 juin-25 juillet 1956. Sur la « Haus Villigst » et sur la figure de son directeur, Hellmuth Keusen, converti du catholicisme et ancien directeur de l’hôpital de Düsseldorf, cf. un article du Time du 3 août 1953, p. 40. Cf. aussi Haus Villigst : Sozialamt der Evangelische Kirche von Westfalen, Villigst, 1972 ; A.A. Kessler, Schule, Religionsunterricht und Kirchlicher Unterricht im Wandel : das Katechetische Amt und Pädagogische Institut der Evangelischen Kirche von Westfalen (1939-1999), Bielefeld, 2000, p. 99 ; H. Scherf, Den Wechselgeschafft. Breunning Aufänge in Villigst, et G. Folksers, « Der patriarchalische Charismatiker », in G. Folkers, E. DangelPelloquin, U. Kleinert (dir.), Hans-Albrecht Breuning – Mann des Anstoßes in Zeiten der Studentenbewegung. Ein Gedenkbuch, Münster, 2014, p. 13-14 et p. 81-87.

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des étudiants de « Haus Villigst »180. L’activité de fr. Marc dans un atelier de peinture et de fabrication de verre coloré contribuera à la subsistance de la fraternité ; quant à fr. Adrien, il partagera son temps entre un ministère de retraites et de conférences — qui, en janvier 1957, l’amènera à Berlin pour passer deux journées avec un soixantaine de jeunes de la DDR —, et la collaboration au Sozialamt, autre programme de « Haus Villigst », qui réunissait périodiquement industriels, mineurs et ouvriers de la région pour un échange181. À ce titre, il fera un stage d’un mois dans une entreprise minière où il s’occupera surtout de l’assistance aux mineurs qui arrivaient de l’Est182. Au début les frères furent enthousiastes de la « vie mouvementée, très active et passionnante » conduite à Villigst, où le directeur de la petite communauté étudiante, Helmuth Keusen, aurait souhaité rendre permanente leur présence à Schwerte ; mais bientôt ils commencèrent à douter de la fécondité de leur présence dans un contexte où le signe d’unité de la communauté ne pouvait pas se manifester pleinement183. Certes, la présence à Westphalie offrait des occasions de rencontres et des stimulants intéressants, notamment l’écho touchant du voyage à Moscou d’une délégation d’Églises allemandes qui a poussé encore plus à « diriger nos regards vers les pays au-delà du rideau de fer184 ». Cependant, l’insatisfaction face à une vie de fraternité très limitée fera opter pour la recherche d’un autre lieu qui garantisse un plus grand témoignage de vie fraternelle et surtout une certaine indépendance par rapport aux « puissantes » structures ecclésiales allemandes185. 3.2. En Algérie pendant la guerre

Une autre expérience en particulier, par sa durée décennale, par ses implications et son impact, marquera d’autre part l’évolution de la communauté et sa manière de décliner l’exigence de l’unité : celle des deux premières fraternités qui s’étaient constituées presque simultanément sur les deux rives de la Méditerranée, à Alger et à Marseille, à la veille du déclenchement de la guerre d’Algérie, un conflit qui les mettra toutes les deux face à la réalité de la violence tant du système colonial français que du nationalisme algérien. La présence de quelques frères de Taizé dans la ville portuaire et dans la périphérie Est d’Alger démarra en effet un an environ avant la nuit de ce qu’on a appelé la « Toussaint rouge » de 1954, qui marqua, à la suite d’une série d’attentats en plusieurs endroits du pays, le début de la guerre d’indépendance de l’Algérie

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Cf. JF, 26 juillet-29 août 1956, 30 août-17 septembre 1956, et 5 décembre 1956-31 janvier 1957. Cf. JF, 11 novembre-4 décembre 1956, 5 décembre 1956-31 janvier 1957. Cf. JF, 6-31 mai 1957, 24 juin-18 juillet 1957, DT. Cf JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957, 18 décembre 1957-28 janvier 1958 et 25 mars-20 avril 1958. 184 « Où vivent des chrétiens avides de contacts, où peut-être il y aurait des possibilités œcuméniques formidables » ; cf. JF, 1er-16 juin 1958, DT. 185 Cf. JF, 28 novembre 1958-12 janvier 1959, DT.

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vis-à-vis de la domination coloniale française : huit ans de conflit sanglant qui, jusqu’en 1962, mobilisera en France toute une génération et divisera, avec une radicalisation sans précédents, le christianisme français, aussi bien catholique que protestant186. L’expérience de Taizé en Algérie, légèrement plus longue que celle de Marseille, commença à l’automne 1953 par le séjour des suisses Éric de Saussure et André Berruex au noviciat des Petits frères de Charles de Foucauld à El-Abiodh ; depuis longtemps, en fait, Schutz et Voillaume désiraient que des frères aient une occasion de partager leur vie et de se connaître mutuellement de manière plus proche187. La perspective était déjà clairement celle d’une permanence en terre algérienne, puisqu’en novembre le vicaire apostolique du Sahara, Georges Mercier, depuis 1955 premier évêque du diocèse de Laghouat, offrit son soutien aux projets de fraternité de la communauté : « l’apostolat en Islam n’a jamais été aussi urgent que maintenant188 ». Les premiers contacts algériens de fr. Éric et de fr. André furent donc ceux qu’ils prirent avec les fraternités des Petits frères et des Petites sœurs de Jésus à Oran, Saida, El-Abiodh, Toughourt, Ghardaia et « sous la tente », parmi les nomades du Sahara ; à leur arrivée, ils souhaitèrent aussi rencontrer les Pères blancs d’El Bayadh, sur les Hauts Plateaux des steppes de l’Atlas189. Avec les Sœurs blanches et la Mission Rolland en Kabylie, il s’agissait de fait des seuls religieux engagés en milieu exclusivement musulman avant la venue en Algérie, en 1948, des religieux de la famille de Charles de Foucauld. La Mission Rolland, de type mennonite, avait été lancée en 1908 à Tizi-Ouzou par deux missionnaires non-conformistes anglais, et confiée ensuite par les autorités françaises à un protestant du Pays de Montbéliard190 ; elle fut aussi visitée,

186 Cf. F. Bédarida, É. Fouilloux (dir.), « La guerre d’Algérie et les chrétiens », Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, 9 (octobre 1988), et É. Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 1968, Paris, 2008. Concernant le monde protestant, cf. en particulier, à côté de nombreux textes de témoignages, G. Adams, The Call of Conscience. French Protestant Responses to Algerian War, 1954-1962, Waterloo, ON, 1998, et P. Bolle, « Les instances dirigeantes du protestantisme français face à la Guerre d’Algérie », in Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 150/4 (2004), p. 643-657. Cf. aussi B. Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, 20064, p. 9 sqq. 187 Cf. JF, 20 septembre-14 octobre 1953, DT. Sur l’importance de la fraternité de formation à El-Abiodh, décisive jusqu’en 1956, cf. Voillaume, Charles de Foucauld et ses premiers disciples, op. cit., p. 398 sqq. 188 Cf. JF, 3-30 novembre 1953. 189 Cf. JF, 20 septembre-14 octobre 1953. Sur les fraternités nomades, cf. la Liste des fraternités d’après leur date de fondation et leur durée entre les années 1956-1960, 2 p. dact., APF, et Petite sœur Annie de Jésus, Petite sœur Magdeleine de Jésus, Paris, 2008, p. 63. Sur l’expérience des fraternités algériennes des Petits frères de Jésus pendant les années de la guerre d’indépendance, cf. en particulier L. Saïd Kergoat, Frères contemplatifs en zone de combats. Algérie, 1954-1962 (Willaya IV), Paris, 2005. 190 Sur la Mission Rolland, cf. Adams, The Call of Conscience, op. cit., p. 14-15, et B. Roussel, « Pasteur en Algérie (1960-1962), puis historien », Les Cahiers d’EMAM, 23 (2014), p. 19-44. Plus généralement, sur l’histoire de la présence protestante en Algérie, cf. en particulier

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en décembre 1953, par les deux frères de Taizé qui en retirèrent l’impression négative d’une approche encore très paternaliste, animée par un « zèle dévorant », louable, mais non dépourvu de « naïveté et maladresses »191. « C’est encore trop l’œuvre et on table trop sur la misère pour amener les gens au Christ », relatera en particulier à la communauté Éric de Saussure dans un bilan des premières rencontres dans le désert, qui l’avaient confirmé toujours plus clairement dans la conviction « que le seul apostolat qui soit vrai actuellement est celui des Petits frères. Aimer silencieusement et travailler de ses mains »192. Les deux mois passés dans le désert algérien, d’octobre à décembre 1953, offrirent en effet surtout la possibilité d’approfondir la spiritualité et la vie communautaire des Petits frères193. De leur forme de vie, fr. Éric et fr. André apprécièrent la fraternité de l’accueil, la présence au milieu des arabes, le silence, la rigueur de l’ascèse, le dépouillement du désert qui poussait fortement à la prière et à l’adoration, le cheminement vers l’inutilité et le renoncement, un constant tressaillement d’enfant, « très thérésien », qui, après avoir initialement irrité, finissait par subjuguer194. Mais par ailleurs les deux frères mesurèrent aussi la distance qui les séparait de cette forme de vie lorsqu’ils saisirent la permanence d’un certain esprit de prosélytisme ou lorsqu’ils constatèrent la place que les dévotions mariales et l’adoration eucharistique prenaient dans la prière, ainsi qu’une insuffisante sensibilité œcuménique et l’absence d’intercession spontanée. « Plus on vit cette existence et plus s’accentue la différence et aussi la communion de nous à eux. […] Je comprends maintenant mieux qu’avant pourquoi nous sommes réformés », écrivit encore de Saussure en novembre 1953, au lendemain d’une semaine passée avec les fraternités nomades195. Malgré ces différences, une amitié durable et profonde se noua avec les Petits frères à El-Abiodh. Elle se consolidera surtout pendant les trois semaines de la khaloua, pèlerinage de Carême de plus de 600 kilomètres à

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Z. Aït Abdelmalek, Protestants en Algérie. Le protestantisme et son action missionnaire en Algérie au xixe et xxe siècles, Paris, 2004. Cf. aussi la thèse de doctorat de D. S. Fontaine, Decolonizing christianity : grassroots ecumenism in France and Algeria, 1940-1965, (dirigée par B.G. Smith), soutenue à la State University of New Jersey en mai 2011, p. 189, et ses publications ultérieures : « Treason or Charity ? Christian Missions on Trial and the Decolonization of Algeria », International Journal of Middle East Studies, 44 (novembre 2012), p. 733-753 ; « Les institutions catholiques et protestantes et la guerre de libération algérienne », Le carnet des Glycines, numéro monographique sur « Des chrétiens dans la guerre, 1954-1962. Journée d’étude – Samedi 25 mai 2013 », http://glycines.hypotheses.org ; Decolonizing Christianity : Religion and the End of Empire in France and Algeria, Cambridge, 2015. Cf. JF, 15 janvier-7 février 1954. Ibid. Témoignage d’Antoine Chatelard (correspondance du 21 décembre 2015). Cf. JF, 15 octobre-2 novembre 1953 et 3-30 novembre 1953. Pour quelques souvenirs de la présence en Algérie, cf. aussi de Saussure, Éric, Taizé, op. cit., p. 18. Cf. JF, 3-30 novembre 1953.

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pied dans le désert jusqu’à Beni-Abbès, l’ancien oasis au sud d’Oran où, en 1901, Charles de Foucauld s’était établi dans l’espoir d’entrer en contact avec les marocains du Sud196. La longue marche dans le silence du Sahara, qui depuis 1950 était devenue un élément caractéristique de la formation des novices d’El-Abiodh, laissera chez les deux frères de Taizé, à la vue du Grand Erg, le souvenir indélébile de la « gratuité de la création », mais elle laissera surtout le souvenir de ce qu’ils avaient reçu de la spiritualité de leurs compagnons de voyage, à la fois très proche et très éloignée de la leur : « Nous avons un peu appris à prier sans parole, à faire de la prière un simple acte d’abandon de soi », écrivirent-ils à la communauté en mars 1954, avant l’installation d’Éric de Saussure à Alger et le voyage de fr. André jusqu’à l’extrême Sud de l’Algérie pour visiter des missions des Pères blancs et rencontrer des protestants isolés et disséminés197. Dans la capitale aussi, les premiers points de référence furent probablement deux fraternités des Petits frères : l’une où ils travaillaient comme dockers, l’autre où ils étaient ouvriers installés près de la paroisse catholique de Hussein-Dey, commune très peuplée située à la périphérie orientale d’Alger et habitée par une population mixte d’arabes et de pieds-noirs198. Ce fut dans le « tonneau », baraque métallique, résidu de la guerre, mise à la disposition des Petits frères par la municipalité de Hussein-Dey, que logèrent provisoirement de Saussure et le pasteur Berruex, une fois arrivés à Alger ; et c’est encore là que sera accueilli aussi fr. Roger fin janvier 1954 à l’occasion de sa première visite en Algérie, après un bref passage par Tunis199. Invité par la « Post-Fédé » pour donner pendant la semaine de prière pour l’unité une conférence sur les relations œcuméniques, ainsi que par les Petits frères et les Petites sœurs de Jésus, qui avaient elles aussi deux fraternités dans la capitale algérienne, l’une pour l’étude de l’arabe, l’autre dans le bidonville d’El-Kettar, Schutz saisit en effet l’occasion de connaître certaines des réalités et des expériences du christianisme minoritaire en Algérie, en vue de choisir un lieu pour une première fraternité200. Il rencontra en particulier deux des quatre paroisses protestantes d’Alger où vivaient une partie importante des presque 6 000 fidèles de l’Église réformée en Algérie, XVIe région de l’ERF ; la Mission Rolland de Tizi-Ouzou ; un groupe de La Vie Nouvelle, association 196 Cf. Voillaume, Charles de Foucauld et ses premiers disciples, op. cit., p. 373, et Henry, « Les fraternités Charles de Foucauld », art. cit. 197 Cf. JF, 1er-19 mars 1954 et 20 mars-8 avril 1954. Cf. aussi le témoignage déjà évoqué de A. Chatelard et de fr. Éric, de Saussure, Éric, Taizé, op. cit., p. 18 : « Cette aventure au Sahara m’aura beaucoup marqué et mon goût actuel pour la solitude, le silence, la simplicité de vie, date en partie de là ». 198 Cf. Henry, « Les fraternités Charles de Foucauld », art. cit. Cf. aussi Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 236, et surtout P. Couette, Marie-Renée Chéné (1911-2000). Pionnière de l’action sociale, s. l., 2012, p. 54 sqq. 199 Cf. JF, 15 janvier-7 février 1954, et le témoignage de Nelly Forget et de Ellen Daclin (correspondance respectivement du 18 décembre 2015 et du 9 janvier 2016). 200 Cf. JF, 15 janvier-7 février 1954, et Henry, « Les fraternités Charles de Foucauld », art. cit.

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indépendante née à la fin des années 40 du Scoutisme catholique français et inspirée par le personnalisme de Mounier ; et surtout les fraternités de Charles de Foucauld, dont l’« action rayonnante […], dans les dures conditions des milieux arabes misérables, est unanimement admirée »201. Diverses possibilités s’ouvraient : si les pasteurs Henri Capieu, bientôt militant actif contre la torture, et André Chatoney, président de la région algérienne de l’ERF, sollicitaient avec insistance la présence d’un ou deux frères de Taizé pour des secteurs de leurs paroisses, l’arabisant Jean Bichon, professeur à l’Université d’Alger, envisageait plutôt la création par les frères d’un centre de travail artisanal facile, accessible à des personnes sans ressources202. Mais il ne fut pas difficile d’opter tout de suite pour les bidonvilles de Hussein-Dey. « C’est donc là pour le moment qu’aboutissent les prospections des frères en Algérie », lisait-on dans le Journal des frères après la visite à Alger de fr. Roger : « Ni dans le Sud, ni en Kabylie, mais au plus urgent, au plus scandaleux : ces banlieues sordides où des milliers d’hommes vivent détestés ou pire méprisés ou méconnus203 ». En d’autres termes, à une Église encore presque exclusivement destinée au monde colonial, qui vivait « embourgeoisée », éloignée et isolée d’un monde musulman que pourtant elle côtoyait quotidiennement, les frères préférèrent tout de suite l’immersion « au cœur d’un monde nouveau en gestation » ; là se trouvaient en effet des vocations analogues à la leur, on pressentait un temps où le Christ rendrait visible l’Église invisible, et là, surtout, pouvaient s’ouvrir des espaces de dialogue et de fraternité entre deux communautés — européenne et musulmane — qui vivaient de manière absolument parallèle204.

201 « Notre frère leur a demandé où ils puisent cette force constante. Réponse immédiate : dans l’heure d’adoration silencieuse quotidienne. La contemplation porte aussitôt son fruit dans le monde » ; cf. encore JF, 15 janvier-7 février 1954. Sur l’histoire de la présence de l’ERF à Alger, cf. G. Cadier-Rey, « Formation d’une paroisse, formation d’une colonie. Organisation et sociologie de la paroisse protestante d’Alger dans ses premières années », in F. Bourillon, R. Fabre R, M. Rapoport (dir.), Affirmations de foi. Études d’histoire religieuse et culturelle offertes à André Encrevé, Pompignac, 2012, p. 43-51. Sur l’association crée en 1947 par André Cruiziat et Pierre Goutet, cf. J. Lestavel, La Vie Nouvelle, Histoire d’un mouvement inclassable, Paris, 1994. 202 Sur la figure du pasteur Capieu, cf. R. Parmentier, Durant la guerre d’Algérie. Protestants français devant l’appel des 121, Paris, 2008, p. 34, et A. Encrevé, « Réforme face à la guerre d’Algérie », « Introduction » à L. Fraysse, A. Nouis, Regards sur une tragédie : Réforme et la guerre d’Algérie, Genève, 2013, p. 11-16. Sur le président du Conseil régional de l’Église réformée d’Algérie, cf. l’article biographique « Chatoney André » de P. Cabanel in DBPF, I, p. 662-663, et Adams, The Call of Conscience, op. cit., passim. Sur Jean Bichon, cf. l’article « Bichon Jean » de P. Cabanel, in DBPF, I, p. 297-298, et L. Theis, « Deux protestants en Algérie pendant la guerre » : Jean Bichon et Éric Westphal », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 150/4, p. 755-785. 203 Cf. JF, 15 janvier-7 février 1954. 204 Cf. JF, 1er-14 décembre 1953. Cf. aussi R. Khettab, Frères et compagnons : dictionnaire biographique d’algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération, 1954-1962, Boudouaou, 20162.

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Connue pour son dynamisme ouvrier mais aussi pour ses bidonvilles (Oued Ouchaia, Bel Air et Boubsila-Bérardi), Hussein-Dey était de fait une réalité particulière, pôle d’attraction pour plusieurs groupes de jeunes chrétiens et musulmans engagé sur le terrain social et désireux de mettre en cause les frontières de la colonisation205. C’est dans cette périphérie peuplée qu’au début des années 50 les Scouts musulmans, le Service civil international et l’Association des étudiants catholiques d’Algérie avaient créé l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale : un groupe qui réunissait, pour la première fois, des jeunes algériens et français ayant comme objectif de contribuer à améliorer les conditions de vie d’environ 25 000 personnes entassées dans des baraques adossées les unes aux autres et dépourvues de tout service206. La paroisse catholique de Hussein-Dey avait particulièrement contribué à la naissance de ce singulier laboratoire de collaboration entre Français et Algériens qui se reconnaissaient solidaires dans un projet commun. Paroisse très vivante, elle était dirigée par le curé pied-noir Jean Scotto, un des pionniers de l’effort chrétien pour changer les attitudes sociales et spirituelles de la communauté française à l’égard de la communauté musulmane207. Arrivé à Hussein-Dey en 1949, avec la bénédiction de l’archevêque d’Alger, Augustin-Fernand Leynaud, Jean Scotto avait réussi à appeler comme vicaires de la paroisses deux prêtres de la Mission de France, dont il sera ensuite nommé responsable régional ; avec cette équipe, « le curé communiste » —  comme il était surnommé — avait bientôt commencé un audacieux renouveau pastoral, aussi bien sur les terrains liturgique et catéchétique que social. Son engagement fut en particulier déterminant pour la création de deux premiers centres socio-éducatifs qui deviendront le modèle d’un projet gouvernemental lancé en 1955 par le nouveau gouverneur d’Algérie, Jacques Soustelle. L’objectif était de canaliser une effervescence d’initiatives que de divers côtés l’on commençait à regarder avec suspicion par crainte de collusion avec le nationalisme algérien208.

205 Cf. Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 236 sqq., et B. Ferhati, « Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie (1955-1962). Et si le bidonville d’Oued Ouchaia se souvenait de sœur Ghana » ? », Le carnet des Glycines, numéro monographique sur « Des chrétiens dans la guerre, 1954-1962. Journée d’étude – Samedi 25 mai 2013 », http://glycines. hypotheses.org. 206 Cf. M.-R. Chéné, Treize ans d’histoire d’un bidonville algérien « Bubs’ila » 1950-1963, Mémoire de l’École Pratique des Hautes Études, Paris 1963 (dirigé par Germaine Tillion). 207 Cf. J. Scotto, Curé pied-noir, évêque algérien. Souvenirs recueillis par Charles Ehlinger, Paris, 1991, et S. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie : L’action de la Mission de France, Paris, 2004, p. 16 sqq. 208 Cf. G. Chambat, « Germaine Tillion et l’aventure algérienne des Centres Sociaux », N’Autre École, 23 décembre 2012, http://www.cnt-f.org/nautreecole ; Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 250 ; Couette, Marie-Renée Chéné, op. cit., p. 62 sqq. Sur la nomination de Jacques Soustelle comme gouverneur général, cf. G. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, dalla guerra di liberazione al fondamentalismo islamico, Milano, 1998, p. 80.

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Œcuménique par propension naturelle, Jean Scotto, l’un des premiers prêtres en Algérie à organiser la semaine de prière pour l’unité, ne tarda pas à impliquer Éric de Saussure dans certains des projets engagés par sa paroisse. Le frère de Taizé, invité à décorer avec son art essentiel la nouvelle église de Hussein-Dey, partagea ainsi pendant plusieurs mois la vie et la prière de la première équipe de la Mission de France en terre algérienne ; en même temps, il commença à collaborer à une enquête sur les conditions de vie des habitants de Boubsila-Bérardi, qui avait été organisée par le groupe réuni autour de Marie-Renée Chéné, principale animatrice des premiers centres sociaux d’Alger209. Active militante de La Vie Nouvelle arrivée en Algérie en 1950, celle-ci avait promu, avec des jeunes volontaires du Service civil international, l’ouverture d’un dispensaire, l’organisation de cours d’alphabétisation et un plan d’amélioration des routes et de la signalisation du bidonville. C’est à ce dernier projet en particulier que collabora Éric de Saussure, rejoint à HusseinDey, après le départ d’André Berruex, par un autre frère suisse, Ami Guignard. Marguerite de Beaumont de la communauté de Grandchamp arriva aussi en Algérie trois jours après le début de la guerre en novembre 1954210. À elle se joignirent ensuite, en juin 1955, deux autres sœurs de sa communauté, dont Renée Schmutz, qui inaugurera une présence en Afrique du Nord de plusieurs dizaines d’années. La venue à Alger de la communauté féminine suisse avait été directement sollicitée par Schutz après sa rencontre, en janvier 1954, avec une volontaire genevoise, Raquel Jacquet, qui avec des moyens très modestes avait ouvert une école pour les petites filles de Boubsila-Bérardi ; déjà malade à cause des très mauvaises conditions sanitaires dans lesquelles elle vivait, et sur le point de rentrer en Suisse où elle décèdera près d’un an plus tard, ce fut cette jeune collaboratrice de Marie-Renée Chéné qui fit naître en Schutz l’idée d’une petite fraternité féminine qui pourrait épauler celle de Taizé avec l’objectif commun de contribuer à la « survie » des gens dans les bidonvilles d’Alger211. La baraque en bois des sœurs de Grandchamp, sans eau ni électricité, construite par les frères et inaugurée en juin 1955, deviendra ainsi un signe de la présence d’un « petit reste » de religieux pour lesquels demeurer dans une périphérie bientôt durement secouée par la violence de la guerre sera une école œcuménique hors pair212. « À Alger, nous trouvons Frère Éric […], qui va essayer de me faire une peinture de Notre-Dame du monde entier… Nous prenons notre repas avec deux frères de la Mission protestante de Taizé.

209 Cf. Scotto, Curé pied-noir, évêque algérien, op. cit., p. 80-84, et l’Étude sociale du bidonville de Boubsila dit Berardi à Hussein Dey, s.n., Alger, 1955 (Préface de Georgette Soustelle), où sont reproduites plusieurs illustrations d’Éric de Saussure. Cf. aussi Couette, Marie-Renée Chéné, op. cit., p. 242-243. 210 Cf. JF, 22 novembre-15 décembre 1954, et Ferhati, « Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie », art. cit. 211 Cf. ibid. et Couette, Marie-Renée Chéné, op. cit., p. 166. 212 Cf. JF, 22 novembre-15 décembre 1954, Ferhati, « Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie », art. cit.

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Nous sommes très unis dans l’amour fraternel », écrivait dans son journal Petite sœur Magdeleine, qui rendit visite aux deux fraternités d’Alger213. Et elle ajoutait, commentant l’arrivée imminente de quelques sœurs de Grandchamp dans un bidonville de Hussein-Dey, au lendemain des premières opérations importantes de l’armée française en Algérie : « Nous les accueillerons avec joie, mais il faudra éviter les confusions214 ». Au moment où, après août 1955, la guerre deviendra totale aussi bien pour les Français que pour les Algériens, la fraternité des frères à Hussein-Dey — agrandie par l’entrée dans la communauté du lyonnais Pierre Étienne, consacré pasteur à Alger en 1952, puis par la venue pour quelque temps de l’espagnol fr. José — expérimente et contribue de façon déterminante au surgissement d’un œcuménisme de base à partir de la recherche commune d’une solidarité de destin avec les amitiés qui naissent sur les frontières du conflit ; un œcuménisme qui ne présuppose pas de discussion explicite de l’étroite interrelation entre colonialisme et évangélisation, mais s’élargit, naturellement, au-delà du périmètre des différentes confession chrétiennes et conduit inévitablement à comprendre, par la vie quotidienne dans les bidonvilles, le désir d’indépendance de la population algérienne215. Je crois que rien de ce que nous faisons par amour n’est perdu et ce soir même j’ai été à la messe melkite avec tout un groupe d’amis musulmans. Le dernier espoir de l’Algérie ce sont ces contacts et on trouve une telle amitié parmi ceux mêmes qui ont été emprisonnés ou torturés qu’il faut s’y donner le plus possible…216 Voilà ce qu’écrivait Éric de Saussure à la veille de la visite à Alger du premier ministre français Guy Mollet, accueilli en février 1957 avec des fortes manifestations d’hostilités de la part de la population d’origine européenne à cause du projet, ensuite avorté, d’adopter sur le conflit une ligne plus libérale. Dans la même lettre à la communauté, le frère de Taizé rajoutait : Je suis aussi frappé de ce que les plus nationalistes ont appris à estimer les chrétiens dans la mesure où ceux-ci se montrent ouverts à leur égard. Aujourd’hui nous pouvons affirmer que si nous avons à craindre quelqu’un ce sont bien plus les poujadistes que les Arabes… On ne peut pas imaginer le durcissement des Européens d’ici217.

213 Cf. un extrait du Diaire de Petite sœur Magdeleine daté du 26 janvier 1955, APS. 214 Ibid. 215 Cf. JF, 5 décembre 1955-17 janvier 1956 et 18 janvier-25 février 1956. Cf. aussi Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 85 sqq., et Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 24-25. 216 Cf. JF, 18 janvier-25 février1956, et Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 21-22. 217 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956.

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C’est dans ce contexte, où la fraternité se propose d’être une « présence d’amitié » parmi les musulmans et dans les Églises, que se nouent des relations œcuméniques significatives et des liens de solidarité avec certains des chrétiens qui, par des voies différentes, sont plus sensibilisés à la cause algérienne218. Du côté catholique, il y a tout d’abord l’amitié avec les Petits frères, et en particulier avec le responsable des fraternités algériennes, Edouard George, chez qui fr. Ami séjournera pendant quelques semaines219. Mais bientôt s’y ajouta aussi celle de l’abbé Jean Tissot, proche collaborateur du nouvel archevêque d’Alger, Léon-Étienne Duval, arrivé de Constantine en février 1954 avec une réputation d’avant-garde dans le dialogue au sein d’un clergé profondément diversifié du point de vue politique et théologique, et avec le clair objectif de s’engager de manière déterminée en faveur de la justice sociale et d’une cohabitation pacifique entre les deux communautés religieuses220. Secrétaire de Duval et homme aux multiples contacts, ayant des amitiés dans toutes les classes sociales et dans tous les quartiers de la ville, Jean Tissot participa avec les frères de Taizé, en janvier 1956, à une soirée bondée, organisée à l’occasion d’une visite d’Albert Camus à Alger, afin de réfléchir aux conditions d’une trêve civile pouvant préparer le chemin à une réconciliation entre les deux communautés221. Interrompue par les protestations des ultras européens, la rencontre — à laquelle assistaient le leader nationaliste modéré Ferhat Abbas et un certain nombre d’intellectuels musulmans — vit aussi la participation de quelques pasteurs parmi les plus proches de la fraternité : Henri Capieu et Max-Alain Chevallier, nouvel administrateur de la paroisse réformée de Hussein-Dey, ancien secrétaire de la « Fédé » en France et plus tard, en 1961, élu président du Conseil synodal de l’ERF en Algérie222. Ce dernier, arrivé à Hussein-Dey en septembre 1955, fut l’initiateur d’un mouvement protestant plus libéral qui cherchait à promouvoir un changement de mentalité dans la minorité européenne ; ce fut surtout avec lui que les frères nouèrent un rapport d’amitié durable qui s’élargit tout naturellement aux sœurs de Grandchamp

218 Cf. JF, 22 mars-10 avril 1956. Cf. aussi J. Bocquet, « Un dreyfusisme chrétien face à la guerre d’Algérie », in Pelletier, Schlegel (dir), À la gauche du Christ, op. cit., p. 227-246. 219 Cf. JF, 21 février-16 mars 1957. 220 Cf. JF, 2 juin-2 juillet 1954, M-C. Ray, Le Cardinal Duval. Un homme d’espérance en Algérie, Paris, 1998, p. 57 sqq., et Fontaine, Les institutions catholiques et protestantes et la guerre de libération algérienne, op. cit. Sur le cardinal Duval, cf. aussi M. Impagliazzo, Duval d’Algeria. Una Chiesa tra Europa e mondo arabo (1946-1988), Roma, 1994. 221 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956, Adams, The Call of Conscience, op. cit., p. 47, et Ray, Le Cardinal Duval, op. cit., p. 77-78. Cf. aussi A. Vircondelet, Albert Camus, fils d’Alger, Paris, 2010, et J. Guérin, « La guerre d’Algérie et les articles de Camus dans L’Express », in A. Spiquel, A. Schaffner (éd.), Albert Camus : l’exigence morale. Hommage à Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, 2006, p. 83-104. 222 Sur le pasteur Chevallier, cf. l’article biographique « Chevallier Max-Alain Pierre », de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 127, maintenant aussi DBPF, I, p. 681-682, et Roussel, « Pasteur en Algérie (1960-1962), puis historien », art. cit. Sur Ferhat Abbas cf. B. Stora, Z. Daoud, Ferhat Abbas. Une autre Algérie, Alger-Paris, 1995.

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et aux diaconesses de Reuilly, présentes elles aussi, dans les bidonvilles de la périphérie d’Alger223. Mais bien d’autres liens étroits furent encore établis entre la proclamation de l’état d’urgence dans toute l’Algérie en avril 1955 et les mois tragiques de la « bataille d’Alger », qui, durant le premier semestre 1957, opposa les parachutistes du général Massu et les commandos terroristes de Yacef Saadi, lorsque, au moment du recours massif à la torture dans l’action contre la guérilla, de nombreux chrétiens, sur les deux rives de la Méditerranée, auront un rôle décisif dans le réveil des consciences224. « Ce soir nous avons chez nous une vaste réunion : tous les pasteurs et tous ceux qui s’intéressent aux questions arabes », écrivait de Saussure dans l’hiver 1956, avant un voyage dans le sud de l’Algérie avec fr. Pierre Étienne et sœur Renée de Grandchamp, alors que la peur était un « poison irraisonné » et qu’on vivait « dans une effrayante tension »225. « Nous ne faisons rien d’imprudent mais nous prenons nos responsabilités. Nous n’hésitons pas devant des devoirs de ministère comme les contacts qui ont motivé par exemple notre voyage à Aumale226 et Bou Saada… », rapportait-il ensuite, avant son retour à Taizé en été 1956, dans sa dernière lettre d’Algérie, où il commentait son périple dans le sud de la Kabylie : « Il est clair — ajoutait-il — que nous pouvons être arrêtés d’un jour à l’autre, mais ce serait pour être expulsés en France. En tous cas (…) c’est en tant que chrétiens et non en tant que politiciens que nous le serions »227. Plusieurs amis feront ainsi partie d’un quotidien où l’esprit œcuménique et le dynamisme humanitaire se nourrissaient réciproquement toujours davantage. Parmi eux, il y aura notamment les pasteurs André Chatoney et André Trocmé, un des dirigeants de la branche française du Mouvement International de la Réconciliation créé à la Faculté de théologie protestante de Paris en 1923 ; la famille catholique des Daclin, dont l’appartement, près de la paroisse de Hussein-Dey, était un « hôtel » constamment ouvert aux amis algériens en difficulté qui y trouvaient un toit, un téléphone et un refuge ; les prêtres de la Mission de France, en particulier Jean Scotto, transféré depuis 1955 dans un autre quartier périphérique d’Alger, Bab-el-Oued, et Jean-Claude Barthez, de la même équipe228. « C’est merveilleux de voir tout cela se cimenter », écrivait à

223 Cf. JF, 5 décembre 1955-17 janvier 1956 et 18 janvier-25 février 1956. Cf. aussi Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 252, et Adams, The Call of Conscience, op. cit., p. 53. 224 Cf. Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 1968, op. cit., p. 15 sqq. 225 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956, 26 février-21 mars 1956 et 11 avril-13 juin 1956. 226 Aujourd’hui : Sour El-Ghozlane. 227 Cf. JF, 14 juin-25 juillet 1956. 228 Sur le pasteur Trocmé, cf. Adams, The Call of Conscience, op. cit., p. 50-53 et 67-68, et Ch. Chalamet, Revivalism and Social Christianity : The Prophetic Faith of Henri Nick and Andre Trocme, Eugene, OR, 2013. Cf. aussi P. Boismorand (dir.), Magda et André Trocmé : figures de résistances, Paris, 2007. Sur la famille Daclin, contrainte ensuite de quitter l’Algérie en 1961 à cause des menaces de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), cf. Ferhati, « Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie », art. cit., et Couette, Marie-Renée Chéné, op. cit., p. 54 sqq. Cf. aussi le témoignage déjà évoqué d’Ellen Daclin du 9 janvier 2016. Sur JeanClaude Barthez, cf. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie, op. cit., p. 101 sqq.

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Taizé la fraternité algérienne au lendemain de l’ouverture d’un nouveau centre social dans le bidonville d’Oued Ouchaïa où Marie-Renée Chéné avait installé son quartier général de service social et médico-éducatif, et où un dispensaire avait aussi été mis en place ; ce sera là, en particulier, que s’engagera bientôt fr. Claude Linker arrivé à Alger en septembre 1956 avec un autre jeune frère, Louis Pelet, après le départ d’Éric de Saussure229. Relativement variable dans sa composition, Schutz tenant plus à une certaine stabilité de la mission qu’à celle d’un groupe déterminé230, la fraternité algérienne de Taizé fut bientôt fractionné entre une baraque à Hussein-Dey, proche des sœurs de Grandchamp et de Claire Menegoz de la communauté de Pomeyrol, et le presbytère de Ménerville231 où pendant deux ans fr. Pierre Étienne exercera le ministère pastoral : une paroisse qui comptait très peu de fidèles mais dont le territoire était immense à l’Est d’Alger232. Ce fut à l’évidence cette fraternité qui plaça la question nord-africaine au centre des préoccupations de la communauté, une communauté dont deux jeunes frères avaient été par ailleurs mobilisés dans l’armée, et qui se trouvait donc dans la « situation paradoxale » d’assister au départ pour l’Algérie de plusieurs de ses membres, « les uns pour aimer, les autres pour frapper »233. C’est ce que fr. Roger écrira début février 1956 au nouveau président du Conseil, Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO ; sa lettre, partiellement publiée dans Le Monde, citait des extraits de la correspondance des frères mobilisés sur le front algérien afin de dire le drame intérieur insupportable de ceux pour qui la guerre était contraire à leur vocation, et pour demander alors de mettre fin à l’« inquiétude qui déchire notre conscience234 ». Destinataire de plusieurs

229 « Demain nous arrive un nouveau petit frère de Taizé : un jeune médecin qui a laissé pousser sa barbe pour qu’on le prenne au sérieux. Il va probablement nous aider à Bérardi et Oued Ouchaïa dont le dispensaire prend des proportions inquiétantes pour les finances de notre petite caisse privée » ; cf. la lettre circulaire de Marie-Renée Chéné du 17 septembre 1956, in Couette, Marie-Renée Chéné, op. cit., p. 76-77. Cf. aussi JF, 14 juin-25 juillet 1956, 11 novembre-4 décembre 1956. 230 Cf. JF, 10 avril-5 mai 1957. 231 Aujourd’hui Thénia. 232 Cf. JF, 26 juin-29 août 1956, 11 novembre-4 décembre 1956 et 5 décembre 1956-31 janvier 1957. Sur la paroisse de Ménerville/Tizi-Ouzou et la nomination de fr. Pierre Étienne, cf. Roussel, « Pasteur en Algérie (1960-1962), puis historien », art. cit. 233 Cf. R. Schutz, « La conscience chrétienne et le drame de l’Afrique du Nord », Le Monde, 4 février 1956, p. 11. 234 « À quoi bon avoir formé des hommes que l’État contraint maintenant à une lutte mortelle ? » ; cf. ibid. Cf. aussi le JF du 5 décembre 1955-17 janvier 1956, où sont cités les extraits d’une lettre intense de fr. Olivier : « Il devient de plus en plus difficile de se concentrer et de prier même. […]. J’avoue que je me suis laissé envahir par l’angoisse parfois, la peur de ne pas savoir combattre un ennemi semblable à moi, avec une arme de fer et de feu et un dispositif de 10 hommes inexpérimentés dont le Seigneur m’a donné la charge… La guerre est une chose bien affreuse, mais elle l’est peut-être encore plus quand on y participe. J’ai perdu un de mes hommes dans une embuscade, un Algérien que j’avais depuis des mois. […] Priez pour que nous soyons éloignés du combat désormais ; ça n’est

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réactions virulentes de la part de certains lecteurs, le prieur de Taizé réussit à obtenir d’autres destinations pour fr. Olivier et fr. Gérard — l’un fut muté à l’aumônerie protestante de Fès, au Maroc, l’autre, comme nous l’avons déjà évoqué, devint secrétaire au SHAPE ; en outre, il ne manquera pas de faire une deuxième et brève visite en Algérie à la fin de l’année pour retrouver les frères de Ménerville et de Hussein-Dey, et pour se rendre personnellement compte d’une situation profondément changée par rapport à celle qu’il avait trouvée deux ans auparavant235. Fin 1956, les masses algériennes s’étaient désormais toutes laissées encadrer par les réseaux nationalistes, le soutien au FLN s’était développé à une vitesse incroyable, et les opérations françaises de ratissage dans la Casbah d’Alger, ainsi que les attentats à la bombe par le Front en certaines zones de la ville, avaient déjà commencé236. Pendant quatre journées intenses en novembre, le prieur de Taizé assistera ainsi aux préliminaires de la « bataille d’Alger » — une bombe au plastic explosa en plein centre à quelques dizaines de mètres de lui237. Mais il verra aussi les progrès des amitiés œcuméniques des frères, qui, en octobre 1956, avaient accueilli, avec le pasteur Chevallier et l’abbé Tissot, le secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, en visite en Algérie sur demande de Marc Boegner et de Madeleine Barot de la CIMADE238. Porteur d’idées plutôt radicales sur la décolonisation, Visser ’t Hooft avait annoncé l’installation prochaine de quelques équipes de la CIMADE et avait vivement encouragé les efforts humanitaires et la recherche de dialogue des religieux protestants présents à Alger ainsi que de la minorité de pasteurs qui leur étaient proches ; il avait en effet été choqué de constater le racisme des pieds-noirs et était très préoccupé pour l’avenir du christianisme en terre algérienne au lendemain du conflit239. C’est sur la toile de fond des solidarités créées avec les amis catholiques et musulmans, alors que la guerre devient totale et qu’arrivent à Alger huit mille parachutistes pour exécuter une mission de police, que seront célébrés Noël 1956 et la semaine de prière pour l’unité des chrétiens en janvier suivant240. Dans un climat qui s’aggrave de jour en jour, où la progression de la lutte du FNL entraîne la France dans une crise ruineuse et où le dogme de l’« Algérie française » produit de plus en plus une sorte d’« armée de l’ombre » rassemblant tous les exaltés de l’ultracolonialisme, les frères de Taizé cherchent à ne pas céder à la peur en défendant des espaces de fraternité avec les amis musulmans et en partageant la prière avec les Petits frères et les Petites

pas une lâcheté je pense… Ce qui est dur ne m’effraie pas, mais ce qui m’éloigne de notre vocation est tellement insupportable que je ne puis qu’aspirer au calme ». 235 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956 et 11 novembre-4 décembre 1956. 236 Cf. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 86, et Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 17-95. 237 Cf. JF, 11 novembre-4 décembre 1956. 238 Cf. JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957. 239 Cf. Fontaine, Decolonizing christianity, op. cit., p. 256-257. 240 Cf. Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 24 sqq.

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sœurs de Jésus241. Dans ce contexte, où ils expérimentent une qualité de joie et une profondeur de souffrance que seules certaines situations extrêmes permettent de vivre si intensément, ils sentaient que leur vocation est « à sa vraie place »242. « De savoir tant d’amis menacés oblige à les aimer dans le moment présent », écrivait en mars 1957 fr. Claude, contrôleur sur un chantier après avoir travaillé quelque temps comme plongeur, au moment où la Casbah et la périphérie d’Alger sont constamment passées au peigne fin par l’armée et la police, et les frères assistent impuissants à des ratissages massifs dont les victimes ne sont pas seulement des amis arabes, mais aussi beaucoup d’amis chrétiens engagés en première ligne dans le travail socio-humanitaire243. « La haine de chacun se durcit à un point inconnu jusqu’alors », rapportait en particulier à la communauté fr. Claude au lendemain de l’arrestation de Nelly Forget, responsable du réseau algérien du Service civil international244. Proche collaboratrice de Marie-Renée Chéné, qui avait été expulsée du pays en mai 1957, la volontaire française, à laquelle on n’épargna pas la torture, fut l’une des nombreuses victimes d’une violente campagne contre beaucoup de « chrétiens progressistes », impliqués dans ce qu’on appela le « complot des soutanes », dont l’âme aurait été Jean Scotto, lui-même mandataire de l’archevêque Duval245 ; une campagne qui, entre février et juillet 1957, se concrétisa dans des vastes opérations d’arrestations, de tortures, d’humiliations, d’expulsions, et à la fin dans un procès pour juger tous ceux qui — comme, le vicaire de Bab-el-Oued, Jean-Claude Barthez — avaient de diverses manières aidé les nationalistes algériens246. En 1957 commence la phase la plus dramatique de la guerre coloniale ; ce sont les mois de la « bataille d’Alger », celle-ci se terminant fin septembre par l’arrestation dans une maison de la Casbah du responsable du FLN pour la zone de la capitale, Yacef Saadi, et par un bilan de plus de trois mille personnes disparues247. La France avait démantelé le réseau de la résistance à Alger, et obligé le Comité de coordination et d’exécution des nationalistes à quitter la ville, mais le FNL avait attiré l’attention du monde sur la question

241 Cf. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 95, et JF, 5 décembre 1956-31 janvier 1957 et 21 février-16 mars 1957. 242 Cf. ibid., et en particulier les extraits d’une lettre de sr. Renée de Grandchamp. 243 Ibid. 244 Cf. ibid. ; M. Cornaton, N. Forget, F. Marquis, La guerre d’Algérie. Ethnologues de l’ombre et de la lumière, Paris, 2015 ; N. Forget, « Le Service des Centres sociaux en Algérie », Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, n. 26, 1992/1, p. 37-47 ; A. Dore-Audibert, Des Françaises d’Algérie dans la Guerre de libération : des oubliées de l’histoire, Paris, 1995, p. 69-70. 245 Cf. Bocquet, Un dreyfusisme chrétien face à la guerre d’Algérie, op. cit., Scotto, Curé pied-noir, évêque algérien, op. cit., p. 141-142, et le témoignage de M. Sahnoun, Mémoire blessée. Algérie, 1957, Paris, 2007. 246 Cf. Ferhati, « Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie », art. cit., Couette, MarieRenée Chéné, op. cit., p. 79, et Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie, op. cit., p. 101-106. 247 Cf. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 307.

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algérienne, alors qu’en France éclatait le débat sur la torture : un débat qui déchirera de plus en plus l’opinion publique, les Églises et les partis, provoquant une fracture toujours plus large entre les politiques et les militaires, entre la métropole et les pieds-noirs, au sein même de la gauche248. Avec de surcroit une situation financière plutôt difficile à la suite des dépenses croissantes pour le « maintien de l’ordre » en Algérie, la Quatrième République entre définitivement en crise : à Paris, entre mai 1957 et mai 1958, se succèdent quatre gouvernements, tandis qu’en Algérie l’armée, ne tolérant plus l’instabilité politique, ni les contacts secrets avec les émissaires du FLN, ni les pressions de la communauté internationale, est sur le point de prendre le pouvoir249. Le président de la République René Coty s’adressa alors, comme on le sait, au général De Gaulle, qui le 1er juin 1958 prit la direction du gouvernement, ainsi que des pouvoirs spéciaux pour résoudre la question algérienne ; ce sera le début de la Cinquième République, officiellement consacré par le referendum constitutionnel du 28 septembre 1958250. Dans ce climat, où à Alger « tout est suspect et tout est suspecté », et où résister à cette logique en laissant la baraque ouverte à tous était déjà en soi un acte politique, garder un rythme de prière commune devient pour les frères un élément toujours plus essentiel à leur équilibre personnel ; il en va de même pour les amitiés œcuméniques, qui deviennent une nécessité vitale251. Les membres de la fraternité algérienne — quatre depuis l’été 1958, après l’arrivée de fr. Philippe — orienteront alors, toujours plus consciemment, leur ministère dans un sens résolument œcuménique, comme signe d’unité là où la passion politique divisait de plus en plus les Églises, et où bien de leurs amis — catholiques et protestants — étaient regardés avec hostilité par la « majorité patriote » de leurs Églises respectives252. En d’autres termes, les invitations, l’accueil d’hôtes de toute sorte dans leur baraque de quelques mètres carrés — une baraque sans électricité, mais avec suffisamment d’eau et de gaz pour étonner les familles musulmanes qui la fréquentaient —, la prière et les échanges avec les Sœurs blanches, avec des pères dominicains, les Petits frères et les Petites sœurs de Jésus, la Mission de France, les pasteurs amis et les sœurs de Grandchamp, en substance avec tous les chrétiens, qui cherchaient un dialogue et l’amitié avec les musulmans, tout cela deviendra toujours plus le « centre » de la fraternité algérienne de Taizé253. « Il faut dire que les événements d’Algérie ont permis un rapprochement des chrétiens ouverts à l’œcuménisme ; ils ont partagé les mêmes périls, les mêmes soucis,

248 Cf. Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 26 sqq. 249 Ibid, p. 30-32. 250 Ibid, p. 50-51. 251 Cf. JF, 21 février-16 mars 1957. 252 « L’Église ici est en plein remous. Les Conseils Presbytéraux réagissent assez violemment contre les pasteurs qu’ils trouvent trop timides quant aux événements […]. Cela est très pénible pour nos amis » ; cf. JF, 17 juin-31 juillet 1958 et 18-31 octobre 1958, DT. 253 Cf. ibid. et JF, 1er-27 novembre 1958, DT.

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ils ont une même optique », notait en janvier 1959 fr. Claude, infirmier depuis un an dans un hôpital d’Alger254. Et il ajoutait ensuite avec le leitmotiv toujours plus récurrent à Taizé de l’unité comme préalable essentiel à toute annonce évangélique authentique et efficace : « Il faut se rappeler aussi que les chrétiens sont une petite minorité en Islam et que cela affirme la nécessité d’un témoignage commun255 ». 3.3. Dans le quartier nord-africain de Marseille

Avec un léger décalage dans le temps, mais pendant les mêmes années, beaucoup des défis, des difficultés et des acquis des frères présents en Algérie furent partagés par la petite fraternité ouvrière de Marseille, qui s’était constituée entre fin 1953-début 1954, lorsqu’il fut évident que Montceau-les-Mines n’offrait plus de possibilités de travail à cause de l’engagement syndical de Pierre Souvairan256. Pour ce dernier, déjà considéré comme « prêtre ouvrier » dans la petite ville minière, ainsi que pour Schutz, le port méditerranéen de Marseille était vite apparu comme la meilleure destination pour poursuivre l’expérience commencée en Bourgogne. Capitale d’un Midi où, jusque-là, Taizé n’avait pas rencontré de grandes sympathies, Marseille aurait en effet permis à la communauté de se faire mieux connaître par le protestantisme de la région grâce à un ministère social engagé, et d’entrer plus directement en contact avec certaines des expériences les plus avancées de présence chrétienne en milieu ouvrier : depuis la Mission Populaire Évangélique jusqu’à la fraternité d’apprentis ouvriers et paysans des Petits frères qui, dans les Bouches du Rhône, assurait aussi le secrétariat de la congrégation257. En décembre 1953, le frère suisse arriva donc dans la ville portuaire où il trouva un travail dans un chantier comme maçon ; il y sera bientôt rejoint par l’espagnol fr. José, qui sera lui aussi embauché dans une entreprise de constructions258. Les premiers contacts, non recherchés mais naturels sur le chantier, s’établirent avec le milieu des prêtres ouvriers. On était alors dans les deux mois chauds précédents l’expiration de l’ultimatum de Rome, qui, en même temps que la fermeture du séminaire de la Mission de France, avait fixé le 1er mars 1954 comme date ultime pour la cessation de tout travail à temps plein et pour l’abandon de tout engagement syndical ou associatif259. Ce

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Cf. JF, 22 février-24 mars 1958 et 13 janvier-18 février 1959, DT. Ibid. Cf. JF, 1er-14 décembre 1953 et 14 décembre 1953-14 janvier 1954. Ibid. Cf. aussi la Liste des fraternités, Henry, « Les fraternités Charles de Foucauld », art. cit., et T. Cavalin, N. Viet-Depaule, « Catholiques engagés à Marseille », in Duriez, Fouilloux, Pelletier, Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République, op. cit., p. 300-312. 258 Cf. JF, 14 décembre 1953-14 janvier 1954 et 20 mars-8 avril 1954. 259 Cf. en particulier les réflexions de Pierre Souvairan du 7 février 1954, dans des extraits de ses lettres contenus dans le JF de 9 avril-14 mai 1954 : « Dur et triste spectacle que cette

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fut en particulier Pierre Sénégas, ancien séminariste à Lisieux, puis l’un des insoumis à l’injonction romaine, qui trouva une chambre provisoire pour les deux frères qu’il avait connus à Montceau-les-Mines260. Ceux-ci, à la recherche d’une « intégration dans le monde ouvrier sans sectarisme de classe », ne tarderont pas à mesurer l’exploitation et la dureté des conditions de travail dans les chantiers d’une ville qui était la destination traditionnelle d’immigrés espagnols et gitans. Pendant ces années Marseille enregistrera en effet un flux migratoire impressionnant, en raison des possibilités d’emploi qu’elle offrait par suite de l’agrandissement urbain, du développement de l’activité portuaire et de la croissance industrielle du département ; un flux qui, entre 1953 et 1959, verra pratiquement doubler la colonie algérienne, entassée dans des quartiers surpeuplés et saturés de logements de fortune261. « Priez pour un changement de politique qui, sans apporter le Royaume de Dieu sur la terre, rendrait les ouvriers plus heureux », écrivaient les frères de Marseille à la communauté en janvier 1954 ; mais tout de suite Pierre Souvairan accompagnera de nouveau la prière par un engagement syndical dans la CGT qui lui paraissait comme la simple conséquence d’une présence au cœur d’« une masse de gars soumis à l’arbitraire par la peur et la désunion »262. « Objectivement — écrivait le frère suisse au début de février 1954 —, sans enthousiasme ni réactions subjectives, mais conscient de bien des certitudes apprises par l’expérience, pourquoi devrais-je tolérer passivement l’arbitraire […] quand je connais une possibilité relative mais efficace de lutter contre ? […] En donnant l’exemple Église catholique, empêtrée dans sa politique et son thomisme, se battant contre cette autre Église, le Parti Communiste, enchaînée, elle aussi, par ses nécessités politiques et son dogmatisme marxiste. Il y a presque autant de pharisaïsme d’un côté que de l’autre, soidisant christianisme contre un athéisme forcé. Cependant je crains bien que Dieu ne donne pas la victoire à ceux qui causent en son nom des scandales aux petits. […] Au cœur de toute cette histoire des Prêtres Ouvriers, de Communisme et d’Église, il faut penser un tant soit peu pour voir clair, et plus l’on pense plus on a l’impression que la réalité historique actuelle est insaisissable, que chacun l’examine avec sectarisme ». Sur l’ultimatum romain, cf. Suaud, Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers, op. cit., p. 8 sqq., T. Cavalin, N. Viet-Depaule, « La mission ouvrière : la justification religieuse d’un déplacement à gauche (1940-1955) », in Pelletier, Schlegel (dir.), À la gauche du Christ, op. cit., p. 103-127, et Viet-Depaule, Les prêtres-ouvriers ou un engagement sans retour, op. cit. 260 Pour quelques informations sur Sénégas, cf. le site du Centre des Archives du monde du travail, http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt. 261 Cf. JF, 15 janvier-7 février 1954, et A. Gentner, Ch. Harper, La Cimade à Marseille, 19561962, Paris, 2002, p. 2 sqq. 262 « On peut vous poser la question de la CFTC. Sans aborder le problème de sa justification, qui n’est pas simple, je ne peux imposer une conception chrétienne des choses, si vraiment il y en a une spécifique, à des incroyants » ; cf. les extraits de sa lettre du 7 février 1954, in JF, 9 avril-14 mai 1954. Cf. aussi ultérieurs extraits d’une lettre de Pierre Souvairan du 29 mars 1954, dans le JF du 9 avril-14 mai 1954 : « Pour ma part, je considère le syndicalisme comme le moyen de lutte le plus honorable qui nous soit donné ». Sur les rapports entre la CGT et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) dans les années 50, cf. F. Georgi, « Les relations entre CGT et CFTC (1948-1962) », in Bressol, Dreyfus, Hedde, Pigenet (dir.), La CGT dans les années 1950, op. cit., p. 335-369.

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de la soumission — demandait-il ensuite à une communauté auprès de laquelle il semblait presque vouloir se justifier —, à qui profiterai-je et quel visage de l’Évangile est-ce que je montrerais aux copains ?263 ». Restées apparemment sans réponse, ces questions seront plus sereinement reprises dans de longues et denses réflexions que Souvairan partagera dans les mois suivants avec la communauté. L’immersion dans la misère de Marseille produira en lui, de manière intermittente, un sentiment de révolte et il prendra conscience de l’impossibilité structurelle de comprendre et d’assumer jusqu’au bout, malgré toute sa volonté et son désir, la marginalisation et la souffrance qu’il rencontrait quotidiennement ; il avait aussi l’impression d’une certaine incommunicabilité lorsqu’il essayait de transmettre aux autres —  à sa propre Église d’abord, mais parfois, semble-t-il, aussi à sa propre communauté — ce qu’il était en train de vivre264. En ce sens, l’expérience de Marseille comporta pour l’ancien « clunisien » genevois, promoteur des premières rencontres avec le monde ouvrier au début des années 40, une prise de conscience majeure des limites de beaucoup de tentatives pour décliner l’impératif de l’« incarnation », partagé par toute une génération chrétienne ayant vécu l’expérience de la guerre. Bien que profondément solidaire de la réponse généreuse des prêtres ouvriers et des Petits frères au « devoir impérieux » d’annoncer l’Évangile aux prolétaires, Pierre Souvairan garda en effet intérieurement une distance critique : son origine réformée saisissait souvent dans leurs styles l’« arrière-pensée » de vouloir retourner à une situation de chrétienté, même adaptée, ce qui stérilisait, selon lui, toute approche catholique à la mission ouvrière, « du philosophe jusqu’à l’humble petite sœur »265. Dans l’attitude « obéissante » montrée par les Petits frères envers la hiérarchie, il voyait une similitude avec celle de certains militants envers le Parti communiste ; dans l’« amalgame romano-marxiste » des prêtres ouvriers et dans leur transformation de certains concepts, comme la lutte des classes, en article de foi à assumer pour devenir un « pur » ouvrier, il repérait par contre les traces, pour lui très claires, du « romanisme le plus condamné par l’orthodoxie protestante »266. Fr. Pierre fut dès lors de plus en plus convaincu de la grande responsabilité des protestants dans l’élaboration d’une théologie concrète, d’une éthique de

263 Cf. les extraits de sa lettre du 7 février 1954, JF, 9 avril-14 mai 1954. 264 « Il y a une chose que José et moi vous demandons de prendre très au sérieux. Nous sommes terrifiés par la misère qu’il y a à Marseille. José, qui a le cœur moins dur que moi, qui a même un don remarquable de compassion, en souffre beaucoup. […] il faut ouvrir les oreilles de l’Église. Comment ? » ; JF, 20 mars-8 avril 1954. Cf. aussi des considérations ultérieures en mai suivant dans le JF du 15 mai-1er juin 1954, DT : « Les chômeurs errent implacablement seuls dans les rues. Et notre Église n’est pas encore prête à comprendre intellectuellement, à compatir activement et à assumer l’intercession pour laquelle Dieu a placé cette misère à côté d’elle ». 265 Cf. sa réflexion au conseil de la communauté de Pâques 1954, JF, 9 avril-14 mai 1954. 266 Ibid. et Suaud, Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers, op. cit., p. 554-555.

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la manière d’être dans le monde sans être du monde, car ils étaient selon lui immunisés de toute illusion nostalgique de chrétienté par leur anthropologie pessimiste et par leur espérance uniquement eschatologique. Il essaya ainsi le premier à expliciter ce que pourrait être l’attitude particulière de Taizé en milieu ouvrier. Selon lui, les frères de Taizé devaient être prêts à se tenir à distance de tout mouvement politique ou syndical, si cette distance était imposée par leur ministère, mais prêts aussi à lutter aux côtés des communistes ou à adhérer au Parti, si l’exigeait la fidélité aux amis ou aux options humaines imposées par la charité ou par la probité intellectuelle ; ils auraient donc dû garder une liberté et une indépendance d’esprit fondamentales pour discerner —  « sans règle de non-engagement » — ce que les raisons de la charité et de la solidarité pouvaient leur demander dans les diverses situations267. « Il n’est pas nécessaire de croire à l’avenir qu’on nous propose pour être honnêtement syndicaliste », dira-t-il à la communauté en avril 1954, en ajoutant que « sans illusions sur les entreprises humaines, nous n’avons pas le droit de les mépriser, encore moins de nous opposer au nom de la religion lorsqu’elles sont humainement légitimes »268. Ouvriers parmi les ouvriers, en l’occurrence, non pas pour « assumer » la condition ouvrière dans une œuvre corédemptrice, mais seulement pour être compris et gagner leur vie, les membres de la communauté ne pouvaient pas adopter, selon Pierre Souvairan, le style des Petits frères, car le primat que ceux-ci accordaient à la prière et à l’adoration les empêchait de partager le même rythme que les autres travailleurs. Il en était de même pour le style des prêtres ouvriers à bien des égards semblable à celui des pasteurs de la Mission Populaire ; dans l’illusion arbitraire de s’assimiler en tout au monde ouvrier, ces derniers finissaient en effet, selon le frère de Taizé, par le priver de ce dont il avait le plus fortement soif, à savoir la profondeur de la doctrine et, surtout, la richesse de la liturgie269. Pour fr. 267 Cf. encore la réflexion de Souvairan au conseil de la communauté de Pâques 1954. 268 Ibid. 269 Cf. ibid. : « Nous avons deux exemples extrêmes, d’une part le style prêtre-ouvrier, qui n’a plus le temps de dire sa messe, d’autre part le Petit Frère de Jésus, qui n’a plus le temps de faire autre chose. Sur ce point, les protestants m’ont semblé plutôt prêtres-ouvriers. […]. Nous devons chercher des conditions d’existence qui permettent de beaucoup prier, le plus facilement possible. Notre efficacité doit se baser avant tout sur la prière. Il n’est pas opportun de prier devant n’importe qui. Mais j’ai toujours été frappé du manque de naturel dans l’ouverture à la prière commune chez les prêtres-ouvriers comme chez les évangélistes. […] Il y a une tactique de l’évangélisation protestante qui me semble fausse. Par crainte de présenter un culte à ceux qui ne le comprendraient pas, on prolonge indéfiniment une situation théoriquement provisoire de rencontre dans des locaux quelconques, de cultes qui ne sont que des études bibliques, etc., et pour finir toute une vie paroissiale s’installe dans une salle d’évangélisation. C’est là que pour avoir précisément voulu rester à la portée des ouvriers, on les prive de ce qui leur serait le plus profondément adapté, la liturgie. […] Que le foyer ressemble à une salle de syndicat, c’est bien ; mais au moins que l’Église existe ! […] J’ai cru comprendre aussi que l’on craignait d’imposer une forme de piété bourgeoise. On attend que les ouvriers eux-mêmes explicitent une piété prolétarienne. Là encore, s’il peut avoir des réussites, il y aussi une prolongation

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Pierre, un effort intellectuel d’explicitation doctrinale des contenus de sa propre foi et un partage généreux de ce qui était le cœur de son propre ministère de présence aux carrefours de l’histoire — la prière de l’office — étaient en ce sens une responsabilité à laquelle la fraternité ne pouvait pas se soustraire. À ce propos, il disait aux frères à Taizé : Le missionnaire doit pratiquer lui-même, avec ses frères, ouvertement, la prière de l’Église de tous les temps, dans une langue claire, intelligible, avec la participation la plus communautaire possible, dans la forme la plus traditionnelle, c’est-à-dire la plus universelle, qui est finalement ce que nous avons de plus conforme à l’esprit même du prolétariat270. La conscience de cet esprit instinctif d’universalité présent dans le prolétariat se conjuguait ainsi avec la conviction toujours plus nette qu’un effort de l’Église pour retourner à la catholicité était la condition désormais indispensable de toute efficacité apostolique. Devançant en ce sens une certitude reprise et développée plus largement ensuite par Schutz, Souvairan voyait l’œcuménisme devenir une question de vie ou de mort pour l’avenir même du christianisme en milieu ouvrier : la « mission ouvrière », comme et peut-être plus que toute autre mission, apparaissait en effet clairement comme incompatible avec tout esprit de rivalité confessionnelle. Ainsi dans la fraternité de Marseille, comme dans celle d’Alger, l’une des dimensions qui s’épanouit tout de suite de façon spontanée fut sans aucun doute la dimension œcuménique. Rejoints en décembre 1954 par un troisième frère, Axel Lochen, qui revenait d’une expérience itinérante de partage de l’œuvre de l’« Alliance Biblique Universelle » dans le Sud de la France271, fr. Pierre et fr. José se rapprochèrent surtout des diverses expressions de l’engagement missionnaire dans cette ville qui, depuis longtemps, était considérée comme terre privilégiée de mission. Capitale culturelle pendant les deux premières années de guerre en tant que lieu de transit pour beaucoup

éternelle de cette attente. Prêts à tout recevoir d’eux, il faut tout de même les instruire. Encore une fois, la liturgie traditionnelle, à condition qu’on surveille sa langue, me semble plus proche de la mentalité ouvrière que de la mentalité bourgeoise. Comme toutes les forces jeunes de notre époque, le monde ouvrier militant a soif de doctrine. Le P.C. doit son influence auprès des masses en grande partie à l’effort intellectuel d’assimilation et d’explicitation doctrinale de ses militants. Aucun catéchisme ne sera assez ardu à côté de l’histoire du P.C. ! La foi des communistes dans l’explication bien faite doit nous faire réfléchir. Si la prière me semble ce qu’il y a de plus important dans notre ministère, l’effort intellectuel pour expliquer notre foi de façon enfin intelligible vient immédiatement après. Les prêtres-ouvriers dans l’ensemble ont cessé de parler, se cantonnent dans une présence plus ou moins significative, ou se sont attachés à changer les conditions matérielles de la classe ouvrière. Ils ont admis à l’expérience qu’il était trop tôt pour parler. Il fallait se faire admettre, détruire le capitalisme, etc. S’il est bien dans le génie catholique d’agir ainsi, notre rôle de réformés serait plutôt de parler ». 270 Ibid. 271 Cf. JF, 20 septembre-14 octobre 1953 et 17 août-29 septembre 1954.

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d’intellectuels antifascistes, et ville refuge pour les populations qui voulaient échapper à la rigueur du nouvel ordre allemand dominant la zone Nord du pays, Marseille avait en effet assisté à l’éclosion du mouvement missionnaire vivant dont se nourrissait un certain christianisme social, aussi bien catholique que protestant272. Les premières relations furent nouées surtout avec les pasteurs de l’Église réformée locale273 : en particulier avec Jacques Marchand, délégué à Evanston en 1954, et avec Maurice Ferrier-Welti, pasteur d’origine suisse, ancien élève de Barth, très impliqué à Marseille dans les organisations d’éducation populaire274. À la fin des années 40, ils avaient tous les deux pris la responsabilité, du côté protestant, du cercle œcuménique local. Assez éprouvé par le conflit et ensuite par le poids des mesures romaines à l’égard de l’œcuménisme catholique, ce cercle avait pu servir précédemment de modèle, par la rigueur de son organisation et par la particularité de sa position, dans une ville qui, depuis toujours, était au carrefour des traditions spirituelles les plus diverses ; toutes les confessions et les dénominations chrétiennes y étaient présentes, et la brutale confrontation commune avec le problème de la déchristianisation et de l’indifférence religieuse dans les milieux du port et des usines y avait très tôt provoqué des rapprochements intéressants275. Une « pleine amitié spirituelle » se noua ensuite avec Jacques Démeret, le pasteur le plus engagé avec les algériens en difficulté ; début 1956, il sera un des premiers à répondre à l’appel de Georges Guibert et d’Isabelle Peloux, respectivement administrateur et équipière de longue date de la CIMADE, pour ouvrir deux centres d’accueil destinés à la population nord-africaine dans la ville portuaire276. Ce fut grâce à lui et aux amitiés nées sur le chantier que grandira chez les frères l’exigence de partager la vie avec les maghrébins ; ceux-ci se sentiront en effet chez eux dans l’appartement où les frères s’installent en 1956, au quatrième étage d’un immense immeuble, « Le Grand Domaine », ancienne usine et obscur labyrinthe de petits ateliers et logements peuplés d’arméniens et de nord-africains277. Il s’agissait du même immeuble où étaient déjà présents les frères de la Mission de la Mer, une expérience lancée en 1944 par le jésuite Jean-Marie Butel et par les dominicains Matthieu

272 Cf. Cavalin, Viet-Depaule, « Catholiques engagés à Marseille », op. cit. 273 Cf. JF, 1er-28 février 1955 : « Nous sommes adoptés par l’Église. Les responsables s’attachent à suivre notre vie. […] Il faut dire que nous sommes des modèles du genre pour la fidélité paroissiale : études bibliques, cultes de semaine, etc. […] Ainsi peu à peu se marque un enracinement dans la vie locale de l’Église ». 274 Cf. l’interview qu’il a accordée à Réforme le 5 septembre 1970, Un marché commun théologique. 275 Cf. Fouilloux, « Une géopolitique de l’engagement catholique », op. cit., et Id., « Aux origines de l’œcuménisme à Marseille (1930-1954) », in Cinq siècles de protestantisme à Marseille et en Provence. Actes du colloque tenu à Marseille. Mai 1976, Marseille, 1978, p. 149-157. 276 Cf. Gentner, Harper, La Cimade à Marseille, op. cit., p. 13, et le JF du 1er-28 février 1955. Sur le pasteur Démeret, cf. aussi Adams, The Call of Conscience, op. cit., p. 76. 277 Cf. les témoignages de Ulrich Schön et de Wilfried Warneck, alors novices à Taizé, in Gentner, Harper, La Cimade à Marseille, op. cit., p. 50-54.

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Begouën-Demeaux et François de Laubier pour envoyer des missionnaires dans le monde maritime278. C’est là, au cœur de ce quartier nord-africain situé entre la gare et le port, où depuis 1956 s’amplifie l’activité politique clandestine des cadres et des effectifs de la « Wilaya Sud Métropole », structure d’organisation du FLN établie en France, et où les effets du conflit algérien s’y font toujours plus aigus parmi les familles de plusieurs centaines d’hommes assignés à résidence ou incarcérés à la prison des Baumettes, que s’impose la nécessité d’une incarnation, non seulement par une présence priante silencieuse, mais aussi par des choix d’engagement et de solidarité concrets. Ces choix ne manqueront pas parfois de susciter divers questionnements au sein de la communauté. Si fr. José se mit à jeûner tous les vendredis du mois de Ramadan en signe de communion avec les compagnons musulmans, et à sensibiliser sur le problème nord-africain les jeunes protestants qui fréquentaient l’appartement communautaire, fr. Pierre, pour sa part, poursuivit « son ardente vie de délégué » en participant au mouvement de grèves qui en 1955 et 1956 secouera pendant plusieurs mois beaucoup de villes de France279. Choisi comme membre d’une commission paritaire qui devait endiguer le chaos éclaté à Marseille après la mort d’un jeune maçon algérien, il alternera grèves, licenciements, réintégrations et changements de travail, dans un climat d’inquiétude qui deviendra de plus en plus tendu pendant les premiers mois de 1957, quand aux manifestations ouvrières s’associeront les oppositions au renforcement massif de la présence militaire en Algérie de la part du gouvernement de Guy Mollet280. « Il faut une discipline liturgique et communautaire à domicile, c’est la condition première pour entrer dans le tourbillon d’un chantier ou d’une usine, avec l’esprit axé sur le Seigneur », soulignera Souvairan en janvier 1956, lors d’une rencontre avec un auditoire très attentif à la Faculté de théologie à Genève, où Henri d’Espine l’avait invité à parler de son expérience de frère-ouvrier qu’il vivait depuis quatre ans281. L’enjeu de cette expérience — expliqua-t-il à plusieurs anciens amis de la « Grande Communauté »282 — était surtout de tendre vers « une vie spirituelle presque mystique » et de rechercher la

278 Cf. N. Barré, Jésuites et ouvriers. La mission ouvrière jésuite de 1944 à la fin des années 1990, Paris, 2014, p. 432. 279 Cf. JF, 14 mai-27 juin 1955, 1er octobre-14 novembre 1955, 5 décembre 1955-17 janvier 1956, 11 avril-13 juin 1956. 280 Cf. ibid., et 21 février-16 mars 1957. Cf. aussi B. Stora, Aide-mémoire de l’immigration algérienne : Chronologie, bibliographie, Paris, 1992, p. 63 ; J. Aubin, Saint-Nazaire : d’une République à l’autre 1945-1962, Nantes, 2003, p. 523 ; É. Le Port, « Entrer en rébellion : la grève de Saint-Nazaire en 1955 dans le témoignage de Louis Oury », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n. 125 (2014), p. 69-85. 281 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956. 282 En particulier Théo Ammann, qui avec Paul Lacroix avait constitué « Foi et Cité », groupe de protestants « soucieux d’étudier les rapports existant entre leur foi et les problèmes sociaux ». Souvairan y reconnaissait comme un fruit de la sensibilisation commencée en ce sens à Genève par la première communauté « clunisienne ».

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lucidité intellectuelle nécessaire pour ne pas s’endurcir dans des attitudes intransigeantes, et aussi, à l’inverse, pour éviter le culte de la non-compromission dans l’illusion confortable de se soustraire ainsi au péché collectif283. À Marseille d’autre part, ce sera surtout fr. Axel Lochen qui expérimentera de manière plus directe les implications délicates d’une présence « au cœur du monde », lorsque l’intensité et l’impact du trauma algérien commencent à agir comme détonateur d’une division sans précédent au sein du christianisme français284. Ayant obtenu, grâce à l’appui du pasteur Démeret, la permission de se rendre aux Baumettes où se trouvaient beaucoup de détenus du FLN, Axel Lochen depuis janvier 1956 partagera en effet son temps entre le travail comme monteur à l’arsenal du port, les cours de français aux nord-africains avec l’aide de Souvairan et de plusieurs jeunes volontaires, catholiques et protestants, et les visites à la prison de Marseille ; au début de l’année suivante, il sera nommé aumônier adjoint aux Baumettes, ministère qui lui permettra d’entrer et de circuler librement dans le centre pénitentiaire, d’y célébrer le culte dominical et d’y donner des cours de catéchisme, de réunir les détenus en groupe et sans surveillance, et parfois à l’insu des autres frères, d’être aussi le « facteur » pour certains d’entre eux en remettant des lettres ou des colis dont le contenu était secret285. En même temps, fr. Axel deviendra aussi membre actif du Comité d’information et d’action pour la paix en Afrique du Nord réunissant des personnes de plusieurs tendances politiques et des chrétiens de différentes confessions286. À Marseille en faisaient partie, parmi d’autres, le pasteur Marc Vergniol de la Mission Populaire Évangélique et un prêtre de la paroisse Saint-Michel de la Mission de France ; que l’archevêque Delay en ait remplacé l’ancienne équipe de cette paroisse n’avait en effet pas arrêté la volonté des laïcs de réfléchir sur les questions coloniales et sur les interpellations que le conflit algérien lançait aux chrétiens287. Engagé avec les anciens catéchumènes dans la paroisse de Démeret, fr. Axel soutiendra avec les autres frères le pasteur marseillais dans son action d’assistance aux familles des maghrébins en grève, et surtout dans la promotion d’une association franco-algérienne dont l’objectif était de créer des liens réguliers d’amitié et de solidarité entre les camarades musulmans, un petit groupe de protestants et une équipe catholique de la paroisse Saint-Michel288. Depuis 1957 toute la

283 Cf JF, 18 janvier-25 février 1956. 284 Cf. ibid. et Bédarida, Fouilloux (dir.), La guerre d’Algérie et les chrétiens, op. cit. 285 Cf. JF, 5 décembre 1955-17 janvier 1956, 1er-20 février 1957, 29 janvier-21 février 1958. Cf. aussi le témoignage de Ulrich Schön dans Gentner, Harper, La Cimade à Marseille, op. cit., p. 53. 286 Cf. JF 11 avril-13 juin 1956 et 15 juin-25 juillet 1956. Sur le Comité, cf. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie, op. cit., p. 107. 287 Cf. Morley, La Mission Populaire Évangélique, op. cit., p. 60, et T. Cavalin, N. VietDepaule, « Subversion par des laïcs, subversion des laïcs. Paroisse et mission à Saint-Michel de Marseille (1947-1965) », in T. Cavalin, Ch. Suaud, N. Viet-Depaule, (dir.), De la subversion en religion, Paris, 2010, p. 145-172. 288 Cf. JF, 1er-20 février 1957, 6-31 mai 1957, 1er-23 juin 1957.

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fraternité sera en outre directement impliquée dans l’action de la CIMADE qui avait loué pour ses équipiers un appartement au « Grand Domaine », à un étage au-dessus de celui où logeaient les frères de Taizé289. Le soutien de la fraternité, ainsi que celui de quelques paroisses, des responsables de la « Fédé », du scoutisme protestant de Marseille, d’une équipe de dominicains et des voisins de la Mission de la Mer, sera fondamental pour le démarrage des activités de cette « cavalerie légère du protestantisme » qu’était la CIMADE290 : une colonie de vacances pendant l’été pour les enfants, un « Casse tout Club » pour les adolescents créé par un volontaire genevois dans un local voisin de l’appartement des frères, enfin un foyer d’accueil pour les hommes dans un fond de commerce acheté dans le même immeuble du quartier du « Grand Carme ». Ici le méthodiste tunisien Hassein Kébaïli, qui établira bientôt des contacts secrets avec les membres du FLN pour tenter de créer des réseaux de dialogue entre la France et les algériens militants, organisera avec des équipiers de la CIMADE des cours d’alphabétisation auxquels collaboreront pendant un certain temps deux jeunes novices allemands de Taizé : Wilfried Warneck, arrivé à Marseille pendant l’été 1957, et Ulrich Schön qui le remplacera l’année suivante291. Discrètement mais rigoureusement contrôlée par la police qui, en pleine guerre, regardait avec suspicion toute action sociale ou humanitaire en faveur de la population algérienne, et non sans tensions internes sur la brûlante question des différents positionnements politiques par rapport au conflit, l’activité de la CIMADE à Marseille devint un laboratoire spécial de dialogue et de coopération œcuménique, l’élément accélérateur d’un œcuménisme qui trouva rapidement dans l’appartement de la fraternité de Taizé un point de référence naturel. « Je n’aurais pas voulu manquer une pareille période […] : constater que nous étions bien dans la juste voie de la rencontre en restant fidèles à des hommes qui comptaient sur nous dans des moments difficiles. C’est en collaboration avec des catholiques que nous avons poursuivi cet effort déjà commencé avec eux », écrira fr. Axel à la communauté en 1962, en décrivant l’engagement commun en faveur des nord-africains292. « Dans ces périodes exceptionnelles — soulignait-il —, on se lie et on s’exprime avec une certaine émotion, ce qui donne aux relations un caractère particulièrement intense293 ». À Marseille, la fraternité de Taizé était effectivement en contact avec un prêtre de la paroisse syro-orthodoxe qui fournissait les dictionnaires arabo-français pour les cours d’alphabétisation, avec les Petits frères, avec des prêtres de la Mission de France, avec la Mission de la Mer, avec l’équipe 289 Cf. les témoignages de Schön et de Warneck, in Gentner, Harper, La Cimade à Marseille, op. cit. 290 Cf. Petitjean, « Manifester une solidarité active avec ceux qui souffrent », op. cit. 291 Cf. Gentner, Harper, La Cimade à Marseille, op. cit., p. 12 sqq. 292 Cf. JF, 15 avril-31 mai 1962, DT. 293 Ibid.

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dominicaine dirigée par Max Bart à La Cabucelle, un des lieux symboliques où était en jeu le rapprochement entre catholicisme missionnaire et milieux populaires très éloignés de l’Église ; elle ne manquait aucun des rendez-vous de la semaine de prière pour l’unité qui, en ces années-là, enregistre à Marseille la présence d’Yves Congar, de Maurice Villain, de Pierre Michalon, de l’ami René Beaupère294. En février 1958, elle collabore avec le pasteur Jean-Jacques Bovet d’Aix-en-Provence à l’organisation d’une rencontre de pasteurs et de prêtres de la Mission de France ; elle participe à quelques jours de retraite chez les dominicains de la Sainte Baume avec un groupe de laïcs et de prêtres catholiques sur les thèmes de la vérité et de la justice ; puis, à partir du printemps suivant, elle animera tous les samedis une prière œcuménique silencieuse dans une chapelle du couvent dominicain de Saint-Lazare « pour que la violence soit exclue de nos pensées et des réalités politiques »295. En fait, c’était surtout la violence du conflit algérien qui interpellait et mobilisait les consciences des chrétiens engagés, dans ce mélange de peuples et de races qu’était Marseille296 ; un conflit qui, à bien des égards, fera vivre en différé par la fraternité de la ville portuaire les mêmes angoisses que celles des frères à Alger. Il ne manquera pas non plus de créer, à un certain moment, quelque tension au sein même de la communauté sur la question de savoir jusqu’où pouvait aller la solidarité avec les camarades dont on se sentait responsable, ainsi que sur le type de choix que la logique de l’incarnation pouvait imposer lorsqu’on touchait du doigt dans les chantiers ou à la prison le racisme latent ou l’indifférence méprisante à l’égard des nord-africains297. « La tension politique et raciale, la peur des surveillants et de l’administration, l’hostilité idiote des détenus européens rendent l’atmosphère lourde et explosive », écrivait Axel Lochen en février 1958, relatant à la communauté ses derniers week-end passés aux Baumettes, et le va-et-vient continuel dans l’appartement d’amis et de camarades musulmans cherchant un toit ou un soutien spirituel298. Dans ce climat où le thème de la non-violence s’imposa à la réflexion de la fraternité en prenant parfois « un tour scabreux et complexe », une tension se manifesta souvent entre les convictions personnelles et la responsabilité communautaire, entre le désir d’options ou de gestes clairs d’opposition au conflit colonial et la discipline commune ; celle-ci imposait la fidélité à un ministère d’unité de la communauté au sens large et l’unanimité dans des prises de positions qui, dans le contexte de forte radicalisation qui

294 Cf. JF, 18 janvier-25 février 1956, 1er-20 février 1957, 16 décembre 1957-28 janvier 1958, 29 janvier-21 février 1958. Cf. aussi Fouilloux, Les chrétiens français entre la guerre d’Algérie et mai 1968, op. cit., p. 175, et Cavalin, Viet-Depaule, « Catholiques engagés à Marseille », op. cit. Sur le père Elias Cyril, chrétien arabe envoyé par l’Église orthodoxe syriaque, cf. aussi le témoignage d’Ulrich Schön dans Gentner-Harper, La Cimade à Marseille, op. cit., p. 50-53. 295 Cf. JF, 29 janvier-21 février 1958, 23 avril-31 mai 1958, 17 juin-31 juillet 1958, DT. 296 Cf. JF, 6-31 mai 1957. 297 Cf. JF, 1er-20 février 1957 et 1er-27 novembre 1958. 298 Cf. JF, 29 janvier-21 février 1958.

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était celle de la France à la fin des année 50, auraient inévitablement assumé un sens politique299. « Personnellement j’aurais été beaucoup plus loin dans certains cas — écrivait fr. Claude depuis Alger en avril 1957 —, mais chaque fois le frère de Taizé que je suis et la pensée de ce que pourrait dire le conseil se sont opposés en moi à mes réactions plus individualistes… »300. Débattue à plusieurs reprises depuis 1956, la question de la possibilité d’une « option politique » — plus ou moins implicite dans le choix d’un certain engagement syndical301 — se posa de manière aigüe surtout en mars et avril 1958, quand le protestantisme français fut secoué et profondément divisé par le procès du pasteur de Belfort Étienne Mathiot, et quand depuis Marseille fr. Axel interpella la communauté sur l’opportunité d’un témoignage exceptionnel d’opposition à la guerre en Algérie. Ancien résistant et militant du « Mouvement de la Paix », le pasteur luthérien du Pays de Montbéliard avait été arrêté en 1957 pour avoir hébergé, puis conduit en Suisse un militant du FLN ; jugé en mars 1958 pour atteinte à la sécurité de l’État et condamné à huit mois de prison, Étienne Mathiot sera ensuite libéré au début de juin après les témoignages en sa faveur de prestigieuses figures du protestantisme français comme, entre autres, Charles Westphal, Georges Casalis et Paul Ricœur302. Mais son histoire continuera à polariser fortement l’opinion publique protestante et surtout son Église, plus que jamais divisée entre chauds partisans et chauds opposants du pasteur, ces derniers étant de parfaits représentants — selon fr. Jean-Daniel, pasteur à Valentigney, dans le Pays de Montbéliard — d’un intégrisme luthérien prêt à défendre les soi-disant raisons de la patrie au nom du souci pour l’orthodoxie doctrinale303. L’écho du cas Mathiot, qui pour Charguéraud montrait qu’en France, autrement qu’en Algérie, il était encore possible d’agir sur l’opinion publique, ainsi que le souhait concomitant de fr. Axel d’un acte public de réprobation de la guerre en Afrique du Nord, provoquèrent un échange délicat au sein de la communauté concernant les attitudes à assumer dans certains contextes de violence et de radicalisation. « Dans le temps présent laisser faire et ne rien dire est un crime dont nous sommes redevables », écrivait en particulier à la communauté le frère qui était alors aumônier adjoint aux Baumettes après trois ans d’engagement aux côtés de la population algérienne ; « face à la logique honteuse de la guerre qui pénètre partout, affirmer publiquement

Cf. JF, 25 mars-20 avril 1958, 1er-16 juin 1958, 17 juin-31 juillet 1958, 1er-27 novembre 1958. Cf. JF, 10 avril-5 mai 1957. Cf. JF, 18 septembre-10 octobre 1956. Sur le procès d’Étienne Mathiot, ses implications et son écho, cf. P. Croissant, « L’affaire Mathiot, épisode montbéliardais de la guerre d’Algérie », extrait du Bulletin de la Société d’Émulation de Montbéliard, n. 132 (2009) ; cf. aussi l’article biographique de P. Bolle, « Mathiot Étienne », in DMRFC, 5, p. 322, et Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie, op. cit., p. 100-101. 303 Cf. JF, 22 février-24 mars 1958.

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l’opposition formelle au régime et à l’armée, proclamer sobrement le refus de la raison d’État, accepter l’incompréhension et la prison pourvu que l’on prenne soin de motiver solidement cet acte », lui semblait un devoir —  « geste d’avertissement peut-être, geste essentiellement de vérité, geste de fidélité… »304. Mise à part une attitude plutôt positive de Charguéraud, la proposition d’Axel Lochen, d’ailleurs non précisée dans ses modalités, ne trouva pas de consensus dans la communauté réunie en conseil en avril 1958305. L’un voyait dans la recherche de signes « prophétiques » le risque de sous-évaluer l’efficacité de la prière ; un autre se demandait pourquoi condamner seulement la violence du côté français, mentionnant un manque d’objectivité parfois repérable même dans les intercessions où l’on oubliait trop souvent de rappeler les victimes du FNL ; d’autres encore, comme Schutz et de Montmollin, rappelèrent la priorité des différentes formes d’objection de conscience par rapport aux divisions des Églises et d’un ministère œcuménique qui exigeait, face aux problèmes ou aux drames de l’actualité, un témoignage d’unité ainsi que l’option, toujours, d’un discret travail accompli en profondeur à travers les relations de personne à personne. Ceux qui s’exprimèrent furent en particulier les frères qui étaient allés ou qui se trouvaient alors en Algérie ; à ce moment-là la situation y avait à nouveau atteint des degrés de tension très élevés après le bombardement d’un village par l’aviation française en réaction aux attaques perpétrées par le FNL à partir du territoire tunisien306. Dans un contexte de guerre et de violence — souligna en particulier Claude Linker —, le fait même d’être présent à Alger sans céder à la peur, déchirés par la souffrance à cause d’une situation injuste portée quotidiennement dans la prière, était déjà un signe éloquent ; dans ce sens, il était d’accord avec l’option de René Voillaume pour un effort d’information mutuelle le plus serein possible plutôt que pour des déclarations fortes qui risqueraient de provoquer de nouveaux durcissements. Éric de Saussure souligna la valeur d’actes ou de prises de positions individuelles, mais seulement lorsqu’il s’agissait de gestes de charité concrète face à des situations bien précises, comme dans le cas des choix faits par Étienne Mathiot ou par Nelly Forget en Algérie. Dans la communauté il y avait aussi le souci qu’une expression publique sur le conflit de la part d’un frère en France puisse gêner le ministère de la fraternité algérienne, considéré de plusieurs côtés, y compris à Genève, comme précieux et unique. La communauté savait qu’elle se mouvait sur un terrain douloureux et elle était souvent soumise à des pressions très fortes, mais elle était fondamentalement unie dans l’objection de conscience face à la violence et dans la condamnation de la torture en Algérie ; pour elle, la modalité de sa présence

304 Cf. les extraits de la lettre de fr. Axel envoyée à fr. Roger pour le conseil du printemps 1958 ; JF, 25 mars-20 avril 1958. 305 Ibid. 306 Cf. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 308.

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au cœur des situations de conflit devait en somme rester celle d’« être pauvres avec les pauvres307 » en annonçant la Parole et en agissant seulement dans le sens de la charité. Tout geste individuel pouvant être interprété politiquement, comme la participation même à un comité d’opinion ou la souscription d’une déclaration publique, devait donc être évalué avec esprit de finesse et grand discernement ; il devait, en tout cas, être partagé avec le prieur et, si nécessaire, avec le Conseil. « Chercher la voie juste (non pas vraie dans l’absolu) et juste pour tous ensemble » : voilà la conclusion à laquelle parvint une des rencontres les plus difficiles entre les frères de Taizé pendant les années où ils se confrontèrent avec le trauma algérien308.

307 Selon l’expression de sr. Berthe Erstein de la Communauté de Pomeyrol dans une lettre à Antoinette Butte du 19 juillet 1954, FAB, 6670, où elle racontait une récente visite à la fraternité de Marseille : « nous avons été très frappées par tout ce que les frères de Marseille nous ont raconté. Ils réalisent ce que j’ai toujours rêvé : être pauvre avec les pauvres ». 308 Cf. JF, 25 mars-20 avril 1958.

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chapitre V I 

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1. « Une heure de Dieu » La confrontation de la communauté avec les événements d’Algérie se poursuivra jusqu’aux derniers actes dramatiques de la guerre, elle se prolongera jusqu’à la fin d’une des séquences chronologiques probablement les plus denses de l’histoire de Taizé : celle qui se déploie entre l’annonce du concile Vatican II, le 25 janvier 1959, et son début en octobre 1962, se situant sur la ligne de faîte de ce « bond en avant » de l’œcuménisme dont fr. Roger mesurera plus clairement la portée et les limites au moment de son impasse. C’est en ce tournant qu’ont lieu la première conférence panorthodoxe de Rhodes et la troisième assemblée du Conseil œcuménique des Églises à New Delhi en novembre-décembre 1961, mais aussi la construction du mur de Berlin, l’accélération du processus de décolonisation, la globalisation naissante de la technologie et des économies. Ces événements et ces transformations ne passèrent pas inaperçus sur la colline de Taizé, où pendant ces années devint toujours plus claire la conscience de voir naître une civilisation universelle « qui vient à nous et déferlera sur nous », et d’entrer avec elle « dans la vingt-quatrième heure, celle où le sens de l’universalité, de la catholicité, affirmé par Dieu en Christ, devrait trouver son plein accomplissement1 ». La période qui est à cheval entre la fin des années 50 et le début de la décennie suivante fut donc intense pour une communauté qui voulait se tenir « au cœur de la vie de l’Église et de la vie des hommes2 ». Elle fut marquée par l’attente d’un concile dont l’annonce sembla ouvrir « des voies nouvelles qui ne se refermeront pas », par la perception d’une pression de l’histoire sur des vieilles chrétientés repliées sur elles-mêmes, et par l’espérance que, à travers cette pression même, les chrétiens pourraient être ramenés à leur « vocation universelle, œcuménique, catholique », cette vocation qui a été déposée en eux par le baptême et qui « nous rend le sens de l’urgence avec laquelle nous devons considérer ensemble le monde qui vient »3. C’est dans ce contexte général que doit être situé le dynamisme déployé à la veille du concile par la communauté de Taizé, une quarantaine de frères

1 Cf. R. Schutz, L’unité, espérance de vie, Taizé, 1962, p. 15 et p. 17. Sur ce tournant, cf. G. Alberigo, « Transizione epocale ? », en conclusion de S/V, 5, p. 577-646, ensuite publié aussi in Id., Transizione epocale. Studi sul Concilio Vaticano II, Bologna, 2009, p. 765-859. 2 Cf. la Lettre confidentielle à notre retour de Rome. Le levain est là pour faire lever toute la pâte. Évangile du 25ème dimanche après Pentecôte, adressée par fr. Roger aux frères fin 1958, DT. 3 Cf. Schutz, L’unité, espérance de vie, op. cit., p. 155, p. 24 et p. 150, et.

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profès au début des années 604 ; une communauté qui vit dans l’intuition de Jean XXIII et dans l’ouverture de la conscience catholique à l’œcuménisme la prévenance du Christ envers les impatiences des chrétiens engagés dans la cause de l’unité5, l’aiguillon d’une prière œcuménique « plus ardente »6, et l’occasion d’une « re-formation » de la vocation communautaire dans le sens d’une concentration et d’un recentrage sur l’« essentiel »7. Vingt ans après l’installation sur la colline bourguignonne, il s’agissait de faire face aux multiples appels, imposant un rythme toujours plus accéléré, et à la résonance croissante du nom de Taizé ; et cela, aussi bien en milieu protestant, où il semblait important de répondre aux demandes d’accompagnement pastoral et d’« enraciner notre œcuménisme », qu’en milieu catholique, où apparaissaient de nouvelles possibilités d’ouverture8. En d’autres termes, il devenait de plus en plus important, d’une part, de repenser chaque ministère par rapport à la « dominante œcuménique » de la vocation communautaire et, d’autre part, d’intensifier la vie de prière, « non pas tant en durée qu’en qualité », offrant à un christianisme occidental apathique et manquant de signes forts un « signe eschatologique parmi d’autres », « l’image, visible aux yeux de la chair, d’hommes unis à cause du Christ »9. Chercher à exprimer cette « note dominante » dans les nombreuses directions où se développait désormais le dynamisme d’une communauté grandissante et très diversifiée dans sa composition, tout en continuant à trouver dans la personne de son prieur « le souffle dynamique » et l’« entraîneur »10, cela devient à bien des égards la clé qui résume ces années, où l’on constate à nouveau un effort particulier de ses porte-paroles les plus publics pour exprimer la spécificité de la vocation œcuménique de Taizé ; on était maintenant prêt



4 Cf. fr. Roger à l’évêque d’Autun, Lebrun, 7 juillet 1960, DT. 5 Cf. la fameuse interview de fr. Roger par H. Fesquet, « Tout en redonnant vie à un village bourguignon. La Communauté protestante de Taizé est un poste d’avant-garde œcuménique », Le Monde, 11 février 1959, qui marqua l’apparition de Taizé dans la grande presse française. Sur l’écho de l’article du Monde et sur la « découverte » de Taizé par le grand public, cf. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 211 sqq. et 301 sqq., et Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 169. 6 Pour cela furent modifiés le répons de l’office du soir qui introduisait l’oraison commune ainsi que la prière du célébrant de la cène après l’Agnus Dei ; cf. le JF, 13 janvier-18 février 1959, avec les textes à ce propos préparés par Thurian. 7 « Nous devons concentrer toutes nos forces sur la vocation à l’unité chrétienne et, pour cela, ne pas accepter de nous disperser dans des directions multiples » ; cf. la lettre de fr. Roger à la communauté à la suite du conseil de septembre 1959, DT. Dans le même sens, voir aussi l’introduction au conseil de 1962 : « Le plus ardu d’une vocation, c’est de durer, de demeurer toujours dans le même sillon. On a plutôt tendance à se disperser sur plusieurs sillons. Mais ce qui nous est demandé c’est de revenir toujours aux mêmes grandes lignes. Le sillon que nous avons à prolonger, c’est celui de la réconciliation entre tous, entre nous, en nous-mêmes ». 8 Cf. la lettre de fr. Roger aux frères d’août 1960 en vue du conseil annuel, DT. 9 Cf. ibid. et les notes pour celui d’octobre 1958, JF, 18-31 octobre 1958, DT. 10 Cf. fr. Robert Giscard à fr. Roger, 3 décembre 1962, DT.

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à accepter aussi les retombées internes, pas toujours faciles, d’une résonance pour laquelle on se sentait désormais mûr, mais comportant des risques face auxquels fr. Roger n’hésita pas à mettre en garde aussi bien lui-même que toute la communauté11. Dans une lettre aux frères à la fin de la semaine de prière pour l’unité de janvier 1962, il écrivait : Plus nous avançons et plus nous devons nous signifier à nous-mêmes que c’est tous ensemble que nous travaillons à l’unité chrétienne. […] S’il est possible à certains d’exprimer publiquement l’œcuménisme, c’est grâce à tous les autres. Et comme notre vocation continue à trouver une résonance qui dépasse la petitesse de la communauté, nous sommes appelés à une réflexion sur l’humilité et sur le danger de vouloir faire une œuvre personnelle12. Max Thurian restait sûrement le plus directement impliqué dans les milieux de l’œcuménisme officiel et dans le domaine de la réflexion théologique. Depuis 1959 assistant de la section pour la recherche œcuménique de Foi et Constitution, la commission théologique du Conseil œcuménique, il y apportera une contribution significative surtout en vue de la réunion d’août 1960 à Saint Andrews, en Écosse, qui mettra au point un texte important adopté ensuite par la troisième assemblée du Conseil œcuménique des Églises à New Delhi dans le cadre de la section « Unité » ; il s’agissait de ce qu’on appela « la formule unitaire de New Delhi », qui cherchait à définir l’objectif de l’unité qui avait donné naissance au Conseil œcuménique et en guidait l’action13. Présent à la réunion de la commission d’étude sur « Le Christ et l’Église », à Durham, à celle du comité central de Foi et Constitution en Écosse, puis en Inde comme conseiller nommé par le Comité exécutif du Conseil œcuménique14, Thurian apporta à l’organisme de Genève les résultats d’une recherche biblico-liturgique de nombreuses années, appliquée surtout

11 Cf. en particulier les réflexions pour le conseil de l’été 1960 et de l’automne 1962, JF juinoctobre 1962, DT. 12 Cf. ibid. et la lettre aux frères jointe au JF du 1er janvier-15 février 1962, DT. 13 Cf. le JF, 30 janvier-25 février 1960, DT, et Thurian à Visser ’t Hooft, 23 juillet 1960 et 25 janvier 1961, ACŒ. Cette contribution fut ensuite publiée dans The Ecumenical Review et aussi dans Verbum Caro ; cf. M. Thurian, « L’unité visible des chrétiens », Verbum Caro, 57/1 (1961), p. 3-48, et Id., « La tradition », ibid., p. 49-98. La même année, les deux articles furent repris et joints à une autre contribution sur « Conversion spirituelle et prière pour l’unité », Verbum Caro, 55/3 (1960), p. 265-286, dans un petit livre qui sortit en coédition par les Presses de Taizé et les Éditions de l’Épi, L’unité visible des chrétiens et la tradition, Taizé-Paris, 1961. Sur l’assemblée de New Delhi, cf. Krüger, « Vita e attività del Consiglio ecumenico delle chiese », op. cit., p. 101 sqq. 14 Après la demande de nihil obstat au président du Conseil national de l’ERF, Pierre Bourguet ; cf. Visser ’t Hooft à Bourguet, 28 février 1961, ACŒ. Cf. aussi M. Thurian, « Après New Delhi. Méditation », Verbum Caro, 61/1 (1962), p. 1-7, et Id., « L’unité visible. Le rapport de la section “Unité” à la troisième Assemblée œcuménique de New Delhi », Verbum Caro, 62/2 (1962), p. 150-160.

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au domaine de la théologie sacramentelle : une recherche qui s’enracinait dans le cadre de la vie communautaire et liturgique de Taizé et qui trouvera un de ses fruits les plus mûrs et représentatifs dans L’Eucharistie. Mémorial du Seigneur. Sacrifice d’action de grâce et d’intercession, de 1959. Se présentant comme une étude de théologie biblique « dans la ligne de la théologie de la Réforme, ouverte le plus possible à l’espérance œcuménique », l’ouvrage se proposait de susciter une pratique spirituelle à travers l’enracinement de la liturgie eucharistique dans la tradition judéo-chrétienne représentée par l’Écriture15. Accueilli avec enthousiasme par le père Boyer, qui le salua dans Unitas et dans L’Osservatore Romano comme « l’effort le plus attentif et le plus sympathique de compréhension de la théologie catholique sur la messe » depuis Trente, tout en regrettant qu’il n’engage pas théologiquement toute la communauté16, le volume de Thurian voulait essentiellement offrir une contribution pour sortir des controverses séculaires sur la présence réelle, reconsidérant le problème de l’aspect sacrificiel de l’eucharistie, crucial dans le dialogue œcuménique, et étudiant le dynamisme de l’action liturgique dans le mémorial eucharistique, « afin d’y retrouver la présence réelle du Christ non comme un problème théologique, mais comme un fait normal et nécessaire, postulé par l’action eucharistique »17. Thurian, comme nous l’avons déjà souligné, n’était pas le seul frère de la communauté engagé dans une recherche théologique et liturgique à perspective œcuménique. Avec lui dans la revue Verbum Caro écrivaient aussi François Stoop, qui y publia des commentaires bibliques et spirituels, et, plus régulièrement, Pierre-Yves Emery, auteur, entre autres, d’un numéro monographique de la revue consacré à la communion des saints et d’un volume sur le thème de la grâce18. L’accompagnement spirituel que fr. François assurait auprès de la communauté de Grandchamp, encore perçue comme « notre branche féminine19 », et la collaboration de fr. Pierre-Yves avec l’organisme de Genève en 1959, pour une étude sur l’attitude du catholicisme français envers le Conseil œcuménique, consolidèrent aussi les liens de Taizé avec Genève et avec Neuchâtel. De cette dernière ville, arriva en 1958 un autre jeune novice

15 Cf. M. Thurian, L’Eucharistie. Mémorial du Seigneur. Sacrifice d’action de grâce et d’intercession, Neuchâtel-Paris, 1959, p. 7-8 et 275-278. 16 Cf. Ch. Boyer, « Libri di Taizé », Unitas, juillet-août 1959, p. 118-123, et Id., « Uno studio sull’eucaristia di un pastore calvinista », L’Osservatore Romano, 26 juin 1959, p. 2, repris le 30 suivant dans La Croix, « Une étude protestante sur l’eucharistie », p. 5, et par La Documentation catholique, le 16 août 1959, « L’Eucharistie dans l’Église protestante », col. 1076-1077. Sur le livre de Max Thurian s’arrêtera largement quelques années après Spisso, Prospettive comunitarie ed ecumeniche nella teologia sacramentaria di Max Thurian, op. cit., p. 111 sqq. 17 Cf. Thurian, L’Eucharistie, op. cit., p. 8 et p. 255 sqq. 18 Cf. P.-Y. Emery, « L’unité des croyants au ciel et sur la terre. La communion des saints et son expression dans la prière de l’Église », Verbum Caro, 63/3 (1962), et Id., Le Christ notre récompense. Grâce de Dieu et responsabilité de l’homme, Neuchâtel, 1962. 19 Cf. fr. Roger au card. Gerlier, 9 décembre 1961, AADL.

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Charles-Eugène Magnin, qui poursuivra pendant trois ans ses études de théologie sous la direction de Leuba, tout en l’aidant dans sa recherche sur le concile dans la pensée des réformateurs20. Comme cela avait été convenu avec Visser ’t Hooft, qui fin octobre 1958 était présent à la conclusion du conseil annuel de la communauté, le hollandais fr. Laurent, de retour des États-Unis, collabora aussi pendant quelques mois au Conseil œcuménique des Églises avec fr. Pierre-Yves21. Pour tous les deux, le court séjour à Genève fut l’occasion de consolider ou d’établir de nouveaux contacts œcuméniques, mais aussi de mieux réaliser une certaine difficulté d’intégration avec l’équipe de Genève, très compétente et bien informée, mais toujours en voyage et plus à la recherche du contact efficace que de l’amitié22. À part les trois mois passés à Genève dans la première moitié de 1959, « afin de pénétrer et mieux comprendre l’œcuménisme » et afin de faire une recherche sur les tiers-ordres et sur les instituts séculiers, sujet d’intérêt intermittent pour fr. Roger, fr. Laurent fut toutefois, au cours de ces années, surtout l’« ambassadeur de Taizé pour la cause œcuménique », visiteur attentif de chrétiens et d’Églises en Europe et en Amérique du Nord, dont il enregistrait avec vivacité leurs différentes températures œcuméniques23. Les récits qu’il envoya à la communauté depuis l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, la Grèce, le Canada et les États-Unis permettent ainsi de suivre aisément la croissance d’amitiés et de contacts en même temps que de saisir le regard de Taizé sur les dynamiques à l’œuvre dans ces divers milieux ecclésiaux. Sur terrain britannique, par exemple, il mettait le zoom sur la « première urgence » de l’œcuménisme anglais, qu’il situait dans les relations entre l’Église d’Angleterre et l’Église d’Écosse ; sur les lignes de démarcation interne qui traversaient toujours davantage les confessions ; sur l’intolérance diffuse envers l’intransigeance d’un catholicisme dont cependant on oubliait facilement qu’il se sentait « poussé dans un coin par l’impressionnant édifice de l’Église anglicane, (vraiment catholique et évangélique), et par le caractère anglais prononcé des Églises libres, (vraiment plantées dans ce pays) »24. Il mettait ensuite en évidence les « répercussions très positives » de la visite à Rome de l’archevêque de Canterbury, Geoffrey Fisher, en décembre 1960, qui aidera à désamorcer « un certain esprit d’anti-romanisme », et il soulignait

20 Cf. J.L. Leuba, « Das ökumenische Konzil in der reformierten Théologie », in H.J. Margull (dir.), Die ökumenischen Konzile der Christenheit, Stuttgart, 1961, p. 373-392. Cf. aussi JF, novembre 1958, 28 novembre 1958-12 janvier 1959, 13 janvier-18 février 1959, 20 mars-22 avril 1959, 30 janvier-25 février 1960, DT. 21 Cf. le JF, 18-31 octobre1958, DT, et Schutz à Visser ’t Hooft, 29 novembre 1958, ACŒ. 22 « C’est là une vie qu’il faudrait aérer si elle devait durer », écrivait fr. Pierre-Yves dans une lettre à fr. Roger citée dans le JF du 13 janvier-18 février 1959, DT. Cf. aussi la correspondance ultérieure de fr. Pierre-Yves, dans le JF, 20 mars-22 avril 1959, DT, où il fait référence en particulier à Visser ’t Hooft. 23 Cf. Schutz à Visser ’t Hooft, 29 novembre 1958, ACŒ, et le JF janvier-février 1961, DT. 24 Cf. JF, 20 mars-22 avril 1959, DT.

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enfin « la richesse et la largesse » d’un anglicanisme qui voyait en Taizé une autre forme de comprehensiveness et dont il constatait avec optimisme le déclin de la forme spécifique d’intégrisme qui parfois le traversait : celui qui s’exprimait par la notion d’« Église-pont » entre protestants et catholiques, avec la perception qui en découlait d’être le « but où doit mener toute voie d’unité »25. Non moins intéressantes furent aussi ses impressions sur son voyage de quelques mois outre-Atlantique avec fr. Gérard, entre 1959 et 1960 : aux États-Unis, où leur séjour au centre de retraite et d’étude œcuménique de Packard Manse, dans la banlieue de Boston, permit d’établir des nouveaux contacts avec les Églises baptistes et congrégationalistes de la NouvelleAngleterre, avec le Massachussett Council of Churches, avec le monastère bénédictin de Mount-Saviour, à New York, et avec un cardinal Cushing « découragé et pessimiste » ; et au Canada, où le climat œcuménique semblait « plus favorable » et où les frères furent invités par l’évêque Albert Martin, pionnier de la réforme liturgique au Québec, à établir une petite fraternité dans le diocèse de Nicolet26. À cette occasion remonte aussi la rencontre, au monastère franciscain de la Résurrection, avec le père Thaddée Matura, franciscain d’origine polonaise, actif dans le renouveau liturgique, qui, en 1964, s’installera pour quelques années avec des confrères sur la colline de Taizé27. Tout aussi nombreux furent les contacts établis avec l’Église grecque à Athènes, Corinthe et Salonique, où en automne 1960 fr. Laurent anima une rencontre organisée sous les auspices du Conseil œcuménique des Églises28. Le voyage en Grèce lui permit en particulier d’apprécier la beauté de la liturgie orthodoxe, sans perdre pour autant un certain esprit critique : alors que d’un côté il enregistrait positivement l’attitude d’« habitués de la maison » chez des fidèles qui se comportaient à l’église en véritables « citoyens du ciel », de l’autre, il notait toutefois aussi leur difficulté à se souvenir que « sur la terre ils sont étrangers et pèlerins »29. Les rencontres de ces semaines lui permirent en outre de concentrer son attention sur la « crise » que traversait l’Église grecque, dont il repérait ses trois points névralgiques dans l’activisme des mouvements (Zoé, Soter, Hellénicon), qui étaient en compétition les uns avec les autres et n’avaient pas un grand « sens de l’Église » ; dans les difficultés de recrutement d’un clergé paroissial qui soit bien préparé ; dans le déclin d’un modèle monastique ancien à côté d’une prolifération de monastères qui

25 Cf. JF, mars 1961, DT. Sur le contexte et les répercussions de la visite à Rome de l’archevêque de Canterbury, cf. en particulier Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 38-40. 26 Cf. JF, 30 janvier-25 février 1960 et 25 mars–25 avril 1960, DT. Sur le centre de Packard Manse, cf. Chapman, Remembering, a work in progress…, op. cit., p. 61 sqq. Sur Albert Martin, proposé pour la commission liturgique de la Conférence épiscopale canadienne, cf. en particulier G. Baillargeon, G. Routhier, Les diocèses de Nicolet et de Trois-Rivières et Vatican II, Québec, 2005. 27 Cf. Th. Matura, Mon itinéraire franciscan, s. l., 2016. 28 Cf. JF, 1er septembre-30 novembre 1960, DT. 29 Ibid.

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n’existaient souvent que « sur le papier »30. La situation de l’œcuménisme ne lui semblait pas plus rose : pour certains c’était un problème « très lointain », pour d’autres cela regardait « les autres »31. Si l’on trouvait en effet une plus grande ouverture parmi les professeurs de théologie des facultés de Salonique et d’Athènes, et chez les deux délégués à Genève, Amilkas Alivisatos et Vasileios Ioannidis, l’antipapisme restait néanmoins très fort. L’attitude à l’égard de Taizé lui apparaissait d’autre part « de grande bienveillance et de vif intérêt », car on discernait dans la communauté bourguignonne « les traits du monachisme primitif »32. Aussi entrevoyait-il la possibilité d’exercer une influence positive sur l’orthodoxie grecque, dans le sens d’une ouverture à l’œcuménisme et d’un style différent de présence dans le monde, et il n’excluait pas la possibilité d’établir en Grèce une petite fraternité contemplative, dont le cadre possible serait l’île d’Égine. Son voyage suivant, en Allemagne, en mars 1961, eut aussi comme but, d’une part, de visiter des Églises « assoiffées de signes qui rappellent l’ordre du Royaume », et, d’autre part, de sonder la possibilité d’établir une autre fraternité, après l’expérience de Bonn et Villigts33. En ce cas, il s’agissait d’offrir le témoignage gratuit d’un foyer de vie fraternelle, car l’efficacité de l’organisation et la bonne formation théologique des jeunes pasteurs et des étudiants en théologie ne les empêchaient pas de ressentir un sentiment de vide : on le percevait souvent parmi ceux qui n’osaient pas penser que la joie, la simplicité et la miséricorde étaient des valeurs importantes pour la vie quotidienne34. Malgré l’existence outre-Rhin de « racines » non négligeables et de nombreux liens noués par quelques frères au cours de leur bref séjour en Allemagne, le projet d’une fraternité à Cologne, proposé par le président de la région ecclésiastique de Rhénanie-Westphalie, où était présente une Église évangélique unie luthéro-réformée, ne parvint cependant pas à se concrétiser à cause de difficultés du côté du pastorat allemand que fr. Laurent attribua surtout à « un préjugé théologique »35. La vague dominante d’une certaine théologie post-bultmanienne, sorte de « nouveau libéralisme », tendait en fait à écarter comme « non-existante » la question du « comment vivre », posée par Taizé à travers sa seule présence, au profit de l’unique question qui semblait théologiquement pertinente du « que dire et comment », avec le langage de la philosophie contemporaine36. Si le projet d’une fraternité en Rhénanie du Nord n’aboutit pas — projet qui aurait aussi eu le sens d’une présence de Taizé sur le « point névralgique » de la frontière Est-Ouest —, la communauté ne tarda pas à entretenir les

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Ibid. Ibid. Ibid. Cf. JF, mars 1961, DT. Cf. JF, 1er-27 novembre 1958, 28 novembre 1958-12 janvier 1959 et mars 1961. Ibid. Cf. JF, 23 avril-30 juin 1959 et mars 1961, DT.

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liens déjà établis avec des chrétiens de la RDA37. Dans cette direction alla en particulier le frère Michel-Otto Bergman : d’origine allemande, mais né de parents missionnaires en Nouvelle-Guinée-Papouasie, il était entré dans la communauté en 1959 tout en poursuivant son doctorat en sociologie à Paris. Après fr. Laurent, fr. Michel aussi se rendit ainsi à Berlin-Est, au printemps 1960, pour une conférence organisée par l’Institut œcuménique de Bossey, où il eut la possibilité de rencontrer beaucoup de chrétiens de l’Allemagne orientale. Ceux-ci lui firent découvrir le nouveau visage d’une Église qui, dans les difficultés, retrouvait les vraies exigences de la foi en s’efforçant de mener une vie de prière et de solidarité : « Il semble bien — écrit-il en avril 1960 dans une lettre à la communauté — que tous les tièdes, tous les anciens conformistes sont en train de lâcher et qu’une Église professante ait maintenant à prendre forme »38. La rencontre décisive fut surtout celle qu’il fit avec le président du Synode de l’Église évangélique des deux Allemagnes, Lothar Kreyssig, avocat originaire de Berlin, ancien membre depuis 1939 de l’Église confessante, après avoir pris des positions courageuses au début des années 30 contre le plan nazi d’élimination des personnes handicapées. Résidant en Allemagne de l’Est, à Magdebourg, il dirigeait l’Aktion Sühnezeichen, association créée par des responsables de l’Église confessante, treize ans après la fin de la seconde guerre mondiale, dans le but d’ériger, dans les pays européens touchés par la Wehrmacht, des édifices qui soient des « signes de réparation » ou de « réconciliation », pour témoigner de la volonté de nombreux allemands de demander pardon, en établissant de nouvelles relations d’amitié et de coopération39. À partir de cette rencontre prit rapidement forme le projet de construire une « église de la Réconciliation » à Taizé, projet financé par l’Aktion Sühnezeichen et plus concrètement suivi par le pasteur Erwin te Reh de Cologne, responsable de la Diakonie Michaelshoven, centre de jeunes ouvert à l’œcuménisme, né après la guerre comme lieu d’accueil d’orphelins et de personnes déplacées40. Non sans hésitation, car il n’avait jamais voulu 37 Cf. JF, 1er-27 novembre 1958. 38 Cf. JF, 25 mars-25 avril 1960 et mai 1960, DT. 39 Cf. L’« Aktion Sühnezeichen » et Kreyssig, Des Allemands demandent pardon aux Français, joints au JF avril-mai 1961, DT. Cf. aussi les Récits de Michel et Récits de frère Roger, s. d., DT. Mais sur le sens de la rencontre avec Kreyssig, sur les premiers contacts et les premières visites en Allemagne de l’Est, je renvoie surtout aux témoignages de fr. Michel lui-même (Alagoinhas, 25 décembre 2008) et de Werner Junghardt (Taizé, 1er septembre 2009). Sur Lothar Kreyssig, cf. en particulier K. Weiss, Lothar Kreyssig : Prophet der Versöhnung, Gerlingen, 1998 ; M. Thomas, Communing with the Enemy : Covert Operations, Christianity and Cold War Politics in Britain and the GDR, Oxford-Bern-Berlin-Bruxelles-Frankfurt-NewYork-Wien, 2005, p. 84-85 ; D. Doellinger, Turning Prayers into Protests : Religious-based Activism and its Challenge to State Power in Socialist Slovakia and East Germany, BudapestNew York, 2013, p. 49 sqq. 40 Cf. en particulier la correspondance entre Schutz et Kreyssig entre mai 1960 et juillet 1962, EZA 097/1589. Sur le pasteur te Reh, cf. G. Kammerer, Aktion Sühnezeichen Friedensdienste : aber man kann es einfach tun, Göttingen, 2008, p. 53 sqq.

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de grande construction à Taizé et parce que le signe lui semblait peut-être « trop fort », fr. Roger considéra cependant l’offre généreuse de Kreyssig comme « un don du ciel », tombé juste au moment où l’augmentation du nombre de visiteurs sur la colline rendait désormais insuffisant l’espace de la petite église romane du village41. Il confia donc le projet d’une église, qui serait en même temps lieu de pèlerinage et de prière pour l’unité et signe de réconciliation à tout moment et dans tous pays, à un jeune frère suisse, Denis Aubert. Celui-ci était arrivé à Taizé en 1957, après des études d’architecture à Lausanne qu’il avait terminées par une thèse présentant le projet d’une église de pèlerinage42. Ce sera alors fr. Denis qui suivra le projet et accompagnera avec fr. Michel l’équipe d’une trentaine de jeunes volontaires allemands, principalement de Berlin et de Cologne, arrivés à Taizé en avril 1961 pour l’ouverture du chantier et remplacés, sept mois plus tard, par un autre groupe de volontaires43. Et ce sera toujours fr. Denis qui se rendra, fin 1961, à Berlin, ville désormais divisée, pour rencontrer les volontaires des camps de travail et les responsables de l’Aktion Sühnezeichen, parmi lesquels Kreyssig, qui, depuis l’Est, ne pouvait plus maintenant agir que par des intermédiaires. Fr. Denis envoya ainsi à Taizé les premières impressions sur le sentiment d’étrangeté provoqué par le passage en train depuis les fils de fer barbelés de la frontière à une Berlin-Ouest « illuminée comme une ville américaine, véritable provocation au sein de la République démocratique allemande », ainsi que sur l’absurdité d’un mur « qu’il faut avoir vu pour croire à sa réalité » ; ce qui contraint les collaborateurs de l’Aktion Sühnezeichen à deux réunions 41 « Je crois en effet que cette rencontre avec mon frère Michel venait à son heure et qu’on en peut parler comme d’une heure de Dieu. […] Quel signe merveilleux de réconciliation pourrait être une grande église de pèlerinage pour l’unité de l’Église ! L’implantation de ce signe à Taizé serait justifiée par l’accueil réservé ici aux Israélites fuyant la persécution au début de la dernière guerre. On pourrait imaginer l’existence d’une crypte qui serait comme un mémorial de tous ceux qui ont souffert de l’intolérance, de la guerre, de la persécution. Une église comme celle-là serait un lieu extrêmement visité et non seulement par des chrétiens ; on y affluerait de partout. Ce serait, me semble-t-il, un signe très manifeste de réconciliation, le meilleur qu’on puisse donner à Taizé. D’autre part, la construction d’une église de cette taille correspond pour nous à un réel besoin, chaque semaine plus urgent. L’église du village que nous utilisons ne peut plus contenir les foules qui viennent à l’office et, chaque dimanche, on communie jusque sur la rue » ; cf. Schutz à Kreyssig, EZA 097/1589. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 25 juin 1960, DT, le témoignage de fr. Denis (Taizé, 25 janvier 2010) et des passages d’une intervention de fr. Roger durant le colloque d’évêques et de pasteurs qui a eu lieu à Taizé en septembre 1961, Colloque de Taizé. L’Amérique Latine, 17 p. dact., DT : « En effet peut-être nous sommes-nous laissés entraîner par le geste généreux des Allemands un peu plus loin qu’il n’aurait fallu ». 42 Cf. Schutz à Kreyssig, 29 septembre 1960, EZA 097/1589. Sur le projet de fr. Denis et sur son évolution, cf. la thèse de doctorat de Salvador García Arnillas, Belleza y experiencia cristiana de Dios, op. cit., p. 93 sqq. 43 Sur l’inauguration du chantier cf. JF, avril-mai 1961. Pour l’écho dans la presse, cf. en particulier « Une Église de la réconciliation à Taizé », Le Monde, 15 mai 1961, et « Des jeunes protestants construisent à Taizé une Église en signe de réconciliation et d’expiation », ibid., 23 mai 1961.

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parallèles, et à se rejoindre seulement pour une touchante liturgie commune le jour de Nouvel An44. Comprenant deux zones, l’une destinée à la prière pour l’unité, l’autre réservée au silence, l’église de la Réconciliation fut inaugurée le jour de la fête de la Transfiguration, en août suivant : inaugurée, non pas consacrée ni dédicacée, comme le précisa le cardinal Bea, président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens nouvellement institué, dans un échange avec fr. Roger en avril 196245. Elle constitua à bien des égards l’« icône » du chemin parcouru par la communauté depuis l’arrivée de fr. Roger à Taizé en août 1940 ; un chemin dont l’ample résonance put se mesurer à la participation de représentants des diverses confessions qui se rendirent sur la colline les 5 et 6 août 196246. Bien que l’on notât l’absence de Visser ’t Hooft, la participation protestante fut particulièrement importante ; elle reflétait en effet les liens anciens avec les Églises suisses et les liens plus récents avec l’Église évangélique allemande, les Églises luthérienne d’Uppsala et méthodiste de Boston, ainsi que les relations d’amitié avec les pasteurs de certaines régions de l’ERF, en particulier la région Rhône-Alpes47. Mais parmi les protestants, la présence la plus significative fut certainement celle du pasteur Marc Boegner, président de la FPF de 1929 à 1961, qui présida la liturgie du dimanche 5 août durant laquelle deux nouveaux frères firent leur profession48. Étant l’une des voix les plus influentes du protestantisme français et proche de Taizé depuis les années 40, le pasteur Boegner continuait à représenter le point de référence de la communauté dans l’histoire de ses rapports souvent difficiles avec le milieu réformé français et le Conseil national de l’ERF. C’est pourquoi la gratitude exprimée à Taizé par le président honoraire de la FPF — « le pape du protestantisme », comme il a été appelé — « pour la beauté de la liturgie retrouvée, pour la joie de la contemplation, l’organisation dans le travail le plus pratique », était loin d’être superflue et de circonstance49. La représentation catholique fut relativement plus réduite : trois évêques étaient présents, dont celui de Rouen, Mgr Martin, membre du Secrétariat pour l’unité, quatre abbés de monastères bénédictins et cisterciens, et le provincial des franciscains de Lyon, le père Damien Grégoire. Elle trouva cependant un 44 Cf. JF, décembre 1961, DT. 45 Cf. Bea à Schutz, 27 avril 1962, DT. 46 Cf. Une « Église de la Réconciliation » à Taizé (S. et L.), 1 p. dact., avril-mai 1961, DT 47 Sur l’inauguration de l’église de la Réconciliation, cf., entre autres, Paupert, Taizé et l’Église de demain, op. cit., p. 166-168. 48 Cf. « Inauguration de l’Église de la Réconciliation à Taizé », SŒPI, 10 août 1962. 49 Cf. « L’Église de la Réconciliation sera aussi un signe d’unité », Témoignage Chrétien, 10 août 1962, et « Réconciliation à Taizé », Informations Catholiques Internationales, 22 août 1962, p. 3-4. Cf. aussi P.-Y. Kirschleger, « Les mutations du protestantisme dans les années 1960-1970 : Enrichissement ou éclatement ? », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 160/4 (2014), p. 839-857, et le témoignage de Boegner lui-même sur son amitié de plusieurs dizaines d’années avec la communauté, M. Boegner, L’exigence œcuménique : souvenirs et perspectives, Paris, 1968, p. 216-217 et 322-325.

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grand écho dans la presse à cause de la célébration de la messe, le 6 août, par l’évêque d’Autun, Mgr Lebrun, dans la crypte de l’église de la Réconciliation qui était réservée au culte catholique50 : c’était une solution de compromis pour fr. Roger, après l’invitation claire du cardinal Bea à éviter la confusion « et dans l’ordre théologique, et sur le plan de la pastorale œcuménique », confusion qui aurait pu se produire si l’on avait permis la célébration de la liturgie catholique dans le chœur de la nouvelle église51. Deux vieux amis de la communauté représentèrent l’Église anglicane : l’évêque de Bristol, Oliver Tomkins, mémoire historique de l’œcuménisme anglican, et Stephen Neill, ancien secrétaire général adjoint du Conseil œcuménique des Églises et ancien évêque missionnaire en Inde, où il s’était dépensé pour la création de l’Église de l’Inde du Sud, et, depuis son retour en Angleterre, assistant de l’archevêque de Canterbury. Les contacts avec l’Église anglicane remontaient, comme nous l’avons déjà évoqué, à bien des années auparavant, mais ils s’étaient plus récemment intensifiés avec la visite à Sheffield de fr. Roger et de huit autres frères fin juin 1960, à l’invitation de l’évêque Hunter52. Leur séjour dans la grande ville industrielle anglaise, au cours duquel prit forme le projet de constituer une petite fraternité en milieu ouvrier, eut aussi un prolongement à Londres, où les frères rencontrèrent l’archevêque de Canterbury et l’archevêque de York, Michael Ramsey, celui-ci devenant quelques mois plus tard le successeur de Fisher à Lambeth Palace. Ce sera donc ce dernier, avec qui Max Thurian avait eu divers échanges à New Delhi, qui sera interpellé par fr. Roger fin 1961 sur la possibilité d’admettre des anglicans dans la communauté53. Beaucoup plus récents étaient en revanche les premiers contacts avec l’orthodoxie, tant russe que byzantine, représentée à Taizé, en août 1962, par les métropolites Meliton de Sardes et Emilianos Timiadis, délégué du patriarcat de Constantinople à Genève, et par l’archimandrite Vladimir Kotliarov, alors vice-supérieur de la mission russe à Jérusalem. Du côté russe, avec

50 Sur l’autorisation de la part du Saint-Office, cf. card. Ottaviani à Mgr Lebrun, 18 juillet 1962, ADA. Comme on pouvait le prévoir, la célébration fut diversement appréciée par les différents journaux confessionnels ; cf. par exemple P. Denfer, « Au fil des jours », Réforme, 4 août 1962, et « Première messe dans la crypte de l’Église de la Réconciliation », La Croix, 7 août 1962. 51 « Une prière en commun pour l’unité, dans le cadre des rencontres qui se font à Taizé est sans doute possible, mais je vous avoue que je serais plutôt réticent pour y permettre la célébration de la Messe. La Messe est le centre et le signe de l’unité ecclésiale. Les prêtres peuvent continuer à célébrer dans l’Église de Taizé. Le nouvel édifice tant par son nom Église de la Réconciliation que, probablement aussi, par son architecture, aura l’aspect d’une église. Ce sera un édifice construit avec l’intention d’y célébrer les liturgies : catholique, orthodoxe, anglicane, protestante etc. Comment éviter alors la confusion ? […] C’est pourquoi mon avis est que l’on ne devrait pas y célébrer la liturgie catholique » ; cf. Bea à Schutz, 27 avril. 52 Cf. JF, 1er septembre-30 novembre 1960, et fr. Roger à la communauté, 3 août 1960, DT. 53 Cf. Ramsay à Schutz, 14 décembre 1961 et 17 mars 1962, DT, après la rencontre avec les supérieurs des communautés religieuses anglicanes.

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l’encouragement de Visser ’t Hooft qui voyait d’un bon œil Taizé établir des liens dans cette direction, ne serait-ce que pour contrebalancer ses relations privilégiées avec Rome, l’invitation à créer une petite fraternité contemplative près d’une communauté orthodoxe avait été prise en considération, entre 1958 et 1959, et l’hypothèse d’un voyage à Moscou avait été envisagée ; une hypothèse qui sembla devenir plus concrète à travers un « voyage clef » de Schutz et Thurian fin juin 1959 à Genève, où ils avaient rencontré deux représentants de l’Église russe présents en Suisse pendant quelques semaines54. Mais ce fut surtout la rencontre des deux frères de Taizé avec le patriarche Athénagoras à Istanbul en février 1962 qui marqua une étape importante dans le rapprochement avec le monde orthodoxe. Ce rapprochement laissa aussitôt des traces dans la liturgie de la communauté, avec l’effort de souligner de manière particulière la fête du nom de Jésus, qui contient « toute la piété de l’Orient byzantin », ainsi que les fêtes de l’Épiphanie et de la Transfiguration55. Préparé par une visite du métropolite Timiadis à Taizé en automne 1960, puis par une seconde visite du métropolite Dorotheos au printemps de l’année suivante56, le voyage au Phanar fit connaître à fr. Roger un homme de la même ouverture que Jean XXIII ; un homme qui était tourné vers « une recherche de l’unité pour aujourd’hui, en fonction des hommes qui ne peuvent croire », récusant « un œcuménisme sans espérance qui consisterait à retarder le plus possible l’échéance de l’unité ou à ne relier que ceux d’une même tendance »57. Le voyage — qui s’acheva avec un arrêt à Sofia et à Belgrade pour rencontrer les patriarches de Bulgarie et de Serbie58 — fut aussi l’occasion d’envisager avec Athénagoras la possibilité d’une présence orthodoxe stable à Taizé ; l’été précédent, à Rhodes, il avait en effet été décidé de créer un centre pan-orthodoxe, qui serait un lieu de prière et de rencontres œcuméniques pour les orthodoxes établis en Europe occidentale. Après quelques mois de correspondance et un voyage du métropolite Timiadis à Constantinople en automne 1962 pour en définir les détails, le choix du patriarche Athénagoras, qui avait d’abord pris en considération l’hypothèse de l’île de Patmos, tomba

54 Cf. JF, 18-31 octobre 1958 et 23 avril-30 juin 1959. 55 Cf. JF, décembre 1961. Sur la figure d’Athenagoras, cf. en particulier V. Martano, Athenagoras il patriarca (1886-1972). Un cristiano fra crisi della coabitazione e utopia ecumenica, Bologna, 1996. 56 Cf. JF, 1er septembre-30 novembre 1960 et avril-mai 1961, et la lettre d’Athenagoras à fr. Roger, 29 septembre 1961, DT. 57 Cf. le texte d’un article de fr. Roger paru deux ans plus tard dans la Feuille d’Avis de Lausanne, cité par Paupert, Taizé et l’Église de demain, op. cit., p. 161-163. 58 Arrêt qui fit encore réfléchir sur l’intensité de la participation à la liturgie orthodoxe : « Nous avons reçu une impression très profonde, à Sofia, en visitant une petite communauté de femmes. […] En rentrant, je m’interroge à ce propos. Notre office est admirablement pacifié et nous l’avons beaucoup souhaité. Mais pour ce qui est de l’expression chantée, il me parait maintenant terne et même triste à certains égards ». Cf. JF, 15 février-15 mars 1962, DT.

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donc sur Taizé, où, en avril 1963, commenceront les travaux pour la construction d’un metochion patriarcal59.

2. « Entretiens œcuméniques » à Taizé Si, au début des années 60, la promesse de nouveaux commencements et le réconfort d’amitiés consolidées ne manquent pas, la communauté de Taizé continuait par ailleurs à cheminer sur une arête délicate. Du côté protestant, il y avait « un lourd héritage d’anticatholicisme » et l’existence en France d’« un milieu intégriste dans la foi réformée »60. Du côté catholique, il y avait la difficulté d’avoir à rassurer constamment un évêque d’Autun toujours craintif, et le désagrément de rapports romains parfois « extrêmement pénibles », comme Schutz le confiait à Congar en juin 1960, lors de la première visite à Taizé du théologien dominicain61 ; et il y avait aussi la frustration, en douze ans de visites régulières à Rome, de ne pas pouvoir y exprimer totalement sa propre pensée, comme il l’écrivait encore quelques mois plus tard au président du Conseil national de l’ERF, Pierre Bourguet62. Sur cette arête se présentaient aussi, surtout pour fr. Roger, la difficulté de chercher de plus en plus un équilibre entre les raisons de la prudence et celles du dynamisme interne d’une vocation commune63, les amertumes d’« un dur combat parfois douloureux pour

59 Cf. JF de novembre-décembre 1962 et la lettre d’Athénagoras à fr. Roger du 5 décembre 1962, DT, reproduite dans Paupert, Taizé et l’Église de demain, op. cit., p. 163-164. Sur la genèse et sur le sens du metochion, cf. en particulier Fr. Alois, « Forty years of friendship and trust with Taizé », in ΕΚΚΛΗΣΙΑ-ΟΙΚΟϒΜΕΝΗ-ΠΟΛΙΤΙΚΗ. ΚΑΡΙΣΤΗΡΙΑ ΣΤΟΝ ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΤΗ ΑΔΡΙΑΝΟΣ ΔΑΜΑΣΚΙΝΟΣ, Athènes, 2007, p. 101-107. Quelques références aussi dans Martano, Athenagoras il patriarca (1886-1972), op. cit., p. 522-523. Je renvoie aussi au témoignage de Mgr Damaskinos Papandreou (Genève, 19 janvier 2010). 60 Cf. la lettre de fr. Roger aux frères de novembre 1958, JF, 1er-27 novembre 1958, et au card. Gerlier, 30 avril 1960, AADL. 61 Cf. les notes dactylographiées, s. d., de Congar avec le compte-rendu de sa première visite à Taizé en juin 1960, in APDF, PC, 832.71 : « Les rapports sont surtout avec le P. Boyer. Roger Sch[utz] me dit que ces rapports leur sont extrêmement pénibles et qu’ils ne les continuent que dans l’idée de servir une cause qui les dépasse. Le P. Boyer ne comprend rien. Il fait de l’apologétique cathol[ique] courte et, quand il rencontre une affirmation protestante nette, il se met en colère. Roger Sch[utz] me dit : parfois, on est désespéré, on pense qu’on n’aura pas le courage de continuer, et on tient dans l’espoir de servir la cause. […] Les relations avec l’év[êque] d’Autun ont été souvent pénibles, parfois dramatiques. C’est, me dit Sch[utz], un homme bon, qui soutient ses prêtres très bien. Mais il a peur du “St. Office”. […] Chaque fois que l’év[êque] d’Autun a pu craindre un ennui, ou en a eu (souvent pour avoir lui-même soumis ou demandé q[uelque] chose qu’il eût pu traiter par sa propre autorité), les rapports ont été difficiles, pénibles ». 62 « J’ai souvent parlé jusqu’ici du malaise que je ressentais au cours de ces voyages où il fallait davantage écouter qu’exposer. Bien souvent notre virilité souffrait de devoir ainsi retenir notre pensée, sans pouvoir l’exprimer totalement » ; cf. Schutz à Bourguet, 20 octobre 1960, AERF, 107 AS 176,6. 63 Cf. Schutz à Lebrun, 7 juillet 1960, DT.

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l’unité », et le souci de garder la sérénité quand des difficultés venaient d’amis supportant mal la réussite d’initiatives qui échappaient à un certain « besoin captatif »64. Signe prophétique de réconciliation, la communauté était aussi un « signe qui, inévitablement, appelle la contradiction », comme le notait le 11 août 1962 Albert Finet, fondateur de Réforme, en soulignant la « liberté exaltante », mais « aussi pleine de périls », d’une communauté qui affirmait ne pas être représentative du protestantisme français65. En effet, au cours de ces années Taizé mesurait de plus en plus combien « notre solidarité à l’égard de toute la Réforme et notre volonté de rester, avec une patience ardente, dans l’état où Dieu nous a trouvés » ne mettait pas à l’abri des incompréhensions et de l’« épreuve », qui résultaient au fond d’une conception différente de l’œcuménisme et des chemins pour le faire avancer66. Plus grandissait « le succès » des initiatives de la communauté — ce qui selon Pierre Bourguet devait l’amener à un surplus « de courage (et de tact) » vis-à-vis de ceux qui en conscience ne croyaient pas devoir en approuver tous les choix67 —, plus « le signe de contradiction que représente notre vocation » pouvait devenir « très lourd » à porter, supportable en fin de compte seulement « par l’obéissance évangélique »68. Et cela surtout pour quelqu’un qui émotivement se sentait inapte à supporter « l’épreuve de l’opposition » et de la souffrance causée ou subie, au-delà de toute intention, « par le fait de notre seule existence »69. « J’ai peine à dominer une certaine timidité — écrivait fr. Roger au pasteur Bourguet en janvier 1961 — et je me trouve en définitive bien infirme et bien incompétent, plus j’avance en âge et dans la vie chrétienne, pour un dialogue qui réclame des capacités dont je suis dépourvu70 ». Et il écrivait encore à Bourguet le 31 juillet suivant : Pour ma part, en prenant des années, je suis plus sensible à l’attitude de non-compréhension à notre égard, de la part de quelques hommes de nos Églises. Maintenant que cela est passé, je puis vous dire que certains dialogues au sujet de la construction de notre nouvelle église qui se déroulaient toujours à notre insu m’ont touché au plus profond de moi-même. […] Je sais bien que la vocation œcuménique conduit à une certaine nuit et qu’elle se situe dans l’ordre de la foi71. 64 Cf. Schutz à la communauté, JF, décembre 1960, DT. 65 « On ne le répètera jamais assez aux catholiques qui se font là-dessus des illusions. La communauté de Taizé n’est rattachée juridiquement à aucune organisation ecclésiastique, non plus qu’au Conseil œcuménique. Elle est parfaitement libre à cet égard » ; cf. A. Finet, « Taizé. Réconciliation », Réforme, 11 août 1962, p. 908-909. 66 Cf. JF, mai 1960, et Bourguet à Schutz, 4 août 1961, AERF, 107 AS, 6. 67 Cf. encore Bourguet à Schutz, 4 août 1961. 68 Cf. Schutz à Bourguet, 31 jullet 1961, AERF, 107 AS, 6. 69 Ibid. 70 Cf. Schutz à Bourguet, 26 janvier 1961, AERF, 107 AS 176. 71 Cf. Schutz à Bourguet, 31 juillet 1961, et la réponse du 4 août suivant. Fr. Roger se réfère probablement à un échange de l’ERF avec des représentants des Églises évangéliques allemandes et de l’Aktion Sühnezeichen.

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Cet échange avec le président du Conseil national de l’ERF, en été 1961, suivait de quelques mois l’un des moments les plus tendus de l’histoire des relations de Taizé avec l’ERF : un moment où l’existence de deux conceptions différentes de l’œcuménisme sembla peut-être pour Bourguet sous-tendre aussi celle de deux « conceptions morales » différentes72, et où fr. Roger expérimenta toute la difficulté d’essayer de transmettre ce qui pour lui représentait toujours plus clairement une « question de vie ou de mort73 ». L’équilibre précaire atteint à Poitiers en 1958 s’était déjà fissuré en avril 1960, à la suite d’un communiqué paru dans la presse protestante, où l’on parlait d’un Centre d’accueil pour prêtres en difficulté et où l’on se référait à une session d’étude qui avait réuni à Sète, en Languedoc, une vingtaine d’anciens prêtres catholiques et des pasteurs du Conseil national de l’ERF. Fr. Roger ne tarda pas à exprimer sa « stupéfaction douloureuse » au cardinal Gerlier et demanda à Marc Boegner de prendre ses distances à ce sujet, pour qu’une grave crise ne s’ouvre pas dans l’œcuménisme français74. Mais derrière l’échange de fr. Roger avec le pasteur Bourguet, en été 1961, il y avait surtout les suites du premier colloque entre quelques évêques français et une soixantaine de pasteurs, surtout franco-suisses, organisé à Taizé à la fin septembre de l’année précédente sur le thème de l’évangélisation ; un colloque pendant lequel on avait repris la question du prosélytisme confessionnel et, lié à cela, celle du rapport entre œcuménisme et mission, question cruciale depuis le début de la réflexion œcuménique et revenue au centre de l’attention lors de la rencontre annuelle de la Conférence catholique pour les questions œcuméniques de 1959 et lors de la réunion de Foi et Constitution de l’année suivante75. Le colloque de septembre 1960 eut lieu avec un an de retard par rapport aux souhaits de fr. Roger. Celui-ci, en effet, avait déjà commencé à s’activer en été 1959 pour réunir sur la colline bourguignonne des évêques et des pasteurs, et sensibiliser les premiers aux attentes protestantes « en vue d’un renouvellement de certaines institutions catholiques, dans le but, bien sûr, de préparer notre unité visible » : c’est ce qu’il écrivait en juillet 1959 au cardinal de Lyon, en lui demandant d’être comme le « père spirituel » du

72 Cf. Bourguet à Schutz, 22 octobre 1960, AERF, 107 AS 176, 6. 73 Cf. Schutz à Bourguet, 28 octobre 1960, AERF, 107 AS 176, 6. 74 Cf. fr. Roger à Gerlier, 30 avril 1960, où sont repris d’amples extraits de la lettre adressée à Marc Boegner, et la réponse du cardinal du 11 mai suivant, AADL. Sur l’affaire de Sète, cf. aussi le JF mai 1960, Schutz à Bourguet, 2 juin 1960, AERF, 107 AS 176, 6, et Bourguet à Schutz, 22 octobre 1960 : « Vous auriez (j’emploie prudemment le conditionnel) écrit au cardinal Gerlier pour lui envoyer et votre sympathie et des excuses pour la peine qu’avait dû lui faire le texte de Sète ? Si cela est faux, démentez vite, je vous en prie, pour que je puisse à mon tour démentir. Sinon dois-je comprendre que vous souhaitez que je pose devant l’ERF et avec elle à bien d’autres la question de savoir, si elles doivent d’abord renoncer à annoncer le pur Évangile à tout le monde ? ». 75 Cf. M. Velati, Una difficile transizione. Il cattolicesimo tra unionismo ed ecumenismo (19521964), Bologna, 1996, p. 121 sqq. Sur le colloque de Taizé des 26-28 septembre 1960, une bonne revue de presse se trouve dans AFPF, 336.11, DRC.

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colloque et en lui proposant aussi quelques premiers noms de participants possibles, parmi lesquels, du côté protestant, celui de Marc Boegner76. La rencontre, qui aurait dû remplacer la formule désormais usée de réunions théologiques restreintes à composition paritaire catholique-protestante77, ne put cependant pas avoir lieu en septembre 1959, car le père Boyer, consulté par le cardinal Gerlier, craignait que la composition et les dimensions envisagées par Schutz ne suscitent une résonance excessive78. L’évêque d’Autun n’avait pas été plus encourageant à cet égard ; il avait en fait été laissé en dehors de ces premiers échanges par fr. Roger qui connaissait bien sa tendance à s’agiter79. Ce furent donc de simples « entretiens œcuméniques » qui eurent lieu en septembre 1959, réduits à des proportions « moins préoccupantes », avec un programme « beaucoup plus pratique et beaucoup moins périlleux », articulé sur deux journées, une plénière et une réservée à un groupe restreint80. Y participèrent quelques pasteurs et laïcs protestants, le père Boyer et le père Damien Grégoire81. La base de la discussion fut offerte par des thèses préparées l’hiver précédent par Schutz et Thurian, après la première audience, qui, par l’intermédiaire du cardinal de Lyon, leur avait été accordée par le nouveau pape —  « remarquable dans son ouverture » — au lendemain de son élection82.

76 Cf. Schutz à Gerlier, 27 juillet et 6 août 1959, AADL. 77 Cf. la Lettre confidentielle à notre retour de Rome, dans laquelle fr. Roger parle des entretiens romains avec le père Boyer en octobre 1958 « au cours desquels nous lui avons dit ne plus pouvoir organiser des rencontres des cinq protestants et des cinq catholiques autour d’un tapis vert ». Dans le même sens, cf. aussi fr. Roger à Bourguet, 19 novembre 1958, AERF, 107 AS 176, 6. 78 Cf. Gerlier à Boyer, 8 août 1959, et Boyer à Gerlier, 12 août 1959, AADL : « Sept évêques, trois abbés et un cardinal, et avec Marc Boegner, la chose ne pourrait rester secrète et susciterait trop de commentaires. Je vais écrire au Pasteur Schutz pour lui dire ou bien de préparer une réunion sans évêques, ou bien de tenir la réunion ailleurs qu’à Taizé, dans une abbaye par exemple. A faire autrement, on aurait certainement des ennuis, et en tous cas je ne pourrais pas être de la partie ». 79 Cf. Lebrun à Gerlier, 20 août 1959, et Schutz à Gerlier, 7 septembre 1959 AADL. 80 Cf. Gerlier à Boyer, 17 et 25 août 1959, et Schutz à Gerlier, 21 août 1959, AADL. 81 Cf. JF, 1er juillet-1er août 1959 et 5 septembre-31 octobre 1959, DT. 82 La préparation de ces « thèses » — sur lesquelles Schutz et Thurian maintiendront le silence même à l’égard de Gerlier — avait été suggérée par Jean XXIII lui-même, rencontré le 7 novembre 1958. Cf. la Lettre confidentielle à notre retour de Rome, et JF, 13 janvier-18 février 1959 : « Grâce aux démarches du cardinal Gerlier, nous avons pu être reçus dès le début du pontificat pour exprimer notre commune inquiétude de la division des chrétiens. Il a été attentif et il a été remarquable dans son ouverture. Il a invoqué le Saint Esprit sur tous les chrétiens qui dans le catholicisme et dans le protestantisme recherchent avec un profond sérieux l’unité. Il a insisté sur notre discrétion à propos de cette audience. Nous en savons la raison qui est la tension très grande à l’intérieur de la Curie romaine. Recevoir des protestants dès le début de son pontificat pourrait être téméraire. Le résultat de cette audience est que nous préparons des textes pour les soumettre au pape dans quelques mois ». Un témoignage sur cette première audience a été donné par L.F. Capovilla, Giovanni XXIII. Quindici letture, Roma, 1970, p. 747, et Id., « Frère Roger come Angelo Roncalli : due occhi un sorriso », L’Eco di Bergamo, 3 janvier 2006, p. 8.

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Elles exprimaient l’attente des non-catholiques pour le prochain concile, précisaient les obstacles de vocabulaire à éviter en parlant de l’unité et, sans vouloir aborder des problèmes théologiques fondamentaux, elles soulignaient certaines « choses réformables » qui auraient pu considérablement aplanir le chemin œcuménique : sens de l’œcuménisme comme conversion de tous au Christ, Église des pauvres, renonciation aux signes extérieurs de richesse, recours au langage de l’Écriture, compréhension renouvelée du rôle de l’autorité papale dans une perspective collégiale et conciliaire, mise en évidence du rapport entre christologie et mariologie, renouveau liturgique et suppression de la pratique des indulgences83. Ces « thèses », qui avaient été transmises à Jean XXIII en février de l’année précédente84, furent donc discutées à Taizé le 28 septembre, avant d’être à nouveau étudiées et réélaborées dans un petit groupe le lendemain avec le cardinal Gerlier — à la suite de l’« incident de Rhodes », Marc Boegner avait décliné au dernier moment l’invitation85 ; elles furent ensuite renvoyées à Rome et enfin reprises et simplifiées par fr. Roger l’année suivante pour une enquête de la revue italienne La Rocca sur « Le Concile œcuménique, et l’histoire des hommes d’aujourd’hui »86. Malgré les difficultés des échanges, souvent laborieux, avec trois interlocuteurs à la fois, Rome, Autun et Lyon, fr. Roger ne renonça pas à l’ambitieux projet de réaliser à Taizé une première rencontre entre pasteurs et évêques : « exactement ce que nous désirons depuis 1952 avec les orthodoxes », notait Congar après

83 Cf. Entretiens œcuméniques de Taizé, 4 p. dact., DT. À ce sujet, cf. Paupert, Taizé et l’Église de demain, op. cit., p. 146-152. Le texte se trouve aussi dans ACŒ, 6 p. dact., avec des annotations ms de Max Thurian. 84 La transmission se fit par Mgr André Baron, recteur de S. Louis des Français, et Paul Philippe op, alors consulteur du Saint Office. 85 C’est à Rhodes qu’en août 1959 se tenait la réunion du comité central du Conseil œcuménique des Églises, à laquelle participaient comme « journalistes » Johannes Willebrands et le P. Dumont. Ce dernier pensa profiter de l’occasion pour inviter à une rencontre amicale les représentants orthodoxes pour parler des relations entre les deux Églises. Mais l’initiative fut interprétée par la presse et par les dirigeants du Conseil de Genève comme une tentative peu transparente du côté catholique d’attirer les orthodoxes, et provoqua une forte tension ; ce qui mit clairement en évidence le manque d’un organisme catholique pouvant intervenir officiellement pour clarifier la position catholique. Sur les événements de la réunion du Comité central du COE sur l’île grecque, cf. A. Maffeis, « Gli osservatori al Vaticano II », Istituto Paolo VI. Notiziario, 25 (1993), p. 39-45, et K. Schelkens, « L’“affaire de Rhodes” au jour le jour. La correspondance inédite entre J.G.M. Willebrands et Ch.-J. Dumont », Istina, 54/3 (2009), p. 253-277. 86 Cf. La Rocca, 15 janvier 1961, p. 33-38, et en particulier la réponse de Schutz, p. 36-37, reprise en français à la même date par La Documentation catholique, « En vue du Concile. Réponses du Fr. Roger Schutz, prieur de Taizé », p. 103-106. Sur le texte de fr. Roger et sur l’accueil de Giovanni Rossi qui le transmit à Jean XXIII, cf. le témoignage de A. Portoghese, « Istituzione e profezia. Frère Roger », La Rocca, 15 septembre 2005, p. 47-48. Sur la regrettée absence de Marc Boegner suite à l’« incident de Rhodes » d’août 1959, cf. JF, 5 septembre-31 octobre 1959, et fr. Roger à Visser ’t Hooft, 6 octobre 1959 citée dans Ph. Chenaux, « Le Conseil œcuménique des Églises », in M. Lamberigts, C. Soetens (dir.), À la veille du concile Vatican II, Louvain, 1992, p. 200-213.

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sa visite à la communauté en juin 1960, attribuant à un miracle l’autorisation que le cardinal Ottaviani avait accordée à condition d’observer une grande prudence par rapport à la presse87. Très difficile au début, la relation avec le préfet du Saint-Office avait, elle aussi, bénéficié de l’important changement de climat inauguré par l’élection de Jean XXIII, changement sur lequel fr. Roger s’attardera volontiers avec ses interlocuteurs parisiens et genevois, soulignant l’apparition du « drame du monde » dans la conscience romaine et d’une liberté d’expression inédite88. C’était à « l’ordre même de la Providence de Dieu89 » que fr. Roger reliait aussi le nihil obstat du cardinal Ottaviani pour une rencontre sur des thèmes pastoraux, accord donné d’abord oralement, lors d’une brève visite à Rome en mars, puis demandé par écrit pour rassurer l’évêque d’Autun90. Cet accord permit donc de programmer à Taizé pour septembre 1960 un premier colloque sur le thème de l’évangélisation, impliquant une soixantaine de pasteurs de différentes dénominations — beaucoup de présidents de régions ecclésiastiques — et quelques évêques dont, outre Mgr Lebrun, l’ordinaire d’Aix-en-Provence, Mgr de Provenchères, l’archevêque de Toulouse, Mgr Garrone, et Mgr Charrière91. L’organisation ne fut pas simple : elle nécessita une « préparation théologique et spirituelle d’abord », mais surtout un considérable effort pour gérer les relations avec les différentes Églises92. Du côté catholique, si la communication romaine trouva dans le Secrétariat pour l’unité un nouvel interlocuteur à partir de juin 1960, la relation resta assez difficile avec Mgr Lebrun93 : même rassuré par le Saint-Office, il avait du mal à comprendre « le but que nous poursuivons » et les exigences de fr. Roger qui sentait la communauté craindre que son prieur, par excès de prudence, finisse par mettre « la lanterne sous le boisseau »94. Une fois

87 « Il y plus d’un miracle à Taizé » ; cf. le compte-rendu dact. de Congar sur sa première visite à Taizé. 88 Cf. par exemple fr. Roger à Visser ’t Hooft, 29 novembre 1958, ACŒP, et à Bourguet, 20 octobre 1960. Sur la première rencontre « très pénible » avec Ottaviani, « aussi raide et fermé que possible », cf. encore les notes citées dact. de Congar 89 Cf. Schutz à Willebrands, 1er août 1960, DT. 90 Cf. JF 25 mars-25 avril 1960 ; Schutz à Ottaviani, 5 juillet 1960, DT, et Ottaviani à Schutz, 12 avril 1960, FCh ; Schutz à Lebrun, 7 et 21 juillet 1960, DT, et à Ottaviani, 21 juillet 1960, ADA ; Willebrands à Schutz, 25 juillet 1960, DT. Cf. aussi Ottaviani à Lebrun, 12 octobre 1960, ADA. 91 Cf. la note s. d., s. n., mais probablement de l’auxiliaire de Lyon, Mgr Maziers, présent au colloque, Réunion de Taizé, 4 p. dact., AADL. Cf. aussi le bref compte-rendu de Charrière à Ottaviani du 1er octobre 1960, ADA. À la rencontre participèrent aussi deux prêtres orthodoxes. 92 Cf. JF 1er septembre-30 novembre 1960, et fr. Roger à Gerlier, 29 mars 1960, AADL ; à Visser ’t Hooft, 27 août 1960, ACŒ ; à Bourguet, 24 septembre 1960, AERF, 107 AS 176,6. 93 Cf. fr. Roger à Willebrands, 13 juillet 1960, DT. 94 Cf. fr. Roger à Lebrun, 7 juillet 1960, DT : « Comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas seul, mais entouré de plus de quarante frères. […]. Seul que pourrais-je ? Je dois compter sur et avec mes frères et soutenir le dynamisme commun de leur vocation, tout en tempérant ce qui doit l’être. […] Les frères me l’ont dit ces dernières années, et avec beaucoup de charité, ils craignent que je ne mette la lanterne sous le boisseau à force de tenir compte des réactions de prudence concernant les rencontres œcuméniques et je ne veux pas qu’ils pensent que

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aplanis les problèmes avec l’évêque d’Autun, qui justifia sa prudence par les leçons du passé sur le simultaneum et par certaines réserves à l’égard de Taizé subsistant du côté catholique95, le colloque put finalement avoir lieu du 26 au 28 septembre 1960, de nombreuses précautions étant prises aussi dans la logistique et dans les moments de prière96. À bien des égards, il s’agira de l’événement qui marquera définitivement l’apparition du « phénomène Taizé » dans la grande presse française, tout en compliquant considérablement les difficultés de communication avec l’ERF97. Le colloque — « le premier après quatre siècles de divisions », comme le dit un communiqué de la communauté publié le 22 octobre dans Le Monde, communiqué qui, plus que le colloque lui-même, suscitera de vives réactions du côté réformé98 — se déroula avec « beaucoup de simplicité », des conversations en petits groupes alternant avec des séances plénières sur les questions de l’évangélisation au niveau local et sur les efforts en cours pour

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l’Église romaine manque de l’audace du ministère. Mes frères m’ont déjà demandé s’il ne fallait pas transporter dans une de nos fraternités nos rencontres œcuméniques ». Cf. Lebrun à Schutz, 12 juillet 1960, DT : « Veuillez croire que si certains protestants se montrent réservés et réticents devant Taizé, certains catholiques, pour des raisons opposées, ne le sont pas moins, ce qui ne rend pas facile la tâche de l’évêque d’Autun. Je vous avoue que, par une réserve que vous comprendrez, j’ai toujours évité de paraître attirer votre attention sur cette influence favorable que je me suis efforcé d’exercer en faveur de Taizé ». Lors d’une rencontre de fin juillet avec l’évêque d’Autun, il fut convenu que les évêques présents seraient logés dans des communautés religieuses à Cluny et à Bonnay et que, pour participer à la prière commune du soir dans la petite église de Taizé, ils entreraient et sortiraient par une petite porte latérale pour éviter d’éventuelles rencontres avec des journalistes ; cf. Réunion de Taizé. Sur les précautions adoptées, cf. aussi Lebrun à Charrière, 22 septembre 1960, FCh. Un « minimum de réciprocité dans la prière » avait été demandé à Willebrands début août, avec participation des pasteurs à la messe du matin et assistance des évêques « sans participation » à l’office du soir de la communauté ; cf. Schutz à Willebrands, 1er août 1960, et la réponse affirmative du prélat hollandais, 8 août 1960, DT : « La non-participation rend manifeste le fait douloureux de la division. La présence ne s’explique pas par la curiosité, mais exprime un dialogue et une prière simultanée, afin que le Seigneur illumine et renforce par sa grâce tous ceux qui souffrent sous la situation de la séparation. […] Si les évêques en jugent autrement… ils possèdent toujours l’autorité et la responsabilité épiscopale ». Pour une collection des nombreux articles parus sur le colloque de septembre, cf. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 301 sqq. Cf. « Un colloque entre évêques catholiques et pasteurs protestants à Taizé », Le Monde, 22 octobre 1960, repris les jours suivants par La Croix et Le Figaro. Cf. aussi « La rencontre de Taizé des 26-28 septembre 1960 », La Documentation catholique, 15 janvier 1961, p. 107-109. Une grande caisse de résonance au colloque fut ensuite offerte surtout par un article de M. Croizard, R. Serrou, « Ce village va-t-il réconcilier catholiques et protestants », paru dans Paris Match le 19 novembre 1960 ; à ce sujet, cf. Thurian à Visser ’t Hooft, 15 novembre 1960, ACŒ ; Schutz à Lebrun, 15 novembre 1960, DT — où il est dit que plusieurs informations sur le colloque et sur les participants avaient été fournies à Serrou par le card. Feltin — et le Mémo Entretien Robert Serrou-Paris Match, 1 p. ms, s. n., du 23 novembre 1960, AFPF, 336.11, DRC.

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un renouvellement de la pastorale99. Il y eut en outre quelques interventions programmées, comme celle de l’auxiliaire de Lyon sur la pastorale d’ensemble, et celle, très appréciée, de Mgr Gabriel-Marie Garrone, alors archevêque de Toulouse, sur l’unité des chrétiens dans la volonté de Dieu. Mais la base de la discussion fut donnée en particulier par deux exposés de fr. Roger sur l’évangélisation à l’échelle mondiale et sur les attitudes spirituelles qu’elle impliquait. Des frères avaient aussi préparé une Première ébauche d’un texte en dix points qui pourrait servir de canevas pour une éventuelle déclaration finale commune ; dans ce texte, les participants souligneraient en particulier la « puissance évangélisatrice » représentée par la tension vers l’unité visible des chrétiens et s’engageraient à abandonner toute forme de concurrence et de rivalité dans leur effort pour annoncer l’Évangile100. Le projet présenté envisageait aussi la possibilité, dans les zones de mission, de formes de coopération entre les différents organismes confessionnels « pour dépassionner les relations en terrain de mission101 ». Malgré l’intention de maintenir les échanges dans un cadre non contraignant du point de vue théologique, on touchait là l’un des nœuds les plus délicats du dialogue œcuménique de ces années : celui du lien entre œcuménisme et mission, derrière lequel se trouvait aussi la vieille querelle sur le prosélytisme confessionnel, à ce moment-là au centre de l’attention du protestantisme luthérien et réformé français. Le désir de Taizé que le colloque se termine par un engagement concret et n’en reste pas à « une attitude sentimentale », ne fut toutefois pas accueilli unanimement par les participants ; parmi eux, certains formulèrent en particulier des réserves par rapport à la proposition d’exprimer un net refus du « prosélytisme blessant », ceci apparaissant comme une projection de la vocation particulière de la communauté et de son rejet de tout passage confessionnel102. Si le climat du colloque resta « excellent » et si les pasteurs présents semblèrent « particulièrement bien disposés et ouverts », des réserves persistantes quant à la question du prosélytisme ne permirent pas de donner une forme définitive aux « thèses » présentées et discutées103. Roger Schutz demanda alors aux participants d’envoyer par écrit leurs observations, renonçant à avoir un texte prêt à emmener à Rome, où avaient été programmées une visite 99 Cf. Réunion de Taizé. 100 Cf. Le colloque de Taizé et l’évangélisation, 4 p. dact., DT. 101 Ibid. 102 Cf. R. Schutz, « Taizé et le prosélytisme confessionnel », La Vie protestante, 22 mars 1963, et E. Chastand, « Prosélytisme ou non ? », Le Christianisme au xxème siècle, 28 mars 1963, parus dans le contexte d’une reprise des polémiques autour du colloque après un article du pasteur suisse J.M. Chappuis, « La Communauté de Taizé, le prosélytisme confessionnel et la vie de nos paroisses », publié dans La Vie protestante le 8 février 1963. En outre étaient relativement imminents le Synode national de l’ERF et celui de l’Église luthérienne du Pays de Montbéliard, qui avaient entre autres à l’ordre du jour le thème de l’évangélisation et du prosélytisme ; cf. « Prosélytisme et évangélisation », Réforme, 27 avril 1963. 103 Cf. Réunion de Taizé, et la mise au point du directeur de La Revue Réformée, toujours dans Le Christianisme au xxe siècle du 28 mars 1963.

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dans les premières semaines d’octobre et, en particulier, une rencontre avec Jean XXIII ; celle-ci, fixée d’abord pour mars, avait été remise, fr. Roger ayant dû quitter Rome à cause de la mort de sa sœur Lily104. Dans cette audience avec le pape, Schutz et Thurian abordèrent donc surtout les attentes protestantes en vue de Vatican II, les « points réformables » de 1959 ; par contre, les thèses discutées au colloque de septembre seront révisées, à la lumière des observations reçues entre temps, à leur retour à Taizé, où le 18 octobre 1960 Marc Boegner et le cardinal Gerlier se rencontreront avec un an de retard105. Articulé en douze points, le Texte retravaillé voulait être une synthèse de la rencontre de septembre, au caractère encore provisoire et confidentiel. À part l’introduction de quelques nuances et l’élimination de la référence au prosélytisme — il ne restait qu’une allusion à la concurrence missionnaire, qui « peut être déloyale » —, le texte reproduisait substantiellement la Première ébauche et réaffirmait, en premier lieu, l’urgence d’une vision œcuménique des grands problèmes du monde, condition unique pour une annonce efficace de l’Évangile dans le monde contemporain106. Avant toute évaluation de contenu, ce furent surtout les modalités d’information et la coïncidence du voyage romain et de la rencontre sur la colline de Taizé entre le pasteur Boegner et le cardinal de Lyon qui provoquèrent des réactions très critiques dans les milieux réformés, et cela seulement quelques mois après l’affaire de Sète où était déjà apparue l’épineuse question des passages confessionnels. Le pasteur Bourguet, en particulier, interpella sévèrement fr. Roger sur la solidarité qu’il avait alors exprimée au cardinal Gerlier, sur les raisons pour lesquelles il avait adressé des invitations personnelles aux pasteurs sans consulter les autorités synodales, et surtout sur les

104 Cf. Fr. Roger, « Taizé et le prosélytisme confessionnel », art. cit., et Le colloque de Taizé et l’évangélisation. Cf. aussi JF, 25 mars-25 avril 1960, et les lettres de fr. Roger au secrétaire du card. Ottaviani, s. d., et d’Ottaviani à Nasalli Rocca, maître de chambre de Jean XXIII, 13 octobre 1960, AR. 105 Cf. JF, 1er septembre-30 novembre 1960. Dans le JF l’audience de Jean XXIII est datée du 13 octobre, dans les agendas de Roncalli elle est datée du 17 octobre : cf. M. Velati (dir.), Pater amabilis. Agende del pontefice 1958-1963, Bologna, 2007, p. 175 : « Suivirent les audiences : […] et Roger Schutz et Max Thurian, les deux représentants de la célèbre Communauté Protestante de Taizé, recomm[andés] par Ottaviani, Marella etc. Entretien confiant et agréable : mais juxta modum et mensuram ». Pour L. Pezzotta, « Taizé, quella piccola primavera ! ». Incontro tra frère Roger e papa Giovanni XXIII, thèse défendue à l’Ecole de théologie du séminaire épiscopal de Bergamo, affiliée à la Faculté de théologie de l’Italie du Nord, a.a. 2008-2009 (rel. E. Bolis), p. 19, il s’est agi probablement de la plus « froide » des quatre audiences de Thurian et de Schutz, celui-ci se serait par la suite surtout attardé sur la première de novembre 1958 et encore davantage sur la dernière, du 25 février 1963. Sur la préparation de la rencontre entre Boegner et Gerlier, cf. en particulier fr. Roger à Gerlier, 29 mars 1960, AAD Lyon : « De notre côté nous apprécierions beaucoup de tels entretiens qui pourraient sans doute effacer tout ce qu’il y a pu avoir de négatif dans les conséquences des événements de Rhodes qui nous ont valu les malentendus de l’an passé ». 106 Cf. Colloque de Taizé 26-28 septembre 1960. Résumé des entretiens sur l’évangélisation, 2 p. dact., DT.

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derniers passages de la « motion finale » du colloque107. Schutz ne manqua pas de lui répondre avec une longue lettre, mais ses explications ne suffirent cependant pas pour éviter « quelques petits orages » à l’assemblée générale du protestantisme qui se tint à Montbéliard du 29 octobre au 1e novembre 1960 et à laquelle la participation de Schutz était prévue depuis longtemps108. À cette occasion, plusieurs délégués jugèrent en effet « anormal » que Taizé porte isolément la responsabilité d’un dialogue interconfessionnel si important et surtout regrettèrent que celui-ci ait été rendu public par un communiqué non 107 Cf. la lettre de Bourguet à Schutz du 22 octobre 1960, transmise le 26 à tous les membres du Conseil national de l’ERF : « Votre conférence, n’est-ce pas, a eu connaissance d’une motion finale […] ? J’ai cru comprendre que cette motion ne serait pas publiée et j’en ignore le contenu précis, mais j’ai cru comprendre également que le texte était, du côté catholique, communiqué en priorité à un autre ecclésiastique qu’aux 8 évêques présents. Si cela est, compte tenu du fait que sur les 60 pasteurs un bon nombre doivent appartenir à l’ERF et savent de quoi il est question, je ne vois pas comment une communauté protestante peut justifier ce procédé. […] Un mois s’est écoulé. Ni vous ni votre envoyé n’avez jugé opportun de dire de quoi il s’agit. Tant pis ». 108 Cf. Schutz à Bourguet, 28 octobre 1960 : « Je réponds immédiatement à la première question de votre lettre, à savoir que j’ai écrit au cardinal Gerlier pour lui dire ma sympathie après la publication du communiqué issu de la rencontre de Sète. […] Il faut savoir pour cela que le cardinal Gerlier s’est laissé engager, par moi entre autres, dans la voie œcuménique, et qu’il partage à l’égard du protestantisme et du ministère pastoral en particulier une sympathie et une bienveillance remarquables. Il s’est vraiment compromis pour la cause de l’œcuménisme. Or, après la parution des divers communiqués sur la rencontre de Sète, j’ai appris sa tristesse et j’ai d’autant mieux compris son émotion que je lui avais fait connaître le protestantisme sous un aspect qu’il ne retrouvait plus dans cette déclaration. […] Concernant la rencontre des pasteurs et des évêques, soyez sûr que j’ai veillé à ne jamais engager l’ERF, et là pas plus qu’ailleurs ; jamais nous ne nous présentons comme ses envoyés, jamais nous ne nous faisons passer pour chargés de mission par elle. Chacun des participants a été invité à titre privé, mais me suis-je bien expliqué en vous disant que j’avais cru rester conforme aux conseils que vous me donniez quand vous me disiez que je pouvais m’adresser directement aux présidents de régions pour savoir quels pasteurs étaient susceptibles d’être invités ? Les présidents de régions eux-mêmes l’étaient à titre personnel. […] Je comprends bien votre souci en ce qui concerne la motion dont vous ignorez le contenu et je suis trop heureux de pouvoir vous dire que rien de ce que vous craigniez ne s’est passé. En effet, à la fin de la conférence de septembre, nous avions tenté de résumer en quelques points nos débats sur l’évangélisation ; j’avais dit alors que je souhaitais porter ce texte à Rome. Mais cette élaboration a été si précipitée, si hâtive, que j’ai préféré renvoyer à plus tard la remise de ce document aux intéressés. À mon retour de Rome, il s’est trouvé par un concours de circonstances, sans relation avec la rencontre de septembre, que Monsieur Boegner est venu nous voir à Taizé. Nous avons profité de sa venue pour réviser ensemble ce texte et je me hâte de le faire ronéotyper aujourd’hui pour que vous en ayez un exemplaire. Du reste cet exemplaire n’a encore rien de définitif. Je me propose de l’adresser à un certain nombre de pasteurs de divers pays pour leur demander de réagir à ces quelques thèses et j’indiquerai cette intention aux amis romains qui le recevront ». Cf. aussi JF, 1er septembre-30 novembre 1960, et ensuite le journal de Willebrands en date du 5 novembre 1960, T. Salemink, « You will be called repairer of the breach ». The diary of J.G.M. Willebrands 1958-1961, Leuven, 2009, p. 226. Cf. aussi H. Fesquet, « À l’assemblée de Montbéliard. L’unité intérieure du protestantisme français, l’œcuménisme et le problème algérien sont longuement examinés », et Id., « Le communiqué de Taizé », Le Monde, 1er novembre 1960.

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transmis par la FPF. Le pasteur Visser ’t Hooft, présent à l’assemblée avec des représentants de divers mouvements laïcs protestants et interconfessionnels, recommanda à fr. Roger un plus grand sens des proportions et l’invita à mieux peser les conséquences de ses initiatives109. De forts commentaires furent aussi exprimés à propos du colloque : « Vous avez brisé notre stratégie, nous allions vers un million de protestants en France », reprocha Pierre Bourguet dans un échange privé avec fr. Roger110. Ces commentaires laissèrent une marque qui ne fut pas facile à cicatriser et à laquelle ne mirent pas fin les paroles du président sortant de la FPF, Marc Boegner : celui-ci, tout en précisant que sa rencontre avec le cardinal Gerlier avait eu lieu sans relation avec le colloque, souligna son attachement à la communauté de Taizé « en dépit d’erreurs qu’elle a commises, à cause des périls qu’elle a connus et qu’elle n’a pas toujours su éviter, à cause de son parfait loyalisme envers les Églises de la Réforme111 ». Le motif le plus fréquemment évoqué au long de la polémique qui se prolongea dans la presse pendant les mois suivants fut surtout celui du peu de représentativité de Taizé par rapport à l’ensemble du protestantisme français : de plusieurs côtés on demanda alors aux dirigeants de l’ERF et de la FPF une claire prise de position à ce sujet112. Une telle clarification fut demandée à fr. Roger lui-même par Charles Westphal, nouveau président de la Fédération protestante de France, celle-ci ayant été mise directement en cause par l’hebdomadaire protestant Le Christianisme au xxe siècle, après une interview de Schutz faite par Jean Guitton et parue dans Le Figaro début 1961113 ; une interview qui exprimait l’idée fondamentale de Taizé d’un œcuménisme comme marche en avant, comme dépassement de chacun qui peut coûter des sacrifices et porter à aller au-delà de ses propres traditions par obéissance à un appel plus fort, l’appel à l’unité reçu du Christ. C’est cette même idée d’un œcuménisme « réaliste et efficace », qui demande aux autres et accepte pour soi-même les démarches et les purifications « possibles », qui revient aussi dans la réponse de fr. Roger au Christianisme au xxe siècle du 16 février 1961 : il dut y préciser que « la communauté de Taizé ne prétend pas exprimer la position officielle d’une Église ou d’une Fédération d’Églises », tout en se considérant comme « solidaire des Églises issues de la Réforme 109 C’est ce que le pasteur hollandais raconta à Bourguet dans une lettre du 8 novembre 1960, AERF, 107 AS 176, 6. 110 Cf. une note dact., s. d., DT. 111 Pour les paroles de Boegner, largement reprises dans la presse, confessionnelle ou non, cf. en particulier Mehl, Le Pasteur Marc Boegner, op. cit., p. 183-184. 112 Dans ce sens, cf., par exemple, la lettre à Bourguet du 7 février 1961 du pasteur Marc Donadille de Marseille, qui au nom du Conseil régional de la XIe circonscription de l’ERF demandait à l’ERF et à la FPF de sortir de leur « mutisme » par une clarification décisive, AERF, 107 AS 176, 6 ou, dans le même sens, l’article de J. Galtier dans Semailles de décembre 1960, « Il faut dissiper un malentendu ». 113 Cf. J. Guitton, « De Cluny à Taizé. Sur le sentier de l’unité », Le Figaro, 1er janvier 1961, p. 7-8, et le communiqué « Taizé » dans Le Christianisme au xxe siècle du 2 février suivant. Cf. aussi Bourguet au pasteur Marc Donadille, 9 février 1961, AERF, 107 AS 176, 6.

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dans leur ensemble, puisqu’elle comprend des frères luthériens et réformés de différents pays d’Europe »114. Largement reprise par la presse dans les semaines suivantes, la clarification de fr. Roger, qui ne manqua pas de relever une certaine identification abusive entre « conscience protestante » et « protestantisme français »115, dissipa momentanément les polémiques consécutives à la rencontre de Montbéliard. Mais ces polémiques se rallumeront cependant l’année suivante, lorsque Schutz et Thurian seront invités à assister au concile Vatican II comme « hôtes » du Secrétariat pour l’unité, car cette invitation prit par surprise la FPF qui n’avait pas préalablement été informée par la communauté116. À cette occasion aussi, du côté réformé, revint ainsi avec force l’argument du peu de représentativité de Taizé par rapport au protestantisme français, et se posa à nouveau la question du statut sui generis d’une communauté qui, récemment intégrée au sein de la FPF par une représentation dans le nouveau Département de recherches communautaires, continuait à agir avec une totale autonomie, surtout dans ses relations avec Rome117. La veille immédiate du concile sera ainsi traversée par une nouvelle tension avec Paris ; tension qui amena Taizé, après une lettre dure du pasteur Hébert Roux à Thurian, à refuser l’invitation à participer à la réunion de la nouvelle sous-commission Catholicisme de la FPF, convoquée début octobre 1962118. Après les démarches que Roux avait

114 Cf. fr. Roger, « Réponse de Taizé au Comité du Journal Le Christianisme au xxe siècle », 16 février 1961, in Christianisme au xxe siècle, reprise les jours suivants par Le Monde, Le Figaro, La Croix et Réforme. 115 Cf. ibid. : « Cette conscience protestante, au sens large, nous pensons pouvoir l’exprimer à Taizé, et notre réflexion se veut dans la ligne de ce protestantisme ouvert à l’unité ». 116 Sur la nomination de Schutz et Thurian comme « hôtes » du Secrétariat pour l’unité avec diverses autres personnalités protestantes et orthodoxes, tels Oscar Cullmann ou Alexander Schmemann, dont Rome voulait la présence au concile quels que soient leurs rapports avec leurs Églises d’appartenance, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 112 sqq. 117 Sur l’intégration de Taizé dans le nouveau DRC de la FPF, cf. Schutz au Conseil de la FPF, 30 novembre 1960, AFPF, 336.11, DRC. C’est aussi à la lumière de l’affaire de Montbéliard, que fr. Roger demanda à Robert Giscard de représenter la communauté dans le nouvel organisme. Cf. fr. Roger à Bourguet, 26 janvier 1961 : « J’ai en effet entendu souvent ces derniers temps cette remarque, que je veux croire juste, et qui disait qu’étant suisse je ne pouvais pas saisir la sensibilité du protestantisme français. Il était juste de notre part d’en tenir compte d’autant plus que, de notre côté, nous avions le frère français qui est l’homme de la situation ». 118 Cf. Roux à Thurian, 5 août 1962, AFPF, FR, Taizé : « Certes du point de vue de l’Église Romaine, il est normal que le Secrétariat ait jugé utile d’inviter à côté et en plus des observateurs des personnes de son choix […] Mais par contre, ce qui me paraît grave et assez confondant, et révélateur d’une méconnaissance de la réelle situation du dialogue tel qu’il s’engage, c’est que vous, frères de Taizé, vous ayez pu accepter cette invitation sans prendre l’avis des Églises ni même les informer, alors qu’à titre personnel vous affirmez en être membres et vous situez dans la tradition spirituelle de la Réforme ; et cela, alors que ces mêmes Églises de la Réforme sont officiellement invitées, par le canal de leurs alliances ou fédérations confessionnelles à se faire représenter ! Peut-être avez-vous consulté au préalable telle ou telle “personnalité” protestante ? Je l’ignore. Mais ce qui me paraît troublant c’est que vous n’ayez pas songé, à ma connaissance, à vous concerter avec les instances ecclésiastiques

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faites à Rome et à Genève pour avoir des informations sur son invitation à Vatican II, fr. Roger lui écrivit fin septembre : Actuellement il nous semble que les choses sont encore trop peu limpides pour que nous puissions répondre à votre invitation. […] Nous voulons de notre côté être solidaires, mais il s’agit de savoir dans quelle mesure nous pouvons compter à notre tour sur une loyale solidarité, dans quelle mesure il y a réciprocité. En particulier, la solidarité doit être exempte des formelles réserves habituelles, des mises en garde faites en privé ou en public concernant une prétendue non-représentativité du protestantisme à Taizé119.

3. Regarder loin La « blessure » de Montbéliard, l’avis négatif du pasteur Visser ’t Hooft et les complications ultérieures dans le rapport avec le protestantisme français, liées aux nouvelles relations à caractère officiel engagées par Rome avec les Églises non-catholiques en vue du concile Vatican II, ne découragèrent pas fr. Roger de répéter encore une fois l’expérience d’une rencontre d’évêques et de pasteurs sur la colline de Taizé120. Un second colloque fut ainsi organisé en deux sessions, du 30 août au 1er septembre et du 6 au 8 septembre 1961, avec moins de séances plénières et davantage de rencontres en petits groupes. Sa préparation fut plus aisée que celle du précédent et, à la suite aussi de recommandations reçues de plusieurs côtés, cette fois-ci il se déroula dans la plus grande discrétion121. Presque ignoré par la presse, il comporta dans intéressées, ne serait-ce que pour examiner au moins avec elles la question de savoir quelles incidences et quelle signification pourrait avoir votre présence aux côtés des observateursdélégués. Étant donné votre silence à ce sujet la semaine dernière, je suis en droit de penser qu’une consultation de ce genre ne vous a pas paru nécessaire ; et je ne puis m’empêcher de voir dans votre attitude une confirmation de votre volonté de vous situer, par rapport aux institutions ecclésiastiques protestantes, dans un au-delà œcuménique qui relève d’une ecclésiologie contestable […] … À moins qu’il ne s’agisse en réalité d’un en deçà ? C’està-dire que vous en soyez encore à penser que le dialogue se situe entre l’Église (romaine) et les frères séparés considérés dans la diversité de leurs positions individuelles par rapport à Rome ?… Mais Rome elle-même aujourd’hui ne commence-t-elle pas à dépasser ce stade et tenter d’amorcer un dialogue entre elle et les Églises ? Alors ? ». L’invitation à participer à la réunion de la sous-commission Catholicisme de la Commission pour les études œcuméniques de la FPF avait été adressée à fr. Pierre-Yves ; cf. Emery à Roux, 11 septembre 1962, et la réponse du second du 19 septembre suivant, AFPF, FR, Taizé. 119 Cf. Schutz à Roux, 25 septembre 1962, AFPF, FR, Taizé. 120 Cf. fr. Roger rétrospectivement à Visser ’t Hooft, 2 février 1963, ACŒ, et Visser ’t Hooft à fr. Roger, 2 décembre 1960, ACŒ : « Je crois que Taizé a un rôle important à jouer dans le domaine œcuménique et particulièrement dans celui des relations avec le catholicisme romain, mais je pense que des réunions avec une forte représentation de la hiérarchie catholique organisées par Taizé ne sont en ce moment pas désirables ». 121 Cf. en particulier les lettres de Ottaviani à Lebrun du 12 juillet 1961, ADA, de Bea à Schutz du 29 mai 1961, et de Westphal à Thurian du 28 février précédent, ACŒ, par laquelle le

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l’ensemble une participation plus élevée qu’en 1960 : onze évêques et à peu près quatre-vingts pasteurs. Le thème choisi fut encore à caractère pastoral —  Vie pastorale et spiritualité du ministère —, même si parmi les participants se manifesta le désir d’affronter « les questions fondamentales qui nous sépa­ rent122 » ; un désir qui fit prévoir pour l’année suivante un troisième colloque de bilan sur les vingt ans de réunions du groupe des Dombes123. Cette fois aussi, le climat fut positif et l’esprit constructif : la rencontre favorisa la connaissance réciproque et l’échange personnel, mais véhicula surtout chez les participants une « conscience catholique » des problèmes, en les aidant « à découvrir que, dans la situation actuelle, nous ne pouvons plus aller en rangs dispersés et nous faire concurrence »124. Un seul regret : l’impossibilité d’une assistance passive des évêques à la sainte cène ; à ce sujet, le changement d’interlocuteur romain n’avait apporté aucune nouveauté125. Ce furent encore une fois deux exposés de fr. Roger qui donnèrent le ton au colloque, l’un dédié au renouvellement de l’esprit du ministère, l’autre à l’Amérique latine, qu’il voyait comme « le théâtre de changements qui auront une portée incalculable » et une des frontières les plus « suggestives » pour l’œcuménisme contemporain126. Une frontière dont fr. Roger lui-même s’était approché en faisant connaissance du fondateur d’« Économie et humanisme », le dominicain Joseph Lebret, qui avait visité Taizé pendant l’été 1959 et à qui il avait demandé des conseils pour les études

nouveau président de la FPF recommandait à Taizé de ne pas commettre l’erreur de l’année précédente en donnant à la presse « un communiqué sensationnel ». Cf. aussi Schutz à Bourguet et Bourguet à Schutz, 31 juillet et 4 août 1961. 122 Cf. Schutz à Gerlier, 25 septembre 1961, AADL. 123 Cf. ibid. et Après le colloque, 1 p. dact., jointe au JF du 1er octobre-30 novembre 1961. Le troisième colloque entre évêques et pasteurs prévu du 11 au 13 septembre 1962 n’aura cependant pas lieu, les évêques étant occupés par leur imminent départ pour le concile ; cf. fr. Roger aux participants au colloque de 1961, 18 avril 1962, DT. Du 3 au 6 septembre 1962 se tiendra par contre l’habituelle rencontre annuelle du groupe des Dombes dans le nouveau centre de la communauté à Cormatin, près de Taizé ; cf. Rencontre de Cormatin. 3-6 septembre 1962, 1 p. dact., AFPF, FR, Dombes. 124 Cf. encore Après le Colloque. 125 Cf. Schutz à Gerlier, 25 septembre 1961, et Bea à fr. Roger, 29 mai 1961 : « En ce qui concerne l’assistance des catholiques-romains de passage chez vous à vos offices, vous pouvez vous fonder sur l’avis donné par le Père Boyer. Il s’agit d’une assistance à l’office qui n’est pas la célébration de la Cène ; pour l’assistance à la Cène il faut être plus sévère et n’admettre de catholiques-romains à une assistance passive que pour des raisons vraiment exceptionnelles ». De son côté, l’évêque d’Autun se préoccupa surtout que le Secrétariat soit mis au courant des dispositions précises du Saint Office sur le simultaneum, craignant des complications aussi à cause de l’afflux croissant de visiteurs catholiques à la communauté. Pour le rassurer, fr. Roger fera mettre une affiche sur la porte de la petite église de Taizé, qui fera sûrement « taxer Taizé de positions non-œcuméniques, proches d’un intégrisme de mauvais aloi », pour rappeler que les catholiques n’étaient pas autorisés à assister à l’eucharistie d’une confession non romaine ; cf. Schutz à Lebrun, 10 août 1961, DT. Cf. aussi Lebrun à Schutz, 1er juillet et 7 août 1961, et Schutz à Willebrands, 29 juillet 1961, DT. 126 Cf. fr. Roger, Renouveler l’esprit du ministère, 7 p. dact., avec annotation manuscrite « Projet de réflexion non utilisé tel quel », et Colloque de Taizé. L’Amérique Latine.

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en sociologie de quelques frères, et surtout par son amitié avec un homme « d’une exceptionnelle ouverture au monde d’aujourd’hui », l’évêque chilien Manuel Larraín, alors vice-président du CELAM, qu’il rencontra à Rome en novembre 1958, au lendemain de l’élection de Jean XXIII127. Effectivement cette rencontre avec l’un des principaux protagonistes du renouveau ecclésial latino-américain fut à bien des égards une étape décisive pour Schutz et pour sa communauté. Non seulement elle permit d’élargir les horizons où la communauté allait se mouvoir dans les années suivantes, mais surtout elle contribua à définir la spécificité de l’œcuménisme vécu et pratiqué à Taizé, ainsi que sa manière singulière de concevoir le lien entre œcuménisme et mission, lien qui fut à la base des colloques entre évêques et pasteurs au début des années 60. Dans cette perspective, la mission prenait la forme d’« un témoignage d’une présence discrète », et la recherche de l’unité visible des chrétiens — « note dominante » qui faisait des frères des « objecteurs de conscience » par rapport aux divisions des Églises – apparaissait de moins en moins comme une fin en soi, et toujours plus envisagée en fonction d’une unité plus universelle et de la préoccupation pour un monde « qui ne peut croire »128. Cette perspective était clairement mise en œuvre depuis longtemps dans l’expérience des premières fraternités, mais elle allait s’accentuer et s’approfondir de plus en plus au début des années 60 sous l’influence des soubresauts du continent africain dans la période des indépendances et par la « découverte » de la « vieille chrétienté » latino-américaine, « un miroir grossissant » des ferments et des tensions qui traversaient les Églises129. Ce n’était donc pas par hasard que ce décalage, cet accent particulier que de plus en plus Taizé manifestait dans son langage et son activité œcuménique soit explicité en 1961 par fr. Roger dans une intervention sur l’Amérique latine. Dans cette intervention, il identifiait en particulier la direction de son évolution 127 Sur la rencontre avec Lebret, cf. JF, 1er juillet-1er août 1959 : « visite marquante du P. Lebret […] dont Notre Frère lisait ces derniers temps les ouvrages de sociologie et de spiritualité […]. Grosse impression, on sent un homme dont l’intelligence et la charité ont pénétré au cœur des vrais problèmes du monde actuel à l’échelle de la planète, et dont les forces vives se sont usées contre tous les obstacles ». Sur les analyses socio-économiques développées par Lebret et sur le mouvement « Économie et humanisme », cf. D. Pelletier, Économie et humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde (1941-1966), Paris, 1996. Sur la rencontre avec Mgr Larraín et les autres évêques du CELAM réunis à Rome en assemblée en novembre 1958, cf. en particulier la Lettre confidentielle à notre retour de Rome. Rétrospectivement, cf. la postface de Schutz à J. Toulat, Espérance en Amérique Latine, Paris, 1968, p. 329-331. Pour un écho chilien de la rencontre avec Taizé, cf. R.O. Müller Menares, L.E. Poblete Belmar, M.E. Ramírez Leiva (dir), Chile y el mundo con los ojos de Mensaje, vol. I, Los sabores de la historia. 1951-1962, Santiago, 2008, p. 340-341. Pour un profil de Mgr Larraín, cf. F. Berríos, « Manuel Larraín y la conciencia eclesial latinoamericana. Visión y legado de un precursor », Teología y Vida, 50/1-2 (2009), p. 13-40. 128 Cf. JF, 18-31 octobre 1958. Dans le même sens, cf. aussi la lettre de fr. Roger à Bourguet du 28 octobre 1960. 129 Cf. R. Schutz, L’unité, espérance de vie, op. cit., p. 61, et JF, 18-31 octobre 1958 : « Devant l’accélération de l’évolution en Afrique, il faut être présent ».

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personnelle et celle de la communauté au cours des trois dernières années dans son effort de se situer au long des frontières les plus différentes : frontières sur lesquelles la communauté avait été « parachutée » grâce à la présence de frères qui, « sous la tente », cherchaient à vivre une vie cachée « au cœur des masses », une vie poussée en avant par « l’Esprit perturbateur » qui « souffle comme il veut et où il veut et nous conduit ici même à connaître toujours davantage le monde d’aujourd’hui »130. En ce sens, l’activité œcuménique de Taizé pendant ces années-là ne peut pas se comprendre si elle est dissociée de l’expérience des petites fraternités de frères : elles « nous placent devant l’obligation de comprendre de l’intérieur certaines situations de la vie des hommes », en représentant un aiguillon qui stimule « à un grand réalisme » et un élément fondamental qui rééquilibre ce qui « dans tout notre dialogue œcuménique […] sans cela deviendrait idéalisation de l’unité de l’Église »131. Derrière les colloques de 1960 et 1961 sur la colline bourguignonne, il y avait donc aussi le « souffle irremplaçable » de ces observatoires : ils aidaient à « voir loin », à « penser aux changements considérables qui vont se produire dans les décennies qui viennent, à connaître les transformations d’ordre sociologique », en cherchant à nous « placer là où nous pouvons être un foyer d’unité »132. En d’autres termes, l’expérience des frères en fraternités contribua, de manière tout à fait particulière, à véhiculer le sentiment d’une urgence de l’unité des chrétiens. Ce fut le cas des frères qui à Marseille avaient continué pendant ces années à accueillir avec la CIMADE les détenus algériens libérés en France et à visiter la prison des Baumettes133. Il en fut ainsi des frères qui retournèrent en Afrique occidentale pour s’établir à Abidjan « en plein drame » ; là l’assistance aux réfugiés togolais et dahoméens, avec le Secours Catholique, fut pour eux une « merveilleuse occasion œcuménique », même s’ils ne tardèrent pas à constater les difficultés de la « marche vers l’unité » à cause de la mentalité confessionnelle d’importation européenne répandue partout, à cause aussi de l’assoupissement de la petite minorité protestante locale, et du recours désinvolte de l’Église catholique à des « moyens trop temporels »134. Non moins significatives furent, en ces mêmes années, les 130 Cf. Colloque de Taizé. L’Amérique Latine : « Si vous me demandiez quelle est en définitive l’évolution à Taizé au cours des trois dernières années, […] je vous dirais que la préoccupation qui domine c’est, bien sûr, la recherche de l’unité visible des chrétiens. Mais que, sous-jacente à cette préoccupation, notre préoccupation va vers le monde. Et le fait […] d’avoir d’une part des frères au cœur des masses très loin de nous mais aussi un animateur syndicaliste dans le milieu rural, dans le milieu où nous sommes implantés, a modifié en quelque sorte notre mentalité ». 131 Cf. fr. Roger à la communauté, 25 juin 1960. 132 Cf. la lettre de fr. Roger aux frères en août 1960, et JF, 28 novembre-12 décembre 1959, DT. 133 Cf. par exemple la correspondance de Marseille dans JF, 15 mars-15 avril 1962 et 15 avril-31 mai1962, DT. Sur le travail avec les détenus de fr. Axel, cf. supra et son ouvrage Maison d’arrêt, Taizé, 1968. 134 Cf. fr. Éric de Saussure à la communauté, JF, 1er-27 novembre 1958, son journal du voyage au Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Ghana et Cameroun avec Jean Perrochon entre novembre

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autres expériences nouvelles ou déjà en cours depuis des années : celle des frères pasteurs — Jean-Daniel et Pierre-Yves —, qui à Valentigney, dans le Pays de Montbéliard, essayaient d’authentifier la préoccupation œcuménique dans le quotidien et dans la banalité de la vie d’une paroisse luthérienne135 ; celle commencée à fin 1961 à Sheffield, en Angleterre, par le hollandais Yann et le suisse Roland Gyger, qui partageaient avec les ouvriers les rythmes de travail et la grisaille de la banlieue de cette ville industrielle, expérimentant la « gratuité totale » d’une présence qui permettrait de multiplier les amitiés de la communauté avec l’Église anglicane136 ; enfin, et pas la moindre, celle des frères présents en Algérie, où en janvier 1960 la guerre d’indépendance se transforma en un dramatique affrontement franco-français, les ultras et certains militaires essayant par tous les moyens de bloquer le processus de paix137. Ce fut donc surtout dans une capitale algérienne paralysée par la peur, où la présence des frères « gêne quelque peu les paras qui durent ainsi limiter leurs humiliations », et où cette « présence silencieuse » était un défi quotidien parce qu’il fallait « lutter continuellement pour ne pas prendre une part active à certains conflits », que, dans les dramatiques semaines qui précédèrent et suivirent le putsch des généraux d’avril 1961, on expérimenta encore une fois la réalité d’une communion entre chrétiens partageant la même situation difficile, ainsi que la fécondité d’amitiés « de plus en plus rares et précieuses » avec beaucoup de musulmans138. « Nous avons vécu un Avent vraiment extraordinaire — écrivait fr. Philippe à la veille de Noël 1960 et à la veille aussi du referendum français sur la politique algérienne du général De Gaulle —, dans un climat de fin du monde, qui doit précéder le retour de la paix et de la justice. Ainsi la venue du Christ a pris pour nous un sens très concret, dans cette parabole vivante que nous avons vue de nos 1958 et février 1959 et ensuite les lettres d’Abidjan des frères Jean, José, Adrien et Étienne, JF, janvier-février et septembre 1961 et 1er janvier-15 février 1962, DT. 135 Cf. en particulier fr. Pierre Yves Emery à la communauté, JF, 13 janvier-18 février 1959 : « le ministère nous oblige à vivre le souci œcuménique […] en un domaine où cette unité est particulièrement difficile à vivre, souvent peu spectaculaire, humble et tendue : la paroisse, l’Église régionale ». 136 Cf. fr. Yan de Sheffield, JF, décembre 1961. Cf. aussi JF,1er octobre-30 novembre 1961, 1er janvier-15 février 1962, 15 février-15 mars 1962 : « Masse ouvrière indifférente et pas méchante à l’égard de l’Église. Ces hommes savent que j’appartiens à une communauté religieuse. Pas d’étonnement à cela, mais refus de mon célibat qui excite leur besoin de faire des plaisanteries douteuses. La vie syndicale est forte, le baromètre de leur esprit combatif se manifeste dans la défense du temps sacré qu’est l’heure du thé. L’esprit syndical est revendicatif et défensif, sans générosité. L’esprit de coopération employeurs-ouvriers est quasi nul. […]. Accepter d’être une graine jetée dans une terre certainement riche. Se réjouir d’être une présence de l’Église. Dans ce poste, qui laisse mon esprit libre, je m’associe selon les heures à l’office de Taizé et souvent, la nuit, à la prière de nos frères cisterciens et autres ». 137 Cf. Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 55 sqq. 138 Cf. JF, 13 janvier-18 février1959, décembre 1960, janvier-février, mars et avril-mai 1961, 1er janvier-15 février 1962 et 15 mars-15 avril 1962, DT. Sur l’insurrection appelée « des barricades » et sur le putsch des généraux, cf. Calchi Novati, Storia dell’Algeria indipendente, op. cit., p. 126-127.

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yeux139 ». Vue d’Alger, où les bombes au plastique frappaient toujours plus près et où beaucoup d’amis étaient arrêtés140, l’unité visible des chrétiens pouvait prendre un sens très concret ; elle pouvait même être ressentie dans le partage fraternel de la même « fondue » avec l’archevêque Duval venu visiter la baraque des frères de Hussein-Dey en février 1961, quelques jours avant l’apparition sur les murs de la ville des premiers manifestes de l’Organisation de l’armée secrète (OAS)141. Ce fut cet œcuménisme vécu avant d’être réfléchi qui trouva une expression particulière dans Vivre l’aujourd’hui de Dieu, petit livre court et dense, le premier que Schutz ait publié depuis Introduction à la vie communautaire, de 1944, et avec lequel la nouvelle imprimerie de Taizé commença ses activités en 1959142. Introduit par quelques extraits de deux lettres de Marc Boegner et du cardinal Gerlier, Vivre l’aujourd’hui de Dieu fut salué par le père Rouquette dans la revue Études comme « un des meilleurs textes de spiritualité contemporaine »143 ; bientôt traduit en cinq langues, il représenta le premier effort

139 Cf. JF, décembre 1960. Cf. aussi Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 83. 140 « À 300 mètres de chez nous, on a fait sauter un wagon désaffecté plein de musulmans sans logis. On a aussi mitraillé des Arabes attendant l’autobus. Parmi les victimes des amis de notre ami Abdallah » ; cf. JF, décembre 1961, qui, en date du 6 décembre, raconte encore : « Trois de nos amis, plus un jeune du quartier, ont été arrêtés par l’armée en pleine nuit. Ce sont nos plus chers amis, dont notre Rachid […]. Nous avons assisté de nos fenêtres à l’arrestation, la perquisition dont vous pouvez imaginer l’ambiance. Malgré l’heure (2 du matin), nous avons essayé de nous interposer en vain. Puis de consoler la mère […]. Nous avons aussitôt fait des recherches dans les casernes et alerté un officier. Dieu merci, il y a des chrétiens dans l’armée et cet ami a été admirable. Bref nos amis ont été libérés et reconnus innocents. Ils ont passé de mauvais moments, dans une ces villas trop tristement célèbres. […] Quant à nous, nous avons vécu des heures d’angoisse et des nuits blanches ». 141 « Préfiguration d’une unité visible, nous trempâmes toutes nos fourchettes dans le même caquelon » ; cf. la lettre de fr. Philippe dans le JF de janvier-février 1961. Sur la naissance de l’OAS, cf. Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), op. cit., p. 60. 142 Cf. Vivre l’aujourd’hui de Dieu, Taizé, 1959 ; pour les citations, j’utilise la 2e édition, de 1962. Cette nouvelle imprimerie avait été mise sur pied en septembre 1958, grâce à l’entrée dans la communauté, un an auparavant, d’un jeune suisse, frère Dominique Dully. Il venait juste d’achever son apprentissage d’imprimeur, il compléta sa formation et trouva les machines nécessaires sur lesquelles plusieurs autres frères apprirent bientôt le métier. C’est ainsi que la revue Verbum Caro commença à être imprimée à Taizé, puis des ouvrages confiés aux frères par divers éditeurs, notamment Delachaux et Niestlé. En même temps que l’installation de l’imprimerie furent créées Les Presses de Taizé, petite maison d’édition indépendante grâce à laquelle la communauté allait pouvoir prendre elle-même la responsabilité de ses propres publications. L’imprimerie sera dès lors la source de nouveaux revenus pour la communauté, en même temps qu’un nouvel atelier de poterie qui commença aussi à se développer pendant cette même période. Cet atelier, plus tard agrandi à plusieurs reprises, doté de grands fours et de nouvelles machines automatiques, permettra une production en série, et deviendra un lieu de travail pour de nombreux frères, à temps plein ou à temps partiel. 143 Cf. les recensions de R. Roquette de Vivre l’aujourd’hui de Dieu et du petit livre suivant de Schutz, L’unité, espérance de vie, op. cit., dans Études de mai 1960, p. 273, et d’octobre 1962, p. 142. À propos des deux livres, cf. aussi les notes dans Le Monde du 27 octobre 1959 et dans La Croix du 27 janvier 1961, et la recension de J. Evrard, osb, « À propos de Vivre

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systématique de fr. Roger pour exprimer le sens d’une expérience commune et pour tracer la direction que, toujours plus clairement, il voulait donner à la recherche œcuménique de Taizé. Dans un style personnel où la fréquence des phrases interrogatives n’occultait pas la certitude du point d’arrivée, Schutz —  un contemplatif qui avait la carte du monde accrochée à son mur144 —, voulait définir, d’une part, le point d’équilibre poursuivi par une communauté vivant toujours dans la tension entre la recherche de l’unité chrétienne et la volonté d’être présente « aux points névralgiques de la vie des hommes », et, d’autre part, les principes d’une action et d’une spiritualité œcuméniques tels qu’ils prenaient forme pour des frères qui ne connaissaient pas la tentation de se retirer du monde mais en ressentaient plutôt la force d’attraction en constatant souvent parmi les non croyants « plus de lucidité et de capacité d’autocritique, un sens de l’humain plus vif »145. Aux carrefours de la vie des hommes — là où « le monde fait irruption au plus intime de nous-mêmes », « ébranlant la vocation cénobitique dans ses fondements », comme fr. Roger l’écrira encore trois ans plus tard dans la Lettre à des cénobites d’août 1962 —, l’unité des chrétiens apparaissait comme une urgence dictée par « le souci de nous conformer à l’Évangile » et par l’ouverture aux « grands courants de l’histoire contemporaine »146. Cette exigence de la foi, à cette heure de l’histoire, ne pouvait pas se satisfaire d’« une quelconque unité spirituelle », mais exigeait « une même et visible Église », comme le prieur de Taizé le soulignera en 1962 dans L’unité, espérance de vie, où il poursuivait la réflexion de Vivre l’aujourd’hui de Dieu147. Pour quelqu’un qui considérait la visibilité de l’« Église Une » comme l’un de ses caractères nécessaires et vitaux, l’unité des chrétiens était en définitive, au début des années 60, une réalité qui « se vit dans l’aujourd’hui », en évitant le confusionnisme qui cherche des compromis dans l’unité invisible, le pragmatisme qui se contente d’une action commune et l’eschatologisme qui désespère : « on n’argumente point sur l’unité, on la vit »148.

l’aujourd’hui de Dieu de Schutz. L’Unité chrétienne qui n’a jamais été tant désirée », dans Témoignage Chrétien du 4 décembre 1959, p. 13-14. Sur la demande d’une préface du cardinal Gerlier, qu’il refuse prudemment en proposant la publication de quelques extraits d’une lettre commentant le livre, cf. Gerlier à Schutz, 1er mars 1959, AADL, et Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 171. 144 « Pourquoi dans ce contemplatif s’agite un sociologue ? » ; cf. L.H. Parias, « A dix kilomètres de Cluny. Que se passe-t-il à Taizé ?… », France Catholique, 13 janvier 1961, p. 1 et p. 8. 145 Cf. Vivre l’aujourd’hui de Dieu, op. cit., p. 85-92. 146 Cf. ibid., p. 85, et « Lettre à des cénobites », La Documentation Catholique, 16 septembre 1962, col. 1209-1212. Cf. aussi JF, juin-octobre 1962, sur la signification « interne » de la lettre. 147 Cf. L’unité, espérance de vie, op. cit., p. 127-128. Le volume est dédié à Marc Boegner. 148 Cf. ibid., p. 129 et p. 135.

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chapitre V II 

Les années de Vatican II (1962-1965)

1. Le petit Taizé de Rome « L’histoire du mouvement œcuménique […] n’est-elle pas […] jalonnée par certaines impulsions géniales venant de non-théologiens, depuis Nathan Söderblom jusqu’à Jean XXIII ?1 ». Ainsi commençait l’intervention du fr. Robert Giscard lors d’une rencontre pastorale nationale organisée début 1964 par l’Association des pasteurs de France. Dans cette intervention, il indiquait que l’une des conditions fondamentales du dialogue œcuménique était une « disponibilité toujours renouvelée de chaque chrétien et de chaque Église à l’imprévu, dans l’aujourd’hui de Dieu », pour essayer ensuite de faire une sorte de « plaidoyer pour les naïfs », adjectif où il n’était pas difficile de reconnaître l’étiquette que Taizé s’était souvent vu attribuer2. Par cette contribution, publiée quelques mois plus tard dans le nouveau supplément trimestriel à Verbum Caro — Aujourd’hui —, instrument de liaison pour ceux qui suivaient avec sympathie les initiatives de la communauté3, fr. Robert cherchait en particulier à situer l’expérience de Taizé dans la parabole des deux œcuménismes qui, dans la conjoncture de personnalités et d’événements du début des années 60, avaient montré leur complémentarité essentielle en tant qu’aspects inséparables de la même réalité œcuménique qui avait fait irruption au xxe siècle : un œcuménisme « de l’intelligence, fait de sagesse prudente et de vigilance », et un œcuménisme « du cœur, capable d’audace imprudente et d’espérance », un œcuménisme qui, « dans une vision prophétique du miracle, attend impatiemment l’événement imprévisible et prie pour sa réalisation »4. « Que l’accent soit mis sur l’espérance à Taizé, par vocation propre, cela ne fait mystère pour personne », notait alors Giscard, membre

1 Cf. R. Giscard, « Les conditions du dialogue œcuménique », Aujourd’hui, 8 (Octobre 1964), p. 2-5. Sur Nathan Söderblom, cf. D. Lange, Nathan Söderblom und seine Zeit, Göttingen, 2011. 2 « Ils n’ont pas bonne presse – ajoutait Giscard –, ces optimistes de l’œcuménisme, que d’aucuns appellent des sentimentaux ou même des illuminés… […] Mais, si l’enthousiasme était un dynamisme de la foi ? Et si les naïfs étaient les ingénus, les pauvres en esprit, les simples de cœur, bienheureux et riches du Royaume ? Le dialogue œcuménique ne saurait nous amener à rejeter quiconque. […] Et s’il est vrai que la tentation des naïfs pourrait être, comme on me l’a dit, la paresse d’esprit devant les problèmes difficiles de la foi qui nous divisent, en revanche la tentation des raisonnables pourrait bien être la paresse de spiritualité » ; cf. ibid. 3 Cf. JF, janvier-15 février 1963, et 15 février-31 mars 1963. DT. 4 Cf. Giscard, « Les conditions du dialogue œcuménique », art. cit.

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depuis quinze ans d’une communauté qui discernait dans l’entrée de l’Église catholique sur la voie difficile d’un aggiornamento de ses propres institutions « l’événement de Dieu » à la fois attendu et imprévu5. C’est dans la volonté d’« accompagner » cet « événement » — l’« élan » d’auto-réforme et l’ouverture de la conscience catholique à l’œcuménisme promise par celui-ci — qu’on peut reconnaître le trait principal de l’évolution de Taizé dans les années de Vatican II6 ; une évolution qui représente à bien des égards l’aboutissement d’une trajectoire de vingt ans, ayant pour point d’orgue la rencontre et la relation de confiance avec Jean XXIII7, évolution qui passe d’ailleurs par des phases différentes. La communauté connaît en effet d’abord l’enthousiasme initial, lorsque l’espoir d’une ouverture de l’eucharistie catholique aux protestants qui croyaient en la présence réelle pouvait prendre la forme d’un rêve pour quelqu’un comme Schutz qui connaissait la tentation « de ne pouvoir consentir au fait que, de mon vivant, je ne verrai pas l’unité des chrétiens réalisée »8 ; elle connait ensuite les interrogations provoquées par le changement de pontificat et la prise de conscience croissante des difficultés d’une « deuxième étape » ; enfin, la préoccupation précoce de voir l’« œcuménisme du dialogue et de la rencontre », consacré par Vatican II, se transformer bientôt en une forme de « coexistence pacifique », et dans le « statisme » d’une paix confessionnelle9.

5 Ibid. 6 Cf. en particulier les notes personnelles de Schutz de mai 1961 et d’autres notes non datées de 1962 dans un cahier des années 1958-1962, DT, maintenant publiées dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 62. : « À nous, protestants, de soutenir cet élan, d’entretenir la flamme, de vivre la souffrance de la division dans notre vie profonde cachée avec le Christ ». 7 Grâce à qui la communauté bourguignonne sortit du « froid de l’hiver » pour entrer « dans un petit printemps » ; cf. en particulier l’interview de Schutz, « Jean XXIII et le printemps de l’Église », dans un numéro de Fêtes et saisons de janvier 1965 entièrement consacré au 25e anniversaire de la communauté de Taizé, « Taizé. 25 ans de communauté, 25 ans d’œcuménisme », p. 20. 8 Cf. les notes personnelles déjà mentionnées de fr. Roger de mai 1961, maintenant publiées dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 154, et la lettre qu’il envoya à Gerlier le 20 août 1962, AADL, le lendemain du jour où il avait reçu l’invitation officielle au concile comme « hôte » du Secrétariat pout l’unité : « Je ne résiste pas au désir de vous relater un rêve que j’ai fait et au centre duquel vous vous trouviez. C’est, je crois, la seule fois de ma vie où j’ai fait un rêve significatif. D’habitude, je n’y attache pas d’importance, mais celui-ci m’a laissé une impression tellement profonde : c’était le lendemain du jour où j’ai reçu, pour frère Max et pour moi, l’invitation au Concile. Vous étiez alité et je me trouvais auprès de vous avec tous mes frères derrière moi. Vous m’affirmiez votre intention de poser au Concile une grave question : sera-t-il désormais possible de laisser participer à l’Eucharistie catholique les chrétiens non-romains qui croient à la présence réelle ? Et tout à coup, vous reveniez sur cette décision, pensant qu’il était impossible de poser une telle question. J’ai alors acquiescé sereinement à votre autorité épiscopale. Puis, ayant à nouveau réfléchi, vous me disiez : venez déjeuner avec moi et nous rédigerons ensemble un texte afin de poser tout de même la question ». 9 Dans ce sens, cf. en particulier l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963, DT.

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Parfois traversé par la crainte « que notre confiance soit déçue », le début du concile fut certainement un moment de grandes attentes pour la communauté de Taizé, qui suivit attentivement, à travers la correspondance romaine de Schutz et Thurian, l’expérience qu’ils faisaient à Saint Pierre : celle d’un accueil sans précédent « au cœur de l’intimité de la famille catholique » et surtout de la découverte d’un « Esprit à l’œuvre »10. Une expérience qui renforça chez le prieur de la communauté la perception d’une urgence de l’unité en cette heure de l’histoire et, avec elle, la volonté de faire de plus en plus de la vocation monastique une « offrande de sa vie pour l’unité visible des chrétiens »11. L’arrivée à Rome en qualité d’« hôtes » du Secrétariat pour l’unité fut donc un moment de grandes attentes. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, il fut aussi un moment de tension entre fr. Roger, qui tenait à rester « uni au peuple protestant par solidarité12 », et le protestantisme francophone, qui ne lui semblait pas saisir toute la nouveauté du processus déclenché par la décision de Jean XXIII. À ses yeux, certains milieux réformés lisaient en effet ce processus comme « une conséquence directe ou indirecte de la Réforme », selon un schéma séculaire de dépendance mutuelle d’opposition que l’on continuait souvent à reproduire par les expressions de « protestantisation » des catholiques ouverts à l’unité, et de « catholicisation » des protestants qui voulaient comprendre les catholiques13. À l’inverse, lorsque fr. Roger arriva

10 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 octobre et 6 novembre 1962, DT, et les lettres à fr. Roger de Robert Giscard, responsable de la communauté, à tour de rôle avec Daniel de Montmollin, durant l’absence du prieur, du 26 octobre et du 10 novembre 1962, DT. 11 Cf. en particulier certaines notes ms de Schutz de 1962 dans le cahier personnel déjà mentionné, maintenant publiées dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 168. 12 « On ne finirait pas d’énumérer les raisons d’être protestant », écrivait fr. Roger dans une page du cahier de 1962, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 165 : « Pour moi, je demeure uni au peuple protestant par solidarité. Solidaire de sa pauvreté, de son écartèlement, de sa division. Refusant les bonnes raisons que je considère comme si relatives et si faibles à cause du principe de rupture inséré au cœur de tout protestantisme, je demeure avec mon peuple pour attendre avec lui qu’il retrouve le sens d’une vérité première, l’unité visible des chrétiens ». 13 « À la Réforme — écrivait Schutz le 15 mai 1961 dans son cahier personnel, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 157-159 —, le protestantisme, par le fait de son existence, a bloqué le catholicisme dans une attitude de défense. L’Église catholique a voulu protéger les siens et les préserver des ruptures. Sa pensée s’édifie bien souvent par rapport et en opposition au protestantisme. […] On mesure par-là les conséquences inattendues des divisions. […] Aujourd’hui, tout particulièrement avec le concile Vatican II, l’Église catholique est entrée dans la voie de l’analyse de ses institutions. Avec une grande simplicité de cœur, il est des protestants qui voient dans le renouveau biblique et dans la volonté de réformes des institutions catholiques une conséquence directe ou indirecte de la Réforme. Non, la Réforme n’est pour rien dans l’évolution présente du catholicisme. La pression de l’histoire joue considérablement et la nécessité d’ajuster des institutions vieillies aux exigences d’un monde neuf a provoqué la convocation du concile. Le catholicisme se réforme en certaines régions du monde, alors qu’en d’autres il en reste à une position statique. Mais il est possible d’espérer que, peu à peu, le feu allumé gagnera les chrétientés catholiques

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à Rome pour suivre le concile, Taizé avait déjà élaboré un œcuménisme qui se voulait essentiellement dépassement de sa propre tradition en faveur de la « vérité première » de l’unité14 ; un œcuménisme qui recourait de plus en plus au langage du geste et à l’action anticipatrice, et auquel « le grand courant œcuménique » du début des années 60 donna une résonance qui n’aida pas les relations déjà compliquées de la communauté avec les interlocuteurs habituels du protestantisme français15. « Je sais bien que la vocation œcuménique me dépasse », notait à cet égard Schutz dans une page du cahier de mai 1961 : Elle a été déposée en nous par un plus grand que nous. Les signes de Dieu en sont visibles. Or, au moment où par un concours de circonstances indépendant de nous, l’idée œcuménique explose partout, notre vocation trouve du même coup une efficacité insoupçonnée, point attendue. Cela est presque intolérable à un protestantisme qui a trop souffert en son passé parce que trop humilié16. C’est sur cet arrière-fond que Schutz et Thurian furent invités à participer au concile comme « hôtes » du Secrétariat, catégorie introduite par ce dernier pour maintenir des liens avec certaines expériences « frontières » sans pour autant affecter la nouvelle option prise d’ouvrir des relations officielles avec les Églises non catholiques17. Dans ce cadre, cette invitation

assoupies dans le formalisme. Si donc la Réforme s’accomplit et s’accomplit au-delà de ce que souhaitaient les Réformateurs du 16e siècle, les protestants demeureront-ils là où ils sont ? ». « Étrange combien de part et d’autre — notait-il encore dans d’autres pages non datées de 1962, ibid. p. 164 — tant chez les protestants que chez les catholiques, il y a identité dans le fond même de certaines réactions. Le protestantisme en ce sens n’existe qu’à cause et par rapport au catholicisme. La psychologie des profondeurs des uns et des autres est marquée du même sceau ». Cf. aussi les réflexions développées en mars 1963, « Être œcuménique aujourd’hui », dans une interview publiée par La Vie protestante et reproduite par Aujourd’hui, 1 (mars 1963), p. 3-7, à propos de l’obstacle qu’une série de facteurs non théologiques continuait à représenter sur le chemin vers l’unité : « Une étude est à faire —  notait Schutz à ce propos — […] de la caractériologie de ces chrétiens sociologiques, afin de décrire certaines dominantes confessionnelles qui demeurent, même quand la foi a disparu ». 14 « Pour ma part — cf. encore le cahier personnel de Schutz en date du 15 mai 1961, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 154 —, j’irais très loin, le plus loin qui soit, tant je considère qu’une vérité première c’est d’abord notre unité et que sans elle la vérité théologique est infirmée à ce point qu’elle s’enlise à vouloir se définir tant que l’on ne s’est pas mis d’accord pour d’abord se retrouver ensemble » Dans le même sens, cf. aussi M. Thurian, L’unité visible des chrétiens et la tradition, Paris, 1961, p. 47. 15 Sur l’« âge d’or » de l’œcuménisme au début des années 60, cf. en particulier É. Fouilloux, « Les voies incertaines de l’œcuménisme (1959-1999) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 66 (avril-juin 2000), p. 133-146. 16 Cf. quelques notes personnelles de Schutz en date du 15 mai 1961, DT, maintenant dans À la joie je t’invite, op. cit., p. 156. 17 Cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 119. « Nous ne devons pas exclure du dialogue —  notait Willebrands lors de la session générale du Secrétariat le 2 décembre 1961 — certains frères séparés qui ne sont pas parfaitement représentatifs de leur groupe (Taizé, Lachmann).

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créa évidemment une nouvelle tension dans l’histoire difficile des relations entre une communauté qui, dans cette dernière étape aussi, avait mené ses rapports avec Rome en totale autonomie, et un protestantisme français qui continuait à lui reprocher des initiatives imprudentes, capables d’alimenter de « redoutables malentendus » : ainsi s’exprimait en particulier le pasteur Albert Gaillard, secrétaire du Conseil national de l’ERF, dans une interview publiée en août 1962 par Le Christianisme au xxe siècle18. Il y explicitait les réserves sur le peu de représentativité de Taizé, réserves qu’il avait déjà énoncées à Mgr Willebrands lors d’une visite du prélat néerlandais à Genève pour rencontrer les représentants des principales organisations internationales du protestantisme en vue de l’invitation d’observateurs au concile19. Toutefois, et en dépit de ce contexte, les deux mois passés à Rome en automne 1962 par Schutz et Thurian marquèrent le début inattendu d’un « deuxième temps » aussi dans les relations avec le protestantisme français : un temps caractérisé par une plus grande détente et l’acceptation de la part de ce dernier de la particularité d’une expérience sui generis. À cette détente contribua d’abord le commencement même d’un concile qui s’avéra différent de ce qu’on imaginait : « Le concile a libéré des forces et promu un dynamisme créateur jusque chez les protestants […] : dès maintenant, beaucoup de protestants qui n’attendaient pas grand-chose se mettent à espérer », notait Schutz à la fin de la première période20. Elle fut aussi favorisée par leur présence régulière aux réunions hebdomadaires du groupe des observateurs et, surtout, par l’expérience de l’accueil dans le petit appartement proche de la Piazza Venezia où, en octobre 1962, s’installèrent les deux « invités personnels de Jean XXIII », comme les appelait de Lubac, accompagnés de deux ou trois autres frères, « pour être à Rome une présence de prière » et « avoir

Il faut aussi tenir compte que les communautés non catholiques n’ont pas toutes une grande uniformité. Cependant chez ces personnes ne manque pas l’authenticité » ; cf. les notes de Gustave Thils, De œcumenismo catholico, 9 p. dact., ACV, SU, 1477, p. 6. 18 L’interview du pasteur Albert Gaillard fut ensuite reproduite par la Documentation Catholique le 16 septembre 1962, col. 1207-1208. 19 Cf. les notes de Willebrands sur sa visite à Genève des 3-4 avril 1962 — à ce sujet, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 82 sqq. — et la note sur la Conversation avec le Pasteur Gaillard, 1 p. dact., ACV, SU, 1468. Dans les mêmes termes, Gaillard s’était aussi exprimé en décembre 1961 dans un entretien avec le dominicain français Le Guillou, observateur catholique à l’assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises à New Delhi. Cf. le rapport de Le Guillou sur L’ouverture du monde protestant au catholicisme et la question des observateurs protestants au Concile œcuménique, ACV, SU, 1467, 6 p. dact. : « le pasteur Albert Gaillard […] vint m’interroger sur les possibilités réelles d’une présence protestante au concile. Il me précisa très vite un point selon lui singulièrement important : les personnalités désignées ne devraient pas être connues pour leur a priori favorable aux catholiques. Il illustra sa réflexion par un exemple : le pasteur Max Thurian, malgré toute l’amitié qu’il avait pour lui, ne lui paraissait pas qualifié pour une telle représentation ». 20 Cf. en particulier l’interview donnée le 30 décembre 1962 à Saône-et-Loire Dimanche, édition régionale de La Croix Dimanche, reprise ensuite par la Documentation Catholique le 20 janvier 1963, col. 125-128.

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ensemble chaque jour une agape fraternelle » avec ceux qui ne pouvaient pas partager la même table eucharistique21. Pour Taizé, un signe de l’atmosphère « toute nouvelle » dans le protestantisme français furent en particulier les fréquentes visites que fit à l’appartement de la via del Plebiscito le pasteur Richard-Molard, directeur du Service de Presse et d’Information de la FPF, et directeur adjoint de Réforme22. Auteur de plusieurs articles très sceptiques, encore fin octobre 196223, sur la disponibilité réelle de l’Église catholique à une autoréforme, le pasteur français changea en quelques semaines, de manière significative, sa lecture de ce qui se passait à Saint Pierre ainsi que sa vision du sens de la présence de Taizé à Rome, en saisissant mieux « l’importance capitale » d’un lieu d’accueil et d’intercession permanente pour l’unité24. En été 1963, Schutz pouvait donc noter avec une certaine surprise que, « pour ce qui est du protestantisme français, il est difficile qu’il y ait une ouverture plus grande », surtout grâce au nouveau climat général créé par le début d’un « vrai concile, de la plus belle tradition »25 ; par ailleurs, l’expérience de la simplicité et du style de l’accueil du « petit Taizé de Rome », fut collectivement et unanimement reconnue par tous ceux —  observateurs, évêques, théologiens — qui se succédèrent jour après jour à la table de la communauté, autour de laquelle, comme le notait Congar, ne tarda pas à prendre forme « tout un concile de conciliabules et d’amitié, qui contribue à créer le climat du concile proprement dit »26. Lieu où se multipliaient les contacts et les liens de solidarité qui ne tarderont pas à élargir le rayonnement de Taizé pendant les décennies suivantes27, lieu d’où 21 Cf. Thurian à Taizé, 28 octobre 1962, DT, CDL, I, p. 108 et 127, fr. Roger à la communauté, 17 octobre 1962, et LL, 6 décembre 1962, p. 148-149. Dans le même sens, cf. R. Schutz, M. Thurian, « Une journée au Concile », introduction à La Parole vivante au Concile. Texte et commentaire de la constitution sur la révélation, Taizé, 1966, p. 9-17. 22 Cf. Schutz à Visser ’t Hooft, 27 mars 1963, ACŒ, et une lettre s. d. de fr. Roger à la communauté, jointe au JF du 15 octobre-15 novembre 1962, DT, où il commentait la troisième visite de Richard-Molard, accompagné de quelques autres observateurs. Sur le pasteur et journaliste français, auteur, entre autres, de l’ouvrage Un pasteur au Concile, Paris, 1964, cf. l’article « Richard-Molard Georges Charles » de P. Bolle, in DMRFC, 5, p. 418. 23 Cf. en particulier G. Richard-Molard, « Cérémonie fabuleuse…, demain les affaires », Réforme, 20 octobre 1962, p. 8-9, et « Gare aux illusions ! », ibid., p. 10. 24 Cf. en particulier une lettre de Richard-Molard à Schutz citée dans le JF du 15 novembre-fin décembre 1962, DT. Sur la « conversion » de Richard-Molard cf. aussi JC, I, 8 novembre 1962, p. 195, et Robert Giscard à Schutz, 5 novembre 1962, DT. 25 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963, et Thurian à la communauté, 28 octobre 1962. 26 Cf. JC, I, 8 novembre 1962, p. 195. Sur la mise en route de l’assemblée, sa physionomie et le commencement des travaux conciliaires, je renvoie en particulier aux premières contributions de S/V, 2. 27 Cf. par exemple la lettre de fr. Roger à la communauté du 6 novembre 1962. Pour d’autres récits, cf. aussi CHC, I/1, 31 octobre, 19 novembre, 6 décembre 1962, respectivement p. 45-46, p. 108-109 et p. 156 ; CCC, 19 novembre 1962, p. 63 ; CDL, I, 6 et 10 novembre 1962, p. 221 et p. 246 ; JDup, 1er décembre 1962 ; JC, I, 23 novembre 1962, p. 257 ; DDH, I, 29 octobre 1962, p. 63-64.

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émanait un « esprit d’œcuménisme » qui s’imposa à beaucoup avec la force d’une découverte capable de nourrir la confiance dans l’action de l’Esprit, « dans l’Église et au dehors d’elle, pour rassembler dans l’unité tous ceux qui croient au Christ »28, l’appartement de la via del Plebiscito fut à bien des égards l’observatoire privilégié pour comprendre quel sens l’expérience conciliaire a eu pour Taizé. C’est là que les frères présents à Rome pouvaient en fait « entendre et écouter les préoccupations diverses et les recevoir pour notre méditation personnelle sur l’œcuménisme29 », là aussi que ceux qui venaient chaque jour pour déjeuner ou pour dîner pouvaient connaître de plus près les dominantes de la vocation œcuménique de la communauté : d’une part, « une forme de dialogue théologique », qui au concile se réalisa à travers la participation, surtout de Thurian, aux réunions hebdomadaires des observateurs et à travers la préparation de commentaires aux schémas en discussion à l’intention de certains évêques amis ou du Secrétariat — « Il y a donc vraiment une influence possible très directe », notait à cet égard le théologien de Taizé à la fin d’octobre 196230 —; et, d’autre part, le binôme entre une prière « pour accomplir ensemble la vocation essentielle […] de nous tenir devant Dieu pour que vienne l’unité de tous dans une seule Église », et un accueil montrant la valeur des gestes pour transformer les mentalités —  une prière et un accueil dans un style attentif aux détails et où l’option pour se concentrer sur l’essentiel n’était pas synonyme d’austérité et n’excluait pas la recherche d’une « beauté simple »31. L’appartement situé près de la Piazza Venezia est donc le lieu où la communauté peut le mieux saisir l’occasion sans précédent, offerte par le concile Vatican II, « de contacter un tiers ou un quart de l’épiscopat mondial, et

28 Cf. la Lettre pastorale de S. Exc. Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, publiée le 6 janvier 1963 par La Quinzaine diocésaine de Cambrai et reprise par La Documentation catholique le 3 février 1963, « Les résultats positifs de la première session du Concile », col. 175-190. Cf. aussi LL, 6 décembre 1962, op. cit., et, pour un écho allant dans le même sens, la lettre de Giuseppe Dossetti du 8 février 1963 adressée à une fille spirituelle, publiée dans Avvenire du 17 décembre 1996, p. 14 : « Je vous dirai quelle a été l’une de mes impressions les plus profondes à la première session du concile. La prière et le repas que j’ai partagé avec quatre moines de la grande communauté protestante de Taizé. […] J’ai été chez eux un soir et, comme cela m’avait été dit à l’avance, j’ai été subjugué par leur prieur Schutz, dont le visage a une candeur et une paix indicibles. J’y suis retourné pour dîner un autre soir avec notre cardinal, qui, en sortant ému autant que moi, faisait ce seul commentaire : Spiritus ubi vult spirat ». 29 Cf. Schutz, Thurian, « Une journée au Concile », op. cit. 30 Cf. Thurian à la communauté, 28 octobre 1962 : « En plus des contacts théologiques au sujet des schémas (nous voyons souvent les PP. de Lubac, Daniélou, Congar, Chenu, Laurentin, Thils, dans nos rencontres), il y a les nombreuses visites qu’on fait ici à notre fraternité ». Sur le rôle, la signification et l’influence des observateurs au concile, cf., outre le volume déjà mentionné de Velati, Separati ma fratelli, op. cit., É. Fouilloux, « Des observateurs non catholiques », in É. Fouilloux (dir.), Vatican II commence… Approches Francophones, Leuven, 1993, p. 235-261, et G. Alberigo, « Ecclesiologia in divenire. A proposito di Concilio pastorale e di Osservatori acattolici al Vaticano II », in Id., Transizione epocale, op. cit., p. 325-350. 31 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 octobre 1962.

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peut-être davantage », le lieu aussi qui élargit la résonance de Taizé parmi les pères d’un épiscopat mondial composite, auxquels le « ministère de présence à Rome » de Schutz et de Thurian permet de faire concrètement une expérience de rencontre avec des « frères séparés », parfois pour la première fois, comme ce fut le cas pour de nombreux évêques italiens ou espagnols32. Dans le « petit Taizé33» de la ville conciliaire se succèdent en effet cardinaux de curie, évêques anglais, italiens, espagnols, belges, africains, scandinaves, français — parmi lesquels un fidèle évêque d’Autun rendu plus audacieux par la sympathie générale qui entourait Taizé — et surtout latino-américains34. « Notre profonde et vieille amitié avec Larraín joue », notait à cet égard fr. Roger qui, quelques années plus tard, fera remonter l’attention privilégiée de Taizé pour la frontière œcuménique latino-américaine à la rencontre décisive, entre Saint Pierre et la via del Plebiscito, avec les leaders épiscopaux d’une prometteuse Église des pauvres35. Comme toujours dans l’itinéraire de Schutz, il y eut donc à l’origine « une rencontre d’hommes », une sorte de « séduction » réciproque entre lui, qui donna tout de suite à Helder Camara une rare « impressão de santidade », et un petit groupe d’évêques « surprenants par leur ouverture », qui déplacèrent bientôt l’orientation de l’activité œcuménique de Taizé36 : le tandem Larraín-Camara, premier et second vice-présidents du CELAM, l’« admirable » archevêque de Medellín, Botero Salazar, lui aussi engagé dès la « première heure » dans l’organisme épiscopal latino-américain, le cardinal de Santiago, Silva Henríquez, « totalement œcuménique », profondément ému lors d’une conférence de fr. Roger aux évêques du continent, l’évêque chilien de Valdivia, Santos, qui, au lendemain de la clôture de la première session, se rendit quelques jours à Taizé suivi du brésilien Fragoso, auxiliaire de São Luís do Maranhão puis, depuis 1964, évêque de Crateús, dans le Ceará37. À cause des promesses qu’ils recelaient et des nouveaux horizons qu’ils ouvraient, les contacts multiples et denses des deux premiers mois de Vatican II furent donc au cœur de l’expérience conciliaire de Schutz et de sa communauté. Plus intéressé par le « sens spirituel » de ce qui se passe dans l’aula conciliaire que par le déroulement effectif des travaux de l’assemblée38, 32 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963, et Giscard à Schutz, 6 novembre 1962, DT. 33 Pour l’expression, cf. A. Dall’Osto, « Nella piccola Taizé di Roma », Il Regno, (janvier 1963), p. 6-7. 34 Cf. JC, I, 23 novembre 1962, p. 257, le JF du 15 octobre-15 novembre 1962, et fr. Roger et fr. Max à la communauté, respectivement 17 octobre et 6 novembre et 28 octobre 1962. 35 Cf. l’interview déjà mentionnée de Schutz dans Fêtes et saisons de janvier 1965, art. cit. 36 Cf. CHC, I/1, 6 décembre 1962, p. 156, et fr. Max à la communauté, 28 octobre 1962. 37 Cf. fr. Roger et fr. Max à la communauté, 28 octobre, 6 et 19 novembre 1962. Sur la conférence au CELAM de Schutz et Thurian du 9 novembre 1962, cf. aussi CDL, I, 10 novembre 1962, p. 246. Sur la visite de Santos et Fragoso à Taizé, cf. aussi JF, janvier-15 février 1963, et encore l’interview de Schutz dans Fêtes et saisons de janvier 1965, art. cit. 38 Cf. fr. Robert à fr. Roger, 17 octobre 1963, DT.

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fr. Roger découvre et fait découvrir à la communauté une Église qui retrouve de manière palpable la dimension de catholicité dont on ressentait l’absence dans les familles confessionnelles d’origine ; une Église qui change et qui connaît en l’espace de deux mois une transformation de mentalité impensable jusque-là ; une Église capable d’« un vrai dialogue », « aux aspects multiformes », bientôt traversée par des oppositions obligeant à chercher des équilibres difficiles entre les raisons de la charité et l’exigence de « tenir ferme dans des positions », lorsqu’on saisissait que l’enjeu était « l’avenir de la chrétienté » : « un monde qui ne croit pas, des chrétientés qui ont un urgent besoin de s’adapter aux conditions présentes »39. Pour le fondateur de Taizé, cet enjeu devait élargir les dimensions de l’œcuménisme entre baptisés, rendre ceux-ci « au sens de l’universel », les ramener « à l’essentiel », les pousser à hâter « toutes les démarches en vue de l’intercommunion », signe d’unité par excellence puisque seule la présence réelle du Christ pouvait susciter et soutenir efficacement chaque étape œcuménique40. C’est surtout dans la perspective de cet enjeu que Schutz suivit alors le cheminement du dialogue conciliaire. Pour lui, ce dialogue se révéla d’abord comme un extraordinaire exercice collectif pour comprendre ceux qui étaient aux antipodes de sa propre pensée, et les raisons qui animaient leur vie profonde ; un exercice qui universalisait les cœurs et les intelligences et qui apprenait à « consentir » aux institutions des Églises41. « Nous voulons non pas les subir mais les consentir » : ce dernier verbe sera un mot-clé de la réflexion que fr. Roger poursuivra pendant ces années conciliaires sur la relation entre l’institution et l’événement de Dieu, relation qui sera au cœur du petit volume, très dense, Dynamique du provisoire, écrit pendant l’hiver 1963-1964 et publié à l’occasion des vingt-cinq ans de Taizé en août de l’année suivante42.

39 Cf. fr. Roger à la communauté 17 octobre, 6 novembre, 30 novembre 1962, DT, et la lettre s. d. jointe au JF du 15 octobre-15 novembre 1962 : « Priez pour l’unité de tous dans l’Église catholique », écrivait-il le 17 octobre : « Les oppositions, si elles se durcissent, vont contre l’unité du Corps du Christ. Nous avons conscience de l’audace du pape Jean XXIII lorsqu’il introduit, parmi les siens, des étrangers à son Église. Le pape ajoute par là une difficulté supplémentaire à tant d’autres. Puisse la présence de non-catholiques ne pas ajouter un poids trop lourd à un équilibre qui doit à tout prix se trouver ». 40 Cf. l’interview de Schutz sur la première session du concile dans Saône-et-Loire Dimanche du 30 décembre 1962, art. cit., et encore Schutz, « Être œcuménique aujourd’hui », art. cit. Cf. aussi l’intervention du 22 janvier 1963 de Thurian à l’Université de Genève durant la semaine pour l’unité, « Retour du concile : urgence de l’unité », reproduite par La Documentation Catholique le 17 février 1963, col. 275-280. 41 Cf. fr. Roger à la communauté, 6 novembre 1962, et la lettre s. d. jointe au JF du 15 novembre-15 décembre 1962. 42 Cf. encore fr. Roger à la communauté, 6 novembre 1962, e R. Schutz, Dynamique du provisoire, Taizé, 1965, en particulier p. 98-100. Sur la gestation du petit livre et sur sa rédaction, cf. en particulier le JF de janvier-février 1964, DT. Pour quelques recensions, cf. en particulier H. de Lubac, « Pour que ne retombe pas la vague œcuménique », La Croix, 9 septembre 1965, p. 3-4, et H. Fesquet, « Le livre du frère Roger Schutz. Taizé et

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L’urgence de la transmission de l’Évangile dans le monde contemporain et l’unité des chrétiens qui en conditionnait la crédibilité furent donc les critères essentiels selon lesquels les deux « hôtes » du Secrétariat évaluèrent la mise en route d’un concile qui les surprit aussi par l’intensité même de leur propre participation. Une participation qui pouvait osciller depuis le découragement, « aux limites de l’abattement », face à l’opposition de ceux qui n’en comprenaient pas l’enjeu, ou face à une assemblée qui, dans l’interminable discussion sur la liturgie, semblait parfois se perdre en discussions accessoires43, jusqu’à l’enthousiasme lorsque Jean XXIII décida le 21 novembre de retirer le schéma sur les sources de la Révélation et d’en confier une refonte complète à une commission mixte composée de membres de la commission théologique et du Secrétariat pour l’unité44. « Ici nous passons de joies en émotions », écrivait Thurian à la communauté le 25 novembre, notant ensuite : Jamais je n’aurais pensé que nous vibrerions tant à ce concile. Vous avez lu certainement les nouvelles de cette semaine passée, historique. La tension était grave et le pape est heureusement intervenu. Du coup la commission mixte pour le schéma doctrinal élève le cardinal Bea et son Secrétariat à une fonction capitale. Pour le cardinal Ottaviani c’est une leçon terrible ; cela veut dire qu’on ne peut pas faire de la vraie théologie catholique sans orientation œcuménique45. Dans ces premières semaines cruciales où se formait une conscience conciliaire, ce fut finalement au thermomètre œcuménique que les frères mesurèrent les premiers pas d’une assemblée qui, après l’élection des membres des commissions sur la base des listes préparées par les conférences épiscopales, ne tarda pas à trouver sa ligne de force « œcuménique » et « missionnaire »46 : le début d’une confrontation sur le schéma de la liturgie, qui parut insuffisant, mais qu’il fallait soutenir à cause de sa substance biblique

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l’œcuménisme », Le Monde, 21 septembre 1965, p. 3, qui le présente comme un « véritable bréviaire de l’œcuménisme actuel ». « Rien n’ira facilement » : cf. fr. Roger à la communauté, 6 novembre 1962, et une autre lettre s. d. jointe au JF du 15 octobre-15 novembre 1962, DT. Sur le premier débat conciliaire sur la liturgie du 22 octobre au 13 novembre 1962, cf. M. Lamberigts, « Il dibattito sulla liturgia », in S/V, 2, p. 129-192. Sur le schéma voté le 20 novembre 1962 et refusé par plus de 60% des pères, cf. en particulier K. Schelkens, Catholic Theology of Revelation on the Eve of the Second Vatican Council (1958-1962). A Redaction History of the Schema de Fontibus Revelationis, Leiden-Boston, 2010. Sur la discussion, sur le vote et sur la décision de Jean XXIII de constituer une commission mixte, cf. aussi G. Ruggieri, « Il primo conflitto dottrinale », in S/V, 2, p. 259-293, et R. Burigana, La Bibbia nel concilio. La redazione della costituzione Dei Verbum del Vaticano II, Bologna, 1998, p. 160 sqq. Cf. la lettre de Thurian à la communauté du 25 novembre 1962, jointe au JF du 15 octobre-15 novembre 1962, DT. Cf. Thurian à la communauté, 28 octobre 1962. Sur l’élection des commissions conciliaires, cf. A. Riccardi, « La tumultuosa apertura dei lavori », in S/V, 2, p. 21-86, en particulier p. 56 sqq.

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et de son caractère clairement christologique et christocentrique47 ; la demande répétée d’une plus grande attention à l’Écriture qui fit tressaillir « notre âme huguenote48 » ; la « catastrophe » représentée par l’annonce de la discussion du schéma sur Marie, distribué aux pères en même temps que le De ecclesia, qui orientait la mariologie catholique vers une affirmation de la médiation et de la corédemption de la Vierge49. Le schéma liturgique et le schéma marial donnèrent en ces semaines l’occasion d’une participation plus directe de Schutz et surtout de Thurian au travail d’étude et de préparation des remarques et des propositions d’amendements que le Secrétariat, parallèlement à la discussion de l’assemblée, demandait de manière informelle aux observateurs. À la veille du débat sur le De sacra liturgia, le théologien de Taizé avait en particulier mis au point quelques pages d’observations et de suggestions de corrections que Mgr Willebrands transmit aussitôt à l’archevêque de Rouen, Joseph-Marie Martin, responsable, au Secrétariat, pour les questions liturgiques et sacramentelles50. Thurian les donna aussi à d’autres pères qui lui avaient demandé ses impressions : l’évêque québécois de Nicolet, Albert Martin, membre de la commission pour la liturgie, qui « nous tient au courant et fait passer nos notes à la 47 Cf. encore Thurian à la communauté, 28 octobre 1962 : « La confrontation est actuellement en plein sur le latin. Le schéma nous paraissait insuffisant, mais il faut souhaiter qu’il soit au moins admis sans restriction car il ouvre des portes pour l’avenir. Toute la liturgie est envisagée christologiquement, le Christ est au centre de toutes les introductions théologiques des chapitres. C’est vraiment tout le travail de renouveau liturgique qui aboutit là. […] Il faut prier pour que cette question cruciale du latin trouve une solution positive et qu’il n’y ait pas trop de compromis. Il semble que tout va se ramener au problème de l’épiscopat : que les conférences épiscopales régionales qui se regroupent déjà ici, aient un statut qui leur permette de légiférer et que le pape ait un sénat (commission centrale) formé d’archevêques résidentiels du monde entier se réunissant une ou deux fois par an pour les grandes questions ; la curie serait alors une administration pour les affaires courantes ». Pour le Schema constitutionis De sacra liturgia, cf. AS I/1, p. 262-303. 48 « On se découvre ainsi plus marqués qu’on le supposait par la formation première et notre volonté d’une piété d’abord christique » ; cf. fr. Roger à la communauté, 6 novembre 1962. 49 Cf. Thurian à la communauté, 25 novembre 1962. Cf. aussi le Schema constitutionis dogmaticae De beata Maria Virgine Matre Dei et Matre hominum, in Schemata constitutionum et decretorum de quibus disceptabitur in Concilii sessionibus. Series secunda : De Ecclesia et de B. Maria Virgine, Città del Vaticano, 1962, p. 93-122. Sur la rédaction du De beata Maria Virgine, sa distribution dans l’aula le 10 novembre, l’annonce de la discussion le 23 novembre, puis sur la décision du conseil de présidence de la différer, cf. J.A. Komonchak, « La lotta durante la preparazione », in S/V, 1, p. 177-379, en particulier p. 274 sqq., et J. Grootaers, « La “seconda preparazione” e i suoi avversari », in S/V, 2, p. 385-558, en particulier p. 520 sqq. 50 Cf. le Schema constitutionis De Sacra Liturgia, in Schemata constitutionum et decretorum de quibus disceptabitur in Concilii sessionibus, Città del Vaticano, 1962, p. 155-201, et les observations de Thurian à ce propos, De Sacra Liturgia, 4 p. dact., FTh 1237, et ACV, SU, 1478, avec une annotation manuscrite « envoyée à Son. Emin. le 23/10/62 ». Cf. aussi les notes de Willebrands du 18 octobre 1962 pour la session plénière du lendemain, ACV, SU, 1430, relatives à la distribution des travaux entre les membres du Secrétariat, et le Rapport de la séance du 19 octobre, 2 p. ms, ACV, SU, 1468, toujours de Willebrands, et les notes de la Séance du 26 octobre 1962, 5 p. dact., ACV, SU, 1430.

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commission », l’archevêque de Reims, Marty, et l’auxiliaire de Cambrai, Jenny, également membre de la commission pour le schéma liturgique51. Ces observations furent aussi demandées par le théologien des évêques chiliens, Medina Estévez, pour les donner au cardinal Silva Henriquez, qui y puisa quelques propositions d’amendements « avant de nous connaître »52. Elles préconisaient de manière générale une perspective plus trinitaire du schéma, afin de donner un plus grand rôle à l’Esprit comme vivificateur de la liturgie53, et proposaient ensuite des suggestions plus circonstanciées : dans le préambule, considérer les diverses liturgies dans l’unité de l’unique liturgie de l’Église du Christ, et souligner davantage le rôle de la liturgie pour favoriser l’unité des chrétiens ; avoir plus d’audace dans les passages du schéma sur la langue liturgique pour des raisons pastorales et œcuméniques ; encourager plus fortement la communion sous les deux espèces « par respect pour l’usage des Églises orientales en communion avec le Saint-Siège et pour favoriser l’unité avec les chrétiens non-catholiques-romains » ; donner plus de place dans l’office divin à une prière libre d’intercession pour les nécessités du monde et de l’Église ; répandre l’utilisation des icônes dans le style oriental à cause de leur valeur profondément biblique et liturgique54. À la fin du mois de novembre, au lendemain de la distribution et de l’annonce de la discussion, ensuite ajournée, du De beata Maria Virgine, qui « risquait d’amener aux plus aventureuses conclusions55 », remontent par contre d’autres observations de Thurian et de Schutz à l’égard d’un schéma qui aurait sûrement représenté un nouvel obstacle sur le chemin de l’unité, et, par conséquent, sur le chemin du concile qui, dans l’intention de Jean XXIII, avait « une finalité nettement œcuménique56 ». Leurs observations avaient été sollicitées par certains évêques inquiets des conséquences œcuméniques d’un texte qui abordait le thème marial indépendamment de la réflexion sur 51 Cf. Thurian à la communauté, 28 octobre et 19 novembre 1962, et les notes ms du même fr. Max en marge du fascicule du schéma liturgique, DT. Sur Albert Martin, voir supra. Sur Henri-Martin-Félix Jenny, cf. M. Paiano, « Il rinnovamento della liturgia : dai movimenti alla chiesa universale », in G. Alberigo, A. Melloni (dir.), Verso il concilio Vaticano II (1960-1962). Passaggi e problemi della preparazione conciliare, Bologna, 1993, p. 67-140, en particulier, p. 79-80. 52 Cf. fr. Roger et fr. Max à la communauté, respectivement 28 octobre et 6 novembre 1962. Pour l’intervention du cardinal Silva Henríquez, cf. AS I/1, p. 324. 53 Dans le même sens, cf. aussi les notes ms de Willebrands sur la rencontre avec les observateurs du 23 octobre 1962, ACV, SU, 1468, et le Report No. 50 du 29 octobre 1962 du chanoine Bernard Pawley, représentant personnel de l’archevêque de Canterbury, sur lequel, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 143. 54 « Ainsi que l’a fait le pape Jean XXIII pour la Sainte Vierge Théotokos dite de Vladimir » ; cf. De Sacra Liturgia. C’est une référence au fait que le pape avait confié à la vénération des catholiques, à l’occasion de l’ouverture du concile, l’icône de la « Mère de Dieu de Vladimir » pour qu’ils l’implorent en faveur de l’unité des Églises. 55 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 novembre 1962. 56 Cf. R. Schutz, M. Thurian, Schema constitutionis dogmaticæ « De beata Maria Virgine », 3 p. dact., FTh 313 et FVllt 536.

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l’Église. Elles furent ensuite transmises au théologien belge Thils, membre du Secrétariat et principal rédacteur des premières ébauches du document sur l’œcuménisme57. Dans ces pages, les frères de Taizé ne ménageaient pas leurs critiques face au texte préparé par la sous-commission de Ecclesia dirigée par le père Carlo Balič : un texte qui, selon eux, risquait de décourager et de dévaloriser dans les milieux réformés la nouvelle et récente réflexion protestante sur Marie qui venait justement de trouver son expression la plus significative dans un livre publié par Thurian58. S’il fallait vraiment un schéma marial, bien que des raisons œcuméniques conseillaient plutôt le contraire, celui-ci devrait au moins être caractérisé, selon les frères de Taizé, par « une extrême sobriété évangélique » et par « un grand souci œcuménique »59. Aussi fallait-il renoncer à s’exprimer sur les points de la médiation et de la corédemption de Marie, inacceptables pour les protestants et non confirmés par les résultats des études les plus récentes, en soulignant plutôt d’autres aspects : la place de la Mère de Dieu dans l’histoire du salut à partir du dogme d’Éphèse, la relation étroite entre la mariologie et la christologie, le rôle de Marie comme figure de l’Église et mère des fidèles, la mise en valeur du contenu du Magnificat, la reprise du sens de la virginité comme signe de pauvreté et signe eschatologique de la nouveauté du Royaume de Dieu, l’intercession de Marie, dans le mystère de la médiation du Christ et de la communion des saints, afin que les chrétiens retrouvent l’unité visible dans l’Église-mère dont Marie est la figure60. Malgré l’impression d’avoir frôlé « des précipices » quand le De Beata semblait conduire Vatican II sur des terrains lourds de conséquences61, et malgré l’ambiguïté avec laquelle se conclut ensuite le débat de l’assemblée sur le texte présenté par la commission pour les Églises orientales, De unitate Ecclesiae, lequel dans une perspective uniate prenait en considération les relations de l’Église catholique avec la seule tradition orthodoxe62, le bilan que fit le prieur

57 « Nous avons passé notre samedi à faire un papier demandé par des évêques qui veulent intervenir au nom de l’unité à venir », écrivait fr. Max à la communauté le 25 novembre : « Priez — ajoutait-il —, car on nous prépare là une matière en vue de définir plus tard la corédemption et la médiation de toutes grâces. Il faut souhaiter que tous ces textes soient renvoyés à la commission mixte ». Cf. ensuite Schutz à Thils, 5 janvier 1963, FTh 313 ; dans cette lettre fr. Roger mentionne aussi quelques observations sur le De ecclesia mais elles ne sont pas jointes. 58 Cf. Schutz, Thurian, Schema constitutionis dogmaticæ « De beata Maria Virgine », et M. Thurian, Marie, Mère du Seigneur, Figure de l’Église, Taizé, 1962. 59 Cf. encore Schutz, Thurian, Schema constitutionis dogmaticae « De beata Maria Virgine ». 60 Ibid. 61 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 novembre 1962. 62 Sans avoir été vraiment écarté par un vote, il fut renvoyé à une commission mixte composée par la commission pour les Églises orientales, la commission doctrinale et le Secrétariat pour l’unité, en vue de la rédaction d’un unique texte sur l’œcuménisme qui intègre les perspectives du projet parallèle et non encore discuté élaboré par Thils, De œcumenismo catholico, et le chapitre sur l’œcuménisme du schéma ecclésiologique ; sur tous ces passages,

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de Taizé sur le concile, à la veille du débat crucial sur le schéma ecclésiologique, restait sous le signe d’une grande confiance. En dépit aussi des impasses, de la forte polarisation interne à l’épiscopat, manifeste surtout dans la discussion sur le De fontibus, et en dépit des moments de découragement face à certaines interventions qui auraient pu « ébranler les plus fermes », Vatican II avait, aux yeux de Schutz, libéré des forces vitales63. Neutralisées jusque-là par le conformisme des institutions, ces forces promettaient maintenant une nouvelle vitalité de l’Église catholique : « Si ce qui a été découvert en concile passe, entre autres, dans les conférences épiscopales — écrivait-il de Rome à la communauté le 30 novembre 1962 —, il en résultera un printemps nouveau pour le catholicisme64 ». Tout en étant conscient, comme il le dira encore quelques semaines plus tard, des grands problèmes laissés en suspens par la première session — de la question œcuménique à la question ecclésiologique — et tout en ayant une certaine difficulté « à consentir à ce que rien de pratique ne résulte du concile pour le monde contemporain », à la fin de la première période, le début de Vatican II n’avait pas à son avis manqué de donner « des signes d’une nouvelle Pentecôte »65. Même si rien n’avait encore été voté à titre définitif, et même si l’assemblée avait terminé sa première phase dans une situation de fluidité, le concile dans sa première session avait avant tout été pour fr. Roger « une manifestation de l’Esprit Saint », de ce même Esprit invoqué chaque matin sur l’assemblée par tout l’épiscopat lors de la messe d’ouverture des travaux, « une des heures les plus impressionnantes », pour le fondateur de Taizé, de sa première « immersion » conciliaire66.

2. « Un capital de confiance » Ce fut surtout dans les mois qui suivirent la clôture de la première session de Vatican II que Taizé put mieux mesurer les effets de caisse de résonance que le concile avait sur la visibilité de sa propre expérience : de nouvelles possibilités s’ouvraient, mais il y avait aussi les risques d’une certaine surexposition, liée notamment au grand intérêt des médias pour la nouveauté représentée par la présence à Rome des observateurs non-catholiques67. « Il y a un capital

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cf. Velati, Una difficile transizione, op. cit., p. 337 sqq., et G. Ruggieri, « L’abbandono dell’ecclesiologia controversista », in S/V, 2, p. 309-383, en particulier p. 345-354. Cf. encore fr. Roger à la communauté, 30 novembre 1962. Ibid. Cf. l’interview déjà mentionnée du 30 décembre dans Saône-et-Loire Dimanche, art. cit., et la lettre à la communauté du 30 novembre 1962. Cf. le JF du 15 octobre-15 novembre 1962. Dans le même sens, cf. aussi la lettre à la communauté du 6 novembre 1962. Sur la diffusion à la télévision de l’événement conciliaire, cf. F. Ruozzi, Il concilio in diretta. Il Vaticano II e la televisione tra informazioni e partecipazione, Bologna, 2012, en particulier, p. 199.

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de confiance qui impressionne », remarquait Schutz lors du conseil de la communauté à la fin du mois de juillet 1963 : « Au concile, il suffisait de se présenter sous le nom de Taizé et immédiatement on prêtait l’oreille », ajoutait-il68. Mais il ne cachait pas que ce soudain crédit pouvait exposer la communauté, tant à l’extérieur, où il fallait encore mesurer les répercussions de l’afflux croissant de catholiques sur la colline de Taizé, qu’à l’intérieur, où se présentait la tentation d’une certaine vanité face à un « nom de famille » capable d’attirer immédiatement attention et sympathie69. Une chose était sûre en tout cas pendant les premiers mois de 1963 : par l’effet conjugué de la mise à disposition de la « tribune » conciliaire et d’un œcuménisme « en phase d’émulation convergente », « d’une manière encore plus marquée que l’an dernier, les amitiés nous comblent, des amitiés de partout »70. Le retour de Rome coïncida en particulier avec l’accord officiel donné par Athénagoras à l’établissement d’un metochion patriarcal à Taizé qui, en cette fin 1962, semblait même pouvoir comporter une éventuelle collaboration russe71. C’était du moins avec cet espoir que la communauté accueillit le métropolite Nikodim, responsable des relations extérieures du patriarcat de Moscou, qui, à la fin du mois de décembre, passa deux jours à Taizé où le délégué du patriarcat de Constantinople, Emilianos Timiadis put aussi le rencontrer72. Le but de cette visite était d’avoir des « entretiens très fraternels » sur l’unité et précisément de sonder l’éventuelle disponibilité russe à collaborer au projet d’installer une petite communauté orthodoxe à Taizé, dont les derniers détails furent mis au point avec Timiadis73. La pose de la première pierre du centre orthodoxe — qui devait comprendre autour d’une chapelle quelques locaux de réunion, de retraite et d’étude pour les orthodoxes occidentaux — eut lieu le lundi de Pâques 1963, en présence des exarques des patriarcats de Constantinople et de Moscou pour l’Europe occidentale, respectivement les métropolites Meletios et Antoine Bloom, d’une quinzaine de pasteurs, dont le président de la FPF, Charles Westphal, de Mgr Lebrun, de l’archevêque de Rouen, Martin, et bien sûr de Timiadis. Ce dernier lut un message d’Athénagoras pour préciser l’objectif du metochion, destiné à devenir un centre de connaissance et d’approfondissement de la

68 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. 69 « Le moi psychique revendique toujours, jamais n’est satisfait » ; cf. ibid. 70 Cf. ibid. et Fouilloux, « Les voies incertaines de l’œcuménisme », art. cit. 71 Cf. la lettre d’Athénagoras du 5 décembre 1962, et JF, 15 novembre-15 décembre 1962, DT. 72 Cf. JF, janvier-février 1963, DT. Cf. aussi La Documentation Catholique du 17 février 1962, col. 285. Sur la figure de Nikodim, cf. en particulier A. Roccucci, « Russian Observers at Vatican II. The “Council for Russian Orthodox Church Affairs” and the Moscow Patriarchate between Anti-religious Policy and International Strategies », in A. Melloni (dir.), Vatican II in Moscow (1959-1965), Leuven, 1997, p. 45-69. Sur la relation entre Schutz et le métropolite Nikodim, cf. aussi V. Fedorov, « Frère Roger, le Métropolite Nikodim et l’unité chrétienne », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit. p. 63-72. 73 Cf. encore JF, janvier-février 1963.

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spiritualité et de la vie liturgique orthodoxes74. Ce fut une étape importante dans l’histoire des relations de Taizé avec le monde orthodoxe. Ces relations continuèrent aussi dans d’autres directions les mois suivants : d’abord par la rencontre avec des responsables de la diaspora orthodoxe en Occident, en particulier avec l’évêque Cassien, exarque patriarcal et recteur de l’institut Saint Serge de Paris, institut qui avait joué un rôle important dans le renouveau de la théologie orthodoxe et dans la redécouverte catholique de l’orthodoxie75 ; puis, surtout, par le voyage de Schutz et Thurian en Grèce à la fin de juin 1963, pour répondre à l’invitation d’Athénagoras à assister aux célébrations du millénaire du Mont Athos76. Précédés d’un passage à Athènes, les trois jours de festivité dans la péninsule chalcidique leur donnèrent l’occasion de rencontrer aussi bien de nombreux représentants de l’orthodoxie grecque, que les divers patriarches des pays de l’Est, unis entre eux par le seul mais fondamental lien liturgique77. Du côté protestant aussi, 1963 fut une année de nouveaux contacts et d’ouvertures. « Il y a une ouverture surtout dans le protestantisme européen », notait encore Schutz lors du conseil de la communauté. Il se référait en particulier à l’intérêt pour Taizé manifesté par des évêques luthériens scandinaves, par divers évêques anglicans, et par la Conférence des Églises européennes, qui demanda à la communauté d’élaborer un rapport en vue de sa quatrième assemblée prévue à Nyborg en octobre 196478. Même du côté de Genève, les signaux positifs ne manquèrent pas en ces mois : la désignation officielle de Thurian comme l’un des deux théologiens de Foi et Constitution

74 « Tandis que l’œcuménisme s’applique à étudier le dogme et la théologie de l’orthodoxie, une autre nécessité surgit, celle de connaître et d’approfondir la spiritualité de l’orthodoxie. […] Aucune Église ne sera vraiment et totalement œcuménique si elle ne fait pas une plus grande place à certains aspects de la vie mystique et liturgique que l’orthodoxie a mis en lumière » ; cf. « Le Centre patriarcal orthodoxe de Taizé », La Documentation Catholique du 19 mai 1963, col. 693-696, avec le texte de l’Allocution de Mgr Emilianos Timiadis, du Message de S.S. Athenagoras et de la Déclaration du frère Prieur de Taizé. Cf. aussi JF, avril, 1963, DT, et « La pose de la première pierre d’un centre orthodoxe à Taizé, une étape sur la route de l’unité », La Croix, 17 avril 1963, p. 3 ; « Des orthodoxes vivront à Taizé », Réforme, 20 avril 1963, p. 4 ; « Pose de la première pierre du centre patriarcal orthodoxe de Taizé », SŒPI, 26 avril 1963, p. 3 ; « Un centro ortodosso a Taizé », Il Regno, 5 (1963), p. 30. 75 Cf. JF, mai 1963, DT. Sur la figure de l’évêque Cassien, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., et Martano, Athenagoras il patriarca, op. cit., p. 180. 76 Cf. Athénagoras à Schutz, 6 avril 1963, DT. 77 Cf. JF, juin-15 juillet 1963, DT. Cf. aussi « Le Millénaire du Mont Athos », Aujourd’hui, 3 ( Juillet 1963), p. 11-13. 78 Cf. ibid. Sur la quatrième assemblée de Nyborg, tenue sur un navire danois dans les eaux internationales entre le Danemark et la Suède, pour permettre la participation des délégués de la République Démocratique Allemande qui avaient des difficultés à obtenir leur visa, cf. H.-R. Weber, « In tutti i continenti e in tutte le nazioni. Gli sviluppi del movimento ecumenico nelle varie regioni del mondo », in SME, IV, p. 69-141, en particulier p. 187 sqq. Pour le texte élaboré par la communauté, cf. aussi « Vivre ensemble, entre continents et entre générations », Aujourd’hui, 8 (Octobre 1964), p. 6-7.

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pour le Comité central du Conseil œcuménique des Églises permettait en particulier une plus grande possibilité d’intervention au sein de ce dernier, et représentait évidemment une reconnaissance de sa contribution au département théologique de l’organisme de Genève avec lequel il collaborait depuis 194979. Significative à cet égard fut surtout la participation de Thurian au groupe de travail chargé d’étudier le thème de la tradition, discuté lors de la quatrième conférence mondiale de Foi et Constitution à Montréal en juillet 1963 ; il s’agit de la première assemblée qui compta la présence officielle et qualifiée de nombreux observateurs catholiques et bénéficia de l’accueil chaleureux d’un cardinal, Léger80. Avec les autres membres de la commission théologique du Conseil œcuménique qui avaient participé comme observateurs aux débuts tumultueux de la discussion conciliaire sur les sources de la révélation, Thurian contribua en particulier à favoriser une certaine convergence synergique entre le travail de la session qui, à Montréal, devait examiner la relation entre l’Écriture, la tradition et les traditions, et celui de la commission mixte engagée dans un remaniement substantiel du schéma De fontibus, schéma à partir duquel sera au fond mesurée la volonté de l’Église catholique de sortir de la longue période de controverse et d’ouvrir une nouvelle saison pour le mouvement œcuménique81. Les relations de Taizé avec le protestantisme français semblèrent elles aussi plus détendues, comme cela a déjà été évoqué. À Paris, où frère Roger se rendit en janvier pour des conférences au cours de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, l’accueil de la FPF fut « plus fraternel que jamais82 ». Pierre Bourguet lui-même, avec qui la communication avait toujours été difficile, eut pour la communauté « des mots fraternels comme nous n’en avions jamais entendus de sa bouche83 ». Après la forte réaction de Hébert Roux face à l’autonomie avec laquelle la communauté avait géré l’invitation de Schutz et Thurian au concile comme « hôtes » du Secrétariat, et après en conséquence le refus de Taizé de participer aux activités de la commission Catholicisme de la FPF présidée par le pasteur français, Roux et Thurian firent ensemble un rapport sur la marche et les développements de la première session du concile Vatican II en janvier 1963, lors d’un colloque organisé à Bièvres par cette même 79 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. 80 Cf. ibid. Sur l’assemblée de Montréal, cf. Fouilloux, « Les voies incertaines de l’œcuménisme », art. cit., et Handspicker, « Fede e costituzione dal 1948 al 1968 », op. cit., en particulier p. 337 sqq. 81 Sur la signification de l’assemblée de Montréal pour les rapports entre les Églises, cf. en particulier R. Burigana, « Scripture, Tradition and Traditions : Examples of Dialogue among Christians. Vatican II and the Fourth Conference on Faith and Order (Montréal, 12-26 July 1963) », in G. Routhier (dir.), L’Église canadienne et Vatican II, Québec, 1997, p. 373-411, et encore Burigana, La Bibbia nel concilio, op. cit., p. 224 sqq. Sur les travaux de Montréal, Thurian fit une conférence à l’épiscopat français le 1er novembre 1963 ; cf. H. Fesquet, Le journal du Concile, Forcalquier, 1966, p. 292 et p. 522 [réédition Le journal du concile : Vatican II, 1962-1965, Paris, 2012]. 82 Cf. le JF de janvier-15 février 1963. 83 Ibid.

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commission avec les représentants des régions ecclésiastiques réformées et luthériennes84. Quelques mois plus tard, Robert Giscard, représentant de la communauté au nouveau département des recherches communautaires de la FPF, participa au Synode national de l’ERF à Orthez ; sa présence contribua à désamorcer les nouvelles tensions qui avaient entretemps surgi entre la communauté et le pasteur Pierre Petit, membre de la commission pour les relations avec le catholicisme, tensions qui risquaient de remettre à nouveau en cause la participation de Taizé à la session de cette commission, prévue à la fin du printemps85. Une fois apaisée la polémique avec le pasteur de Montpellier, la participation de Robert Giscard et de Pierre-Yves Emery à la réunion de la commission Catholicisme en juin à Paris fut l’occasion d’une nouvelle clarification des relations de Taizé avec la FPF, qui se traduisit par un accord sur la participation permanente de représentants de la communauté à la commission présidée par Roux en vue de mieux harmoniser les initiatives dans les rapports avec le catholicisme86. Du côté protestant, les nouvelles orientations du dynamisme de Taizé allèrent d’autre part en ces mois surtout vers l’Allemagne de l’Est et la péninsule ibérique. Après les visites de fr. Michel et de fr. Denis à Berlin-Est qui avaient eu lieu aux printemps 1960 et 1961 — et donc après la rencontre fondamentale avec Lothar Kreyssig et les jeunes volontaires de l’Aktion Sühnezeichen qu’il présidait —, la capitale de la RDA fut en particulier la destination pascale d’un « long et grand voyage œcuménique » à travers l’Allemagne commencé fin janvier 1963 par fr. Christophe, nom religieux de l’allemand Walter von Wachter ; celui-ci avait été prisonnier de guerre en Union soviétique de 1945 à 1948 et était arrivé à Taizé en 1960, après ses études de droit à Munich et quelques

84 Cf. Roux à Thurian, 26 décembre 1962, AFPF, FR, Taizé, et Velati, Separati ma fratelli, op. cit. 85 Cf. JF, d’avril 1963, DT. Sur la polémique avec le pasteur Petit, cf. en particulier Schutz à Roux et Roux à Thurian, respectivement 17 et 23 avril 1963, AFPF, FR, et fr. Charles-Eugène à Petit et Petit à fr. Charles Eugène, 17, 18, 19 et 22 avril 1963, AFPF, FR. 86 Sur la réunion du 13 juin 1963, cf. les notes s. d., Entretiens avec Taizé, 2 p. ms, AFPF, 336.11, et la correspondance précédente dans AFPF, FR. La proposition initiale du secrétaire de la FPF, André Appel, avait été en réalité que Taizé devienne une sorte de « membre correspondant » de diverses commissions et sous-commissions de la FPF, solution qui ne parut pas satisfaisante à la communauté, pour laquelle « seule une collaboration à part entière » pouvait avoir la valeur « de signe évident que nous sommes insérés dans les Églises protestantes de France ». Cf. Appel à Giscard et Giscard à Appel, respectivement 10 et 21 mai 1963, AFPF, 336.11, et encore Giscard à Roux, 21 mai 1963, AFPF, FR, où, après avoir confirmé sa présence et celle de fr. Pierre-Yves à la réunion du 13 juin de la commission Catholicisme, fr. Robert notait : « Vous parlez de nous accueillir. J’aime le mot, dans sa résonance fraternelle. Mais je m’inquiète un peu qu’il semble s’agir d’une sorte de moment mis à part dans le cours de vos travaux, pour examiner un cas. […] Quant à la spiritualité qui peut inspirer ce dialogue […] il faut d’avance refuser tout ce qui pourrait apparaître comme des mises en cause les uns par les autres ». Pour l’accord final trouvé en juin, cf. aussi Commission des Relations avec le catholicisme – Séance du Jeudi 13 juin 1963, AFPF, 3.13.

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années de travail dans l’administration de l’Église luthérienne bavaroise87. Une fois obtenu le visa pour l’Allemagne de l’Est, après plusieurs tentatives infructueuses, fr. Christophe, qui depuis longtemps désirait faire des visites aux jeunes des pays de l’Est, put passer quelques jours à Berlin-Est, où il se rendait chaque jour en traversant la frontière, car on ne pouvait y rester plus de douze heures consécutives. Dans cette ville divisée, fr. Christophe rencontra à nouveau Lothar Kreyssig et le pasteur Kurt Scharf, lui aussi ancien membre de l’Église confessante et, depuis 1961, nouveau président du Conseil synodal de l’Église évangélique allemande (EKD), seule institution interallemande jusqu’en 1969 autorisée, avec la Conférence épiscopale catholique88. Mais ce fut surtout sa participation à une conférence œcuménique des étudiants des universités d’Allemagne de l’Est qui permit à fr. Christophe de connaître le visage jeune d’« une Église très vivante qui, sans amertume, cherche à s’adapter aux conditions nouvelles d’une société athée89 » ; une Église qui, au crépuscule de l’ère Adenauer, dans les mois où prenaient forme les lignes directrices de la « petite Ostpolitik » du maire Willy Brandt, cherchait à adopter une attitude plus encline à la modération qu’à l’anathème, en se préoccupant moins d’être reconnue dans son rôle social que de s’adapter à une situation d’« areligiosité » ; une Église, donc, s’efforçant de saisir dans l’intransigeance et les mesures anti-religieuses de la RDA, l’occasion d’un choc salutaire pour se libérer des fausses certitudes du passé90. La péninsule ibérique fut plutôt la destination, en mars 1963, de deux semaines intenses de voyage de Robert Giscard et de Roger Blondiaux, fr. Didier, à travers l’Espagne. Ils y rencontrèrent les dirigeants des communautés du protestantisme historique de Barcelone, Madrid, Valence et Palma de Majorque, parmi lesquels les pasteurs Manuel Gutiérrez Marín, « le Boegner espagnol », président de l’Église évangélique espagnole, Humberto Capo, secrétaire du Conseil évangélique pour l’Espagne, et Luis

87 Cf. JF, janvier-15 février et avril 1963. Pour des notes biographiques de fr. Christophe, je renvoie en particulier aux notes dact. de fr. Charles-Eugène et à E. Montanari, La comunità di Taizé e l’Europa centro-orientale, dissertation pour la licence au Pontificio Istituto Orientale, Facoltà di Scienze Ecclesiastiche Orientali, Roma, 2002, p. 67. 88 Cf. JF, janvier-15 février 1963. Sur Kurt Scharf, cf. W.-D. Zimmermann, Kurt Scharf : ein Leben zwischen Vision und Wirklichkeit, Göttingen, 1992, et L. Batel, « Les Églises évangéliques et l’État est-allemand (1961-1989) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 66 (avriljuin 2000), p. 25-36. La constitution d’une conférence épiscopale autonome pour le territoire de la RDA, non pas une conférence régionale au sein de la conférence épiscopale allemande, surviendra sept ans plus tard, en 1976, aussi bien pour des raisons pastorales, que suite à la pression de la direction du parti communiste qui insistait pour libérer l’Église catholique de la RDA des liens occidentaux ; cf. E. Gatz, J. Pilvousek, Chiesa cattolica e Cattolicesimo in Germania (1945-2000), Bologna, 2000, p. 125-127. 89 Cf. JF, janvier-15 février et avril 1963. 90 Cf. A. Missiroli, La questione tedesca. Le Due Germanie dalla divisione all’unità, 1945-1990, Firenze, 1998, p. 92-94, et surtout Batel, « Les Églises évangéliques et l’État est-allemand », art. cit.

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Ruiz Poveda, l’un des animateurs d’une première cellule œcuménique née à Barcelone au milieu des années 50, sous l’inspiration du père Couturier91. Ils y rencontrèrent également divers responsables de l’épiscopat espagnol, depuis le « patriarche » de Madrid, le vieil archevêque Eijo y Garay, jusqu’au cardinal de Tarragone, Arriba y Castro92. Ils firent aussi d’autres visites et des rencontres avec des dizaines de laïcs protestants, de prêtres et de religieux catholiques, depuis les cisterciens du monastère catalan de Poblet jusqu’aux Petits frères de Charles de Foucauld qui vivaient dans le désert de sable et de rochers de Los Monegros près de Saragosse, depuis deux ermites d’une petite fraternité contemplative à Palma de Majorque jusqu’aux étudiants des séminaires et des collèges de Salamanque. Ce fut donc un « voyage de contacts œcuméniques » qui fit découvrir « les miracles qui se produisent actuellement dans la chrétienté espagnole […] aussi bien dans la petite minorité protestante que dans l’immense et puissante Église catholique »; ce périple espagnol de fr. Robert et de fr. Didier permit en effet à Taizé de rencontrer, d’une part, un catholicisme plus polyphonique que celui qui s’exprimait par la voix de l’épiscopat et dans lequel ne manquaient pas les signes d’« un renouveau extraordinaire », et, d’autre part, un protestantisme différent de celui qui était présenté par la presse française et suisse, à savoir un protestantisme « authentiquement espagnol et totalement apolitique, soucieux uniquement de l’Évangile et, en même temps, profondément attaché au peuple espagnol »93. Si on les aide à sortir d’un long isolement et si on les approche pour en comprendre « de l’intérieur » l’âme blessée, « le catholicisme et le protestantisme espagnols vont jouer un rôle éminent dans les mois et les années à venir sur le plan œcuménique lui-même », soulignait fr. Robert dans la conclusion de sa Relation d’un voyage en Espagne, bientôt transmise à Paris et à Genève : « Peut-être — ajoutait-il — peut-on se dire

91 Cf. JF, janvier-15 février 1963, et 15 février-31 mars 1963, et Robert Giscard, Relation d’un voyage en Espagne, 9 avril 1963, 8 p. dact., ACŒ et AFPF, FR, Taizé. Cf. encore « L’Espagne et l’unité », Aujourd’hui, 2 (mai 1963), p. 13-16, et « L’œcuménisme en Espagne », ibid., 3 (juillet 1963), p. 13-15. Sur la signification de la visite des frères de Taizé pour l’œcuménisme espagnol, cf. aussi L. Ruiz Poveda, « El ecumenismo y los ecumenismos en España », Anales de Historia Contemporánea, 17 (2001), p. 377-383. 92 Ibid. 93 « Nous avons été des témoins d’un renouveau extraordinaire. Certes il ne faut en rien simplifier, et l’une de nos convictions c’est bien d’ailleurs que toutes choses sont complexes en Espagne. Les signes de renouveau ne sont donc pas une situation généralisée. Mais ils existent et ils sont poussés à un point extraordinaire bien au-delà, nous le croyons, de ce qui existe en France, en Allemagne ou dans d’autres pays. Le tempérament espagnol, la passion et la générosité de ce peuple, font des merveilles lorsque Dieu s’empare de ces âmes. Dans le catholicisme il y a des mouvements de renouveau biblique, liturgique et œcuménique qui sont vraiment étonnants. Dans le protestantisme aussi nous avons trouvé, avec une plus grande surprise encore, et donc une plus grande joie, les mêmes signes de renouveau, et une ouverture œcuménique à laquelle nous ne nous attendions pas » ; cf. JF, 15 février-31 mars 1963. Cf. aussi Giscard, Relation d’un voyage en Espagne.

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que le renouveau de l’Église viendra de l’Espagne et que le renouveau du protestantisme en viendra aussi »94. Considéré comme « trop prématuré et trop optimiste » par les responsables du Conseil œcuménique des Eglises qui relevèrent dans le rapport de Giscard le typique « ultra-œcuménisme » de Taizé et l’amour de la communauté « pour un catholicisme idéal, qui ne correspond pas, hélas, au catholicisme espagnol »95, le voyage en Espagne des frères de Taizé suscita les incompréhensions habituelles des milieux du protestantisme français et genevois, gênés par l’activité indépendante de Taizé. Dans le cas particulier, ce malaise fut aussi aiguisé par un bref séjour simultané de Schutz à Séville à la fin mars, qui finit de fait par éclipser tous les autres aspects de l’initiative de Taizé sur le territoire ibérique96. Invité à ouvrir le colloque des intellectuels catholiques espagnols par une conférence sur Les chrétiens interrogés par le concile — c’était la première fois qu’un protestant parlait publiquement à un auditoire catholique97 —, fr. Roger chercha, pour sa part, à saisir cette occasion pour aborder dans une interview le rôle des catholiques espagnols dans le dialogue œcuménique, et essayer de « démythiser » la figure de Luther : il souligna ainsi chez ce dernier le drame de conscience qui l’avait conduit à sa décision de rompre avec Rome, car il était convaincu qu’en Espagne « une part de la violence antiprotestante prend sa source dans un certain “mythe Luther” »98. Dans ces mêmes mois, les contacts de Taizé du côté catholique furent tout aussi intenses : avec divers responsables de l’Église française connus à Rome pendant les premiers mois du concile - depuis Mgr Rodhain, fondateur du Secours Catholique, avec qui commença une longue amitié et une collaboration, jusqu’à l’évêque d’Arras, Gérard Huyghe, qui en janvier 1963 donna avec fr. Roger une conférence bondée à Paris, à la Mutualité99 -, mais 94 Cf. ibid. et Giscard à Visser ’t Hoof et à Appel, 9 avril 1963, ACŒ et AFPF, FR, Œcuménisme. 95 Cf. en particulier le commentaire à Visser ’t Hooft de l’anglican Carrillo de Albornoz, secrétaire de la commission d’étude sur la liberté religieuse instituée par le Conseil œcuménique des Églises en 1957, 8 mai 1963, ACŒ. Dans le même sens, cf. aussi Visser ’t Hooft à Giscard, 17 avril 1963, ACŒ. 96 Cf. en particulier Commission des relations avec le Catholicisme – Séance du Vendredi 29 mars 1963, AFPF, 3.12, cité dans Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 211. 97 Cf. JF, 15 février-31 mars 1963, et « L’Espagne et l’unité », art. cit. 98 Cf. dans ce même sens sa lettre du 27 mars 1963 à Visser ’t Hooft, avec qui il eut un long entretien à Genève à son retour d’Espagne, ACŒ. Cf. aussi le texte de l’interview donnée à la presse par fr. Roger le 20 mars 1963 et publié par Ya joint au JF du 15 février-31 mars 1963, « Luther […] passe par un drame de conscience et prend l’initiative que vous savez sans imaginer la rupture définitive, et encore moins les conséquences de cette rupture dans lesquelles nous sommes plongés aujourd’hui. Car, bien souvent depuis lors, ce qui était drame de conscience chez lui est devenu en nous suffisance » ; fr. Roger s’exprimera plus tard en des termes semblables dans Dynamique du provisoire, op. cit., p. 118 99 Cf. JF, janvier- 5 février 1963. Sur le début de la relation avec Mgr Rodhain et le Secours catholique, cf. en particulier les lettres de Schutz du 11 janvier et du 5 février 1963, CNAEF, 3

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surtout avec des membres du Secrétariat pour l’unité que Schutz et Thurian rencontrèrent à Rome, où ils passèrent deux semaines fin février et où « plus que jamais toutes les portes étaient ouvertes100 ». Déjà contacté en janvier, le théologien de Taizé fut interpellé en particulier par Thils, en vue de la réunion de la commission mixte qui devait intégrer les perspectives du schéma sur l’œcuménisme élaboré par le Secrétariat avec celles, radicalement différentes, des deux autres schémas élaborés séparément par la commission théologique et la commission des Églises orientales ; une réunion à laquelle l’organisme du cardinal Bea voulait évidemment se présenter comme interprète des requêtes et des aspirations des non catholiques. Pour cela il demanda l’avis des frères de Taizé, ce qui serait certainement un point de vue particulier, mais comme tel peut-être plus utilisable que celui d’autres observateurs, invités à exprimer leurs propres opinions sans cependant pouvoir intervenir au niveau rédactionnel. Après une première lettre fin janvier, contenant quelques « remarques personnelles » sur le De oecumenismo catholico du Secrétariat101, à la fin du mois suivant Thurian essaya ainsi d’entrer plus directement dans la formulation du nouveau texte, en transmettant à Thils un vrai dossier d’observations précises sur le premier chapitre du schéma résultant d’une première réélaboration des trois textes préparatoires102. Il s’agissait parfois de propositions d’amendements qui ne pouvaient pas être accueillies telles quelles du côté catholique, comme la demande d’élargir le terme d’« Église » également aux communautés nées de la Réforme, cette proposition impliquant évidemment un important tournant dans la conscience catholique : « Ne serait-il pas possible — demandait en particulier Thurian — d’utiliser le terme d’Églises au pluriel au lieu de Communautés qui est offensant, en particulier pour les orthodoxes ? Sans reconnaître la plénitude de l’Église aux Églises, le concile ferait un acte prodigieux en acceptant d’appeler Églises les autres communautés chrétiennes, puisqu’elles se nomment telles et que le langage commun les désigne ainsi103 ». Pour le reste, les suggestions de fr. Max concernaient surtout le domaine délicat du langage : depuis l’abandon de l’expression « fratres separati », à remplacer par « fratres christiani » ou « christiani non romani », jusqu’à la substitution de l’expression « choquante » CO 629. Sur Mgr Rodhain, cf. L. Dubrulle, Mgr Rodhain et le Secours catholique : une figure sociale de la charité, Paris, 2008. 100 « Le cardinal Bea est d’accord avec tout ce que nous proposons » ; cf. JF, 15 février-31 mars 1963. 101 Cf. Thurian à Thils, 26 janvier 1963, FTh 1744, où il fait référence à une précédente lettre du théologien belge du 21 janvier et fait part du prochain séjour à Rome à la fin de février. 102 Cf. les Remarques sur le De œcumenismo, texte du 21.02.63, 9 p. dact., FTh 632, à ce propos cf. Velati, Una difficile transizione, op. cit., p. 354-357. La référence était en particulier au texte du père Witte, ancien rédacteur du chapitre XI du De ecclesia sur l’œcuménisme, mosaïque de diverses contributions provenant des trois schémas préparatoires, rédigé comme document de base à présenter à la réunion plénière des évêques de la commission mixte ; cf. De œcumenismo, 6 p. dact., ACV, SU, 1430. 103 Ibid.

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« christianis ab Ecclesiae communione seiunctis » pour désigner les chrétiens non catholiques par celle de « christianis ab Ecclesia romana non submissis », qui exprimerait mieux le caractère juridique de la séparation, tout en situant en même temps tous les baptisés « dans une certaine communion ecclésiale »104. En harmonie avec l’insistance que Schutz mettait à souligner l’urgence que les chrétiens qui croyaient en la présence réelle du Christ dans l’eucharistie puissent participer à la même table105, Thurian n’hésitait pas ensuite à exprimer l’espoir que le schéma œcuménique puisse aussi prévoir « une possibilité d’accueillir à la communion eucharistique, exceptionnellement, ceux qui, confessant la foi en la présence réelle du Corps et du Sang du Christ, désirent sincèrement l’unité dans la plénitude de l’Église106 ». Quelle que fût la possibilité que ces observations et propositions d’amendements soient accueillies littéralement ou substantiellement, elles aidèrent en tout cas les rédacteurs du schéma à mieux identifier les préoccupations les plus répandues chez les non-catholiques, en confirmant au fond l’affirmation progressive des perspectives dont le Secrétariat se faisait l’interprète107. Les contacts avec Bea, Willebrands, Thils et Mgr Arrighi, l’un des plus proches collaborateurs du président du Secrétariat, ne furent pas les seuls contacts que Schutz et Thurian eurent pendant leurs deux semaines romaines de fin février, semaines denses de rencontres et de rendez-vous108. À Rome, ils rencontrèrent également plusieurs prélats de la curie : Confalonieri, Parente, Samoré, Cicognani, ainsi qu’un Ottaviani plus détendu, qui, étant donné l’écho que la communauté trouvait désormais parmi les catholiques, suggéra même d’en faire « un grand centre international de rencontres catholiquesprotestantes109 ». Mais cette fin février 1963 est surtout marquée par la dernière audience de Jean XXIII110 ; une audience qui se situait à un moment crucial pour le sort de Vatican II, pendant la phase de rodage de la nouvelle commission de coordination que le pape, affecté d’une maladie incurable, avait voulu pour

104 Ibid. 105 En ce sens, cf. en particulier quelques notes du 18 juillet de fr. Roger dans son cahier personnel de 1963, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 209 : « Des prêtres italiens de Sienne me posaient la question : si vous en aviez le pouvoir (ils disaient si vous étiez pape), que feriez-vous d’immédiat pour l’unité ? Je répondais : laisser communier tous les baptisés non catholiques qui croient à la présence réelle et beaucoup se préoccuper des non croyants. Ouvrir les portes ». 106 Cf. Thurian, Remarques sur le De œcumenismo. 107 En ce sens, cf. en particulier Velati, Una difficile transizione, op. cit., p. 357. 108 Cf. l’agenda de la communauté de 1963, DT. 109 Cf. JF, 15 février-31 mars. 110 Cf. Pater amabilis, op. cit., p. 504, et JF, 15 février-31 mars 1963. Sur cette dernière audience, cf. aussi « Le prieur de Taizé reçu par Jean XXIII », La Croix, 27 février 1963, p. 4, une brève référence dans le journal conciliaire de l’ambassadeur belge auprès du S. Siège —  P. Poswick, Un journal du Concile. Vatican II vu par un diplomate belge, Paris, 2005, p. 245 —, et le témoignage du secrétaire de Jean XXIII, in M. Roncalli, Giovanni XXIII nel ricordo del suo segretario Loris F. Capovilla, Cinisello Balsamo, 1994, p. 77-78.

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assurer le bon développement des travaux du concile selon les orientations de la grande majorité de l’assemblée telles qu’elles avaient émergé au cours des mois de la première session111. D’après des témoignages de fr. Roger, le pape ne manqua pas d’évoquer au cours de l’entretien certaines difficultés du concile et la crainte que ses propres intentions par rapport à ce dernier soient détournées : « Il semblait avoir repris vie — écrivit-il de Rome à la communauté le lendemain de l’audience — et donnait l’impression […] de vouloir donner des impulsions au concile dans une direction précise, se refusant à ce que ce concile soit obstrué par certaines rigidités », tout en réaffirmant en même temps « son désir d’intervenir le moins possible »112. Incertaine jusqu’à la dernière minute à cause de la détérioration progressive de la santé du pape, la rencontre avec Jean XXIII se grava dans la mémoire de Schutz avec la force d’un testament spirituel113 : un testament se résumant à la nécessité d’une réconciliation qui ne regarde pas vers le passé, un testament laissé par un pape qui, dans une de ses dernières interventions solennelles adressées à l’épiscopat mondial, avait indiqué comme signe concret de l’amélioration des temps la décision des confessions chrétiennes non-catholiques d’accepter son invitation d’envoyer des « observateurs et témoins » au concile114. Souvent réévoquée au cours des années suivantes par fr. Roger, qui y vit un tournant décisif de sa propre évolution personnelle et de celle de la communauté, cette dernière audience de Jean XXIII eut essentiellement pour Taizé la valeur d’un « sceau » qui validait sa propre vocation œcuménique ; une vocation conçue comme une marche en avant qui acceptait pour elle-même les renoncements et les démarches possibles sans devenir un signe de reniement de ses propres traditions d’origine115. « Vous êtes une étoile lumineuse qui avance : […]

111 Sur la création et le début des travaux de la commission de coordination, cf. Grootaers, « La “seconda preparazione” e i suoi avversari », op. cit., et G. Alberigo, Breve storia del concilio Vaticano II, Bologna, 2005, p. 56-57. 112 Cf. en particulier le JF du 15 février-31 mars 1963. Sur cette dernière rencontre avec le pape Jean, cf. aussi Pezzotta, « Taizé, quella piccola primavera ! », op. cit., p. 37 sqq. 113 Le pape reçut le 25 février pendant une heure fr. Roger, accompagné par Thurian et Alain Giscard. Cf. ibid., et l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. 114 En ce sens, cf. en particulier E. Galavotti, « Il concilio continua. Giovanni XXIII e la lettera Mirabilis Ille del 6 gennaio 1963 : introduzione e sinossi critica », in A. Melloni (dir.), Tutto è grazia. In omaggio a Giuseppe Ruggieri, Milano, 2010, p. 115-169, en particulier p. 140-142. 115 Pour une brève allusion dans ce sens, outre le JF du 15 février-31 mars 1963 ; cf. aussi JC, I, 13 octobre 1963, p. 467, où Congar, se référant à une conversation avec les frères de Taizé durant une promenade dominicale au Lido d’Ostie ensemble avec Chenu, Féret et Liégé, notait : « Jean XXIII […] était parti de l’idée que Taizé était un petit Mouvement d’Oxford. À la dernière audience des frères de Taizé, en février 63 je crois, il a dit qu’il comprenait qu’il n’était pas question pour Taizé de conversion, et il comprenait cette voie, qui est celle de l’œcuménisme ». Sur la dernière rencontre avec Jean XXIII, Schutz reviendra en particulier publiquement pour la première fois à Paris le 29 décembre 1978, à l’occasion de la première rencontre européenne des jeunes ; je m’y arrêterai en conclusion. Après 1978, Schutz se référera fréquemment et constamment à cette dernière audience. Cf. en particulier

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nous avons confiance en vous parce que vous êtes sérieux », dira le pape aux frères de Taizé, ajoutant ensuite des paroles « d’une générosité […] très étonnante » à l’adresse des protestants116, paroles dont Schutz ne tarda pas à informer le pasteur Bourguet117. Rappelée plus tard par fr. Roger comme une expérience qui laissa préfigurer une transfiguration possible du ministère pétrinien permettant de « consentir » au rôle d’un pasteur universel118, sa dernière rencontre avec le pape Jean fut surtout dans l’immédiat l’expérience d’une paternité accueillante qui répondait au besoin d’un « père pleinement aimant » : un besoin qui est vrai pour tout homme, mais qui l’était d’autant plus fort chez quelqu’un qui ressentait à cet égard une blessure encore ouverte119.

3. La solidarité, levier de l’unité Homme aux intuitions lui permettant de pressentir le futur de l’Église, Jean XXIII avait aussi été aux yeux de fr. Roger le pape qui avait voulu « insuffler à toute l’Église un esprit de pauvreté » : c’est ce qu’il rappellera en particulier au lendemain de sa mort, évoquant la fameuse exhortation du 11 octobre 1962 où le pape invitait à faire de l’Église des pauvres un thème décisif pour le concile120. Bien présent à l’esprit de Schutz du temps de son Introduction à la vie communautaire, même si ensuite dans la Règle il ne l’avait abordé qu’avec discrétion, préférant mettre plutôt l’accent sur l’engagement à la communauté des biens, le sujet de la pauvreté redevint en effet central, pendant les années conciliaires, dans la réflexion et dans les choix de Taizé, en particulier sous l’influence des premières fraternités et de l’expérience faite en matière de coopération. Depuis plusieurs années en effet, comme déjà évoqué, fr. Alain Giscard avait pris part au lancement d’un effort de coopération promu par

R. Schutz, Dieu ne peut qu’aimer, Taizé, 2001, p. 98-102, et le témoignage de fr. Roger, accordé à Brico, Frère Roger e Taizé, op. cit., p. 124-125. Mais sur cela, voir infra. 116 Cf. JF, 15 février-31 mars 1963. 117 Cf. Schutz à Bourguet, 11 mars 1963, AERF, 107 AS 176. Pour un autre écho des paroles du pape en cette occasion, cf. en particulier JC, I, 13 octobre 1963, p. 467. 118 En ce sens, cf. Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 103, au sujet duquel cf. Fesquet, « Le livre du frère Roger Schutz », art. cit., et surtout l’intervention à Paris de décembre 1978. 119 Cf. en particulier le cahier personnel de fr. Roger de 1963, déjà mentionné, à une date un peu postérieure à la mort du pape Jean, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 212 : « En lui, il m’était donné un père, un père qui aimait tout homme. Ce besoin du père pleinement aimant est vrai pour chaque homme. À mon tour de ne pas me laisser impressionner par tout le courant psychologique contemporain qui voit du paternalisme dans toute démarche de paternité spirituelle ». 120 Cf. R. Schutz, « À propos de la mort de Jean XXIII », Aujourd’hui, 3 (juillet 1963), p. 1-2. Pour le message de fr. Roger après la mort de Jean XXIII, cf. aussi La Documentation Catholique du 16 juin 1963, col. 784, et du 7 juillet, col. 907.

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les petits producteurs de lait de la région ; cette initiative grandit rapidement en peu d’années et en septembre 1962, grâce aussi à l’impulsion de quelques jeunes militants du Mouvement familial rural, aboutit à la création de la Copex, une coopérative agricole qui naquit essentiellement comme réponse à la menace que représentait pour les petits agriculteurs de la région de Cluny une concentration économique croissante121. La communauté contribua de façon significative au démarrage de la Copex, mettant en commun avec les autres associés bétail et matériel agricole, puis, en janvier 1964, lui cédant le droit de propriété sur ses propres terres agricoles, non sans répercussions au plan matériel comme à l’égard de certaines relations locales122. Elle chercha ainsi à être en phase avec l’effervescence des efforts de coopération en cours pendant ces années-là à différentes latitudes : des efforts qui lui apparaissaient comme une manifestation, sur le plan social et économique, de la même aspiration à une unité du monde dont l’œcuménisme était l’expression du côté des Églises, allant à l’encontre de la logique des blocs et de la radicalisation des lignes de fracture Nord-Sud123. En même temps, le choix de Taizé voulait être une manière de « renoncer à un signe de richesse qui aurait pu scandaliser », conformément à l’exigence d’une option de pauvreté présente dès le commencement de l’expérience communautaire, et pour laquelle le début du concile Vatican II offrit de nouvelles prises de conscience et des sollicitations : depuis l’appel de Jean XXIII dans Gaudet Mater Ecclesia jusqu’à la vigoureuse intervention de Lercaro le 6 décembre 1962, par laquelle l’archevêque de Bologne invitait à nouveau l’épiscopat mondial réuni à Rome à saisir dans la pauvreté une donnée évangélique centrale, et une dimension résultant historiquement du mystère de la présence du Christ dans l’Église124. Quelques mois plus tard, « l’admirable petit livre » du père

121 Cf. La COPEX : exploitation en commun de la terre, s. d., 5 p. dact., DT. Cf. aussi « L’engagement de Taizé dans le monde agricole. Un document collectif. Taizé a mis au point avec ces jeunes agriculteurs catholiques une expérience enrichissante : l’exploitation en commun de la terre », Réforme, 12 janvier 1963, p. 16-17, et « Témoignage de la charité. Une coopérative montée par des frères protestants de Taizé et des militants catholiques ruraux », La Croix, 18 janvier 1963, p. 5. Cf. aussi Copex, une aventure humaine de 50 ans. Sur l’histoire de la Copex, je renvoie aussi au témoignage de fr. Alain Giscard (Taizé, 30 juillet 2010 et 3 août 2011). Sur le Mouvement familial rural, cf. J.L. Ducasse, G. Lafon, P. Latour, Chrétiens dans le monde rural : LAC, MFR, CMR : 1939-1989, cinquante ans d’histoire, Paris, 1989, et M. Lebot, Campagnes en mouvement : un siècle d’organisations paysannes en France, Paris, 1998. 122 Cf. en particulier l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963 : « La Copex est entrée dans notre vie, modifiant pas mal de choses de notre économie et supposant de la part de ceux qui nous regardent non seulement des malentendus mais quelquefois de l’incompréhension et même un peu d’agressivité. […] Vous savez les menaces qui planent depuis 7 mois ». Cf. aussi JF, janvier-février 1964, DT. 123 Cf. en ce sens l’intervention de fr. Michel, Sur le monde d’aujourd’hui, au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963, DT. 124 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 23-25 juillet 1964, DT. Sur l’allocution Gaudet Mater Ecclesia, cf. aussi A. Melloni, « L’allocuzione Gaudet Mater

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Congar, Pour une Église servante et pauvre, qui rassemblait les textes de deux études précédentes du dominicain français et celui d’une intervention plus récente prononcée à Rome devant le groupe « Église des pauvres », donna de nouveaux élans dans cette direction125. Recommandé par fr. Roger à la lecture de la communauté, l’ouvrage comprenait aussi une référence explicite à Taizé, dont l’expérience, avec celle des Petits Frères et des Petites Sœurs de Charles de Foucauld, était présentée par Congar comme l’un des « phares que la main de Dieu a allumés au seuil du siècle atomique », un « siècle de non religion », mais aussi « d’étonnant renouveau d’évangélisme »126. Mais ce furent surtout les contacts et les liens étroits avec l’épiscopat latino-américain à Rome — en particulier avec le groupe d’évêques du CELAM créé par Larrain, lui-même très tôt engagé à chercher comment transposer l’esprit d’aggiornamento du concile dans la réalité concrète de son continent — qui transmirent à fr. Roger la conviction qu’« une des grandes questions posées à l’Église de demain serait celle de l’Église des pauvres127 ». Cependant, à l’expression « Église des pauvres », « si forte et momentanément si pédagogique », il préféra bientôt l’appel à « l’esprit de pauvreté des Béatitudes », craignant que la première formule ne puisse conduire à des formes d’austère et d’orgueilleux néopuritanisme128.

Ecclesia (11 ottobre 1962). Sinossi critica dell’allocuzione », in G. Alberigo, (dir.), Fede Tradizione Profezia. Studi su Giovanni XXIII e sul Vaticano II, Brescia, 1984, p. 223-283. Sur l’intervention de Lercaro et sur la mise de côté de son appel à prendre le thème de la pauvreté comme perspective centrale et fondamentale du concile, cf. plutôt G. Alberigo, « L’esperienza conciliare di un vescovo », in G. Lercaro, Per la forza dello Spirito. Discorsi conciliari del card. Giacomo Lercaro, a cura dell’Istituto per le Scienze Religiose, Bologna, 1984, p. 7-62. Pour le texte de l’intervention prononcée par l’archevêque de Bologne le 6 décembre 1962, cf. ibid., p. 113-122. 125 Cf. Y. Congar, Pour une Église servante et pauvre, Paris, 1963, dédicacé à l’archevêque de Bologne, « qui s’est fait l’avocat de l’Église des pauvres ». Sur le groupe de l’« Église des pauvres », cf. D. Pelletier, « Une marginalité engagée : le groupe “Jésus, l’Église et les pauvres” », in M. Lamberigts, C. Soetens, J. Grootaers (dir.), Commissions Conciliaires à Vatican II, Leuven, 1996, p. 63-89, et M. Mennini, « Paul Gauthier e la povertà della chiesa durante il Vaticano II », Cristianesimo nella storia, 34/1 (2013), p. 391-422. 126 Cf. Congar, Pour une Église servante et pauvre, op. cit., p. 123. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, octobre 1963, DT. 127 Cf. le cahier personnel de Schutz de 1963, déjà mentionné, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 183. Sur le CELAM de Larraín, facteur particulier de dissémination, ainsi que d’assimilation sélective et créatrice des appels et des orientations conciliaires, je renvoie à mon In popolo pauperum. La chiesa latinoamericana dal concilio a Medellín (19621968), Bologna, 2007, en particulier p. 25-126. 128 Cf. en particulier la lettre déjà mentionnée de fr. Roger à la communauté, d’octobre 1963 : « La pauvreté en esprit est la seule attitude où se réalise la complète dépendance d’avec Dieu. Pauvres hommes que nous sommes, pauvres de prière, de miséricorde. Nous sommes dans la joie, bienheureux quand nous avons cet esprit de pauvreté. Or quand on érige la pauvreté en vertu, cela fait peur. L’expression si forte et momentanément si pédagogique d’Église des pauvres ne va-t-elle pas conduire à une pauvreté feinte (quelques-uns tout au moins) ? Une pauvreté matérielle recherchée, même pour s’approcher des pauvres, si

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En réalité, à travers Manuel Larraín, que Schutz avait connu à Rome au lendemain de l’élection de Jean XXIII, l’Église latino-américaine, et en particulier celle du Chili, avait déjà attiré l’attention de Taizé bien avant le début du concile. La profonde amitié avec le vice-président du CELAM, ainsi que la lecture des textes de Lebret et les études de sociologie poursuivies par fr. Michel à Paris, avaient en effet permis de discerner que l’une des frontières les plus suggestives de l’œcuménisme contemporain passait précisément par le continent latino-américain. Ce n’est donc pas par hasard que, dès les premières semaines conciliaires, des évêques latino-américains fussent parmi les visiteurs les plus assidus de l’appartement de la via del Plebiscito. La rencontre des frères de Taizé avec certains protagonistes du processus de profond renouvellement du catholicisme continental convainquit encore plus Schutz à la fois de l’urgence et des extraordinaires chances que présentait l’effervescente situation, sociale et religieuse, de l’Amérique Latine129. L’impact de personnalités à la grande puissance créatrice et aux capacités de vision, comme celle de Larraín, élu à la présidence du CELAM en novembre 1963, ou celle de Helder Camara, pour peu de temps encore évêque auxiliaire de Río de Janeiro avant d’être transféré à Recife au lendemain du coup d’État militaire de mars 1964, consolida en particulier chez Schutz l’intuition que l’une des lignes de force de l’œcuménisme passerait par le monde des pauvres ; une intuition qui accentuera bientôt la propension de Taizé vers un œcuménisme de « l’action directe130 ». Il s’agissait de chercher dans certains gestes concrets le levier qui permettait de ne pas ralentir le « dynamisme de l’unité » amorcé par le concile de Jean XXIII. Dans cette perspective, l’unité des chrétiens devenait ainsi le préalable indispensable, dans un monde dominé par un processus de désagrégation, à la réalisation d’une unité plus universelle de la famille humaine, celle-ci étant de plus en plus clairement aux yeux de fr. Roger le véritable but d’un œcuménisme qui ne soit pas une fin en soi131. Dans une interview à Fêtes et saisons, il notera en ce sens : Si notre solidarité de chrétiens d’Occident sert de levier à une promotion humaine pour les pauvres, alors nous nous retrouverons capables de

elle ne découle pas de l’esprit de pauvreté, peut conduire au puritanisme et à la sécheresse orgueilleuse. Les chrétiens, l’Église seront sauvés dans la mesure où ils s’abreuvent aux sources de l’Évangile, des Béatitudes. Et comme l’esprit de pauvreté n’est pas synonyme de faiblesse, de régressisme, nous savons où chercher et puiser l’esprit de force […] : il est dans la force toute puissante du Christ ». Ces réflexions seront ensuite reprises et développées dans Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 72-74, là Schutz mettra en particulier en garde contre « l’instauration d’un néo-jansénisme ». 129 En ce sens, cf. en particulier « La Communauté de Taizé organise une collecte interconfessionnelle au profit de l’Amérique Latine », Le Monde, 22 janvier 1963, p. 5, et Opération Espérance. Texte de la conférence de presse de Roger Schutz, 15 mai 1963, 6 p. dact., DT. 130 L’expression est de Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 289. 131 En ce sens, cf. en particulier l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963, et JF, 15 juillet-15 septembre 1963, DT.

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repenser notre unité institutionnelle, visible, dans l’Église une. Alors […] nous accomplirons ensemble le geste œcuménique qui résume tous les autres : l’accueil du prochain le plus pauvre. Et ce que nous aurons donné aux pauvres, ils nous le rendront au centuple, puisque c’est en nous solidarisant avec eux que nous aurons retrouvé notre unité visible132. Ce pari sur le « levier » œcuménique que pouvait représenter la solidarité avec des efforts de promotion humaine dans la situation préoccupante de l’Amérique Latine se trouva alors à la genèse de la collecte « Partage ton pain » en faveur de projets de coopération, fruit de l’amitié et de l’« obligation dans laquelle des évêques d’Amérique Latine nous ont mis »133. La campagne de solidarité promue par Taizé fut lancée en janvier 1963 au siège de la FPF à Paris, pour soutenir notamment la création d’une coopérative agricole dans le diocèse chilien de Talca et la mise en route d’un mouvement coopératif dans le diocèse brésilien de São Luís de Maranhão ; elle soutint aussi ensuite, dans une moindre mesure, des paysans chiliens de confession protestante et le projet orthodoxe d’un dispensaire chirurgical sur l’île grecque de Patmos134. Appuyée par certains organismes engagés dans la lutte contre le sous-développement135, cette campagne ne fut pas d’abord le résultat d’une réflexion sur un des thèmes clés de ces années, mais plutôt une réponse à l’exigence fondamentale de chercher, à travers un signe efficace, de nouvelles manières de garder vivant le dynamisme de la réconciliation, dont fr. Roger pressentait déjà très tôt un ralentissement. Même si, à un moment donné — surtout sous l’impulsion d’Edmond Michelet, président du Centre européen de documentation et d’information, ancien déporté à Dachau et ministre de De Gaulle136 —, sembla prendre forme le projet d’un centre « Taizé-Tiers-Monde », comme lieu de réflexion

132 Cf. l’interview de Schutz, « Un œcuménisme solidaire des pauvres », Fêtes et saisons, janvier 1965, p. 18-19. 133 Cf. en particulier JF janvier-15 février 1963 et l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. En plus de Larraín, il se réfère surtout à l’évêque de Valdivia, Santos, et à l’évêque brésilien Fragoso, qui s’étaient rendus à Taizé, comme cela a été évoqué, à la fin de la première session du concile. 134 Parmi les articles, outre celui déjà cité paru dans Le Monde du 22 janvier, cf. en particulier « Partage ton pain. Les frères de Taizé lancent une collecte pour les communautés rurales d’Amérique Latine », Témoignage chrétien, 25 janvier 1963, p. 14, et « Les frères de Taizé lancent la campagne : “Partage ton pain” au profit de l’Amérique Latine », Informations Catholiques Internationales, 1er février 1963, p. 16. Pour la répartition de la collecte, cf. aussi JF, avril 1963. 135 Un soutien significatif vint en particulier du Secours catholique et du Comité catholique contre la faim ; cf. JF, 15 juillet-15 septembre 1963, DT. 136 Cf. P. Panen, Edmond Michelet, Paris, 1991 et J.-D. Durand, N. Lemaitre, « Edmond Michelet dans l’œcuménisme du xxe siècle », in N. Lemaître (dir.), Edmond Michelet (18991970) et l’Églises. Études réunis par Nicole Lemaitre, Arras, 2014, p. 11-112. La communauté connut Michelet à travers l’évêque de Crema, Carlo Manziana, lui aussi ancien déporté à Dachau, sur lequel cf. C. Ghidelli, Manziana. Libertà evangelica, Brescia, 2011.

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sur les problèmes de l’évolution du monde contemporain, la collecte lancée par Taizé, bientôt rebaptisée « Opération Espérance », eut donc une origine et une visée essentiellement œcuméniques137. Elle fut perçue comme telle à Genève qui, également dans ce cas, déplora un manque de consultation préalable de la part de Taizé qui n’avait pas impliqué la Division d’entraide et de services aux réfugiés du Conseil œcuménique des Églises138. Ce fut un énième épisode des incompréhensions désormais habituelles entre des protestants français et genevois constatant qu’ils se trouvaient toujours à nouveau devant un fait accompli, et un Schutz, ne pouvant pas faire autrement que de remarquer qu’« à chacune de nos initiatives qui passent les murs de Taizé, viennent directement ou indirectement des réserves de votre part »139. Une fois ces difficultés surmontées à la suite d’une longue discussion entre Schutz et Visser ‘t Hooft fin mars 1963140, et grâce au succès de la première collecte, le prieur de Taizé put alors relancer l’« Opération Espérance » par une conférence de presse en mai suivant141, et à nouveau en janvier 1964, un an après le premier appel, par une émission de télévision à laquelle prit part aussi François Mauriac142. Les deux occasions permirent de présenter les 137 La demande de modifier le nom de la collecte vint de la Fédération protestante de Suisse, promotrice d’une initiative analogue, « Pain pour le prochain », qu’on pouvait confondre avec « Partage ton pain » ; le nouveau nom « Opération Espérance » fut proposé par le journaliste Pierre Dumayet. Cf. Schutz à Visser ’t Hooft, 10 mai 1963, ACŒ et JF, janvierfévrier 1964 et mars-17 mai 1964, DT. 138 Cf. Leslie Cooke, directeur de la Division d’entraide et de service aux réfugiés du Conseil œcuménique des Églises à Schutz et à Luís Alvarez, du Conseil évangélique au Chili, 23 janvier 1963, ACŒ. 139 Cf. Leslie Cooke à Schutz, 21 février 1963, et Schutz à Visser ’t Hooft, 2 février 1963, ACŒ : « Rien dans ma vie d’homme d’Église ne m’a atteint comme les événements de Montbéliard, épreuve nécessaire pour découvrir plus de sérénité. […] Bien sûr que la vocation monastique vécue dans la tension Église et monde crée une situation qui n’est pas simple à saisir. De plus, depuis deux ans, cette irruption du monde dans notre communauté […] peut constituer en effet une difficulté de compréhension ». 140 Cf. Schutz à Leslie Cooke, 1e avril 1963, ACŒ. 141 À la préparation de laquelle travailla en particulier fr. Gérard, avec la collaboration du journaliste Pierre Dumayet et de Pierre Sudreau, ancien résistant, ancien déporté à Buchenwald, et ministre des gouvernements de De Gaulle, Debré et Pompidou. Cf. JF, avril 1963 et l’intervention de fr. Gérard au conseil du 28 juillet-4 août 1963, DT. Cf. aussi « Une nouvelle initiative de Taizé : l’“Opération Espérance” », Informations Catholiques Internationales, 1e juin 1963, p. 14 ; « La communauté de Taizé lance une collecte œcuménique en faveur de l’Amérique Latine », Le Monde, 17 mai 1963 ; « Pour aider l’Amérique Latine Taizé lance l’Opération Espérance », La Croix, 17 mai 1963 ; « L’Operazione speranza. La seconda campagna lanciata da Roger Schutz », Il Regno, 7-8 (1963), p. 40 ; « L’“Opération Espérance” de Taizé en faveur de l’Amérique Latine », Documentation Catholique, 7 juillet 1963, col. 907-913. 142 Cf. JF, janvier-février 1964, et Schutz à Mauriac, 12 décembre 1963 et 2 et 10 janvier 1964, DT. Cf. aussi « L’Opération Espérance au profit de l’Amérique Latine », Le Monde, 21 janvier 1964, et « Un appel commun du prieur de Taizé et de François Mauriac pour “l’Opération Espérance” », La Croix, 22 janvier 1964. Si Schutz opta pour François Mauriac, ce n’était pas

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nouveaux projets que la communauté avait choisi de soutenir : la création de deux coopératives agricoles sur les terres du diocèse de Santiago du Chili et deux coopératives de pêche promues respectivement par le diocèse de Valdivia, toujours au Chili, et par la communauté aymara de Huatajata, en Bolivie. Mais ces deux occasions permirent surtout de réaffirmer l’esprit qui déterminait l’internationalisation croissante des initiatives de Taizé : « fixer des signes d’espérance bien visibles à travers le grand continent sud-américain », des signes qui parlent aux « générations montantes », celles-ci ayant besoin de signes plutôt que de paroles, ou de gestes qui confirment les paroles, afin d’entretenir la soif de l’unité, essentielle condition préalable à « l’édification de la cité humaine à travers le monde »143.

4. « Nous avons perdu un père » La génération avide d’actions concrètes, à laquelle fr. Roger faisait allusion en relançant l’« Opération espérance », était en particulier celle de Pacem in Terris, dernière encyclique d’un pape auquel en mai 1963 était fondamentalement attribuée l’entrée « dans le temps de la réconciliation » : un chrétien dont la parole était totalement conforme « à ce qu’il y avait de plus intérieur en lui » et dont la mort apparut comme la confirmation définitive de sa capacité à atteindre tous les hommes au-delà des barrières idéologiques et confessionnelles144. C’est par ces mots que Schutz rendit publiquement hommage à Jean XXIII au lendemain des premières obsèques œcuméniques de l’histoire du catholicisme145, passant sous silence le grand sentiment de vide partagé avec la communauté et ses appréhensions face aux inconnues qui s’ouvraient, aussi bien pour le chemin commencé par le concile que pour l’avenir des relations de Taizé avec Rome, où il craignait de perdre « une sécurité […] devenue exceptionnelle146 ». « Le fait de pouvoir correspondre directement avec lui si quelque chose se passait était précieux — notait fr. Roger au conseil de la communauté en juillet 1963 — et nous sommes bien sûr menacés du côté catholique de malentendus et même peut-être de calomnies à cause de tous les catholiques qui viennent ici et de toutes les répercussions que cette venue de catholiques peut avoir dans la vie de

seulement à cause de sa notoriété, mais probablement aussi à cause du fort écho qu’éveilla en lui la lecture récente des Mémoires intérieurs que l’écrivain français publia à Paris en 1959 et dont Schutz reproduisit divers passages dans son cahier personnel. 143 « C’est pourquoi cet appel est signé à la fois par un catholique et par un protestant » ; cf. le texte de l’appel de Schutz dans JF, janvier-février 1964. 144 Cf. le Texte de la conférence de presse de Roger Schutz, et R. Schutz, « Concile et dynamique de la patience », Documentation Catholique, 15 mars 1964, col. 397-399. 145 Pour le texte du message de fr. Roger, qui se rendit à Rome aux funérailles de Jean XXIII avec fr. Max et fr. Dominique avant de partir pour le Mont Athos, cf. La Documentation Catholique du16 juin 1963, col. 784, et du 7 juillet suivant, col. 907. 146 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963.

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l’Église catholique147 ». La mort de Jean XXIII, la crainte de perdre la possibilité d’un accès direct au pape, et par conséquent, la « confiance de la maison » que Roncalli lui avait garantie, représentèrent donc pour Schutz « une épreuve et un vide » : une épreuve et un vide qui, s’ajoutant à l’inquiétude concernant les répercussions internes que pourraient avoir l’exposition grandissante de la communauté et l’activité qui la caractérisait en ces années-là, créèrent dans l’immédiat chez fr. Roger l’impression qu’« une grande tourmente » passait cet été-là sur la colline de Taizé148. Évoqué à nouveau avec les mêmes accents par Schutz plus de quinze ans après149, le sentiment personnel de désarroi que provoqua en lui la mort du pape Jean se conjuguait d’autre part avec les interrogations diffuses qui couraient au lendemain du conclave concernant l’engagement du nouveau pape pour le concile et sa sensibilité œcuménique. Sur ce dernier point circulaient parmi les observateurs des nouvelles assez contrastées ; de fait, l’épiscopat de Montini à Milan ne semblait pas avoir montré une ouverture particulière dans cette direction. Schutz et Thurian — qui l’avaient rencontré plus d’une fois à la secrétairerie d’État depuis leur premier voyage à Rome de mars 1949 — venaient d’en faire l’expérience ; en février 1963, à la demande de la Corsia dei Servi d’inviter à Milan les deux frères de Taizé pour un colloque sur le dernier petit livre de fr. Roger, L’unité, espérance de vie, le cardinal Montini avait en effet donné une réponse négative, craignant la multiplication d’initiatives semblables « sans la prudence nécessaire150 ». Comme le nota Congar, c’était au fond la structure même de sa personnalité qui conduisait Schutz à préférer de loin à l’approche plus réflexive de Paul VI celle que Jean XXIII - « un homme de Dieu simplement » - avait du problème de la division des chrétiens151. De Lubac aussi, résumant une conversation du soir à la table de Taizé au cours de la deuxième

147 Ibid. 148 « Elle l’ignore et donc je suis seul ou presque à subir les secousses » ; cf. des notes de juillet 1963 dans le cahier personnel de fr. Roger déjà mentionné, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 210. Cf. encore aussi l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963 : « Il est vrai qu’aux yeux de certains de nos amis ou d’autres, nous apparaissons comme constituant une force pour ne pas dire une puissance. C’est le fait des communautés qui sont traversées par un dynamisme. Mais quand je sais notre fragilité, notre vulnérabilité, je m’étonne de ce que nous allions de l’avant. Je pense que notre barque est très souvent en danger, qu’elle l’a été cette année, et qu’elle le sera très souvent. Nous sommes menacés au dehors, menacés au dedans et notre barque est constamment à pencher d’un côté ou de l’autre ». 149 « En apprenant la mort de Jean XXIII, il y a eu un moment où c’était comme si la terre s’ouvrait sous mes pieds : nous n’avions plus d’appui, il faudrait recommencer le combat seul » ; cf. l’intervention déjà mentionnée de Schutz du 29 décembre 1978. 150 Cf. Montini au P. Clemente M. Nadalet, 9 février 1963, citée dans D. Saresella, David M. Turoldo, Camillo De Piaz e la Corsia dei Servi di Milano (1943-1963), Brescia, 2008, p. 199. 151 Cf. JC, I, 13 octobre 1963, p. 467 : « Le fr. Schutz me paraît n’avoir pas encore compris toute l’ouverture de Paul VI. Sa préférence va de loin à Jean XXIII : un homme de Dieu simplement. Pourtant au point de vue œcuménique, Jean XXIII semble avoir été sans idées très structurées ».

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session du concile, comparera les souvenirs de Schutz et de Thurian sur leurs entretiens « confiants et intimes » avec Jean XXIII avec leur crainte « que Paul VI, par sa délicatesse, n’inquiète pas assez les protestants eux-mêmes, et n’entretienne pas assez vive l’espérance de la réunion »152. En été 1963 déjà, la crainte d’un certain refroidissement de l’euphorie œcuménique du début des années 60 commença en effet à prendre forme à Taizé, où une communauté nombreuse à la recherche de nouveaux équilibres entre continuités indispensables et une expansion croissante de ses propres perspectives d’action, se mit bientôt à s’interroger sur la durée et sur les débouchés d’« un œcuménisme de langage, de dialogue, de bonne entente, de coexistence pacifique153 » : étape nécessaire pour fr. Roger, pourvu qu’elle ne devienne pas le prélude à un « œcuménisme sans espérance » qui projetterait vers un horizon eschatologique la réalisation de l’unité visible des chrétiens154. « Que deviendra alors cette espérance qui est née dans le peuple chrétien qui attend aujourd’hui quelque chose d’une unité universelle totale ? », se demandait Schutz au conseil de la communauté en juillet 1963, indiquant comme responsabilité principale de Taizé l’effort « de soutenir pour le moment cette espérance d’unité […] jusqu’au jour où l’on franchira cette étape définitive qui nous conduira à la visibilité de l’unité »155. En d’autres termes, à la veille de la deuxième période de Vatican II, il avait déjà clairement à l’esprit la nécessité d’« une nouvelle dimension de l’œcuménisme » dont Dynamique du provisoire sera un fort plaidoyer : une nouvelle dimension qui devait chercher un élan surtout dans le dialogue avec les nouvelles générations et dans la rencontre avec le monde des pauvres, afin que ne retombe pas la « vague œcuménique » soulevée par la convocation du concile de Jean XXIII156. Ce fut dans le contexte de cette quête de formes et de signes nouveaux pour garder vivant l’espoir d’une unité entre les chrétiens que naquit en ces mois l’idée de réaliser à Taizé une petite cité monastique et œcuménique qui, à partir de la constitution d’un metochion patriarcal — c’est-à-dire l’implantation d’une vie orthodoxe dans celle de la communauté protestante — pourrait bientôt prévoir aussi une présence anglicane et catholique157. En sous-estimant peut-être les difficultés que supposerait l’exigence de trouver une autorité 152 Cf. CDL, II, 4 novembre 1963, p. 10. 153 Cf. JF, 15 juillet-15 septembre 1963. 154 Cf. quelques notes de fr. Roger de juillet 1963 dans son cahier personnel déjà mentionné, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 202. 155 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. 156 Cf. en particulier Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 15-21. 157 « Peut-être y aurait-il aussi un grand avantage à réaliser quelque chose avec les anglicans, puisque des vocations jeunes attendent. […] Créer un véritable ordre catholique serait difficile car nous risquerions d’être submergés par le nombre. La réunion à Taizé de quelques moines de congrégations différentes serait plus réalisable » ; cf. fr. Roger au conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. Du côté anglican, des échanges avec l’archevêque de Canterbury, Michael Ramsey, sur la possibilité d’accueillir des anglicans dans la communauté avaient déjà eu lieu à la fin de 1961.

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unificatrice de ce petit Mont Athos, s’imposa d’abord la nécessité de trouver un nouveau signe tangible anticipant une réconciliation possible. « Trois foyers orthodoxe, anglican, catholique à côté de tous nos foyers. Une vie fraternelle entre nous où tout ce qui peut être mis en commun le soit et que l’on ne se sépare que pour les actes ecclésiaux » : voilà quel était en été 1963 l’objectif de fr. Roger, qui, à travers la constitution de ce centre monastique composite sur la colline de Taizé, voulait donner « un signe d’espérance à tant d’hommes qui ne veulent plus qu’on parle d’œcuménisme sans le vivre »158. Ce furent donc la nécessité de donner une expression concrète et existentielle à cette perception d’une urgence de l’unité, caractéristique de ce moment particulier de l’histoire de la communauté, et en même temps le besoin de trouver une « garantie face à certains milieux catholiques » en présence de l’afflux croissant de catholiques sur la colline159, qui motivèrent l’arrivée à Taizé, en avril 1964, de deux premiers frères franciscains : les belges Louis Coolen et Max de Wasseige, bientôt rejoints par le polonais Thaddée Matura160. Grâce au nouveau climat et aux nouvelles perspectives œcuméniques ouvertes par le concile, ce petit foyer franciscain put ainsi s’installer près de la communauté, après quelques accords entre l’évêque d’Autun, Lebrun, le provincial de Lyon, Damien Grégoire, déjà lié à Taizé depuis une dizaine d’années, et le général des frères mineurs, Sépinski, qui demanda les autorisations nécessaires au Saint-Office et à la Congrégation des religieux161. La présence de frères franciscains, officiellement chargés de la pastorale des catholiques qui arrivaient sur la colline162, prenait de fait un sens qui allait au-delà de ces raisons plus fonctionnelles. Si depuis une année déjà, était aussi arrivé à Taizé un moine bénédictin de Ligugé, Michel Doiteau, pour accueillir les catholiques et célébrer la messe dans la crypte de l’église de la Réconciliation163, le sens de l’installation dans le village d’une petite fraternité de frères mineurs avait en effet un objectif évidemment plus ambitieux : la participation à une vie commune qu’on puisse pousser « le plus loin possible » — une vie commune qui sera partagée également, à partir du printemps 1963, avec deux sœurs de Grandchamp, Marguerite de Beaumont et Gilberte de Rougemont, et, dès 1965, aussi avec l’archimandrite Damaskinos, désigné par Athénagoras comme responsable du petit centre orthodoxe164. 158 Cf. ibid. et dans le même sens aussi l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 23-25 juillet 1964, DT. 159 Cf. fr. Denis, L’accueil, dans les notes du conseil de la communauté du 28 juillet-4 août 1963. 160 À ce propos, je renvoie en particulier au témoignage du P. Thaddée Matura (Taizé, 27 août 2009). 161 Cf. Damien Grégoire à Lebrun, 16 avril 1966, DT. 162 Au P. Coolen, « gardien de la fraternité » de Taizé, fut confiée aussi par le diocèse d’Autun la responsabilité de la paroisse de Taizé-Ameugny. 163 Cf. JF, 15 juillet-15 septembre 1963. 164 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 23-25 juillet 1964. Cf. aussi De Vries, Vers une gratuité féconde, op. cit., p. 50, et « Taizé fête ses 25 ans », Aujourd’hui, (Septembre 1965), p. 2. Dès 1962 étaient en outre arrivées dans le village voisin de Cormatin

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5. Le concile en marche et la dynamique de la patience Ce fut donc essentiellement convaincu qu’il fallait une nouvelle étape de l’œcuménisme, pour en élargir les dimensions et pour éviter que les exigences du dialogue doctrinal ne deviennent « un prétexte non avoué pour reculer indéfiniment la date de l’unité chrétienne », que fr. Roger retourna à Rome en septembre 1963 pour le deuxième rendez-vous conciliaire165. Moins engagé que Thurian dans les réunions avec les observateurs et dans l’étude des schémas prévus pour la deuxième session166, il craignait que le concile Vatican II perde ce « sens de l’urgence » qui avait déjà manqué à quelquesuns des grands conciles des premiers siècles du christianisme ; il semblait aussi très impatient de voir les assises épiscopales entamer un débat sur ce qui était pour lui « la question primordiale » — l’annonce de l’Évangile à l’homme contemporain —, après avoir accompli un pas en avant plus décisif sur le chemin de l’unité visible de tous les baptisés, préalable fondamental à ce débat167. « Il manque à ce débat — écrivait-il à la communauté après les deux premières semaines de discussion sur le schéma ecclésiologique — les voix de tant d’autres chrétiens, parce que la réforme de l’Église concerne plus que jamais toutes les communautés chrétiennes. Le monde de demain —  ajoutait-il —, les jeunes générations qui vont se lever, si différentes de nous, ont besoin de cette grande refonte168 ». Tout en étant conscient que l’élan de la première session n’était pas suffisant, mais devrait être soutenu par un « dynamisme intérieur » qui puise en profondeur aux sources mêmes de la réflexion théologique, fr.

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les sœurs de Saint Charles, pour aider à l’accueil au centre de rencontres de la communauté, tandis qu’entre 1963 et 1964, des religieuses dominicaines collaborèrent plutôt à l’accueil des jeunes volontaires qui participaient aux « communautés de travail » organisées par la communauté ; leur présence se prolongea jusqu’à 1973. Cf. fr. Roger à la communauté, novembre 1963, DT. « Je fais des papiers sur les schémas », écrivait Thurian dans l’unique lettre envoyée à Taizé et jointe au JF du 15 septembre-15 octobre 1963. De ce travail de Thurian pendant la seconde session il reste très peu de traces dans les archives conciliaires. Il y a peu de références disponibles : des notes relatives au projet alternatif du schéma marial préparé par Laurentin (Sessio Secretariatus, « De Beata Maria Virgine », 24 octobre 1963, 4 p. ms, ACV, SU, 1439) ; le document Einige Bemerkungen im Blick auf die Diskussion über « Maria Mater Ecclesiae » préparé avec Lindbeck, Oberman, Skydsgaard et Cullmann à partir de deux autres ébauches de schéma alternatif au De Beata, sur lequel, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit. ; une brève référence à son intervention à la réunion des observateurs du 19 novembre 1963 où l’on discuta du schéma œcuménique (Réunion des observateurs. Discussion sur le schéma De Œcumenismo, 19 novembre 1963, FM 1944, p. 15). Ces références ne peuvent pas être comparées avec ses papiers personnels qui ont été conservées à Naples par Matthias Richter, son ancien secrétaire, décédé en 2018, et qui ne sont pas accessibles. Cf. une lettre de fr. Roger à la communauté, s. d., mais postérieure au 15 octobre 1963, DT, et « Concile et dynamique de la patience », art. cit. Cf. une lettre de fr. Roger à la communauté, s. d., mais postérieure au 13 octobre, jointe au JF du 15 septembre-15 octobre 1963, DT.

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Roger se remit donc à suivre le déroulement du débat de l’assemblée avec l’impatience de ceux qui attendaient que le concile Vatican II se hâte d’aller « vers l’essentiel169 ». En ce sens, l’allocution de Paul VI à l’ouverture des travaux, qui confirma son engagement pour le concile et pour la continuité avec son prédécesseur, fut sans aucun doute rassurant, et comme de nombreux observateurs, Schutz fut très frappé par les paroles du nouveau pape sur le thème de l’unité chrétienne, et surtout par sa demande de pardon pour les fautes qui avaient causé la séparation170. Deux jours après, lors de la première réunion des observateurs avec le Secrétariat, appelés à exprimer leur opinion sur le discours du pape, les frères de Taizé dirent eux aussi combien ils avaient apprécié la référence du pape à une unité respectueuse des diversités historiques, linguistiques et liturgiques, ainsi que les « paroles de pardon et d’humilité à l’égard des fautes qui ont été parmi les causes de la division des chrétiens171 ». « Œuvre de grand prix », l’allocution de Paul VI transmit finalement une « grande paix » à Schutz qui attendait la réouverture des travaux pour mesurer le degré de continuité entre la première et la deuxième période de Vatican II172. La reprise des travaux fut un moment de plus grande harmonie entre le nouveau pape et les observateurs173, comme sembla en particulier le confirmer le climat de grande fraternité dans lequel le 17 octobre se déroula la première audience donnée aux observateurs par Paul VI, qui y reprit de façon plus explicite le thème de la demande de pardon174. Ce fut aussi le moment où la petite fraternité romaine de Taizé retrouva entre Saint Pierre et la via del Plebiscito des amitiés anciennes et nouvelles : des observateurs, comme le congrégationaliste américain Douglas Horton, qui invita la communauté à réfléchir à l’hypothèse d’un petit « Taizé américain » expérimental — il avait trouvé pour cela un « marvelous site » dans les montagnes du New Hampshire175 ; des auditeurs, comme Jean Guitton, dont les considérations 169 Cf. Schutz, « Concile et dynamique de la patience », art. cit. 170 Sur l’éventail des attentes et des réactions des observateurs à propos des débuts du nouveau pape, je renvoie en particulier à Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 255 sqq. Sur l’allocution de Paul VI du 29 septembre 1963, cf. aussi A. Melloni, « L’inizio del secondo periodo e il grande dibattito ecclesiologico », in S/V, 3, p. 19-131, en particulier p. 52 sqq. 171 Cf. Communauté de Taizé, À propos du discours du Pape Paul VI, 1 p. dact., ACV, SU, 1469. 172 Cf. la lettre déjà mentionnée de fr. Roger jointe au JF du 15 septembre- 5 octobre 1963. 173 Beaucoup d’entre eux apprécièrent les nouveautés apportées au règlement conciliaire, à commencer par l’institution d’un collège restreint de modérateurs pour diriger les travaux de l’assemblée ; en ce sens, cf. entre autres les références de Thurian dans la lettre jointe au JF du 15 septembre-15 octobre 1963. 174 Cf. encore Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 263 sqq., et Melloni, « L’inizio del secondo periodo », op. cit. Sur l’importance de cette demande de pardon, Schutz s’arrêtera dans une interview de Noël Copin à la fin de la deuxième session, « Une interview des Frères Roger Schutz et Max Thurian recueillie par Noël Copin. L’Évangélisation du monde et l’œcuménisme ne vont pas l’un sans l’autre », La Croix, 30 novembre 1963, p. 5, reprise ensuite par La Documentation Catholique du 15 mars 1964, col. 399-400. 175 Site que Thurian avait déjà visité en juillet ; cf. DDH, II, 11 octobre 1963, p. 55.

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théologico-philosophiques furent par ailleurs moins appréciées que la plus simple « saveur spirituelle » de sa femme176 ; des théologiens, comme le « brillant » Ruiz González, connu par fr. Robert à Valencia, ou surtout Congar, qui, dans sa Préface à Chrétiens en dialogue de Noël 1963, ne manqua pas de noter que « peu de choses m’ont fait sentir mes limites et même mon épaisseur spirituelle autant que mon manque de pressentiment de la nouveauté et de la grandeur de Taizé à ses débuts »177 ; des évêques, notamment ceux qui, « devenus nos frères », avaient fait découvrir à Taizé le visage humble et exigeant d’une « Église purifiée, lumière véritable pour les hommes »178. « Pour nous qui voyons ici à Rome très souvent les “façades” quelque peu oppressantes d’un christianisme qui se voulait dominant, il est bon de savoir que tant de chrétiens portent dans leur cœur l’espérance de l’Église dépouillée, pauvre selon l’Évangile », écrivait fr. Marc Rudolf, à Rome pour aider aux contacts et à l’accueil, avec quatre autres frères, Martin Hoffmann, Robert Giscard, Olivier Perret et Charles-Eugène, secrétaire de fr. Roger179. L’une des plus grandes « grâces » du concile fut donc, dans la seconde période aussi, les « multiples contacts avec des hommes les plus divers qui soient »180. De nouvelles rencontres porteuses de contacts prometteurs ne manquèrent pas, comme celles avec les épiscopats polonais ou scandinave ; mais ce qui domina, aussi en 1963, ce furent les visites et les liens, récents ou consolidés, avec les différents porte-parole d’une Église en attente de la « délivrance du peuple de Dieu » et d’« une annonce claire du Royaume qui vient »181 : des européens — comme le « timide, humble et doux » Lercaro, ou l’ami Gerlier, dont fut très appréciée l’intervention sur la pauvreté comme signe de la présence du Christ dans l’Église et dans le monde, prononcée à la fin

176 Cf. fr. Robert à la communauté, 5 novembre 1963, DT. 177 Cf. fr. Robert à la communauté, 6-7 novembre 1963, DT, et Y. Congar, « Préface. Appels et cheminements. 1929-1963 », à Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’Œcuménisme, Paris, 1964, p. IX-LXIV, en particulier p. lxiv. Aux deux observateurs orthodoxes Alexander Schmemann et Nikos Nissiotis, qui lui semblaient un peu gênés par l’« aspect excessivement clérical (leur coule à Saint-Pierre) » de Schutz et Thurian et par un certain « professionnalisme » de leur part dans la recherche de contacts épiscopaux, Congar répliquait en soulignant que, « dans ses limites très humaines, Taizé reste un vrai miracle, une œuvre de Dieu : cela n’a pas de commune mesure ! » ; cf. JC, I, 17 octobre 1963, p. 483. Sur les rapports de Congar avec Taizé, cf. l’« Avant-propos » de Fr. Émile à son Fidèle à l’avenir, à l’écoute du Cardinal Congar, Taizé, 2011, p. 7-14. 178 Cf. les lettres de fr. Roger et de fr. Marc à la communauté jointes au JF du 15 septembre-15 octobre 1963. 179 Cf. ibid. : « Nous ne prenons guère de repas sans avoir deux, six ou même dix hôtes à notre table. Ceci nous charge d’un travail considérable mais qui me semble peu de chose en comparaison avec la découverte possible, à travers les entretiens, d’une réalité de l’Église pleine d’espérance ». 180 Cf. la lettre de fr. Roger à la communauté écrite à la veille de Noël 1963, DT. 181 Cf. ibid. et la lettre de fr. Roger à la communauté jointe au JF du 15 septembre- 15 octobre 1963, DT.

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du débat sur le chapitre I du De ecclesia182 —, des africains — comme Yago, qui depuis des années soutenait le ministère de la petite fraternité de Taizé à Abidjan, l’auxiliaire de Léopoldville (Kinshasa depuis 1966), Malula, ou l’archevêque de Yaoundé, Zoa, « rafraîchissant par son humour, sa candeur, ses rires, qui rendent si humaine sa pénétrante intelligence183 » —, et surtout des latino-américains. Le second séjour à Rome permit en effet d’approfondir un lien spécial de Taizé avec la nouvelle direction du CELAM : un lien scellé à la fin de novembre par le don de l’anneau épiscopal que Larraín fit à fr. Roger, comme gage de sa propre vocation œcuménique, et par l’hommage de l’Office de Taizé que Schutz — « ravagé » par la nouvelle que l’évêque quittait Río — fit à Camara184. Ce tourbillon de contacts, de conférences, de visites faites et reçues, constituait un véritable tour de force, raconté avec vivacité dans ses lettres à la communauté par fr. Robert, qui profita de son séjour romain surtout pour reprendre les contacts avec un épiscopat espagnol tendu, plus conscient que l’année précédente de l’enjeu représenté par le concile pour l’« Espagne catholique »185. Comme l’année précédente, ce fut toute la variété des acteurs de l’événement conciliaire qui se manifesta : religieux, experts, 182 Cf. fr. Robert à la communauté, 20 novembre 1963, DT, et la lettre de Thurian à la communauté jointe au JF du 15 septembre-15 octobre 1963. Pour l’intervention de Gerlier du 4 octobre 1963, cf. AS IV/2, p. 68. Schutz s’était aussi adressé au cardinal de Lyon au lendemain de l’élection de Paul VI pour lui demander, comme en octobre 1958, de sonder la possibilité d’une audience du nouveau pape ; cf. Schutz à Gerlier, 11 juin 1963, et Gerlier à Schutz, 15 juin 1963, AADL. C’est toujours Gerlier qui fut sollicité pour donner son nom pour le second lancement de l’« Opération Espérance » en janvier 1964 ; cf. Schutz à Gerlier, 8 janvier 1964, et Gerlier à Schutz, 13 janvier 1964, DT. Sur l’appel de l’archevêque de Lyon, cf. « Le cardinal Gerlier lance un appel en faveur de l’“Opération Espérance” », Le Monde, 5 février 1964. 183 Cf. fr. Robert à la communauté, 7-8 et 18 novembre 1963, DT. 184 Cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1963 : « Rappelé au Chili quelques jours avant la clôture par la maladie de sa mère, Mgr Larraín, accompagné jusqu’à son avion par Mgr Santos a tout à coup enlevé son anneau épiscopal, l’a donné à Mgr Santos en lui disant : “Va le porter à frère Roger et dis-lui de le conserver comme un gage de ma vocation œcuménique” ». L’anneau de Larrain lui fut ensuite transmis par Camara, invité au repas par Schutz le 29 novembre, ensemble avec un Richard Mollard « espantado da fraternidade entre Roger et o Dom » ; cf. CHC, I/1, p. 347. Cf. aussi la circulaire de Camara du 8 octobre 1963, CHC, I/1, p. 178-179, où il raconte le repas à l’appartement de Taizé avec l’évêque auxiliaire Lamartine, le nordestin José Maria Pires et le bénédictin Cândido Padín, évêque de Lorena. 185 Cf. entre autres, la lettre de fr. Robert à la communauté du 20 novembre 1963 : « Dans l’ensemble, on perçoit très nettement une tension au sein de l’épiscopat espagnol, qui n’existait pas l’an dernier, sans doute parce que la plupart n’avaient pas encore pris conscience de l’évolution du Concile et de ce que cela allait signifier pour l’Espagne. […] Manifestement il y a une crise douloureuse. Notre impression, dès lors, c’est que nous devons plutôt rester en dehors actuellement, et laisser la crise évoluer et la guérison ou l’enfantement difficile se produire sous l’effet du Concile lui-même. C’est de leurs frères catholiques, de leurs frères dans l’épiscopat qu’ils doivent recevoir et les flagellations salutaires et les baumes nécessaires. Notre rôle, pour l’instant, c’est de les aimer tels qu’ils sont, et de prier ».

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observateurs, journalistes, cardinaux, « évêques de partout »186. À la table de Taizé revinrent ainsi des évêques indiens, vietnamiens, portugais, chiliens, argentins, uruguayens, boliviens, suisses et américains ; d’anciennes et de nouvelles connaissances françaises, comme Lebrun et plusieurs des évêques qui avaient participé aux rencontres avec les pasteurs de 1960 et 1961187 ; ou encore Rodhain et Ménager, responsables du Secours Catholique et du Comité catholique contre la faim, tous deux impliqués dans le soutien à l’« Opération Espérance » ; des cardinaux de curie, comme Tisserant, Marella ou le « grand pénitencier » Cento188 ; des leaders à la pointe de la majorité conciliaire, comme les cardinaux Alfrink et Suenens ; le père Voillaume et les dominicains Chenu, Liégé et Féret ; les hommes du Secrétariat comme Arrighi, qui procura aux frères qui étaient à Rome avec Schutz et Thurian des cartes d’entrée permettant d’assister à certaines congrégations générales, ou un Willebrands, « réservé, mais très profond, qui peu à peu s’est découvert comme un vrai spirituel », habité selon fr. Robert de ce même « sens de l’urgence si cher à Notre Frère »189. C’est le cheminement de cette réalité d’Église composite que les frères observaient dans l’aula conciliaire, où ils percevaient « quelque chose d’inexplicable », lié à la conscience d’une présence du Christ dans une assemblée de plus de deux mille personnes190. Cette assemblée poursuivait son processus d’aggiornamento mais, plus fréquemment que l’année précédente, faisait l’expérience d’un « dialogue parfois déchirant » au fur et à mesure que se confrontaient deux théologies différentes de l’Église et de l’épiscopat sur les questions cruciales de la relation pape-évêques, de la collégialité, ou sur la valeur de la consécration épiscopale191. Le concile de 1963 était pour Schutz un concile « en marche », au cours duquel l’euphorie de la découverte avait cédé la place à une « dynamique de la patience », la patience même des hommes de foi et de recherche, qui, dans les décennies précédentes, avaient préparé le chemin à ce que l’on entrevoyait maintenant à Saint Pierre192 : une Église désireuse de se réformer, qui en un an avait parcouru « un cheminement incomparable », insufflant dans la plupart des diocèses « un souffle nouveau »193, une Église

186 Cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1963. 187 Flusin, Maziers, Boudon ; cf. l’agenda romain de la communauté. Cf. aussi le journal du nouvel évêque auxiliare d’Autun, J. Hermil, Journal du Concile, 1963, 1964, 1965, GuilherandGranges, 2012, à la date 21 octobre 1963, p. 26-27. 188 Cf. ibid. et fr. Robert à la communauté, 20 novembre 1963. 189 Cf. fr. Robert à la communauté, 13 et 18 novembre 1963. 190 Cf. fr. Robert à la communauté, 20 novembre 1963. 191 Cf. Schutz, « Concile et dynamique de la patience », art. cit. 192 Ibid. 193 « En effet, que de fois j’ai entendu des évêques dire en substance : nous ne repartons plus les mêmes. Ou encore : le Concile a opéré une conversion intérieure qu’il s’agira d’appliquer dans la pastorale diocésaine. Ou encore, ils expriment leur volonté de vivre dans l’esprit de pauvreté des Béatitudes, d’être avant tout serviteurs. On peut croire dès lors que le visage de certains diocèses en sera transformé » ; cf. ibid.

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qui voulait adopter une attitude de plus grande pauvreté et de service, et qui reconnaissait l’existence d’une réalité ecclésiale en dehors aussi de ses frontières confessionnelles194. Mais le concile raconté à Taizé — moins en prêtant attention au déroulement des débats, qu’en essayant d’y saisir ce qui pouvait stimuler un auto-examen personnel ou communautaire — était aussi un concile suivi avec « un combat au plus intime de nous-mêmes », quand il semblait se perdre dans des discussions accessoires ou permettait de voir de près les misères des hommes ou de l’institution : « Ces deux premières semaines du concile — écrivait fr. Roger vers la fin de la discussion sur la constitution hiérarchique de l’Église et sur les évêques — nous laissent mieux pressentir dans quelle impasse les chrétiens ont bien souvent conduit la chrétienté elle-même. Où que l’on se tourne, la misère de l’Église universelle est grande195 ». Dans l’aula le débat faisait saisir en fait « tout un aspect de la détresse de l’Église catholique qui reste enfermée, en une partie d’elle-même, dans une situation dont l’issue ne viendra que par un élan de la foi et aussi de la générosité196 ». D’autre part, il ajoutait : De notre côté nous ne brillons pas, incapables de donner une réponse et retirés sur des positions d’où nos continuels appels à la réforme de l’Église catholique nous ont rendus capables de ne donner que des solutions partielles, parce que nous-mêmes fragmentés, très partiels, sans possibilité de vivre dans la totalité, l’universalité des aspirations chrétiennes dans l’histoire du peuple de Dieu197. La correspondance avec Taizé, tout en constatant des « gelées encore nombreuses » dans le printemps de l’Église, soulignait en particulier la portée des enjeux que comportait le débat sur le schéma ecclésiologique et sur la théologie de l’épiscopat, qui obligeait les évêques à aller aux sources d’une doctrine à repenser en vue d’un renouveau des Églises locales : la collégialité et la sacramentalité de l’épiscopat étaient certainement pour fr. Roger « de grands moyens offerts pour déjuridiser une notion de l’épiscopat » et leur affirmation représentait évidemment un élément essentiel pour la poursuite du dialogue œcuménique198. Dans cette perspective, la restauration du diaconat permanent pour les hommes mariés ainsi que la redécouverte de la notion de la diversité des ministères apparaissaient comme très importantes199. « Se o Concílio decretar a sacramentalidade do Episcopado e firmar a

194 Cf. « Une interview des Frères Roger Schutz et Max Thurian », art. cit. 195 Cf. la lettre de fr. Roger à la communauté jointe au JF du 15 septembre-15 octobre 1963, écrite vers la mi-octobre. 196 Ibid. 197 Ibid. 198 Cf. Schutz, « Concile et dynamique de la patience », art. cit., « Une interview des Frères Roger Schutz et Max Thurian », art. cit., et encore la lettre de fr. Roger à la communauté écrite autour du 15 octobre 1963. 199 Ibid.

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Colegialidade — écrivait Camara dans une lettre de la mi-octobre, résumant une rencontre des frères de Taizé avec les évêques brésiliens à la Domus Mariae —, todos os catecismos protestantes terão que ser revistos, toda a pastoral protestante terá que ser reformulada… À proporção que a reforma se fizer por dentro (ao sopro do Espírito Santo) — aurait en particulier noté Schutz —, a Reforma por fora irá perdendo sentido200 ». Très important dans ce sens serait aussi la restauration du diaconat pour les hommes mariés comme degré stable du saint ministère : « C’est toute la perspective, pour les pasteurs, d’une place éventuelle pour eux à l’heure de l’union », écrivait encore Camara, rapportant toujours les paroles de fr. Roger pour expliquer la « portée œcuménique » du débat sur les chapitres II et III du De ecclesia201. D’autre part, se demandait le prieur de Taizé, en marge du « grand débat » sur l’épiscopat et face aux tensions qui l’avaient accompagné, que feront certains évêques du caractère tout à fait nouveau que revêtira leur fonction ? Comment réagiront leurs prêtres ? « Il faudrait aller plus loin — écrivait-il à cet égard —, créer une collégialité du presbytérat et du diaconat pour équilibrer le ministère de l’évêque, cette fois en place et en bonne place202 ». « Le besoin de puissance — ajoutait-il — se sert des moyens spirituels eux-mêmes et l’ambition humaine demeure la constante menace des hommes d’Église203 ». En ce sens aussi, le concile devenait alors une occasion de méditer sur « la seule réponse apportée à tous par l’Évangile », à savoir la pauvreté dans l’esprit des Béatitudes, unique attitude où s’accomplissait effectivement la vraie dépendance d’avec Dieu204. Après le débat sur la vocation commune de tous les croyants à la sainteté — « un des moments clairs, pleins de lumière, du concile », où, pour Schutz, Vatican II toucha le point fondamental de la spiritualité du peuple de Dieu205 —, et après la décision de l’assemblée d’insérer le schéma marial dans le De ecclesia — qui donna à Thurian la satisfaction d’entendre le cardinal König parler de la mariologie protestante dans le même sens que

200 Cf. CHC, I/1, 15-16 octobre 1963, p. 191-192. Sur la rencontre et sur la conférence à la Domus Mariae du 15 octobre, cf. J.O. Beozzo, A Igreja do Brasil no Concílio Vaticano II, 1959-1965, São Paulo, 2005, p. 207. 201 Cf. ibid. et dans le même sens aussi la lettre de l’évêque de Montauban, de Courrèges, dans le Bulletin catholique du diocèse de Montauban du 24 octobre 1963, où il rapportait un bref échange matinal avec les frères de Taizé. 202 Cf. la lettre de fr. Roger à la communauté écrite autour du 15 octobre 1963. 203 Ibid. « Il faut tirer une leçon des malheureux exemples offerts par tant d’hommes d’église […] spécialement dans le milieu du Concile », écrivait dans le même sens fr. Robert, en racontant à Taizé sa première expérience romaine : « La compétition est une attitude bien pénible dans le domaine de l’Église et des choses de Dieu ; la jalousie, les luttes d’influence, le désir de monter sur le pavois… » ; cf. fr. Robert à la communauté, 13 novembre 1963. 204 Cf. encore la lettre de fr. Roger à la communauté écrite autour du 15 octobre 1963. 205 Cf. une lettre de fr. Roger à la communauté, s. d., mais écrite peu après le 18 novembre 1963, DT, et Schutz, « Concile et dynamique de la patience », art. cit.

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son livre sur Marie206 —, la discussion de novembre sur le schéma consacré aux fonctions et aux pouvoirs des évêques, liée à la question brûlante de la réforme de la curie romaine, provoqua à nouveau chez Schutz des réflexions semblables à celles qu’il avait partagées avec la communauté au moment de la crise autour du De ecclesia. « Pourquoi — se demandait-il — les évêques défendent-ils tellement leurs droits et leurs privilèges, eux qui comme tout chrétien sont des serviteurs du peuple de Dieu qui leur est confié ?207 » « Veillons dès lors — soulignait-il à l’intention des frères — à ce que jamais ne se reconstitue au milieu de nous, en nous, cette possibilité d’appropriation de la petite Église de Dieu qui est à Taizé ou dans les fraternités. […] L’Église —  notait-il encore, rappelant le petit livre de Congar — est avant tout servante et, en elle, nous sommes serviteurs les uns des autres. […] Tout cela ne peut se vivre que dans l’esprit de pauvreté, dans la conscience que l’on est serviteurs de tous208 ». Le risque d’une « appropriation », lié à « un besoin inconscient de puissance, de domination », lui apparaissait comme « une plaie bien visible dans la Curie romaine, qui se réclame de la primauté du pape et use et parfois abuse d’un pouvoir personnel sans se rendre compte qu’avec les années l’usage du pouvoir, camouflé sous l’autorité du pape, a corrompu le pouvoir lui-même » ; et pourtant, malgré la tentation de l’ambition humaine, « une administration, une curie », restaient à ses yeux nécessaires, comme il l’écrivait encore aux frères qu’ils savait plus sensibles à « l’événement de Dieu qu’à l’institution »209. Une fois achevée le débat du schéma De episcopiis — « pas facile en ce qui me concerne » —, le 18 novembre commença la discussion attendue du schéma sur l’œcuménisme, préparé par la commission mixte entre le Secrétariat et la commission pour les Églises orientales. Ce débat était pour Schutz d’autant plus urgent qu’il lui semblait que beaucoup de bons œcuménistes et d’hommes d’Église, catholiques ou non, avaient tendance à « reculer l’échéance de l’unité à une date très lointaine210 ». Malgré l’effort évident de ce texte pour élaborer une attitude catholique sur le problème de l’unité tenant compte des grandes attentes suscitées par Jean XXIII et par la présence des observateurs au concile, et malgré la satisfaction d’entendre, au cours de la discussion, un hommage réitéré à Taizé211, le débat sur le De œcumenismo ne 206 Cf. A. Wenger, Vatican II. Chronique de la deuxième session, Paris, 1964, p. 124. Sur l’intervention de König avant le vote, cf. AS II/3, p. 342-345. 207 Cf. la lettre à la communauté, déjà mentionnée, écrite peu après le 18 novembre 1963. 208 Ibid. 209 Ibid. 210 Cf. une autre lettre s. d. de fr. Roger à la communauté de fin novembre, DT. 211 Par le canadien Baudoux, par le préfet apostolique au Bénin, Chopard-Lallier, et surtout par l’évêque d’Autun, Lebrun, qui mentionna le rayonnement de Taizé parmi les signes d’espérance sur le chemin vers l’unité, en se référant en particulier aux colloques de 1960 et 1961. Pour l’intervention de Baudoux, cf. AS II/5, p. 608-610, à ce propos, cf. JC, I, 20 novembre 1963, p. 552 ; pour celle de Chopard-Lallier, cf. ibid., p. 618-620 ; pour celle de Lebrun de novembre, cf. AS II/6, p. 225-226. Une référence explicite à Taizé avait aussi été

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dissipa pas les inquiétudes de fr. Roger et sa crainte d’un glissement progressif vers une attitude de « coexistence pacifique » qui repousserait indéfiniment l’heure où tous les chrétiens se réuniraient autour de la même table212. Si le fort appel à l’unité provenant du peuple des fidèles était certainement un élément d’espérance, le prieur de Taizé continuait à craindre que, sans un pas plus déterminant dans cette direction, « l’élan œcuménique » en viendrait bientôt à se refroidir. « Là aussi — écrivait-il à la communauté —, il faut attendre l’événement, le miracle de Dieu », sans renoncer pour autant à souligner, d’une part, l’importance d’étudier le chemin vers « une intercommunion possible », et, d’autre part, en attendant, à demander une ouverture de la communion catholique à tous les baptisés qui croyaient en la présence réelle du Christ dans l’eucharistie213. Dans une lettre envoyée à Taizé vers la fin de la deuxième session, il notait en particulier : Tous ces temps il m’arrive de parler avec des évêques d’une première démarche à faire en commun qui serait de se retrouver ensemble dans l’Eucharistie, sacrement d’unité. La puissance même de Dieu pour des hommes qui méditent l’Écriture et qui se nourrissent ensemble de l’Eucharistie ne peut que conduire à l’unité visible. […] Et en attendant il serait souhaitable que l’excommunication qui a frappé Luther et tous les protestants après lui soit levée et qu’ainsi l’Église catholique ouvre sa communion, maintenant que le Concile a déjà reconnu comme étant d’Église tous ceux qui ont reçu le baptême. Il faudrait ne rien demander de plus aux non catholiques que ce qui est demandé aux enfants pour communier : la foi en la présence réelle du Christ214. Tout en étant conscient du tournant important représenté par le débat de l’assemblée sur le De œcumenismo, qui pour la première fois appelait l’épiscopat faite par l’archevêque de Rouen, Martin, qui dans la discussion sur le chapitre IV du De ecclesia consacré aux religieux s’était arrêté sur la redécouverte de la vie monastique dans le monde protestant. Pour l’intervention de Martin, cf. AS II/4, p. 36-37, à ce propos, cf. aussi DDH, II, 31 octobre 1963, p. 109, et « Les moines de Taizé applaudis », Témoignage Chrétien, 7 novembre 1963, p. 15. Sur l’intervention de l’évêque d’Autun, cf. aussi « Mgr Lebrun : l’œcuménisme et le centre de Taizé », La Croix, 28 novembre 1964, p. 5. Pour parler de Taizé, Mgr Lebrun avait justement obtenu depuis peu une audience de Paul VI qui le reçut le 25 novembre. Cf. le Journal du Concile de l’auxiliaire d’Autun, Hermil, à la date du 25 novembre 1963, p. 42-43 : « Il désirait surtout une approbation de toute sa manière de faire avec la Communauté et, au besoin, des directives. La démarche avait été accomplie, il y a plusieurs semaines. […] Monseigneur est très, très content de son entretien. Plus que jamais, il a le feu vert pour Taizé. Il a eu ainsi sa récompense pour tant de moments dans le passé ; au début surtout, où il cherchait la voie à suivre, alors que tout s’enfantait et se cherchait. Sa joie faisait plaisir à voir, celle du bon serviteur de la Vérité et de la charité ». 212 Cf. encore la lettre de fr. Roger à la communauté de fin novembre. 213 Ibid. 214 Cf. ibid. et la lettre de fr. Robert du 13 novembre 1963 : « Notre frère parle beaucoup ces temps-ci de l’“eucharistie, sacrement d’unité”, et chacun de nos hôtes entend à ce sujet quelques paroles prophétiques ».

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mondial composite à se prononcer sur le problème de la division des chrétiens, sur sa signification et sur la manière la plus appropriée de la dépasser, Schutz arrivait donc à la clôture de la deuxième session du concile avec au fond la même crainte qu’il avait à son ouverture : la crainte que, s’il n’y avait pas de clairs « gestes œcuméniques » et si les chrétiens ne se réunissaient pas autour de la même table eucharistique, l’aspiration œcuménique qui avait marqué le début des années 60 se relâcherait inévitablement215. Latente depuis plusieurs mois, cette préoccupation se cristallisa surtout vers la fin de l’année 1963, dans le climat d’incertitude et d’inquiétude qui caractérisa la fin de la deuxième session, lorsque, déjà déçus d’avoir vu les deux chapitres sur les juifs et sur la liberté religieuse détachés du vote sur l’adoption du schéma œcuménique, le Secrétariat et les observateurs le furent de manière encore plus palpable face au silence de Paul VI sur la problématique œcuménique dans son allocution de fin de session216. Alors que beaucoup craignaient que l’engagement conciliaire du nouveau pape ne s’attiédisse, ce fut précisément avec lui que fr. Roger essaya de partager sa préoccupation de voir se perdre, dans le domaine œcuménique, « le sens d’une échéance contraignante217 ». L’occasion en fut la première audience accordée par le pape à Schutz et Thurian le 5 décembre 1963, au lendemain de son discours de fin de session, et de l’annonce inattendue d’un pèlerinage en Terre Sainte pour le mois de janvier suivant218. Sobrement racontée à la communauté dans la dernière lettre de Rome, la rencontre avec le pape fut probablement assez brève219, mais elle permit en tout cas à Schutz de remettre personnellement à Paul VI une sorte de rapport où il exprimait son souci de voir retomber la « grande vague œcuménique » et il suggérait quelques gestes concrets pour soutenir l’espérance œcuménique, en particulier celle des jeunes générations : « L’unité catholique et votre autorité […] vous permettent, à vous seul dans la chrétienté, de poser des “gestes de réconciliation” d’une 215 En ce sens, cf. en particulier Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 133 : « Une fois le dialogue d’approche accompli, l’unité des chrétiens ne se fera pas sans cet acte de foi qui consiste à manifester visiblement notre solidarité, à nous placer ensemble au sein d’une même réalité ecclésiale. […] L’Eucharistie, à la fois moyen et aboutissement de l’unité, est seule capable de nous donner la force surnaturelle et le pouvoir d’accomplir sur la terre notre unité entre baptisés. Il y a là une vérité existentielle ». 216 Sur les inquiétudes de fin de session parmi les observateurs, cf. C. Soetens, « L’impegno ecumenico della chiesa cattolica », in Il concilio adulto, op. cit., p. 277-365, et Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 277-365. 217 Pour cette expression, cf. Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 16. 218 L’agenda de Willebrands en date du 6 décembre 1963 parle aussi de cette audience : « Visite au bureau de Roger Schutz et Max Thurian ; au sujet de leur audience d’hier chez Paul VI ». Cf. L. Declerck (traduction française annotée), Les agendas conciliaires de Mgr J. Willebrands, secrétaire du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, Leuven, 2009, p. 82. 219 « Une dernière nouvelle importante : après la fin du Concile l’audience du pape. Le pape, qui connaît bien ce qui se passe à Taizé, a tenu à nous faire deux cadeaux : un crucifix ainsi qu’un calice et une patène pour les messes qui sont célébrées à Taizé » ; cf. la lettre de frère Roger à la communauté, de Noël 1963, déjà mentionnée.

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portée incalculable auprès des protestants », notait fr. Roger, qui demandait alors au pape de pouvoir se faire l’interprète de certains « problèmes de sensibilité protestante »220. Se portant candidat de manière voilée pour l’accompagner à Jérusalem221, Schutz suggérait en particulier au pape le premier « geste œcuménique de grande portée » : saisir l’occasion de son pèlerinage en Terre Sainte pour rencontrer le patriarche de Constantinople. Cette suggestion anticipa, avec un timing singulier, les efforts du Secrétariat pour donner une dimension œcuménique au voyage de Paul VI, efforts tout de suite concrétisés après la réaction immédiate d’Athenagoras à l’annonce du pape222. De fait, étant depuis longtemps à la recherche d’une occasion de rencontrer le pape, le patriarche de Constantinople, deux jours seulement après l’allocution du 4 décembre, lança comme on le sait la proposition d’une rencontre à Jérusalem de tous les chefs d’Églises d’Orient et d’Occident pour ouvrir la voie à une restauration complète de l’unité des chrétiens ; proposition qui, même réduite dans ses dimensions, put cependant se réaliser par la rencontre historique entre le pape et le patriarche les 5 et 6 janvier 1964. Deux autres « gestes œcuméniques » furent proposés à Paul VI par fr. Roger : la promotion d’une collecte œcuménique réciproque sur le modèle de l’« Opération Espérance », avec la mention d’un projet déjà en voie d’élaboration avancée, et l’aggiornamento d’un certain « style Renaissance du Vatican, cause d’opposition à la Réforme et depuis », au sujet duquel il aurait souhaité exprimer des réactions récentes et des désirs protestants223. Enfin, et surtout, fr. Roger invitait le pape à prendre « très au sérieux tous ceux qui croient à la présence réelle dans l’eucharistie, sacrement de l’unité, source et accomplissement de cette unité » : « Certes —  notait-il à ce propos, reproposant à Paul VI ce qui représentait évidemment une pensée dominante à ce moment-là —, l’eucharistie sera le repas commun de l’unité retrouvée, mais il nous semble que nous pouvons peut-être déjà

220 Cf. Schutz à Paul VI, 5 décembre 1963, DT. 221 « Nous nous réjouissons à ce propos de l’annonce que vous venez de faire d’un pèlerinage en Terre Sainte. Comme nous voudrions être là-bas, près de vous, afin de prier avec vous pour l’unité des chrétiens ! », ibid. 222 Sur la réaction des observateurs et des membres eux-mêmes du Secrétariat, qui n’étaient apparemment pas au courant du voyage papal à Jérusalem et de l’annonce du 4 décembre, cf. Velati, Separati ma fratelli, op. cit., p. 328-329, qui note comment dans le journal de Willebrands la première allusion au projet de Paul VI est du 5 décembre ; cf. Declerck, Les agendas conciliaires de Mgr J. Willebrands, op. cit., p. 82. Sur l’initiative d’Athenagoras, les préparatifs du voyage et la préparation du programme des visites réciproques que le pape et le patriarche se firent à Jérusalem, cf. aussi Soetens, « L’impegno ecumenico della chiesa cattolica », op. cit., p. 358 sqq ; Id., « Entre Concile et initiative pontificale. Paul VI en Terre sainte », Cristianesimo nella storia, 19/2 (1998), p. 333-365 ; T.F. Stransky, « Paul VI’s Religious Pilgrimage in the Holy Land », in R. Rossi (dir.), I viaggi apostolici di Paolo VI, Brescia, 2004, p. 341-373. 223 Cf. Schutz à Paul VI, 5 décembre 1963.

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nous acheminer vers une communion eucharistique qui serait créatrice de notre unité visible »224.

6. Aggiornamento et réforme intérieure L’audience de Paul VI, au lendemain de la fin de la seconde période, n’eut apparemment pas de suite, même concernant la demande d’établir un canal de communication direct, personnel ou épistolaire, avec le pape. Elle marqua toutefois sous certains aspects un moment de passage pour Schutz et pour Taizé. Il leur fallait prendre acte, même de manière non encore élaborée, que le processus d’aggiornamento entrepris par l’Église catholique ne laissait plus entrevoir à un horizon accessible cet « acte de foi qui consiste […] à nous placer ensemble au sein d’une même réalité ecclésiale » ; un « acte de foi » qui, à la veille du concile, avait par contre paru à fr. Roger pouvoir s’inscrire dans la sphère du possible, du fait de la convergence même par laquelle l’urgence de l’unité s’était imposée à l’attention des chrétiens et dans les projets des Églises225. Vatican II avait ouvert une voie, amorcé un dynamisme nouveau au sein de toute la chrétienté, mais la dialectique inévitable entre « l’événement de Dieu » qui avait fait irruption au sein de l’Église catholique et une institution qui n’était pas toujours capable d’accueillir la « dynamique du provisoire » qu’un tel « événement » forcément accompagne, rendait fragile et précaire le « mouvement » de l’œcuménisme226. En 1964, ce mouvement paraissait à Schutz encore plus affaibli, d’un part, à cause de la croissante polarisation interne de l’Église catholique227 et, d’autre part, à cause de la difficulté de la part des protestants à réaliser à leur tour leur propre aggiornamento, cédant à une constante attitude d’autodéfense dans l’attente illusoire d’une « protestantisation » du catholicisme grâce aux réformes du concile228. Bien qu’il ne l’ait même pas explicitée à la communauté, l’insistance avec laquelle en 1964 fr. Roger souligne la nécessité prioritaire d’une réforme intérieure, ainsi qu’un certain désintérêt à l’égard des événements parfois houleux de la troisième session — signifié par un net ralentissement de la correspondance depuis Rome — font ressentir un désenchantement précoce quant à l’effective possibilité d’une auto-réforme des institutions et en particulier quant à leur effective disponibilité à opérer ces « inlassables dépassements » indispensables

224 Ibid. 225 Cf. Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 133. 226 Ibid., p. 98-99. 227 « Pour un catholique, être solidaire de tous les baptisés, cela signifie d’abord être solidaire, à l’intérieur de son Église, de toutes les familles spirituelles qui animent le catholicisme. En cette période de l’histoire nous attendons des catholiques qu’ils ne se refusent pas les uns les autres. Si les divers courants qui se manifestent empêchaient le dialogue, ce serait une épreuve sans égale pour l’œcuménisme » ; cf. ibid., p. 109. 228 Ibid., p. 124-127.

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lors d’ un parcours de réconciliation qui ne s’arrête pas à un simple « dialogue d’approche »229. On peut percevoir ce désenchantement dans les pages de Dynamique du provisoire, écrites pendant l’hiver 1964, où Schutz insiste sur la pression des différentes formes de conformismes, sur la résistance aux changements que le chemin de l’unité rendrait nécessaires, sur les excès de prudence, sur le besoin d’étiqueter toujours l’autre, sur la « stupéfiante jalousie, une plaie dans l’Église de Dieu », qui cherche des compensations en neutralisant les dynamismes des nouveaux commencements230. C’est donc sur cet arrière-fond — et sur celui d’une latente déception due à l’impression de voir à nouveau s’éloigner ce que, deux ans auparavant, il avait cru entrevoir à l’horizon — qu’il faut placer ce que fr. Roger souligna à plusieurs reprises pendant et après la troisième session conciliaire, à savoir la priorité d’une « réforme personnelle de chacun » et d’un aggiornamento de la communauté qui devait forcément partir de cette réforme : « Les réformes des institutions ne sont rien, il ne faut même pas les espérer — écrivait-il de Rome quelques jours avant le début du débat si attendu sur l’Église dans le monde contemporain —, si elles ne commencent pas par une réforme intérieure de chacun, la réforme de nos cœurs, de nos intelligences »231. « C’est par nous-mêmes que commence l’aggiornamento, on ne peut pas faire l’économie de sa propre réforme intérieure », rappelait-il une fois de plus à la communauté le lendemain de son retour à Taizé, décidé à faire de 1965 « l’année de notre aggiornamento »232. Loin d’assumer une dimension intellectuelle, « qui finalement empêche la vie de passer », l’aggiornamento que de 1964 à 1965 Schutz préconisa à une communauté en quête de nouveaux équilibres entre fidélités indispensables et évolutions possibles — à elle ainsi qu’à tous ceux qui rejoignaient la colline de Taizé — devait en particulier se concrétiser en une option renouvelée pour un œcuménisme « d’abord spirituel » : un œcuménisme qui renonce à entrer dans la dialectique des courants et qui, au lieu de l’efficacité, privilégie « les moyens pauvres » de l’humilité, de l’amitié et du dialogue fraternel et, de plus en plus clairement, de la participation à la communauté des pauvres en Christ qui attendent tout du Seigneur233. Un œcuménisme, en outre, vigilant par rapport à la tentation de critiquer de l’extérieur les pesanteurs des institutions ecclésiastiques — « c’est toujours de l’intérieur et avec une infinie patience que l’on réanime ce qui doit l’être », rappelait Schutz dans les pages de Dynamique du provisoire —, un

229 Cf. en particulier la lettre de fr. Roger à la communauté écrite de Rome le 30 octobre 1964. DT, et Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 133 et 156-157. 230 Ibid. 231 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 octobre 1964. 232 Cf. en particulier l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 2-3 janvier 1965, DT. 233 Cf. « Aggiornamento 1965 », Aujourd’hui (janvier 1965), p. 3 et les conclusions de fr. Roger au conseil de la communauté des 2-3 janvier 1965, DT.

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œcuménisme de plus en plus tendu vers la recherche des signes d’espérance l’empêchant de se limiter à « un simple dialogue sans plus »234. Une réforme intérieure et une solidarité avec les plus pauvres devint donc la principale perspective à partir de laquelle le prieur de Taizé suit le chemin de l’assemblée conciliaire au cours de la troisième période de Vatican II. Il omet de relater à la communauté les tensions qui, surtout à la fin, ponctuaient les travaux de cette assemblée, en se limitant à n’en rapporter brièvement que les résultats et les progrès : le texte « très dense » sur l’Église, « une petite charte sur l’œcuménisme » — dont il lisait le vote presque unanime comme le reflet de la conviction diffuse que désormais le débat sur l’Église dans le monde contemporain devait être amorcé « tous ensemble » —, et les progrès du schéma sur la révélation235. Sur la dernière version de celui-ci, Thurian tint des propos très élogieux dans une interview au journal La Croix, mettant en évidence le rôle fondamental que ce texte aurait dans la suite du dialogue œcuménique236. Alors que, dans le rythme souvent frénétique de cette troisième étape des travaux conciliaires, soumise à un planning surchargé, Thurian demeurait vraisemblablement engagé dans les réunions avec les observateurs et dans l’étude des schémas237 — bien que les traces de son engagement, régulièrement présentes dans des journaux conciliaires mais demeurant fragmentaires, ne permettaient pas d’en préciser les contenus —, Schutz, en revanche, apparaissait déjà projeté vers les nouvelles directions où l’activité œcuménique de la communauté allait s’orienter : le pari sur le binôme « œcuménisme et monde des pauvres » — sur lequel ancrer toujours plus clairement l’exigence d’unité qu’il craignait de voir s’enliser238 —, et une ouverture à l’univers d’une jeunesse multiforme et inquiète. Une jeunesse prête à mettre toujours plus radicalement en question les structures ecclésiales, mais dont la communauté essayait de canaliser les attentes et les impatiences par des tâches immédiates et concrètes. C’est ce que notait Congar dans son journal

234 Cf. ibid., et Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 96-97 : « Réagir à la lourdeur d’un corps ecclésial peut être nécessaire pour renouveler ce qui est caduc en lui. Mais si ceux qui s’expriment deviennent protestataires et si, de plus, ils se regroupent et clament du dehors, ils bloquent les institutions déjà fatiguées par un long cheminement et en empêchent les réformes. On ne réforme pas un corps, si petit soit-il, par une menace de rupture ». 235 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 octobre 1964. 236 Cf. l’interview de Thurian dans La Croix du 7 octobre 1964, p. 1 – « Le texte conciliaire sur la Révélation offre une base solide pour le dialogue œcuménique. Interview recueillie par Noel Copin » –, puis reprise dans La Documentation catholique du 1er novembre suivant, col. 13931394. Sur l’interview de Thurian, cf. aussi CDL, II 186 et A. Wenger, Vatican II. Chronique de la troisième session, Paris, 1965, 153. 237 Cf. en particulier CCC, 14 septembre 1964, p. 215 ; CDL, II, 17 septembre, p. 122 ; JC, II, 6 octobre, p. 183, DDH, III, 27 octobre, p. 117 ; CDL, II, 28 octobre, p. 260. 238 « Œcuménisme et solidarité avec les pauvres vont de pair : sans une solidarité économique avec les pauvres de l’hémisphère Sud, les chrétien d’Occident ne pourront sortir d’une situation de repliement sur eux-mêmes dans laquelle l’élan œcuménique risque de s’enliser » ; cf. « Aggiornamento », art. cit.

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conciliaire où il soulignait, encore une fois, « le miracle » de Taizé239 et la personnalité spéciale de Schutz, pourvu d’une capacité singulière de traduire en réalisations concrètes une évidente exigence mystique240. Une jeunesse aussi qui, de plus en plus nombreuse, rejoignait la colline de Taizé et que, à son tour, la communauté cherchait à atteindre dans les cadres sociaux et religieux les plus divers : en Hollande, où en 1964 des frères découvrirent à Utrecht une réalité étudiante ne supportant « aucun compromis ecclésiastique » et refusant toute idée d’œcuménisme sans possibilité d’intercommunion ; en Suède, où une autre « mission volante » de Taizé capta un éveil de la jeunesse symbolisant un espoir par rapport à la situation de forte division de l’Église suédoise241 ; à Berlin Est, où fr. Christophe retourna une seconde fois au printemps 1964 pour rencontrer des jeunes liés à Kreyssig qui souhaitaient entrer dans la communauté242 ; aux États-Unis, autre pays « très riche en vocations » où une « Taizé américaine » était souhaitée notamment par le National Council of Churches243. Si, de 1964 à 1965, ce ministère d’accueil et de rencontre destiné au bout de quelques années à absorber de plus en plus l’engagement de la communauté apparaissait encore en gestation, l’Amérique Latine resta sûrement, au cours de ces mois, la région la plus prometteuse de signes et de gestes capables d’alimenter la confiance en un « début de réconciliation244 ». « 1965 sera encore à Taizé une année de l’Amérique Latine », lisait-on dans le premier numéro de l’année d’Aujourd’hui, paru immédiatement après la fin de la troisième session conciliaire245. De cette session, seule la plume alerte de fr. Robert, « écartelé entre l’espérance et le découragement246 », décrira les contradictions et le suspense avant le vote final sur le De Ecclesia et sur le De œcumenismo247, alors que Schutz « très triste » et « navré » se limitera à chercher « des paroles de paix »

239 Cf. JC, II, 18 octobre 1964, p. 209 : « Ils communiquent Dieu, ils vivent Dieu, et c’est tout. Et cela suffit. On vient à eux parce qu’on y trouve une mise en présence de Dieu ». Cf. aussi des notes en date du 8 octobre 1964, ibid., p. 185 : « Au déjeuner, les frères de Taizé, en aube ou quasi. […] Il est tellement évident que la grâce de Dieu est avec eux ! Il y a un homme-Taizé, une anthropologie-Taizé, très pneumatique ». 240 Cf. encore JC, II, 8 octobre 1964, p. 209 : « Schutz allie à un don mystique un assez extraordinaire sens du concret […]. Il cherche tout de suite à saisir l’appel et à lui apporter une réponse concrète. Beaucoup de jeunes viennent à eux : ils leur apportent d’abord la mise en présence de Dieu et de ses exigences, ensuite non pas des théories, mais la proposition d’engagements simples, immédiats et concrets. Beaucoup de prêtres et de moines, de religieux viennent à eux. Schutz me dit être ainsi le confident de grandes détresses ». 241 Cf. la documentation pour le conseil de la communauté du 23-25 juillet 1964, DT. 242 Cf. ibid. et JF, de mars-17 mai 1964 : « C’est comme s’il y avait une sorte de génération spontanée ». 243 Cf. la documentation du JF de l’été 1963 et encore du 23-25 juillet 1964. 244 Cf. « Un geste œcuménique de Taizé », La Croix, 14 novembre 1965, p. 4. 245 Cf. « Aggiornamento », art. cit. 246 Cf. fr. Robert à la communauté, 6 novembre 1964, DT. 247 Cf. les lettres de fr. Robert à la communauté du 13, 14, 6 et 17 novembre 1964, DT.

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le jour de l’ajournement du vote sur la liberté religieuse248. Peu explicite face à la communauté et peut-être aussi à l’intérieur de lui-même à l’égard de ce qui à Rome l’amenait à méditer sur la première béatitude évangélique249, vers la fin de 1964 fr. Roger semble moins intéressé, comme déjà évoqué, aux vicissitudes des travaux de l’assemblée250, et de plus en plus absorbé par son engagement pour promouvoir la recherche « d’une doctrine sociale de l’œcuménisme251 ». Il voyait là un « puissant levier » à même de rétablir les chrétiens séparés de l’Occident dans la vocation commune de baptisés marqués par le même sceau de l’universel252. Il se dédia aussi à soutenir un nouveau projet de l’« Opération Espérance », à savoir le financement d’une édition espagnole du Nouveau Testament promue par le CELAM sous la responsabilité particulière du CLAF253. Annoncé pour la première fois début novembre 1964, lors d’une conférence de presse très suivie de fr. Roger sur L’œcuménisme et le monde des pauvres254, 248 Cf. CHC, I/2, 20-21 novembre 1964, p. 295, et CDL, II, 19 novembre 1964, p. 332. Sur les événements de la « semaine noire », que Schutz n’évoque que très brièvement dans l’introduction au conseil de la communauté du 2-3 janvier 1965, cf. en particulier L.A. Tagle, « La tempesta di novembre : la settimana nera », in S/V, p. 417-483. 249 « Il suffit que je sois à Rome pour être sensibilisé davantage encore à la première Béatitude, à l’esprit de pauvreté : abandonner tout le superflu, ne pas chercher à se sécuriser, vivre l’aujourd’hui. Cela signifie vivre les petites fidélités, les fidélités toutes humbles, uniquement dans l’aujourd’hui, ce qui du reste permet de vivre les grandes fidélités au jour où elles nous sont demandées ». Cf. fr. Roger à la communauté, 30 octobre 1964. 250 Il est significatif que dans la seule lettre écrite de Rome à la communauté pendant l’automne 1964 « le récit le plus impressionnant » soit celui du voyage à Sotto il Monte le 10 octobre pour rendre visite à la famille de Jean XXIII et visiter sa maison natale ; ce voyage continuera à Brescia où à l’oratoire de la Madone de la Paix, il rencontra le frère de Paul VI, le sénateur Lodovico Montini, le père Bevilacqua, « très remarquable », et Carlo Manziana, autrefois interné à Dachau et depuis peu nommé évêque de Crema ; ce voyage fit repartir Schutz et Thurian « très réconfortés en ce qui concerne Paul VI puisqu’il demeure entouré d’un tel milieu spirituel et humain » ; cf. fr. Roger à la communauté, 30 octobre 1964, et une autre lettre non datée qu’il avait écrite à sa mère à son retour de Sotto il Monte. Sur la visite à la famille et au village natal de Jean XXIII « pour lequel ils ont une vénération », cf. aussi JC, II, 18 octobre 1964, p. 209. Sur le père Bevilacqua, cf. en particulier A. Fappani, Padre Giulio Bevilacqua. Il cardinale-parroco, Brescia, 1979 ; sur Mgr Manziana, cf. l’introduction de C. Ghidelli à C. Manziana, Libertà Evangelica, Brescia, 2011, p. 7-40, et surtout P.L. Ferrari, R. Dasti, V. Cappelli (dir.), Una Chiesa secondo il Concilio. Il ministero episcopale di Carlo Manziana a Crema (1902-1997), Brescia, 2017. 251 Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 77. 252 Cf. ibid., p. 89-90 et 208. Cf. également CHC, 1/2, 18-19 novembre 1964, p. 288, et « À Rome le prieur de Taizé parle dans une Université pontificale », in La Croix, 25 novembre 1964, p. 4 où l’on parle d’une conférence de Schutz, Pour une nouvelle dimension de l’œcuménisme, qui eut lieu au Collège de la Propaganda Fide. 253 Cf. R. Giscard, Un million de nouveaux testaments pour l’Amérique Latine. Collaboration œcuménique pour une nouvelle version espagnole, s. d., 4 p. dact., et Id., Précisions sur les collaborations protestantes (à destination exclusive de quelques autorités protestantes, pour information) confidentiel, s. d., 2 p. dact., ACŒ. 254 Pour le texte, cf. le FHbt 30, 1207, Cf. « L’œcuménisme et le monde des pauvres. Une conférence du frère Roger Schutz, prieur de Taizé », La Croix, 13 novembre 1964, p. 5. « Je crois que depuis le début du Concile c’est la deuxième fois qu’un observateur s’adresse à la

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ce projet, qui se concrétisa au mois d’octobre de l’année suivante255, prit forme une fois de plus à partir d’une requête de Larraín et de certains évêques du CELAM qui voulaient promouvoir une campagne biblique en Amérique Latine pour laquelle ils envisageaient la distribution d’un million d’exemplaires du Nouveau Testament256. « Malgré un budget chargé », le prieur de Taizé perçut immédiatement dans cette requête la possibilité de donner un autre « choc œcuménique » à un continent dont il espérait qu’il puisse à son tour aider le christianisme européen à retrouver « le sens de l’attente de Dieu »257. Poursuivant l’élan de l’« Opération Espérance », Schutz accepta ainsi de prendre en charge la totalité du financement de l’édition pour laquelle le choix tomba finalement sur la nouvelle traduction espagnole de la Bible en préparation à Barcelone chez Herder. Il arriva à lui donner un caractère œcuménique qui au début n’avait pas été prévu par le CELAM. En particulier il demanda que des exemplaires du Nouveau Testament soient distribués aussi aux protestants et que le texte et les notes de la version utilisée soient revus dans une perspective œcuménique par une équipe de révision mixte aussi bien sur le plan de la nationalité que sur celui de la confession : une équipe qui commença à travailler en juillet 1965 et dont la composition fut préparée principalement par fr. Robert et l’auxiliaire d’Asuncion, Santiago Benítez, responsable du CLAF258.

7. Élargissements géographiques L’opération « Un million de Bibles », qui fut très absorbante à divers niveaux, contribua donc à focaliser l’attention de Schutz sur la solidarité œcuménique avec l’Amérique Latine où Taizé continuait à soutenir en même temps plusieurs projets de coopération dans le cadre de l’« Opération Espérance » ; une solidarité qui conduisit le prieur de Taizé, pendant son troisième séjour conciliaire à Rome, à multiplier les conférences et les rendez-vous, dont une interview avec Camara et Larraín pour la télévision française et un dîner avec Michel Debré, ancien premier ministre de De Gaulle, au cours duquel il lui fit rencontrer Santos et Larraín dans l’espoir d’obtenir quelque financement de la part du gouvernement de Paris pour la coopération latino-américaine259. Au cours de l’automne 1964, l’agenda

presse internationale », écrivait Schutz en parlant de la conférence dans une lettre s. d. à sa mère, DT. 255 Cf. Secunda Reunion de la Comisión episcopal del Comité latinoamericano de la fe (CLAF), 1 p. dact., s. d., ACLM 8 et CELAM, Actas n. 3, 5 octobre 1965, ACLM 9. 256 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 octobre 1964. 257 Cf. « L’œcuménisme et le monde des pauvres », art. cit., et la documentation du conseil de la communauté de janvier 1965. 258 Cf. Giscard, Un million de nouveaux testaments pour l’Amérique Latine. 259 Cf. la lettre à sa mère du 17 novembre 1964, DT ; CHC, 1/2, 7-8 octobre, p. 121 ; frère Robert à la communauté, 16 novembre 1964.

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romain des frères de Taizé s’emplit ainsi plus que d’habitude de contacts et de rencontres avec les évêques et les épiscopats d’un hémisphère Sud qui devenait toujours plus clairement la direction privilégiée du dynamisme centrifuge de Taizé : de septembre à novembre 1964 presque toute l’équipe des évêques qui guidait l’aggiornamento conciliaire latino-américain passa par la via del Plebiscito, où les visites d’observateurs et d’experts, comme d’habitude, continuèrent à alterner avec celles de cardinaux et d’hommes de curie tels que Cento, Ottaviani ou le père Boyer, « pauvre épave, dont la figure parcheminée s’amenuise toujours plus »260. Ce qui se préparait au cours de ces mois était un dynamisme tous azimuts, qui se déploiera pleinement dans les années qui suivirent le concile. Dans ce sens, l’invitation de Schutz en septembre 1965 à « regarder l’avenir », en répondant à « des appels pressants venus du monde entier », montrait l’évolution en cours dans une communauté qui, un an auparavant seulement, craignait qu’une réponse positive aux invitations réitérées des États-Unis puisse représenter « une épreuve pour nous un peu traumatisante »261. Il s’agissait d’une évolution qui reflétait le dynamisme d’une communauté qui continuait à croître — « il semble que les frères ne doivent pas être trop nombreux à Taizé », remarquait fr. Roger en septembre 1965 à propos du chiffre d’une communauté qui comptait alors 65 frères262 —, ainsi que l’exigence de chercher de nouvelles directions où orienter l’impatience œcuménique véhiculée par l’expérience conciliaire. À partir de la dernière année de Vatican II, Taizé, tout en continuant à rejoindre les contextes confessionnels européens les plus divers, commença ainsi à se tourner vers des destinations toujours plus éloignées, de l’Amérique Latine à l’Inde en passant par le Moyen Orient. Alors qu’en janvier 1965 fr. Robert, lors de son troisième voyage en Espagne, participa à Madrid à la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, célébrée officiellement pour la première fois par les catholiques et les protestants263, à la même période d’autres frères se rendirent à Beyrouth, où pendant l’été ils prendront en charge pour

260 Cf. la lettre à la communauté du 6 novembre 1964 de fr. Robert, dans laquelle il faisait aussi allusion à la récente visite du card. Ottaviani : « L’événement de ces derniers jours était la venue du Cardinal Ottaviani, à déjeuner. Notre frère était très heureux des entretiens. Personnellement j’ai été frappé par la piété de cet homme, un certain enthousiasme de la foi, une manière authentique de faire sans cesse référence à “notre Seigneur” dans la conversation sans que cela sonne faux. Bien sûr, il est d’un autre âge, d’un autre monde, d’une autre Église peut-être. Mais à qui imputer le fait de l’avoir chargé de telles responsabilités dans l’Église d’aujourd’hui ? ». Sur la visite d’Ottaviani, cf. le récit fait par Camara rapportant un échange avec fr. Roger, CHC, 1/2, 17 novembre 1965, p. 285. 261 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 4 septembre 1964, DT, et la documentation du conseil du 23-25 juillet 1964. 262 Cf. fr. Roger au conseil de la communauté du 4 septembre 1965, et « Taizé fête ses 25 ans », art. cit. 263 Cf. JF, mars 1965, DT et la lettre de fr. Robert à la communauté du 17 février 1965, DT. Sur le troisième voyage de fr. Robert en Espagne, cf. l’interview parue dans La Croix le 8 janvier

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une brève période une paroisse protestante et d’où à Pâques ils rejoindront Jérusalem sur invitation d’André Chouraqui, « un Juif plein de ferveur et très soucieux d’une ouverture vers le christianisme », qui était passé par Taizé fin 1963264. Quelques semaines plus tard, la Hongrie, cherchant péniblement à sortir de l’étau de la répression à la suite des soulèvements de 1956, fut la destination d’un premier voyage à l’Est du frère allemand Rudolf Stöckl, pasteur luthérien de Hambourg, arrivé à Taizé fin 1962. En mars 1965, fr. Rudolf visita le monastère bénédictin de Pannonhalma avec un moine de Chevetogne, pour passer ensuite quelques jours à Budapest ; là il découvrit une vie chrétienne « authentique et dense » et il noua des amitiés avec des groupes de jeunes qui se réunissaient clandestinement dans des maisons pour des moments de prière commune et parmi lesquels circulaient les traductions hongroises de certains écrits de Schutz265. Au cours de ces mois, la communauté commença également à évaluer plus concrètement les propositions et les invitations à aller plus loin ; ce qui dessinait les contours de cette géographie ecclésiale hétérogène dans laquelle désormais Taizé se mouvait à partir des réseaux de contacts bâtis pendant la première moitié des années 60. Outre-Atlantique, pendant l’hiver, une longue tournée permit à fr. Frank van het Hof, hollandais d’Utrecht arrivé à Taizé en 1960 après des études en langues classiques, de reprendre les divers contacts nord-américains de la communauté, préparant ainsi le chemin à la constitution d’une première fraternité aux États-Unis, où le thème de l’œcuménisme spirituel, « très nouveau pour l’Amérique », trouva de manière inattendue écho dans une jeunesse « de plus en plus révoltée contre les institutions de l’Église »266. Après une première expérience estivale au centre de retraite de Pine Mountain, dans le New Hampshire, proposée par Douglas Horton, des frères s’installèrent ainsi fin septembre 1965 dans la ville universitaire de Madison267. « Toujours en suspens », depuis 1963, mais jamais concrétisée à cause de la difficulté due aux distances, l’hypothèse d’une fraternité en Amérique Latine se présenta elle aussi encore une fois au cours de l’été 1965, suite à une requête venant de Santiago, où l’on demandait la collaboration du frère suisse Bruno Tœdli, qui venait de terminer des études d’économie à Lyon, pour la réalisation d’une

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1965, « L’Espagne à l’heure du Concile. L’Espagnol qui découvre l’œcuménisme devient un ouvrier passionné de l’unité ». Cf. le JF de mars et de l’été 1965, DT et celui du 15 octobre-Noël 1963. Cf. encore JF, mars 1965. Je renvoie aussi en particulier aux témoignages de fr. Rudolf (Taizé, 30 juillet 2010 ; Rome, 31 mars 2012 et 6 avril 2013). Cf. également le long texte dact. de Mgr Asztrik Várszegi, Az ökumenizmus ügye Pannonhalmán (1958-1969), DT, sur l’histoire des rapports de Taizé avec le monastère bénédictin de Pannonhalma, et le témoignage de Várszegi lui-même (Rome, 25 avril 2012). Pour quelques informations sur la situation en Hongrie dans les années 60, cf. B. Fowkes, L’Europa orientale dal 1945 al 1970, Bologna, 2004, p. 111 sqq. (éd. or. New York, 2000). Sur le monastère de Pannonhalma, cf. A. Somorjai, J. Pál (dir.), Mille anni di storia dell’arciabbazia di Pannonhalma, Roma-Pannonhalma, 1997. Cf. JF, mars 1965. Cf. les notes du conseil de la communauté du 2-3 janvier 1965 et du 4 septembre suivant.

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enquête sociologique268. Au mois de septembre 1965, la communauté reçut aussi l’invitation à commencer une présence en Inde de la part de Lesslie Newbigin, nommé depuis peu évêque de l’Église de l’Inde du Sud à Madras, ancien secrétaire du Conseil International des Missions et ancien secrétaire général adjoint du Conseil œcuménique des Églises269. En même temps, des frères partirent pour le Niger, sur invitation du premier évêque de Niamey, le rédemptoriste Hippolyte Berlier ; après la longue expérience algérienne, qui se conclut en 1962, et après le début, en 1959, d’une présence à Abjdjan, il s’agissait désormais de la troisième fraternité de Taizé sur le continent africain270.

8. « Où allons-nous ?271 » Nombreuse, dynamique, hétérogène de par les provenances géographiques et les appartenances confessionnelles des frères : ainsi se présentait la communauté de Taizé à tous ceux qui vinrent l’entourer fin août 1965 pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de l’arrivée de Schutz dans le village bourguignon, et pour inaugurer le centre et la petite chapelle orthodoxe adjacente à la crypte de l’église de la Réconciliation272. « Lieu de prière et de contemplation où l’on ne se paie pas de mots », Taizé continuait aux yeux d’un observateur sympathisant comme Henri Fesquet, à apporter à la cause de l’unité quelque chose de plus et de différent par rapport à la multiplicité de rencontres et de colloques interconfessionnels où les vœux pieux risquaient « de prendre le pas sur l’urgence des réformes » et où se refroidissait l’élan œcuménique de nombreux chrétiens ordinaires : la force d’un signe anticipateur et surtout la « souffrance dans sa propre chair de l’écartèlement des Églises »273. C’est ce que le chroniqueur religieux du journal Le Monde écrivait au lendemain du grand marathon liturgique qui, les 28-29 août, vit confluer à Taizé une foule bariolée de jeunes ainsi qu’une centaine d’ecclésiastiques et dignitaires

268 Cf. la documentation du conseil de la communauté du 28 juillet au 4 aout 1963, et du 4 septembre 1965. 269 Cf. le JF de l’été 1965 ainsi que la documentation du conseil de la communauté du 4 septembre 1965. Sur la figure et le rôle de Lesslie Newbigin dans le mouvement œcuménique, cf. G. Wainwright, Lesslie Newbigin : a Theological Life, Oxford, 2000. 270 Ibid. Sur Berlier, cf. A. Berthelot, Hippolyte Berlier, rédemptoriste ; premier évèque du Niger en terre d’Islam, Paris, 2011. 271 Cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1965, DT. 272 Cf. J.M. Chappuis, « Taizé, 25 ans de communauté », Réforme, 14 août 1965, p. 1 et 16 ; « Taizé : vingt-cinq ans ! », La Vie Protestante, 27 août 1965, p. 1et 4 ; M. Villain, « Taizé, les semailles et la moisson », Le Figaro, 28 août 1965, p. 5 ; F. Bernard, « Un anniversaire dans la joie de la rencontre », La Croix, 31 août 1965, p. 3 ; « Taizé “une extraordinaire leçon de coexistence chrétienne” », SŒPI, 9 septembre 1965, p. 3. 273 Cf. H. Fesquet, « Le vingt-cinquième anniversaire de Taizé a été une leçon de coexistence chrétienne. Une chapelle et un centre orthodoxes ont été inaugurés », Le Monde, 31 août 1965, p. 3.

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des différentes Églises. Parmi ceux-ci : les deux archevêques exarques des patriarcats de Constantinople et de Moscou pour l’Europe occidentale —  les métropolites Meletios et Anthony —, l’archimandrite Damaskinos, responsable du nouveau metochion patriarcal de Taizé, Emilianos Timiadis, les évêques russes à Bruxelles et Paris — Basile et Alexis —, Lesslie Newbigin, les pasteurs Nicolas et Gaillard, secrétaires de la FPF et du Conseil national de l’ERF, l’archevêque de Rouen, Martin, récemment nommé cardinal, l’évêque d’Autun et Mgr Rodhain, les abbés de Sainte Marie de la Pierre qui Vire, de Cîteaux, des Dombes, le prieur de Boquen, le provincial franciscain de Lyon, Maurice Villain et Henri de Lubac274. Il s’agissait d’« une véritable assemblée œcuménique » à laquelle se joignirent virtuellement Paul VI, les cardinaux Bea et Ottaviani, Marc Boegner et Visser ’t Hooft, Michael Ramsey et Kurt Scharf, Athénagoras et l’archevêque luthérien d’Uppsala, Ultgren, dont les messages furent lus aux vêpres orientales, l’après-midi du 29 août275. Celles-ci clôturèrent la « symphonie cultuelle » commencée la veille au soir avec l’office de la communauté suivi de la bénédiction de la chapelle orthodoxe, puis de l’office de nuit à la lueur des bougies, de l’eucharistie catholique dans l’église du village, de la sainte cène et encore de l’eucharistie orthodoxe concélébrée en français, grec et slavon dans l’église de la Réconciliation276 : une sorte de longue liturgie ininterrompue qui souligna par ailleurs aussi la réalité de la persistance des séparations, difficilement compréhensibles par cette foule de jeunes de diverses nationalités qui depuis lors s’imposera visiblement comme présence essentielle sur la colline bourguignonne. L’afflux de jeunes sur la colline, qui s’était accru massivement pendant les années de Vatican II, sous le double effet de la forte résonance donnée par le concile à l’expérience de Taizé et de l’attrait suscité par l’église de la Réconci­ liation elle-même, devenue rapidement le but d’un pèlerinage œcuménique inédit277, allait s’avérer en effet, en ce milieu des années 60, un élément important d’accélération de l’évolution en cours au sein de la communauté. Si, en juillet 1963, fr. Roger se demandait encore dans certaines pages de son journal « où et à quoi nous conduit cette hospitalité », dans laquelle il voyait surtout l’occasion de concrétiser la réflexion communautaire sur le thème de la pauvreté278, l’été 274 Cf. ibid, et « Taizé fête ses 25 ans », art. cit. 275 Ibid. 276 Cf. Bernard, « Un anniversaire dans la joie de la rencontre », art. cit. 277 Entre l’été 1962 et l’été 1963, un an après l’inauguration de l’église de la Réconciliation, le nombre de visiteurs à Taizé tripla atteignant les 2000-2500 personnes en juin et juillet ; cf. JF, 15 juillet-15 septembre 1963. Accompagnés par le coadjuteur de Lyon, Mgr Villot, en avril 1964, neuf cents étudiants lyonnais se rendirent à pied de Tournus à Taizé en pèlerinage œcuménique à l’église de la Réconciliation, où pour la première fois, après avoir obtenu toutes les autorisations nécessaires de Rome, put être célébrée l’eucharistie catholique ; cf. JF, mars-mai 1964. 278 Cf. les notes du 19 juillet 1963 dans le cahier personnel de cette année, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 208. « Il faut travailler — remarquait Schutz au conseil de la communauté de fin juillet, à propos de la nécessité de faire face financièrement

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de l’année suivante, il percevait déjà, dans la réponse aux croissantes demandes d’accueil, la note dominante de la vie commune279. « D’abord et avant tout lieu de retraite, puis lieu de quelques rencontres », Taizé devenait en fait un « lieu de pèlerinage où les rencontres ne font que se multiplier », destination d’une « masse de baptisés » où s’atténuait de plus en plus la présence de l’élite œcuméniquement sensible qui jusqu’au début des années 60 fréquentait le village bourguignon280. C’était une diversité humaine constituée de chrétiens de milieux et de courants souvent aux antipodes les uns des autres, dont les jeunes étaient la composante largement prédominante : seuls ou en groupe, en retraite ou participant à ces laboratoires de sensibilisation à un œcuménisme vécu et projeté « sur le demain des hommes » que voulaient devenir les « communautés de travail » organisées par la communauté281. « Aucun jour ne se passe sans un dialogue avec la jeune génération », remarquait fr. Roger pendant l’été 1965, en commentant l’affluence sur la colline de Taizé d’un univers de jeunes hétérogène et inquiet, méfiant envers « l’abstraction d’un œcuménisme qui ne serait qu’une idée de plus, une idéologie » ; des jeunes qui de plus en plus nombreux rejoignaient une communauté reconnue d’une certaine façon comme porteuse d’un espoir commun282. L’afflux croissant à Taizé de cette génération impatiente d’avoir quelque « gage » tangible du rapprochement des dernières années n’était évidemment pas sans répercussions sur la vie commune de la communauté. « Loin de nous protéger, de nous mettre à l’abri du flux et du reflux, de vivre pour nous-mêmes », lisait-on dans les pages du numéro d’Aujourd’hui de septembre 1965, « nous […] venons à donner priorité à la vocation pastorale des frères qui vivent en ce lieu283 ». Il s’agissait d’une priorité qui allait redimensionner le poids d’une recherche et d’une réflexion explicite sur le thème de l’unité, et qui semblait être le résultat, d’un côté, de la déception latente de Schutz face aux aboutissements de l’euphorie œcuménique convergente dont il avait souhaité des résultats différents, et, d’un autre côté, de sa capacité à saisir l’intensité de

aux nouvelles exigences de l’accueil — et, comme nous ne voulons pas accepter de dons pour nous-mêmes, travailler beaucoup. C’est une question que de gagner, de trouver de l’argent par notre travail. Depuis 15 jours les jeunes frères prient jusqu’au 31 pour que nous puissions payer une note considérable qui traîne maintenant depuis des mois ». 279 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté des 23-25 juillet 1964. 280 Cf. ibid. et l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté des 28 juillet- 4 août 1963. 281 Cf. « Taizé fête ses 25 ans », art. cit., et « Communautés de travail à Taizé, été 1965 », Aujourd’hui, (septembre 1965), p. 2 ; « le fait de la vie commune, rythmée par les offices quotidiens à Taizé, animée par l’étude et la réflexion par groupes, soudée par le travail manuel à mi-temps, s’est révélé l’élément essentiel de cette expérience : facteur de sensibilisation, pédagogie de l’œcuménisme vécu et pas seulement perçu intellectuellement ». En 1965 les thèmes des sessions d’étude organisées pour les « communautés de travail » furent les Problèmes de l’Église d’aujourd’hui, avec une référence particulière à la situation œcuménique, et la Situation présente du monde, problèmes de coopération. 282 Cf. Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 39, et « Taizé fête ses 25 ans », art. cit. 283 Cf. « Taizé fête ses 25 ans », art. cit.

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la fracture générationnelle en germe. La communauté qui, en septembre 1965, recommençait à suivre depuis Taizé le vertigineux enchainement de débats et de votes de l’assemblée conciliaire, se trouvait donc à la veille d’une phase délicate de changement ; elle s’interrogeait non seulement sur les modalités et sur le niveau jusqu’auquel pourrait la pousser son aggiornamento interne sans compromettre des continuités essentielles284, mais aussi sur la réponse à donner à ces jeunes catholiques qui commençaient à l’interpeller quant à la possibilité d’une forme d’intégration285. À ce stade, elle semblait prendre ainsi quelques distances par rapport à l’avancement des travaux d’une assemblée désormais réduite presque uniquement à voter, ce qui reflétait la baisse d’implication de fr. Roger qui transparaissait dans la raréfaction même de sa correspondance de Rome. Alors que Thurian continuait à suivre avec une certaine participation la dernière étape des schémas aboutissant bientôt à leur stade final286, Schutz apparaissait en effet déjà totalement projeté vers les scénarios incertains de l’après-concile ; il était surtout préoccupé de voir se cristalliser la forte polarisation interne de l’assemblée ainsi que des retombées qu’elle pourrait provoquer sur le terrain œcuménique. Son aversion innée pour les situations conflictuelles, ainsi que sa perception de l’opposition croissante entre un catholicisme plus traditionnel exposé au risque d’un « statisme » et un catholicisme prêt en revanche à « tout remettre en question jusqu’aux fondements eux-mêmes », furent notamment à l’origine du Message à deux catholiques en opposition que fr. Roger écrivit la veille de partir pour le quatrième et dernier rendez-vous conciliaire à Rome : un fort appel à l’unité où, creusant le sillon des réflexions déjà développées dans Dynamique du provisoire, il insistait surtout sur « la vocation fondamentale à l’unité » de l’Église catholique, nécessaire « pour préparer ensemble la communauté fraternelle, l’unité visible et institutionnelle de tous les chrétiens, seul terrain sur lequel pourra s’implanter l’unité fraternelle des non-baptisés »287.

284 « Vatican II est le Concile de la collégialité, par rapport à Vatican I. Est-ce que nous tenons assez compte de cela dans notre propre vie ? C’était la question qu’un frère posait et souhaitait voir poser au Conseil. Faut-il imaginer autour du Prieur un Conseil restreint de frères, un micro-sénat selon l’expression de ce frère ? […] Il serait bon de nous poser la question et d’y répondre par écrit […] : la Règle elle-même aurait-elle besoin d’un aggiornamento ? » ; cf. encore les notes du conseil de la communauté du 2-3 janvier 1965. 285 Cf. en particulier l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 4 septembre 1965. 286 Congar fait en particulier référence à un « papier de Thurian très bref » pour « amender » en un sens œcuménique le texte sur les missions qui était réticent sur l’élan qu’un œcuménisme vécu pouvait apporter à l’activité d’évangélisation — « papier » utilisé par Congar pour préparer un texte d’intervention qu’aucun évêque n’accepta d’ailleurs de prononcer ; cf. JC, II, 30 septembre, 2 et 8 octobre 1965, p. 413, 418 et 427. 287 Cf. « Message à deux catholiques en opposition » du 8 septembre 1965, publié dans La Croix du lendemain, p. 3, in La Documentation catholique du 3 octobre, col. 1725-1727, et dans Aujourd’hui, (novembre 1965) p. 8.

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La tension vers un œcuménisme plus universel et, avec elle, la recherche d’un langage commun des chrétiens pour rejoindre les hommes contemporains —  croyants, agnostiques ou athées —, demeure en effet le souci principal de Schutz aussi au cours des dernières semaines frénétiques de Vatican II : semaines qui furent chargées comme d’habitude de visites, conférences et rencontres au cours desquelles « le grand combat » pour maintenir la sérénité et la liberté intérieure continua d’être soutenu par le réconfort d’amitiés anciennes et nouvelles288. Demeurait dominante celle qui le liait aux responsables de l’épiscopat latino-américain qui, lors de la pause des travaux, début novembre, se rendirent quelques jours à Taizé pour rencontrer la communauté en même temps qu’une soixantaine d’étudiants du continent289 ; c’est avec eux aussi que le 16 novembre 1965, lors d’une conférence dans une salle comble de Radio Vatican, sera officiellement lancée l’édition d’un million d’exemplaires du Nouveau Testament en traduction œcuménique290. Mais dans cette dernière étape de l’expérience conciliaire des frères de Taizé « les signes d’amitié les plus significatifs » et inattendus furent sans aucun doute ceux de Paul VI lui-même qui, le matin de la clôture solennelle du concile, place Saint Pierre, sortit du protocole pour saluer Schutz et Thurian, reçus ensuite en audience quelques jours plus tard291 : une audience dans laquelle put cette fois « s’instaurer un dialogue qui atteignait les profondeurs », notamment

288 Cf. la lettre de fr. Roger à la communauté de Noël 1965, DT. Parmi les conférences, je signale notamment celle aux évêques français du 11 octobre 1965, cf. à ce propos la lettre de la veille à fr. Michel, DT ; celle à la Domus Mariae du 30 novembre sur « Taizé et l’attente de l’unité visible », cf. Beozzo, A ingreja do Brazil no Concilio Vaticano II, op. cit., p. 217 ; celle aux évêques brésiliens du 9 décembre, cf. H. Fesquet, « Une conférence du Prieur de Taizé chez les évêques brésiliens », Le Monde, 10 décembre 1965. 289 Sur la visite à Taizé de plus d’une vingtaine d’évêques latino-américains guidés par Silva Henriquez et par Larrain, cf. en particulier « Un cardinal et vingt évêques d’Amérique Latine à Taizé », Aujourd’hui (novembre 1965) p. 7. Cf. aussi « Les évêques d’Amérique Latine à Taizé » La Croix, 2 novembre 1965, p. 4 ; « La communauté protestante de Taizé reçoit les évêques d’Amérique Latine », SŒPI, 4 novembre 1965, p. 8 ; « Vingt évêques catholiques et soixante étudiants d’Amérique Latine se sont réunis à Taizé », Le Monde, 5 novembre 1965, p. 4. 290 Cf. « Un geste œcuménique à Taizé », La Croix, 14 novembre 1965, p. 4, et « Un million de nouveaux testaments pour l’Amérique Latine », ibid., 18 novembre 1965, p. 1. Cf aussi les témoignages d’Edelby sur « l’émouvante conversation […] pour que la vague de l’œcuménisme ne retombe pas », du 16 novembre, DE, 332, et de Camara, CHC, 1/3, p. 254. 291 « À plusieurs reprises, il nous a fait dire ou il nous a dit lui-même qu’il désirait nous rencontrer […] Ce fut […] le cas lorsque, un dimanche après-midi, sortant de Saint Pierre, nous avons été pris, à l’improviste, dans le cortège des voitures du Pape. Nous n’avons pas été chassés du cortège alors que toutes les autres voitures l’étaient, nous avons traversé Rome à grande allure, brûlant tous les feux rouges, et nous nous sommes retrouvés, assis en face du Pape, dans l’église qu’il inaugurait. À la fin de la cérémonie, il s’est arrêté vers nous et nous a redit son désir de nous voir. Lors de la dernière session publique, contre tout protocole, il est sorti du cortège quand il nous a vus, Max et moi, il est venu nous prendre la main, selon son habitude, et nous a remerciés ». Cf fr. Roger à la communauté, Noël 1965. Sur la rencontre et la salutation de Paul VI dans une paroisse romaine le 21 novembre 1965, cf. aussi CDL, II, 22

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sur ce « sens du provisoire » constitutif de la vocation de Taizé et élément essentiel de tout dialogue œcuménique authentique292. Riches de contacts, de projets293 et de marques d’amitié et de sympathie de la part des milieux et des hôtes les plus divers, qui continuèrent à se succéder dans l’appartement de la via del Plebiscito294, les dernières semaines de Vatican II furent d’ailleurs pour fr. Roger surtout celles du frénétique travail final sur la nouvelle rédaction du schéma XIII et du commencement officiel d’un dialogue de l’Église catholique avec le monde295 : « un acte modeste et provisoire qui se trouve déjà dépassé, à peine a-t-il été posé » — remarquera-t-il quelques mois plus tard, en commentant avec Thurian la signification de Gaudium et spes —, mais qui représentait néanmoins un fait d’« une grande portée » dans la mesure où il exprimait la conscience que prenait l’Église catholique de ne pas pouvoir se suffire à elle-même, sans risquer de « s’asphyxier, même dans un édifice largement œcuménique »296. « Pour remarquables que soient les textes conciliaires sur la Révélation, l’Église, la Liturgie ou l’Œcuménisme » et malgré leur importance pour le chemin œcuménique, c’était surtout dans la réévaluation de l’histoire des hommes et dans la thématisation des problèmes novembre 1965, p. 466 ; sur la salutation le jour de la célébration finale du 8 décembre 1965, cf. aussi JC, II, 8 décembre 1965, p. 514. 292 « Comme il me l’avait fait écrire avant la session, comme il me l’avait dit déjà une fois, le pape m’a redit qu’il avait lu Dynamique du provisoire et que ce livre était toujours sur sa table. […] Dans le dialogue avec le pape, il a été question entre autres du provisoire des institutions. Je lui ai exprimé ce qui était comme un leitmotiv des dernières semaines. Si Taizé perdait le sens du provisoire et s’instituait à son tour pour durer, nous deviendrions incapables de dialogue, nous renierions notre vocation œcuménique, qui est de nous tenir dans l’attente contemplative de Dieu, dans la vénération du mystère de l’Église, dans l’attente de l’unité. En vue du dialogue œcuménique, il est essentiel de ne pas perdre le sens du provisoire, sinon la tentation de s’installer pour durer viendrait contredire un jour notre attente » ; cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1965. 293 Je signale en particulier l’idée ébauchée avec Camara de promouvoir la constitution d’un « Secretariado para a expansão da Justiça e do desenvolvimento no Mundo », la promesse à l’évêque du nord-est brésilien de le soutenir dans la proposition que la première assemblée spéciale du Synode des évêques soit consacrée à l’examen des responsabilités de l’Église face aux problèmes du développement — cf. CHC, I/3, 5-6 octobre 1965, p. 88 — et l’idée partagée avec le card. König d’une rencontre d’agnostiques à Taizé, pour cela cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1965. 294 Cf. encore la lettre à la communauté de Noël 1965, dans laquelle fr. Roger parlait en particulier des visites d’Ottaviani — « qui […] a prié et chanté l’office avec nous » —, de Bea — « comme toujours […] ouvert à tout ce qu’on lui dit » —, de Maximos IV, Carlo Colombo, Florit, Pellegrino — « qui deviendra certainement l’une des têtes de l’épiscopat européen » —, de Visser ’t Hooft de passage à Rome et des observateurs américains « qui nous ont à nouveau frappés par leur générosité et leur ouverture ». 295 Sur le travail final sur la constitution pastorale de l’Église dans le monde contemporain, cf. G. Turbanti, Un concilio per il mondo moderno. La redazione della costituzione pastorale « Gaudium et spes » del Vatican II, Bologna, 2000, p. 615 sqq. 296 Cf. R. Schutz, M. Thurian, « La Chiesa per il Mondo », in La Chiesa nel mondo di oggi. Studi e commenti intorno alla Costituzione pastorale « Gaudium et spes », ouvrage collectif dirigé par G. Barauna, Firenze, 1966, p. 600-604.

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cruciaux de la réalité et du témoignage chrétien opérés par Gaudium et spes qu’il fallait trouver, selon Schutz, la principale réponse de Vatican II à l’urgence de « ce grand dialogue universel voulu par Jean XXIII » ; un dialogue à peine ébauché mais dont on pouvait aussi attendre d’après fr. Roger un élan décisif à l’œcuménisme entre baptisés297. L’approbation officielle par l’assemblée conciliaire de cette « première étape dans le dialogue de l’Église avec le monde » et la redécouverte d’un langage biblique commun visant à exposer le fondement même de sa foi à travers Dei verbum, qui avait précédé ce début de dialogue, furent pour fr. Roger les résultats fondamentaux de la dernière session de Vatican II298 ; un concile dont il n’hésite pas à souligner la portée et la signification historique, mais par rapport auquel il ne cache pas à la communauté aussi quelque déception quant à ses aboutissements. « Le concile a réglé un vieux contentieux », écrivait-il aux frères, à chaud, peu avant Noël 1965 ; « il a en particulier mis fin à la Contre-réforme, grâce à la constitution De Revelatione », et pourtant, ajoutait-il, « on aurait pu attendre davantage », surtout sur le terrain du dialogue avec l’humanité contemporaine et sur celui de la confrontation avec les grands problèmes d’une civilisation universelle en gestation299. Une cinquième session aurait été pour cette raison nécessaire, mais avec la quatrième période le concile avait atteint « les limites humaines300 ». « Il n’était pas possible d’aller plus loin, il fallait terminer : on peut […] espérer un nouveau concile dans une dizaine d’années » — remarquait alors fr. Roger — car, « lorsque l’on est autour d’un sommet, les tensions sont fortes et on ne peut pas y demeurer trop longtemps »301.

297 « En effet, si l’Église catholique s’ouvre le plus qu’il est possible à l’attente de tous les hommes, à combien plus forte raison peut-elle s’ouvrir aux exigences de tous les chrétiens qui ne sont pas en communion totale avec elle » ; cf. ibid. 298 Cf. l’introduction de Schutz et Thurian dans La Parole vivante au Concile, op. cit. Sur le sens de Dei Verbum et son affirmation de la centralité et de la souveraineté de la parole de Dieu, cf. aussi l’interview de Thurian donnée au Monde dans la rubrique Libres opinions, le 15 novembre 1965, le lendemain du vote et de l’approbation du schéma le 29 octobre 1965, dont de nombreux passages sont rapportés par Wenger, Vatican II. Chronique de la quatrième session, op. cit., p. 355-356, et par Fesquet, Le journal du Concile, op. cit., p. 1023-1026. Pour le texte complet de l’intervention de Thurian, cf. Verbum Caro, 19/4(1965), p. 6-10. Pour un plus ample commentaire de Dei Verbum, cf. aussi R. Schutz, M. Thurian « La Révélation dans le chapitre Ier de la Constitution », in B.-D. Dupuy (dir.), La Révélation divine, t. II, Constitution dogmatique Dei Verbum, Paris, 1968, p. 448-460. 299 Cf. fr. Roger à la communauté, Noël 1965. 300 Ibid. 301 Ibid.

chapitre V III 

En quête d’une nouvelle « création commune » (1966-1970)

1. Entre désillusion et « folle espérance » « Qui sommes-nous ? Une communauté petite et […] une communauté très fragile, sollicitée par des tâches qui nous dépassent ; une communauté suspendue à une folle espérance, celle de la réconciliation des baptisés et par elle de la réconciliation des hommes entre eux » : c’est ainsi que fr. Roger ouvrait en septembre 1966 un des conseils les plus délicats de l’histoire de la communauté de Taizé, vers laquelle on se tournait désormais de toutes parts presque comme vers un « magasin de réponses »1. Aux yeux de Schutz, Taizé se trouvait en effet, au lendemain du concile Vatican II, dans une situation à certains égards paradoxale : plus la communauté lui apparaissait comme « un accumulé de faiblesses personnelles », capable cependant de persévérer car « constamment visitée par Dieu », plus en revanche, à l’extérieur, elle était considérée comme une avant-garde œcuménique, un modèle de renouveau de la vie religieuse, une source d’inspiration unique pour inventer ou réinventer un monachisme dans le monde contemporain2. Si, en mars 1966, même le Grand Mufti de Tunisie, Mohamed Fadhel Ben Achour, se rendit sur la colline bourguignonne lors d’une visite en France pour connaître des lieux de spiritualité adaptés aux hommes contemporains, indubitablement Taizé représentait, au milieu des années 60, une référence surtout pour de nombreuses communautés religieuses catholiques3. Les jeunes étaient de plus en plus nombreux à y faire des séjours et des visites : en avril 1966, environ un millier d’étudiants lyonnais firent à nouveau un pèlerinage sur la colline, comme ils l’avaient fait deux années plus tôt accompagnés par celui qui était alors auxiliaire de Lyon, Mgr Villot4. Depuis le milieu des années 60, Taizé devint également une destination privilégiée pour toute une 1 Cf. l’Introduction di Schutz au conseil de la communauté du 15 au 18 septembre 1966, DT. 2 Cf. ibid. et D. Hervieu-Léger, « Reconquête, œcuménisme, art de vivre : une lecture sociologique des mutations de l’utopie monastique entre 19e et 21e siècle », in Sœur Évangéline (dir.), Protestantisme et vie monastique, op. cit., p. 101-114. Sur l’attrait et l’influence exercés par Taizé dans une partie significative du monde monastique catholique dans les années 60/70, cf. aussi Id., Le temps des moines, op. cit. p. 339 sqq. 3 Cf. Schutz à la communauté, 22 février 1966, DT. 4 Ibid. Sur Jean-Marie Villot, coadjuteur et depuis 1965 archevêque de Lyon, ensuite, depuis 1967, préfet de la Congrégation pour le clergé et depuis 1969, secrétaire d’État, cf. Ch. Dickès, « Villot Jean-Marie », in Id. (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, 2013, p. 1010-1013.

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génération de religieux en quête de nouvelles formes et de nouveaux styles de vie commune et liturgique. Parmi les premiers à se rendre à Taizé pour chercher une inspiration en vue d’un nouveau monachisme œcuménique ouvert au monde, il y eut, entre autres en 1965, Bernard Besret, âgé de trente ans, prieur inquiet et charismatique du monastère cistercien de Boquen, en Bretagne, qui prit aussitôt la communauté bourguignonne comme modèle d’un style de vie commune plus simple et plus fraternel5. Responsable d’une petite communauté, reliée directement par un statut spécial à l’abbé général de l’ordre, ce qui lui conférait une large autonomie, le jeune prieur, brillant ancien étudiant de l’athénée pontifical Saint-Anselme et conseiller personnel de l’évêque d’Arras, Gérard Huygue, au sein de la commission conciliaire pour la vie religieuse, transformera en quelques années le monastère breton en un laboratoire audacieux de renouveau monastique et liturgique, toujours plus ouvert aux attentes sociales et ecclésiales d’une génération inquiète de chrétiens en recherche6. Les franciscains, présents sur la colline depuis avril 1964 par une petite fraternité7, choisirent de manière significative Taizé comme lieu d’une rencontre qui, en mars 1966, réunit les provinciaux de langues française et allemande pour un échange sur l’aggiornamento de leur ordre à la lumière des acquis conciliaires8 ; trois mois plus tard, le même choix fut fait par une centaine de religieux de diverses congrégations bénédictines qui se réunirent dans le village bourguignon en vue d’une réflexion commune sur le renouveau nécessaire de la liturgie monastique. Invité en septembre 1966 à participer à un chapitre dominicain à Paris, fr. Roger avait en outre animé à Taizé deux mois plus tôt, en juillet, une rencontre sur la vocation à la vie contemplative dans le monde contemporain avec le père Voillaume et avec l’évêque Charles de Provenchères, qui depuis leurs débuts était ami et protecteur des fraternités de Charles de Foucauld. À cette réunion prirent part une centaine de représentants de toutes les familles se référant à cette spiritualité. Ce fut l’occasion pour Schutz de souligner la profonde affinité entre les deux familles spirituelles et, pour les religieux et les religieuses de Charles de Foucauld, d’apprécier le « silence religieux » de Taizé et chez les frères leur grande discrétion et leur attention à autrui9. « Cette si grande similitude entre beaucoup d’eux 5 Cf. Y. Tranvouez, « Géographie de la gauche catholique », in Pelletier, Schlegel (dir.), À la gauche du Christ, op. cit., p. 483-510. 6 Cf. Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 146 sqq., et surtout B. Lebel, Boquen entre utopie et révolution (1965-1976), Rennes, 2015. 7 À partir de 1966, les membres de cette petite fraternité participeront à la liturgie dans le chœur avec les frères et non plus parmi les fidèles, comme précédemment ; cf. fr. Roger à la communauté, 31 mars 1966, DT. 8 Cf. ibid. et J.-F. Motte, « À Taizé. Les provinciaux franciscains de langue française et germanique réunis en Congrès », La Croix, 3 avril 1966. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 9 août 1966, DT. 9 Cf. une lettre de Petite sœur Magdeleine de fin juillet 1966 sur la rencontre des 23-24 de ce mois, APS.

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et la famille du Frère Charles — écrivit à ce propos une Petite sœur le 28 juillet — est une source d’espérance que, par Jésus, tout est possible10 ». En novembre, Petite sœur Magdeleine se rendra ensuite à Taizé pour voir où pourraient s’installer quelques sœurs dès le printemps de l’année suivante11 : temporairement celles-ci contribueront à accroître le nombre des religieux et religieuses catholiques sur la colline. Cette présence s’était déjà renforcée, depuis Pentecôte 1966, par l’arrivée à Taizé des premières sœurs de Saint André, congrégation belge de spiritualité ignatienne qui, depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, collabore avec la communauté à l’accueil des jeunes. En visite à Taizé en 1965, la supérieure générale et son assistante avaient bien saisi que leur participation au dynamisme de la communauté bourguignonne serait une chance pour leur congrégation12. Source d’inspiration pour de nombreuses communautés catholiques engagées dans un effort de renouveau de la vie religieuse, Taizé, au lendemain du concile, continuait aussi à exercer un fort attrait sur beaucoup de vocations à orientation œcuménique ; la croissance numérique de la communauté qui avait été constante pendant les années du concile, se poursuivit ainsi au lendemain de sa clôture ; l’optimisme œcuménique du moment laissa espérer à plusieurs jeunes catholiques la possibilité d’une intégration rapide dans une expérience communautaire à nulle autre pareille. Dans une enquête sur les Protestants en recherche, menée par le rédacteur des Informations catholiques internationales, Aimé Savard, à la veille de l’assemblée générale de la FPF prévue à Colmar en octobre 1966, Taizé — communauté de 75 membres, dont 18 novices — était présentée comme une sorte de « microcosme de l’oikuméné, un peu comme la Suisse est le prototype de l’Europe13 » ; le même nombre sera indiqué par Schutz, en janvier 1967, lors d’une rencontre à Genève avec les responsables du Conseil œcuménique des Églises14. Au-delà des perceptions qu’on pouvait avoir d’elle à l’extérieur et au-delà du rythme constant de sa croissance, la communauté, au lendemain du concile, se trouvait par ailleurs au début d’une phase de transition qui n’était pas sans douleur. Celle-ci était évidemment liée au passage de l’euphorie œcuménique des premières années 60 aux impatiences d’une nouvelle génération de « tard-venus » dans l’œcuménisme, qui supportait difficilement

10 Cf. en particulier une lettre du 28 juillet 1966 de Petite sœur Annie, APS. 11 Cf. fr. Roger à la communauté, 21 novembre 1966 et 1er mars 1967, DT. Les Petites sœurs s’installeront pour quelques mois dans une baraque mise à disposition par l’Aktion Sühnezeichen et déjà utilisée par des volontaires qui avaient construit une église à Dachau. 12 Cf. quelques notes note dact., s. d., de fr. Charles-Eugène, DT, et « Des religieuses à Taizé », Aujourd’hui, 15 (juillet 1966), p. 7. Cf. aussi Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 304-306. 13 Cf. A. Savard, « Avant l’Assemblée de Colmar. Protestants en recherche », Le dossier de la quinzaine, 275, 1er novembre 1966, p. 17-27. Sur l’assemblée de Colmar, cf. Terme, Mutations et crises dans l’Église réformée de France, op. cit., p. 53-54. 14 Cf. Notes on a meeting held in Geneva on 9 January, 1967, between representatives of the Taizé community and of the WCC staff, 4 p. dact., ACŒ.

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les ralentissements et les timidités du processus amorcé de rapprochement confessionnel15. Plus encore, cette phase reflétait aussi l’évolution personnelle du prieur qui, à un certain moment, sembla somatiser sa désillusion face à la substantielle indisponibilité des Églises à donner ne serait-ce que quelques gages tangibles de la cohésion retrouvée. Latente dès l’hiver 1964, comme cela a déjà été mis en évidence, la désillusion de Schutz paraîtra après la fin de Vatican II se changer en état dépressif prolongé : il voyait s’évanouir définitivement cet « événement » qui, pendant le concile de Jean XXIII, lui avait semblé pouvoir briller à l’horizon « comme un éclair dans la nuit »16. C’est seulement en 1968 que fr. Roger arrivera à parler publiquement de cet état dont il révèlera en même temps l’origine la plus profonde. « Ce soir —  écrira-t-il dans une page de son journal du printemps 1968 publiée tout de suite après les événements de mai dans le plus personnel de ses ouvrages, Violence des pacifiques —, je réalise combien, depuis deux ans, les années sont lourdes. […] Je ne connaissais pas cela dans les vingt-cinq premières années de Taizé » — ajoutait-il —, en reliant ce sentiment d’épuisement inédit à l’« immense combat à livrer » contre « les puissances de ce monde de ténèbres » qui s’opposent à l’« unité visible » des chrétiens, sachant bien « que le Christ agonise de souffrances face à son Église déchirée »17. « Descente dans les profondeurs18 » — version actualisée de l’interior intimo meo de saint Augustin disposant à accepter la contribution que la psychanalyse pouvait donner à la connaissance des soubassements de la personnalité — et attention, donc, à l’existence de volontés rebelles et contradictoires, de vastes zones inconscientes, inaccessibles et incrédules de sa propre personne que seul le Christ peut atteindre et transfigurer, accompagnaient ainsi en cette phase la progressive prise en compte de l’importance de l’« échec » et des occasions perdues dans la vocation œcuménique, la conscience d’avoir « manqué le tournant au moment opportun, vers les années 1962-1963 »19. À ce moment-là, comme Schutz l’explicitera plus tard au cours du conseil de la communauté de 1969, « nous n’avons pas su saisir cette heure de Dieu », le kairos où une conjoncture inédite d’événements et de personnalités avait permis au mouvement œcuménique d’entrer dans une phase d’émulation convergente dont beaucoup avaient attendu d’autres résultats20. C’est en 15 Cf. Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 41. 16 Cf. P. G., « Roger Schutz : La foi en la présence réelle eucharistique, condition de l’union des chrétiens », La Croix, 27 janvier 1966, p. 4 ; à ce propos, cf. Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit., p. 226. 17 Cf. R. Schutz, Violence des pacifiques, Taizé, 1968, p. 169. 18 Cf. les conclusions de fr. Roger au conseil de la communauté de septembre 1966, DT. 19 Cf. R. Schutz, Unanimité dans le pluralisme, Taizé, 1966, p. 98, et les notes du conseil de la communauté du 18-21 septembre 1969, DT. 20 Cf. ibid. et É. Fouilloux, « L’œcuménisme d’avant-hier à aujourd’hui », Les Quatre fleuves, 20 (1984), p. 7-31, repris dans Id., Au cœur du xxe siècle religieux, Paris, 1993, p. 71-97, et Id., « Les voies incertaines de l’œcuménisme (1959-1999) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 66 (avril-juin 2000), p. 133-146.

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fonction de cette « heure de Dieu » que la communauté avait été à certains égards appelée par son prieur à « se ré-former » en recentrant pleinement sa vocation commune sur une « note dominante œcuménique » à laquelle ramener une diversité croissante de ministères, de sensibilités et désormais aussi de générations de frères. S’efforçant de soutenir une espérance d’unité comme signe anticipateur de cette « Église une » dont l’attente finissait par justifier son existence même, la communauté était restée pendant les années de Vatican II comme suspendue, accrochée au déroulement du concile suivi à travers le filtre de son prieur : « Pendant ce temps — écrira plusieurs années plus tard l’organiste suisse Jean Jaquenod, entré dans la communauté en 1956 et resté ensuite sur la colline pendant vingt ans —, à Taizé, la vie était comme en veilleuse21 ». Le passage de l’enthousiasme initial de fr. Roger, « fasciné et ébranlé par la personnalité du pape Jean XXIII », au « long temps d’abattement » qu’il traversa22 en prenant de plus en plus clairement conscience du glissement vers une situation de parallélismes confessionnels qui auront ajourné sine die l’heure du rassemblement de tous les chrétiens à la même table, ce passage ne fut pas sans conséquences pour l’ensemble de la communauté. Le rôle de celle-ci, comme ce fut le cas aussi d’autres groupes informels au sein desquels l’œcuménisme avait jusque là prospéré de manière très dynamique, risquait de sortir largement redimensionné de l’institutionnalisation du mouvement œcuménique et de la création de commissions chargées du dialogue. La question « Qui sommes-nous ? », posée par Schutz à la communauté lors du conseil de 1966, n’était donc pas seulement révélatrice de l’état d’esprit personnel du prieur qui s’interrogeait sur le bilan de son propre investissement total au cours des dernières années ; elle révélait aussi l’exigence de repenser l’identité même de la communauté pour laquelle l’engagement en faveur de l’unité, sous tous ses différents aspects, était devenu le but de la vie commune elle-même. Pour fr. Roger, prendre acte douloureusement que le temps de l’attente allait de nouveau se prolonger vers un lointain horizon coïncida ainsi avec la formulation de la nécessité pour Taizé de s’engager sur le chemin d’une nouvelle « création commune »23. Les contours de cette « création », ou « re-création commune », n’étaient pas encore clairs, mais il était clair que ce serait le prieur qui en guiderait la naissance, comme en témoigne indirectement le choix postconciliaire de remplacer le Journal des frères par des lettres aux frères plus ou moins régulières, qu’il rédigeait lui-même. L’expression « création commune » fut introduite pour la première fois lors du conseil de septembre 1965 en lien avec le thème de l’aggiornamento interne de la communauté. Elle fut surtout largement utilisée dans le premier écrit rédigé au lendemain du concile, Unanimité dans le pluralisme, publié

21 Cf. J. Jacquenod, La Reine, Sierre, 1997, p. 35. 22 Ibid. 23 Cf. les notes du conseil de la communauté de septembre 1966.

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en été 1966, à la veille de la fête de la Transfiguration, fête qui était devenue de plus en plus marquée à Taizé24. Le petit ouvrage était rédigé de la même façon que Dynamique du provisoire, comme une succession de brèves pensées réunies autour de quelques thèmes fondamentaux. Annoncé en juin aux frères avec le titre Unanimité de Taizé, il se voulait surtout une reformulation des aspects essentiels de la vocation communautaire à la lumière de certaines préoccupations qui habitaient le prieur déjà depuis la dernière période de Vatican II25. Dans l’intention première de Schutz, il devait aussi inclure le texte de la Règle et la version mise à jour des Directives spirituelles qui avaient accompagné la dernière édition de cette dernière en 1962. Son premier ordre de préoccupations était lié à l’évaluation des coûts internes de ses absences prolongées à Rome pendant les années du concile. En effet, la communauté sortait de cette période considérablement transformée pour diverses raisons : soit à cause des effets de l’attention grandissante des médias — « au bout de vingt ans de vie commune, nous avons été comme jetés sur la place publique », écrira Schutz quelques années plus tard, omettant toutefois de signaler sa propre part de responsabilité dans ce processus26 ; soit en raison de sa croissance numérique constante qui créait de nouvelles difficultés de communication et d’intégration pour des frères ayant des parcours de vie et de formation très différents de ceux des deux premières générations ; enfin, et surtout, en raison de la coexistence au sein de la communauté d’une pluralité d’engagements et de vocations. Si, d’un côté, cette pluralité expliquait le dynamisme créateur de Taizé, de l’autre, elle commençait à faire craindre au prieur l’éclosion de désirs excessifs d’autonomie et un relâchement des solidarités internes, un affaiblissement, en d’autres termes, de la « parabole de la communauté » qui aurait risqué d’affecter toute parole sur l’unité27. Les « épreuves » que furent les premiers départs de la communauté de certains frères, la fascination que d’autres frères ressentaient pour la libération promise par la psychanalyse, l’écho que recevaient les premières mises en question des manières d’exercer l’autorité au sein des différentes Églises, tout cela était clairement la toile de fond d’Unanimité dans le pluralisme28. Il s’agissait d’un commentaire mis à jour de la Règle, qui ne manquait pas, d’ailleurs, de transposer l’exigence de se concentrer sur un fondement commun au plan plus 24 « Cette nuit et ce jour où nous rappelons que le Christ transfigure en nous, de nuit et de jour, le plus irréductible même de notre personne » ; cf. l’explicit de Schutz, Unanimité dans le pluralisme, op. cit. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 9 août 1966, DT. 25 Des extraits d’Unanimité dans le pluralisme seront publiés dans La Croix du 16 octobre 1966, p. 5-6. Pour une recension de l’ouvrage, cf. R. Rouquette, Études, janvier 1967, p. 124-125. Pour le texte intégral des Directives spirituelles, cf. l’édition de la Règle de Taizé de 1962 ; pour quelques extraits, cf. Directives spirituelles à la suite de la règle de Taizé, 1962, in Fr. Roger, Les écrits fondateurs, op. cit., p. 103-110. 26 Cf. R. Schutz, Ta fête soit sans fin, Taizé, 1972, p. 28. 27 Cf. les notes du conseil de septembre 1966 et les lettre de fr. Roger à la communauté des 16 février et 7 juin 1966, DT. 28 Cf. encore les notes du conseil du 15-18 septembre 1966.

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général de la vocation œcuménique de tous les baptisés, appelés à chercher cette unanimité essentielle dans la rencontre commune avec le Christ dans l’eucharistie. Les réflexions, les préoccupations, les questions sur l’identité de la communauté s’entrecroisaient donc indissociablement avec celles qui concernaient les perspectives de l’œcuménisme. Déjà en janvier 1966, lorsqu’il fut invité à prononcer une conférence à Saint-Jean-de-Montmartre sur l’avenir du chemin œcuménique après Vatican II, fr. Roger n’entrevoyait que deux seules voies pour empêcher la « vague » œcuménique actuelle de retomber. Il les indiquait déjà depuis longtemps : d’un côté, l’écoute de l’impatience des jeunes générations qui ne supportaient pas les barrières du passé, de l’autre, l’ouverture protestante à la foi en la présence réelle du Christ dans l’eucharistie et l’ouverture catholique de la communion à tous les baptisés qui montraient cette « fondamentale certitude » d’une présence ; l’important ne consistait pas tant dans la manière dont cette présence se produisait, mais dans le dynamisme spirituel qu’elle pouvait susciter en ceux qui simplement se confiaient à elle29. C’est ainsi que, au lendemain du concile, Schutz investira toutes ses énergies dans deux directions : encourager, élargir, organiser différemment l’accueil du flux croissant de jeunes, jusque-là spontané mais qu’il commença bientôt à regarder comme un « levier » possible pour réactiver l’élan œcuménique jugé compromis ; et, en même temps, souligner à nouveau et avec insistance l’urgence d’affronter la brûlante question de l’eucharistie. Déjà en février 1966 naquit ainsi le projet d’organiser à Taizé une rencontre informelle et élargie entre évêques et pasteurs sur le modèle des colloques de 1960 et 1961, et en même temps un grand rassemblement de jeunes de toutes provenances géographiques et confessionnelles, ouvert, pour la première fois, aussi aux filles. Un tel projet venait conclure un programme d’été déjà intense de camps de travail, de retraites et de sessions de formations œcuméniques pour jeunes de différentes confessions. Annoncé par le numéro de mai d’Aujourd’hui, et ensuite par la grande presse nationale, ce qui contribua à augmenter le nombre des inscriptions, le Congrès mondial des jeunes à Taizé — comme il fut désigné par La Croix et Le Figaro —, avait des objectifs très ambitieux : mobiliser l’enthousiasme et l’impatience des jeunes pour donner « un élan nouveau » à un œcuménisme désormais indissociable de l’aspiration à la construction d’un monde plus fraternel30. Les attentes de

29 Cf. R. Schutz, « Pour retrouver l’unité entre tous les chrétiens », La Croix, 30 janvier 1966, p. 5, et Id., Unanimité dans le pluralisme, op. cit., p. 72 et p. 95-96. 30 Cf. « Grand rassemblement de jeunes à Taizé sous le signe de la Dynamique du provisoire », Aujourd’hui, 14 (mai 1966), p. 1 et 8, et « En guise de préface », ibid., 16 (novembre 1966), p. 1. Cf. aussi, entre autres, « Du 2 au 5 septembre rassemblement international de jeunes à Taizé », Le Monde, 4 juin 1966 ; « Du 2 au 5 septembre : congrès mondial des jeunes à Taizé », Le Figaro, 6 juin 1966 » ; « Congrès mondial des jeunes à Taizé », La Croix, 7 juin 1966 ; « Rencontre internationale de jeunes à Taizé », Témoignage chrétien, 23 août 1966 ; « Rencontre internationale de jeunes à Taizé », SŒPI, 16 juin 1966.

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Schutz concernant la secousse que les jeunes auraient pu donner à un mouvement œcuménique qui risquait de perdre le sens d’une urgence pressante, se mesuraient du reste au fait qu’il ait invité le cardinal Bea à intervenir sur le lien entre eucharistie et unité ; annoncé publiquement en mai, après une visite romaine en février de Schutz et Thurian31, le nom du vieux cardinal allemand attira, comme on pouvait le prévoir, l’intérêt de beaucoup d’autres personnalités ecclésiastiques32, qui répondirent nombreuses à l’invitation de Taizé au double rendez-vous programmé du 2 au 5 septembre, un mois après un autre rendez-vous œcuménique de l’été 1966. En effet, un an après l’inauguration du metochion patriarcal, le centre orthodoxe dirigé par le père Damaskinos avait pris une première initiative importante pour la fête de la Transfiguration : la rencontre de quelques représentants des Églises orthodoxes avec le métropolite Méliton, venu au nom du patriarche Athénagoras rendre visite à la petite communauté qui s’était établie à Taizé et apporter sur la colline le témoignage de l’expérience particulière de l’Orient33. Le moment le plus fort de la rencontre fut sans aucun doute la longue liturgie byzantine célébrée le matin du 6 août dans une église de la Réconciliation pleine de monde. Cette liturgie fut suivie d’une intervention de Méliton sur le mystère de la Transfiguration, qui ne manqua pas de faire référence à la conjoncture œcuménique du moment34. Il évoqua en particulier la récente conférence mondiale organisée à Genève par le département « Église et société » du Conseil œcuménique des Églises : première grande conférence où les délégués non occidentaux furent majoritaires, et première occasion où furent abordées les implications œcuméniques des grandes mutations sociales en cours partout dans le monde, ainsi que les instances révolutionnaires qui le traversaient en divers pays35. Cette évocation

31 Cf. fr. Roger à la communauté, 22 février 1966, et à Carlo Manziana, 16 mars 1966, AOP. Cf. aussi « Grand rassemblement de jeunes à Taizé », art. cit. ; « Le Cardinal Augustin Bea à Taizé en septembre », SŒPI, 28 juillet 1966 ; « Du 2 au 5 septembre : le Cardinal Bea dialoguera avec 1000 jeunes réunis à Taizé », La Croix, 23 août 1966. 32 « Nous avons déjà dû donner une réponse négative à quelques-uns, qui souhaitaient utiliser le passage du Cardinal à Taizé pour parler avec lui », écrira en particulier le 11 août 1966 fr. Philippe à Hébert Roux, DT, en réponse à une lettre de ce dernier à Thurian du 5 août précédent, DT, dans laquelle le pasteur parisien avait exprimé le désir de participer à la rencontre en qualité de président de la commission « Catholicisme » de la FPF dont la présence était considérée comme acquise par beaucoup. 33 Sur le métropolite Méliton, cf. en particulier M. Stavrou, « L’inoubliable métropolite Méliton de Chalcédoine (1913-1989), artisan de l’unité panorthodoxe et de la réconciliation œcuménique », Contacts, 4 (2013), p. 683-696. 34 Cf. « Rassemblement orthodoxe samedi à Taizé », La Croix, 2 août 1966 ; « Mgr Meliton d’Heliopolis à Taizé : les chefs des Églises doivent prendre des mesures concrètes en vue de l’unité chrétienne », ibid., 11 août 1966 ; « L’archevêque métropolite Méliton le 6 août à Taizé », Le Monde, 4 août 1966 ; « Un rassemblement orthodoxe a eu lieu à Taizé sous la présidence du métropolite Méliton », SŒPI, 11 août 1966. 35 Sur la conférence de Genève, cf. P. Albrecht, « I problemi sociali nel pensiero e nell’azione del movimento ecumenico », in SME, IV, p. 491-540, en particulier p. 524.

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donna l’occasion au métropolite de souligner la faiblesse des réponses des Églises aux changements historiques de l’heure, et d’insister par conséquent sur la nécessité pour l’Église de témoigner en montrant au monde ses notes originelles d’unité, de sainteté et de catholicité. « Le moment est venu pour les chefs responsables des Églises — déclara en particulier Méliton — de dépasser le plan de la recherche théologique, l’échange de messages fraternels, et de prendre des décisions concrètes, sous peine de décevoir les chrétiens et de voir l’œcuménisme s’arrêter ou même reculer36 ». Les journées des 6 et 7 août permirent aussi des moments d’échanges plus libres et fraternels entre Schutz, Thurian, Méliton et d’autres invités, parmi lesquels le directeur de l’Institut œcuménique de Bossey, Nikos Nissiotis, et le directeur de La Croix, Antoine Wenger ; ce dernier, bien des années plus tard, se souviendra de cette rencontre, surtout en raison de la « visible souffrance » des frères à cause de l’impossibilité de partager la même table eucharistique : « C’est le drame de Taizé »37. Cette souffrance resta clairement en arrière-plan aussi de la première rencontre internationale des jeunes de septembre suivant. À Taizé se retrouvèrent en même temps près de quatre-vingts ecclésiastiques : cardinaux, évêques catholiques, anglicans et luthériens, prêtres catholiques et orthodoxes, et pasteurs réformés, qui avaient été invités pour échanger avec environ 1400 jeunes sur les attentes d’un œcuménisme à la hauteur des urgences du présent. Les jeunes étaient catholiques et protestants en nombre égal, même s’il ne manquait pas quelques orthodoxes ; ils arrivaient sur la colline provenant de plus d’une trentaine de pays, avec aussi un petit pourcentage d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine38. Ce premier grand « rassemblement œcuménique » mit à dure épreuve les capacités d’accueil d’une communauté qui était encore loin d’être prête à faire face à une telle affluence : les jeunes, sous tentes et en dortoirs, furent répartis sur un rayon de dix kilomètres autour du village de Taizé39. Ce fut aussi le premier rodage d’une formule d’organisation qui confiait à des équipes de jeunes volontaires la gestion de l’hospitalité et l’animation des groupes de réflexion et d’échange. Mais le rassemblement de septembre fut surtout l’occasion de mieux mesurer la distance qui séparait une jeunesse ne supportant pas un rapprochement qui ne se concluait pas par une rencontre et ses propres interlocuteurs ecclésiastiques. Le climat de prière dans lequel se déroulèrent ces journées — un groupe de jeunes pria de manière continue

36 Cf. Ph. Liessens, « Les rencontres de Taizé en 1966 », Unitas, 76 (1966), p. 405-412. 37 Cf. A. Wenger, Les trois Rome. L’Église des années soixante, Paris, 1991, p. 230. 38 Cf. « Les chefs d’Églises constatent l’impatience des jeunes », Informations Catholiques Internationales, 272 (15 septembre 1966), p. 14. 39 Cf. quelques notes dact. de fr. Charles-Eugène, DT, qui rappellent que pour pallier le manque de provisions, de couvertures et de livrets de chants pour environ 1400 jeunes, la communauté dut recourir à des moyens de fortune en demandant de l’aide dans toute la région du Mâconnais. Cf. aussi « Vu et entendu à Taizé du 2 au 5 septembre », Aujourd’hui, 16 (novembre 1966), p. 1.

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dans la crypte de l’église de la Réconciliation pour demander la grâce de l’unité — n’atténua donc pas les impatiences de cette assemblée composite de jeunes ; cela fut souligné par les nombreux journalistes présents sur la colline, parmi lesquels, in primis, le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, qui avait été invité par Schutz pour introduire le rassemblement en donnant le cadre de la situation socio-économique et politique mondiale40. Les attentes étaient concentrées en particulier sur l’intervention du cardinal Bea le soir du 3 septembre, dont beaucoup espéraient qu’il annonce la possibilité de communier ensemble le jour suivant41. La désillusion de nombreux participants à la rencontre fut donc directement proportionnelle aux attentes : après avoir rappelé l’enseignement du concile formulé dans Unitatis redintegratio à propos de la communicatio in sacris, le président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens réaffirma en effet l’impossibilité d’actes qui auraient pu donner la fausse impression d’une volonté de minimiser les graves divergences qui demeuraient sur certains points essentiels de la foi ; il invita donc les jeunes à avoir une attitude de patience, et à redécouvrir la valeur, également œcuménique, de la communion fréquente42. « Plus les chrétiens obéiront au commandement du Christ de célébrer la Sainte Cène en mémoire de Lui, de manger, avec préparation convenable et intention pure, sa Chair et de boire son Sang, plus — souligna le cardinal Bea — l’unité des chrétiens progressera43 ». L’appel à une intense vie eucharistique au sein des Églises respectives —  « la meilleure contribution que nous puissions donner à l’unité » — ne répondit pas, ainsi qu’on pouvait le prévoir, aux impatiences de ceux qui avaient espéré un signe audacieux, un signe laissant entrevoir la possibilité de dépasser des divisions désormais incompréhensibles. Comme le rapportèrent des envoyés qui recueillirent quelques réactions à chaud après l’intervention du cardinal Bea, il y en eut qui envisagèrent un « coup d’éclat » en pratiquant l’intercommunion lors des deux célébrations eucharistiques du lendemain, afin

40 Cf. le Programme de la rencontre internationale de jeunes à Taizé, 1 p. dact., AFPF, FR. Pour quelques comptes rendus de la rencontre, cf., entre autres, F. Bernard, « 1500 jeunes de cinq continents réunis à Taizé », La Croix, 4 septembre 1966 ; Id., « 1500 jeunes à Taizé. Une volonté d’unité dans la fidélité à l’Église », ibid., 6 septembre 1966 ; H. Fesquet, « Mille deux cents jeunes catholiques et protestants expriment leur impatience devant les lenteurs de l’œcuménisme », Le Monde, 6 septembre 1966 ; « La rencontre de Taizé », Témoignage Chrétien, 8 septembre 1966 ; « 1500 jeunes à Taizé », France Catholique, 9 septembre 1966 ; A. Finet, « L’Eau vive. L’unité de l’Église », Réforme, 24 septembre 1966 ; J. Aeschimann, « Rencontre internationale de jeunes à Taizé. Deux chocs. Deux lignes d’actions », Horizons Protestants, 145 (octobre 1966). Cf. aussi Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 240-243, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 311-313. 41 Cf. entre autres, Liessens, « Les rencontres de Taizé en 1966 », art. cit. 42 Cf. A. Bea, « Eucharistie et unité », Verbum Caro, 80/4 (1966) p. 6-16. 43 Ibid.

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de pousser les théologiens et les responsables des Églises à aller plus vite44. Finalement ce geste de désobéissance n’eut pas lieu45, et le dimanche matin l’assemblée se sépara au moment de l’eucharistie : d’abord fut célébrée la cène au cours de laquelle deux novices de Taizé prononcèrent leurs engagements à vie, puis le cardinal Martin présida la concélébration de la messe catholique. Cela fut possible grâce à la capacité de Schutz de canaliser, en s’en faisant l’efficace interprète, une impatience qui était évidemment aussi la sienne. Jamais comme en cette occasion, il ne l’exprimera publiquement avec une telle force et une telle franchise, eu égard aussi à l’importante représentation d’autorités ecclésiastiques, spécialement catholiques46, présentes sur la colline : outre les cardinaux Bea et Martin, il y avait aussi, entre autres, à Taizé le cardinal Villot de Lyon, l’archevêque de Rennes, Paul Gouyon, président de la commission épiscopale française pour l’œcuménisme, et Jerôme Hamer, secrétaire adjoint du Secrétariat pour l’unité47. Le prieur de Taizé prit plusieurs fois la parole en ouverture des assemblées qui précédaient les discussions en groupe ; il donnait ainsi voix aux préoccupations et aux inquiétudes d’une génération moins capable de mesurer le progrès réalisé sur le chemin œcuménique que la distance qui continuait à la séparer de l’unité visible de tous les baptisés, condition désormais considérée comme indispensable pour transmettre le Christ à l’homme contemporain48. Tout en rappelant les résultats d’« un petit printemps de l’œcuménisme », d’autant plus importants pour quelqu’un qui sortait de l’expérience d’« un long hiver », Schutz ne cacha pas que l’actuelle situation œcuménique était loin de rendre euphorique en raison de la substantielle indisponibilité des Églises à écarter une mentalité confessionnelle repliée sur le passé et incapable d’effectuer les pas indispensables pour aller au-delà du seuil du dialogue et s’ouvrir à la dynamique évangélique de la réconciliation. « Nous sommes tous victimes d’un divorce vieux de quatre siècles et demi », souligna en particulier fr. Roger, en des termes qui ne furent pas appréciés par tous les commentateurs protestants49. « Nous cherchons une réconciliation entre des familles séparées », poursuivait-il, en ajoutant : « cette réconciliation, nous la voulons pour aujourd’hui, nous la voulons dans une échéance proche, sinon nous professerions un œcuménisme sans espérance, et cet œcuménisme-là n’intéresse plus les nouvelles générations »50. Œcuménisme sans espérance, 44 Cf. ibid. et R. Masson, « Sur la colline de Taizé 1200 jeunes au rendez-vous de la réconciliation », Chrétiens d’aujourd’hui, 252 (octobre 1966), p. 3, et Bernard, « 1500 jeunes à Taizé », art. cit., et « Les chefs d’Églises constatent l’impatience des jeunes », art. cit. 45 Ou alors il fut tellement discret que personne ne s’en rendit compte ; cf. Wenger, Les trois Rome, op. cit., p. 231. 46 Comme le rapportera Albert Finet, en déplorant en particulier l’invitation manquée de la FPF ; cf. Finet, « L’Eau vive », art. cit. 47 Cf. Bernard, « 1500 jeunes à Taizé », art. cit. 48 Cf. « Dialogue avec le prieur de Taizé », Aujourd’hui, 16 (novembre 1966), p. 3-6. 49 Cf. ibid., et Finet, « L’Eau vive », art. cit. : « Une phrase du frère Schutz m’est restée en travers de la gorge, comme une arête de poisson […]. Victimes ? Non : témoins ». 50 Cf. « Dialogue avec le prieur », art. cit.

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œcuménisme comme une institution ou une idéologie en plus, beau thème de conférence ou dialogue théologique où chacun reste sur les autojustifications de sa propre histoire particulière : voilà ce que craignait Schutz pour un mouvement qui risquait de perdre de vue « l’aujourd’hui de Dieu » et, par-là, l’aspiration à une unité plus universelle contribuant à l’édification de la cité humaine dans le monde. « Un tel œcuménisme — réaffirma avec insistance et avec une force inédite le prieur de Taizé —, nous n’en voulons pas. Pour nous, l’œcuménisme n’est pas une idée, ni une notion, mais une vocation, c’est-à-dire une réponse de la foi à un événement de Dieu dans notre histoire, aujourd’hui51 ». « Nous ne pouvons plus supporter — souligna-t-il avec des expressions et des tonalités qui eurent un fort impact — la ségrégation confessionnelle, plus grave et parfois plus hypocrite encore que la ségrégation raciale. Si la vocation œcuménique ne nous arrache pas à nos séparatismes […], à quoi bon cette vocation ?52 ». Encore plus fortes furent ensuite les paroles que Schutz adressa plus directement aux ecclésiastiques et aux théologiens présents dans l’église de la Réconciliation. Le lendemain du rassemblement de jeunes, Taizé accueillera la rencontre annuelle du groupe des Dombes qui, de manière significative, mettra à l’ordre du jour pour l’année suivante le thème de l’intercommunion53. Fr. Roger, en pleine consonance de ton avec l’intervention de Méliton du mois d’août précédent, n’hésita pas à manifester sa propre perplexité vis-à-vis d’une stratégie œcuménique visant préalablement au dépassement des différences doctrinales. « Nous n’avons aucune illusion relativement à une unité amorcée par le résultat de tractations, ou d’accords juridiques », affirma-t-il en ce sens avec une netteté sans précédent : « On constatera l’unité. Dès lors, les Églises qui en auront le courage et la générosité modifieront des textes et des situations juridiques ne correspondant plus à la réalité. Les textes juridiques viendront ensuite, ils ne précéderont pas l’unité »54. Si la recherche de l’unité était pour Schutz vocation et grâce, elle était aussi et surtout « une vie » : d’où sa proposition adressée aux jeunes d’essayer eux-mêmes une expérience de petites fraternités œcuméniques provisoires. En fait, il saisissait clairement leur besoin de s’engager et leur soif de signes concrets dont les Églises semblaient avares55. « C’est dans la mesure où […] l’on constatera l’unité déjà réalisée en de multiples endroits à

51 Ibid. 52 Cf. ibid. et, sur l’impact de ces paroles, entre autres, Fesquet, « Mille deux cents jeunes catholiques et protestants expriment leur impatience devant les lenteurs de l’œcuménisme », art. cit. 53 Cf. Rencontre œcuménique à Taizé, s. d., 1 p. dact., AFPF, FR, Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit., et Rocher, Le groupe œcuménique des Dombes, op. cit., p. 54, qui relate aussi comment des membres du groupe eurent à cette occasion le sentiment d’être « noyés dans la foule des jeunes ». Cf. aussi le témoignage du pasteur M. Leplay, Taizé : un autre œcuménisme ?, 10 juin 2006, publié sur le site de la FPF, http://archive.is/x1swD. 54 Cf. « Dialogue avec le prieur », art. cit. 55 Cf. ibid. et « Lignes de forces pour l’an qui vient », Aujourd’hui, 16 (novembre 1966), p. 8.

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travers le monde, que quelque chose se passera », souligna-t-il en particulier à l’adresse du jeune auditoire impatient qui accueillit avec enthousiasme l’idée lancée par le prieur de Taizé ; en lui, cet auditoire reconnaissait l’autorité de quelqu’un qui avait fait un pari existentiel56 : tout de suite se formèrent une trentaine de petites fraternités où des jeunes de différentes confessions s’engageront pendant une certaine période à partager biens, prière et actions de solidarité avec les plus pauvres pour donner un signe, in primis aux Églises, de leur désir d’un œcuménisme se traduisant dans la vie57.

2. Une « ardente patience » Le grand rassemblement œcuménique de septembre 1966, premier d’une série de rencontres internationales, imposa définitivement Taizé comme phénomène unique dans le paysage religieux français58 ; ces rencontres, en quelques années, transformeront progressivement le village bourguignon en un lieu de retrouvailles d’une sorte d’Église œcuménique en gestation qui ne supportait pas des étiquettes confessionnelles. Aucun autre événement vécu jusque-là par la communauté n’attira autant l’intérêt de la presse que cette première rencontre de jeunes ; elle fut bientôt suivie, en novembre 1966, par l’annonce dans Aujourd’hui d’un deuxième rendez-vous analogue, prévu pour fin août et début septembre de l’année suivante59 ; ce rendez-vous aura lieu peu de jours après l’attribution à Taizé du « prix Wateler pour la paix », première reconnaissance officielle pour la communauté60. Décerné tous les ans par la Fondation hollandaise Carnegie à qui s’était distingué au service de la « cause de la paix », ce prix avait été attribué dans le passé, entre autres, à Baden Powell, au Conseil œcuménique des Églises, à l’Unicef, à Jean Monnet, à Visser ’t Hooft et à Dag Hammarskjøld. Phénomène désormais considéré avec attention par les milieux confessionnels les plus divers, selon une gamme d’attitudes qui allaient de l’irritation à la plus grande admiration, Taizé à cette époque devint l’objet d’un renouveau d’intérêt de la part aussi du protestantisme français ; ce dernier, qui traditionnellement ne prêtait que peu d’attention à l’expérience bourguignonne, fut lui aussi de

56 Cf. en particulier Bernard, « 1500 jeunes à Taizé », art. cit., et Finet, « L’Eau vive », art. cit. 57 Cf. Aeschimann, « Rencontre internationale de jeunes », art. cit., et Manificat, Taizé : son expérience et ses images, op. cit. Cf. aussi « Lignes de forces pour l’an qui vient », art. cit. 58 En mars 1967, sept ans après son premier article, Paris Match consacra à Taizé un long reportage accompagné de belles photos ; cf. R. Serrou, « Sur une colline de Bourgogne. Taizé, le premier monastère de l’unité », Paris-Match, p. 37 sqq. 59 « Lignes de forces pour l’an qui vient », art. cit. 60 « Le prix de la paix Wateler a été décerné à Taizé », La Croix, 30 août 1967 ; « Taizé reçoit le prix néerlandais de la paix », Le Monde, 30 août 1967 ; « Le prix de Paix Wateler à la communauté de Taizé », Témoignage Chrétien, 31 août 1967, p. 17.

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plus en plus interpellé par la forte attraction exercée par cette « communauté essentielle », capable de toucher une jeunesse protestante toujours plus inquiète, dont les mouvements organisés connurent les soubresauts de la contestation bien avant leurs homologues catholiques61. « Je souffre de constater que les autorités de nos Églises n’ont pas encore compris qu’à Taizé une source a commencé à jaillir », écrira en février 1967 Jean Bresch, pasteur luthérien de Colmar et inspecteur ecclésiastique du Haut-Rhin, à l’américain Eugene Carson Blake, nouveau secrétaire général du Conseil œcuménique62. « Nos Unions chrétiennes sont moribondes, la Fédération des Étudiants Chrétiens […] est morte, et le scoutisme également est en perte de vitesse », poursuivait le pasteur français, en soulignant au contraire la grande participation des jeunes à toutes les initiatives œcuméniques lancées par la communauté : « Avec Taizé ce n’est plus un christianisme qui est braqué vers le passé et qui n’est plus préoccupé que de lui-même, mais c’est un christianisme ouvert aux questions d’aujourd’hui, en quête d’une authenticité qui s’insère dans le réel »63. Le pasteur Albert Finet qui, comme nous l’avons déjà noté, avait toujours gardé une certaine distance critique envers la communauté, s’exprima en termes différents mais substantiellement convergents, au cours des mêmes semaines, dans les pages de Réforme. Tout en conservant ses réserves sur la pensée théologique et les exubérances liturgiques de Taizé, et surtout sur « la déférence manifeste et la préférence marquée avec lesquelles la communauté […] recherche et accueille des autorités romaines », le directeur du plus important hebdomadaire protestant français repérait toutefois en Taizé « un courant d’eau vive », « un signe prophétique », à cause de la claire vocation des frères à être témoins et anticipateurs d’une unité entre chrétiens séparés64. « Si ce n’était pas le nœud du problème — soulignait Finet —, la communauté de Taizé […] n’attirerait pas, fraternellement mélangée et un peu hâtive dans son zèle révolutionnaire, la jeunesse protestante et catholique du continent65 ». Mais les paroles les plus généreuses à l’égard de la communauté furent surtout prononcées par une autre figure importante du protestantisme français, le philosophe Paul Ricœur, représentant d’une nouvelle tendance 61 Cf. A. Finet, « Approche de Taizé », Réforme, 1143, 11 février 1967, p. 1 et 11. Sur la crise des mouvements de jeunesse protestants, cf. P. Cabanel, « Lieux et moments de la contestation protestante », in Pelletier, Schlegel, À la gauche du Christ, op. cit., p. 351365, et P.-Y. Kirschleger, « Les mutations du protestantisme dans les années 1960-1970 : Enrichissement ou éclatement ? », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 160 (octobre-décembre 2014), p. 839-857. 62 Cf. Jean Bresch à Carson Blake, 8 février 1967, ACŒ. Pour un profil du nouveau secrétaire général du Conseil œcuméniques des Églises, cf. R.D. Brackenridge, Eugene Carson Blake, prophet with portfolio, New York, 1978. 63 « Pour nous tous Taizé est un encouragement en nous montrant que “Jésus-Christ est le Maître de l’impossible” » ; cf. encore Jean Bresch à Carson Blake, 8 février 1967. 64 Cf. Finet, « L’Eau vive », art. cit., et Id., « Approche de Taizé », art. cit. 65 Ibid.

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barthienne de gauche dans laquelle avaient finalement conflué promoteurs d’un christianisme social au seuil d’une deuxième jeunesse et barthiens déte­ nant encore l’apparat institutionnel, intellectuel et éditeur du protestantisme français66. Ami de fr. Roger depuis la fin de la guerre et hôte régulier de la communauté le jour de Pâques, il sera en particulier l’auteur d’une brève et dense postface à un premier ouvrage sur la communauté publié pendant la semaine de prière pour l’unité de 196767. Cet ouvrage, non dépourvu de passages au ton emphatique, avait initialement été demandé par Fayard à l’historien catholique Daniel Rops, mais suite à la mort prématurée de ce dernier en 1965, il fut écrit par l’un de ses collaborateurs, Jean-Marie Paupert, alors figure de pointe du catholicisme progressiste français68. Dans la postface du livre, Ricœur parlait d’une expérience dont le cœur vivant était à ses yeux une liturgie pouvant arracher le croyant à sa propre subjectivité et le libérer de l’anthropocentrisme commun aux diverses théologies de la conversion. Il définissait Taizé comme « un signe avancé de la grande Église qui se cherche à travers les Églises, un signe avancé du culte de la grande Église et du rapport tendu entre son culte et une appartenance entière à la politique de ce monde » ; un lieu « au centre », donc, et « en avant », qui attirait non pas pour retenir, mais pour toujours renvoyer chacun aux lieux de sa propre existence69. Du côté protestant, plus généralement, ce fut surtout dans les rapports avec le Conseil œcuménique des Églises que la seconde moitié des années 60 représenta pour Taizé une phase particulièrement positive. En 1966, en effet, le secrétaire général du Conseil, Willem Visser ’t Hooft, fut remplacé par le pasteur presbytérien Eugene Carson Blake, ancien président du Conseil national des Églises du Christ aux États-Unis, et cette succession marqua pour Taizé le début d’une période d’harmonie et de collaboration inédite avec lui. Le pasteur Blake, militant contre la ségrégation raciale et contre la participation des États-Unis à la guerre du Vietnam, se rendit déjà à Taizé en octobre 1966 ; Schutz reconnut d’emblée en lui le profil d’un « vrai pasteur » avec lequel le dialogue serait finalement facile : « C’est un Américain ouvert, généreux. Très lucide sur certaines étroitesses du protestantisme européen. Il est décidé à aller très loin », écrira-t-il en particulier aux frères au loin en novembre 1966 en commentant sa première rencontre avec le pasteur

66 Sur son amitié avec Schutz, cf. B. Bengard, « Frère Roger et Paul Ricœur : pistes d’un enrichissement théologique mutuel », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit., p. 109-122, qui reprend plusieurs points développés in Id., Rezeption und Anerkennung : die ökumenische Hermeneutik von Paul Ricœur im Spiegel aktueller Dialogprozesse in Frankreich, Göttingen, 2015. 67 Cf. P. Cabanel, « Paul Ricœur, de l’engagement à la mémoire », in Pelletier, Schlegel, À la gauche du Christ, op. cit., p. 199-201. 68 Cf. Paupert, Taizé et l’église de demain, op. cit. Pour quelques extraits de l’ouvrage et de la postface de Ricœur cf. Le Monde, 18 janvier 1967 ; pour une première recension, cf. aussi F. Biot, « Au carrefour de Taizé », Témoignage Chrétien, 26 janvier 1967, p. 8. 69 Cf. P. Ricœur, « Postface », in Paupert, Taizé et l’église de demain, op. cit., p. 247-251.

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américain ; cette rencontre sera bientôt suivie d’une deuxième à Genève où Blake invita Schutz et quelques frères afin d’y avoir un échange plus prolongé avec les membres de son staff70. À cette deuxième rencontre, programmée les 8-9 janvier, participèrent du côté genevois, Carson Blake, Paul Albrecht, secrétaire exécutif du département « Église et société », Philippe Maury, responsable du département pour l’information, Nikos Nissiotis, directeur de l’Institut de Bossey, Madeleine Barot, responsable du département pour la coopération entre les Églises et la société, et Lukas Vischer, directeur depuis 1965 de Foi et Constitution. Taizé, de son côté, fut représenté par son prieur, et par Max Thurian, Robert Giscard, Laurent van Bommel, Jean-Daniel Charguéraud et Thomas Williamson, pasteur presbytérien écossais, qui était entré dans la communauté depuis un peu plus d’un an71. L’échange fut ouvert par Schutz avec le portrait actualisé de la communauté, de sa composition et de sa vocation, de plus en plus orientée vers un accueil qui, au cours des dernières années, avait atteint « a kind of explosion » avec environ 20 000 visiteurs par an72. La prise de conscience manifeste du grand rayonnement de la communauté était d’ailleurs accompagnée par la reconnaissance des risques pouvant venir de son institutionnalisation ; celle-ci était dans une certaine mesure inévitable et à certains égards déjà en cours à cause de ses dimensions même et de l’ampleur de l’accueil, même si le fondateur de Taizé refusait au fond de la reconnaître et de l’assumer en invoquant les exigences mêmes d’une société en constant changement, où il paraissait plus que jamais nécessaire de rester flexible et provisoire. « No other stability that that of its fundamental commitment to God », souligna à ce propos fr. Roger, après avoir expliqué au staff genevois le choix d’éviter toute reproduction du « signe de Taizé » par la constitution de « communautés subsidiaires » sur d’autres continents, comme cela avait été en particulier suggéré pour les États-Unis73. En entrant dans une telle logique, Taizé se serait en effet transformé, aux yeux de son prieur, en un nouvel ordre régulier parmi les autres, compromettant sa propre liberté d’action. « Correct but revolutionary » : la position théologique de Taizé parut intéressante au staff de Carson Blake qui vit dans la mise en évidence des risques d’une institutionnalisation une impulsion utile aussi pour leur réflexion interne74. L’échange se déplaça ensuite sur le terrain des thèmes qui avaient été discutés l’été précédent à la conférence mondiale sur « Église et société », et se focalisa enfin sur les modalités d’une collaboration plus régulière entre la communauté bourguignonne et l’organisme genevois. Sur ce dernier point, l’échange fut en particulier mené par Schutz, Thurian, Carson Blake et Philippe Maury qui programmèrent une deuxième rencontre élargie à Taizé

70 Cf. Schutz à Carson Blake, 25 octobre 1966, ACŒ, et à la communauté, 21 novembre 1996. 71 Cf. Notes on a meeting held in Geneva. 72 Ibid. 73 Ibid. 74 Ibid.

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en juin et étudièrent la possibilité d’une relation organique de Taizé avec le Conseil œcuménique des Églises75. Dans l’immédiat, un lien de collaboration naturel fut envisagé surtout avec le département pour la jeunesse, en vue aussi de la préparation de la deuxième rencontre internationale des jeunes, avec le département pour la coopération, en prêtant une attention particulière à l’Amérique Latine, et avec l’Institut de Bossey76. Comme perspective à venir les participants se mirent d’accord sur l’utilité de valoriser le metochion de Taizé comme lieu de formation œcuménique pour les futurs membres orthodoxes du Conseil œcuménique et de favoriser une certaine synergie entre Verbum Caro et The Ecumenical Review ; il fut aussi convenu d’inviter un « délégué fraternel » de la communauté à la quatrième assemblée générale programmée à Uppsala pour juillet 1968, invitation qui sera ensuite formalisée en Crète en août 1967 lors de la réunion du comité exécutif du Conseil77. Les modalités d’une représentation permanente de la communauté auprès du secrétaire général commencèrent aussi à être étudiées, mais sur ce point le staff de Carson Blake resta plus prudent78 ; et c’est seulement deux ans plus tard que la demande de Taizé d’une relation plus organique avec Genève se concrétisera par la nomination de fr. Christophe à SODEPAX, groupe mixte de recherche et de travail institué en 1968 entre l’Église catholique et le Conseil œcuménique des Églises sur les thèmes du développement et de la paix79. Considérée par fr. Roger comme « one of the finest days of my life », la rencontre de janvier 1967 fut effectivement le début d’une nouvelle étape dans les relations de la communauté avec l’organisme de Genève80. Cette phase connut ensuite des retombées positives également dans les rapports avec les autorités réformées parisiennes, à commencer par le Conseil national de l’ERF

75 Cf. fr. Roger à la communauté, 18 juillet 1967, DT, et Relations entre le WCC et Taizé (selon le texte de Ph. Maury), 2 p. dact., ACŒ. Cf. aussi le communiqué du SŒPI du 12 janvier 1967 et l’article publié par La Croix le 19 janvier suivant, « Rencontre entre Taizé et le secrétariat du Conseil œcuménique des Églises ». 76 Cf. Thurian à Maury, 16 mars 1967, Relations fraternelles entre le Conseil œcuménique des Églises et la Communauté de Taizé, 2 p. dact., et Collaboration pratique entre la Communauté de Taizé et le Conseil œcuménique des Églises, 1 p. dact., ACŒ. 77 Cf. ibid. et Extract from the Executive Commitee Minutes Crete 1967, 1 p. dact., ACŒ. 78 À cause aussi d’un échange de correspondance avec la FPF ; cf. Charles Westphal à Carson Blake, 21 avril 1967, ACŒ. Cf. aussi Albert van den Heuvel à Carson Blake, 2 juin 1967, ACŒ. 79 Cf. Thurian à Carson Blake, 28 juin 1967, ACŒ, et les notes du conseil de la communauté du 18-21 septembre 1969. Cf. aussi « Un frère de Taizé à SODEPAX », SŒPI, 6 mars 1969, et « Un frère de Taizé à la commission œcuménique “Paix et Développement” », La Croix, 28 mars 1969. Sur SODEPAX, cf. aussi G.H. Dunne, King’s Pawn : the Memoirs of George H. Dunne, Chicago, 1990, et L. Leustean, The Ecumenical Movement and the Making of the European Community, Oxford, 2014, p. 186. 80 Cf. Schutz à Blake, 12 janvier 1967, ACŒ, et à fr. Michel, février 1967, DT : « Le 8 et 9 janvier nous étions […] au Conseil œcuménique à Genève. Ce fut exceptionnel. Tout nous est ouvert, et une immense tâche s’ouvre. […] J’ai vu Visser ’t Hooft après. Il a fini avec un peu de peine par accepter de venir à Taizé cette année, probablement pour prêcher à Pentecôte. Blake revient avec les chefs de division à Taizé le 3 et 4 juin ».

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qui, de 1962 à 1965, avait renouvelé les trois quarts environ de ses membres81. Présents à Paris dès la fin de janvier pour animer une nuit de prière pour l’unité à Saint-Germain-des-Prés, avec une vingtaine de frères, Schutz, Thurian et Giscard vécurent des moments de « grande réconciliation » avec les pasteurs Pierre Bourguet et Charles Westphal, d’abord reçus individuellement dans l’appartement de la communauté à la rue du Four, puis au siège du Conseil national de l’ERF. Avec eux, ils eurent « a profound echange, as well as a dialogue of friendship » ; « we are truly in the time of the unexpected », écrira fr. Roger à Carson Blake le 24 février 1967, reliant clairement les « récon­ ciliations parisiennes » au processus vertueux déclenché par la rencontre de janvier à Genève82. « To my eyes — souligna-t-il dans sa lettre au pasteur presbytérien —, we are at least reconciled with our separated brethren, and for this I give thanks to God from the depths of my heart83 ». Quelques jours plus tard, le prieur de Taizé parlera dans les mêmes termes à la communauté, en commentant aussi un long entretien de Thurian avec le pasteur Roux « pour parvenir à se comprendre et à rechercher une solidarité », et sa récente rencontre avec les responsables des différentes Églises protestantes de France : « Si nous avons toujours eu la confiance des luthériens, celle des réformés est maintenant gagnée84 ». Comme signe de la compréhension retrouvée, Schutz invita le pasteur Roux à la deuxième rencontre internationale des jeunes en lui envoyant par la même occasion un chèque pour soutenir les activités de la commission Catholicisme de la FPF dont il était président85. Cette phase provisoire de détente inédite dans les rapports complexes de Taizé avec les responsables parisiens de l’ERF fut par contre accompagnée par des difficultés tout aussi inédites du côté des relations avec les autorités catholiques. « Notre vocation œcuménique, après avoir été contestée si longtemps par des institutions protestantes, commence à l’être par des institutions catholiques », écrira en particulier à la communauté début juin 1967 un prieur généralement peu enclin à partager avec ses frères les causes de souffrance dans ses rapports avec Rome86. Les impatiences œcuméniques dont il s’était fait le vibrant interprète en septembre 1966 et son insistance sur l’existence de la brûlante « question eucharistique » suscitèrent d’ailleurs du côté catholique des inquiétudes ou des refroidissements tels qu’il fut amené à en faire une très discrète allusion à toute la communauté. Au retour de deux semaines de visites à Rome avec Thurian en novembre et décembre 1966, fr.

81 Cf. Kirschleger, « Les mutations du protestantisme dans les années 1960-1970 », art. cit. 82 Cf. Schutz à fr. Michel, février et mars 1967, DT, et à Carson Blake, 24 février 1967, ACŒ. Sur la nuit de prière à Saint-Germain-des-Prés, cf., entre autres, « Les frères de Taizé à SaintGermain-des-Prés », Le Monde, 24 janvier 1967, et F. Bernard, « Taizé à Saint-Germaindes-Prés », La Croix, 24 janvier 1967. 83 Cf. encore Schutz à Carson Blake, 24 février 1967. 84 Cf. fr. Roger à la communauté, 1er mars 1967, DT. 85 Cf. Schutz à Roux et Roux à Schutz, 25 février et 1er mars 1967, AFPF, FR. 86 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 juin 1967, DT.

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Roger, dans une lettre circulaire aux frères, se laissa ainsi aller à une rapide référence aux difficultés qu’il avait rencontrées en essayant de faire quelques pas en avant sur le chemin œcuménique. Il y évoquait les espoirs alimentés par de nouveaux contacts — Mgr Garrone, préfet de la Congrégation pour les séminaires et les universités, et Charles Moeller, sous-secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), tous les deux nommés récemment- ; par contre, il passait totalement sous silence l’audience du 12 décembre avec le pape et les rencontres avec les responsables du Secrétariat pour l’unité, ce qui laissait évidemment deviner quelques tensions par rapport à ses prises de position de septembre87. « On y voit du progressisme —  confia en particulier fr. Roger début janvier 1967 à fr. Michel, depuis peu parti pour le Brésil — et le milieu chrétien a vite fait de secréter une sorte de virus qui, par un mot, une étiquette, disqualifie des hommes ou tout au moins risque d’abaisser autour d’eux un rideau de fer et les coupe de leurs frères chrétiens88 ». De manière indirecte, l’écho d’un climat romain moins accueillant que d’habitude ressort aussi d’une lettre adressée par Schutz fin décembre à l’évêque de Crema, Carlo Manziana, prêtre oratorien originaire de Brescia. Le prieur de Taizé chercha souvent en lui un interlocuteur proche et en harmonie, par qui faire parvenir des messages au pape, auquel l’évêque de Crema était lié par une amitié de longue date89. Fr. Roger l’avait connu à l’automne 1964, il l’avait alors plusieurs fois invité à la via del Plebiscito, puis lui avait rendu visite à Crema avec Thurian en mars 1966, et il l’avait à nouveau rencontré à Rome quelques semaines auparavant. Dans sa lettre, il tint à lui réaffirmer la « vénération » de la communauté pour la « vocation œcuménique unique » du successeur de Pierre et son fort besoin « de vivre en confiance avec le Saint-Père »90. La lettre à Manziana et l’appel discret de Schutz pour que soit accentuée davantage la dimension œcuménique du ministère pétrinien — « de telle sorte que [le Saint Père] apparaisse de plus en plus comme le père de tous » — ne

87 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 janvier 1967, DT. Pour quelques notes biographiques sur Gabriel-Marie Garrone, ancien archevêque de Toulouse, créé cardinal en 1967 après avoir été appelé à Rome l’année précédente pour diriger la Congrégation pour les séminaires et les universités, cf. E. Marchisa, In memoriam patris : il Cardinale Gabriel-Marie Garrone (1901-1994), Roma, 1995. Sur l’œcuméniste belge Charles Moeller, sous-secrétaire de la CDF de 1966 à 1973 et secrétaire du Secrétariat pour l’unité de 1973 à 1981, cf. F. Colleye, Charles Moeller et l’Arbre de la Croix, Paris, 2007, p. 567-573. 88 « Nos hommes d’Église passeront et Dieu transfigure en eux ce qui peut l’être — ce n’est pas notre travail. À nous de prier pour ceux qui ne nous aiment pas » ; cf. fr. Roger à fr. Michel, 2 janvier 1967, DT. 89 Sur la relation d’amitié entre Manziana et Schutz, je renvoie à mon « Fr. Roger e l’“amico del papa” Carlo Manziana. Taizé e la ricerca dell’“anticipazione di una comunione con Roma” », in Una Chiesa secondo il Concilio, op. cit., p. 189-218. Dans le même ouvrage, voir aussi la contribution de M. Maraviglia, « L’ecumenismo spirituale e pastorale », p. 157-184. 90 Cf. Schutz à Manziana, 26 décembre 1966, AOP.

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provoquèrent apparemment aucune réaction91. Les paroles du pape à la veille de la semaine de prière pour l’unité de janvier 1967 refroidirent plutôt chez fr. Roger tout espoir qui aurait pu lui rester quant à quelque ouverture en matière eucharistique92. À la veille de la publication du Directoire œcuménique sur lequel travaillait depuis longtemps le Secrétariat du cardinal Bea, l’insistance de Paul VI sur l’importance que « le rapprochement des frères séparés » ne se fasse pas « au détriment de l’intégrité de la foi catholique et de notre discipline ecclésiale » laissait en effet peu de place aux attentes concernant la redéfinition en cours de la discipline eucharistique catholique93. Ce ne fut donc pas un hasard si le 18 janvier précisément, pour faire taire plusieurs bruits sur le fait que Taizé n’était pas suffisamment ferme en matière d’intercommunion, Schutz publia dans La Croix un article sous le titre Ardente patience, où il précisait la position de la communauté en matière eucharistique94. Après avoir rappelé le grand désir des jeunes qui avaient participé au rassemblement de 1966 de communier ensemble à la même eucharistie, et leur acceptation généreuse de l’impossibilité de le réaliser, fr. Roger réaffirmait que « l’intercommunion n’est pas acceptée à Taizé » ; « sa pratique — soulignait-il — favorise des oppositions passionnelles qui vont contre la volonté présente de réconciliation entre baptisés. Elle blesse d’une certaine manière l’amour que beaucoup portent à l’institution de l’eucharistie, et qui blesse l’amour n’édifie pas l’Église de Dieu »95. Il réexprimait de fait la position qu’il avait adoptée dès fin 1963, lorsqu’il avait compris que pour Rome cette perspective était substantiellement impraticable et que, en conséquence, il avait commencé à insister sur l’ouverture de l’eucharistie catholique. En atténuant notamment le ton impatient de septembre 1966, le prieur de Taizé notait ensuite que « la tension apportée par l’impossibilité actuelle de communier ensemble à la même table se transforme déjà chez beaucoup en ardente patience » ; cette patience, sans perdre de vue l’objectif qui était le partage de la même eucharistie, pouvait, en attendant, s’exercer à chercher « d’autres chemins provisoires d’unité qui seront capables de débloquer une situation »96. En des termes semblables, Schutz s’exprimera encore quelques mois plus tard, en introduisant un petit volume facile à lire de Thurian sur la brûlante question de l’intercommunion intitulé Le pain unique. Le but de

91 Ibid. 92 Cf. IdP, V, 1967, p. 677-680. Sur l’intervention de Paul VI en ouverture à la semaine de prière pour l’unité, cf. aussi « 18-25 janvier : Semaine de l’Unité », La Croix, 17 janvier 1967. 93 Cf. ibid. et G.H. Ruyssen, Eucharistie et œcuménisme, Paris, 2008, p. 140 sqq. 94 Cf. R. Schutz, « Ardente patience », La Croix, 18 janvier 1967, p. 1 et 4. L’article fut reproduit quelques semaines plus tard par La Documentation Catholique, 1488, 19 février 1967, col. 355-362, et l’année suivante il fut aussi repris par Henri Fesquet ; cf. H. Fesquet, « Une certaine évolution se dessine en faveur de l’intercommunion », Le Monde, 22 mars 1968, p. 4. 95 Cf. Schutz, « Ardente patience », art. cit. 96 Ibid.

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cet ouvrage, publié l’été 1967, était d’exposer de façon simple et abordable les progrès réalisés par la recherche œcuménique la plus récente sur les thèmes de l’eucharistie et du ministère97. Il était présenté par Schutz comme une contribution clarifiant les convergences et les divergences qui demeuraient en matière de foi eucharistique, et surtout comme un soutien à l’« ardente patience » de ceux qui ne voulaient pas perdre l’espérance face à l’actuelle impasse eucharistique ; le livre était substantiellement un plaidoyer en faveur d’« une discipline plus large de la communion », celle-ci n’étant rien d’autre que la forme de la « miséricorde œcuménique » que l’on devait préférer, à l’exemple du Christ, à la « loi confessionnelle »98. Tout en réaffirmant que l’unité ne se réaliserait pas dans la confusion des doctrines mais dans la vérité reconnue en commun, l’ouvrage ne renonçait pas à souligner que, dans l’état actuel du chemin œcuménique, l’impératif de vivre en plénitude ce qui était déjà donné, accomplissait de fait « un rapprochement irrésistible » que la théologie était tenue de suivre en l’expliquant99. Dernier ouvrage de Thurian sorti avec une introduction de fr. Roger, Le pain unique marquait aussi à certains égards le début d’un discret mais effectif éloignement de parcours entre les deux premiers frères du groupe « clunisien ». L’appréciation commune des étroitesses doctrinales et institutionnelles de l’œcuménisme postconciliaire les conduira progressivement à investir dans deux directions différentes, certes complémentaires, mais, dans les faits, destinées à devenir toujours plus autonomes. Max Thurian, conseiller théologique de Foi et Constitution, observateur au Consilium depuis 1966 pour la réforme liturgique et membre « historique » du groupe des Dombes100, se consacrera définitivement à la recherche d’une compréhension commune de la doctrine eucharistique et du ministère, en partageant désormais beaucoup de son temps entre Genève et Rome. Roger Schutz par contre concentrera résolument toutes ses énergies, et avec lui celles de la communauté, à parier sur la jeunesse, un pari qui, à la veille de l’éclatement de mai 68 chez les étudiants, provoqua rapidement des appréhensions inédites non seulement à Rome mais aussi au sein de l’épiscopat français. L’attrait grandissant que Taizé exerçait sur une génération catholique qui, bien avant l’explosion de mai 68, ne supportait pas les lenteurs et les contradictions de l’aggiornamento conciliaire et avait connu la montée d’une contestation spontanément œcuménique envers l’institution ecclésiale coïncida par ailleurs

97 Cf. R. Schutz, « Ardente patience », introduction à M. Thurian, Le pain unique. Simple réflexion sur l’eucharistie et le ministère, Taizé, 1967, p. 7-13. 98 « Ne devons-nous pas voir en nos frères, séparés de nous confessionnellement, David et les apôtres qui ont faim, et pouvons-nous leur refuser nos pains de proposition quand ils nous les demandent, sous prétexte qu’ils sont réservés à nos prêtres ou que nous devons sauvegarder le repos de nos institutions ecclésiastiques ? » ; cf. Thurian, Le pain unique, op. cit., p. 171. 99 Ibid., en particulier p. 172-173. 100 Cf. A. Bugnini, La riforma liturgica (1948-1975), Roma, 1997, p. 206-208, et Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 112.

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avec un changement délicat, en 1966, à la tête du diocèse d’Autun. À cause de la présence de ce haut-lieu de l’œcuménisme, singulier et très fréquenté, qu’était devenu Taizé, le diocèse bourguignon fut l’objet d’une attention particulière de la part du Saint-Siège : pour succéder à l’ancien évêque Lebrun il fit le choix, tout à fait inattendu, du père eudiste Armand Le Bourgeois101. « Je sais que c’est un diocèse intéressant », aurait dit à ce dernier Paul VI en janvier 1966, en l’encourageant à accepter une destination évidemment inattendue et à suivre de près deux réalités importantes du diocèse : Taizé et la basilique du Sacré-Cœur de Paray-le-Monial102. Relativement inconnu en France, où les derniers souvenirs qu’on avait de lui remontaient à une quinzaine d’années, Mgr Le Bourgeois, en effet, n’avait pas derrière lui la carrière classique des évêques français. Religieux eudiste, il avait été ancien responsable du scolasticat de La Roche du Theil près de Redon, assistant national des Scouts et, depuis 1953, supérieur général de sa congrégation ; c’est à ce dernier titre qu’il avait participé au concile en travaillant avec la commission pour les religieux dont il fut choisi comme sous-secrétaire. Après treize ans de généralat, le nouvel évêque d’Autun avait indubitablement une ouverture internationale peu commune et une certaine familiarité avec les dicastères du Vatican, mais il n’avait jamais vécu une expérience pastorale directe103. La nomination de ce religieux — perçu comme « romain » — fut une surprise absolue pour le diocèse, qui lui aurait préféré un évêque au profil plus traditionnellement pastoral. Cependant, dès la cérémonie de sa consécration épiscopale en juin 1966, Mgr Le Bourgeois sut conquérir la sympathie et l’estime de la majorité du clergé et des fidèles du diocèse par son style très fraternel dans les relations interpersonnelles, par son engagement déterminé à mettre en œuvre les réformes conciliaires — depuis la réforme liturgique jusqu’à la création du conseil presbytéral et pastoral. Il montra son esprit de franchise et d’ouverture à l’enseigne de Vatican II, aussi bien en encourageant le rôle primordial des laïcs qu’en allant dans le sens œcuménique. Dès l’année de son installation à Autun, il fut nommé à la commission épiscopale nationale pour l’œcuménisme dont il deviendra président en 1974 succédant au cardinal Gouyon104. À Taizé cependant, malgré l’ouverture œcuménique notoire du nouvel évêque, la réaction à l’officialisation de sa nomination en mars ne fut pas enthousiaste. Ce n’était pas seulement à cause du départ de Mgr Lebrun après la longue et difficile construction d’un rapport d’amitié, mais aussi et surtout parce que l’activité œcuménique de Mgr Le Bourgeois faisait craindre qu’il prête à ce qui se passait à Taizé une attention positive mais potentiellement 101 Pour un portrait du nouvel évêque d’Autun, cf. en particulier T. Keck, « Les évêques d’Autun », in Annales de l’Académie de Mâcon, t. 2, Mâcon, 2009, p. 470-480. 102 Cf. A. Le Bourgeois, Un évêque français. Entretiens avec Jean-Philippe Chartier, Paris, 1986, p. 93. 103 Cf. Keck, Les évêques d’Autun, op. cit. 104 Ibid.

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encombrante, spécialement par rapport au délicat accompagnement pastoral des catholiques qui, toujours plus nombreux, affluaient sur la colline ; parmi eux, depuis longtemps émergeaient des demandes pour entrer dans la communauté auxquelles il n’était pas possible de donner suite. « On a voulu choisir un homme qui soit attentif à notre vocation », écrivit fr. Roger à la communauté le lendemain de la nomination épiscopale de Mgr Le Bourgeois105. La lettre cependant passait sous silence une certaine inquiétude du prieur qui déjà début avril rencontrera Mgr Lebrun pour qu’il confirme, avant son départ, la responsabilité des franciscains présents à Taizé depuis 1964 — en particulier celle du belge Louis Coolen —, pour l’accueil pastoral et sacramentel des catholiques de passage sur la colline, et plus généralement pour tout ce qui concernait les relations œcuméniques avec le catholicisme dans le Mâconnais106. Outre le désir de formaliser quelque peu les relations avec Rome après l’expérience conciliaire, ce fut donc très probablement aussi la crainte d’un certain rôle protagoniste que Mgr Le Bourgeois aurait pu jouer, qui conduisit fr. Roger à soumettre au Secrétariat pour l’unité, en automne 1966, un projet de protocole sur les rapports entre la communauté et l’organisme romain. N’ayant reçu aucune réponse, Schutz transmettra de nouveau ce projet au secrétaire Hamer, fin février 1967, le lendemain d’une visite à Taizé du nouvel évêque d’Autun, tout juste revenu de Rome107. Attribuant aux franciscains une inquiétude qui était surtout la sienne, le prieur de Taizé exprima en effet au dominicain belge sa préoccupation que Mgr Le Bourgeois — en raison aussi de l’entretien que celui-ci avait eu récemment avec Hamer lui-même — ait tendance à interpréter son propre rôle comme celui d’un « intermédiaire » entre le Secrétariat et Taizé, « en particulier pour les choses catholiques »; un tel rôle en soi n’était pas acceptable pour la communauté car il aurait été incompréhensible pour les protestants français et il aurait aussi créé des difficultés à la fraternité franciscaine qui dépendait directement du provincial de Lyon et aurait mal vu l’intervention d’un évêque dans un ministère œcuménique ne concernant pas in recto le diocèse108. D’où la demande réitérée de Schutz à Hamer d’avoir un lien direct avec le Secrétariat : ce n’était pas pour échapper à une relation fraternelle avec l’ordinaire d’Autun, mais, comme il le soulignait, pour respecter le ministère des franciscains ainsi que la sensibilité des protestants, et surtout, même si cela n’était pas clairement explicité, pour ne pas affecter l’autonomie de Taizé ; sur ce point, le prieur n’était pas du tout disposé à transiger.

105 Cf. fr. Roger à la communauté, 31 mars 1966, DT. 106 Cf. Damien Grégoire à Lebrun, 16 avril 1966, DT. 107 Cf. Schutz à Hamer, 21 février 1967, et le projet joint de Relations entre le Secrétariat pour l’unité et la communauté de Taizé, 1 p. dact., DT. 108 Cf. Schutz à Hamer, 21 février 1967, et le témoignage du franciscain Thaddée Matura (Taizé, 10 avril 2016).

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Certaines propositions du projet d’accord étaient ambitieuses : il envisageait, entre autres, de créer une sorte de « commission mixte » entre le Secrétariat et Taizé, qui aurait pu se rencontrer tous les ans pour échanger sur les problèmes théologiques et pastoraux liés à la situation œcuménique particulière de la communauté, à commencer par celui de l’eucharistie. Comme on pouvait le prévoir, la demande de Schutz ne fut pas accueillie à Rome ; un mois après la lettre adressée à Hamer, le prieur de Taizé reçut une réponse formelle du cardinal Bea : d’une part, il garantissait à la communauté un accès direct au Secrétariat pour toute question qui se présenterait, et, d’autre part, il soulignait qu’il n’y avait pas une nécessité de créer de nouvelles structures ; en même temps, il réaffirmait que le rôle propre à l’organisme qu’il présidait n’enlevait rien à la compétence de l’évêque du lieu ni à celle des conférences épiscopales nationales concernées par les initiatives de la communauté109. « À ce propos —  notait en particulier le cardinal Bea —, il est bon de remarquer que la compétence de l’évêque du lieu, pour Taizé l’évêque d’Autun, s’étend à toutes les activités pastorales qui se déroulent sur le territoire de son diocèse, même si certaines ont un aspect international110 ». Référence était clairement faite, en tout premier lieu, aux rencontres internationales de jeunes. En effet, les impatiences œcuméniques du premier rassemblement de 1966 et surtout l’imminence d’un deuxième rendez-vous dans le climat d’effervescence grandissante de la jeunesse suscitaient, comme déjà évoqué, quelques inquiétudes chez certains responsables de l’épiscopat français. Le cardinal Bea, se fit en quelque sorte interprète de cette inquiétude et recommanda à Schutz qu’y soient largement représentés les différents courants et les différentes tendances. Que du côté catholique les difficultés inédites de ces mois aient aussi leur origine dans un épiscopat français qui commençait à mesurer le fossé de plus en plus profond entre l’institution ecclésiale et ce qui deviendra bientôt « la génération 68111 », Schutz en eut la confirmation deux mois plus tard par une lettre du président de la commission épiscopale française pour l’œcuménisme, l’archevêque de Rennes, Mgr Gouyon, lui-même confronté aussi, en cette période, aux expérimentations audacieuses de la communauté voisine de Boquen112. Fin mai 1967, Mgr Gouyon adressa en effet à fr. Roger une série de recommandations en vue de la deuxième rencontre internationale des jeunes : il y avait, avant tout, celle d’éviter tout semblant d’intercommunion —  à la lumière aussi de la redéfinition récente de la discipline eucharistique catholique contenue dans le Directoire œcuménique élaboré par le Secrétariat pour l’unité — et celle de mettre en garde les participants contre les risques de la tendance diffuse à tout « démythiser »113. « On veillera […] — explicitait 109 Cf. Bea à Schutz, 20 mars 1967, DT. 110 Ibid. 111 Pour l’expression, cf. Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 26. 112 Cf. Lebel, Boquen entre utopie et révolution, op. cit., p. 58 sqq. 113 « Pour éviter toute confusion, la Cène aura lieu le samedi et la messe le dimanche. L’abstention vis-à-vis de l’intercommunion sera présentée comme le moyen de vivre

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en particulier Mgr Gouyon au prieur de Taizé — à ce que ne soit pas critiquée l’institution ni l’Église comme institution114 ». Pour rassurer l’archevêque de Rennes, qui se faisait porte-parole des inquiétudes suscitées par l’écho très large de certaines revendications des jeunes pendant la rencontre de l’année précédente, il fallut aussi une visite en Bretagne de Max Thurian, toujours plus crédible aux yeux de la hiérarchie catholique comme interlocuteur privilégié de la communauté115 ; collaborateur régulier de La Croix depuis 1966, et œcuméniste de pointe après le concile, ses paroles élogieuses sur l’encyclique de Paul VI de juin 1967, qui réaffirmait la doctrine traditionnelle sur le célibat des prêtres, lui vaudra d’ultérieures sympathies auprès des autorités catholiques116. Préoccupés par le fait que des bruits persistants concernant « un certain confusionnisme » de Taizé en matière eucharistique puissent altérer la confiance dont avait toujours bénéficié la communauté du côté catholique, Schutz et Thurian n’hésitèrent pas à parler directement aussi au nonce Paolo Bertoli ; comme à Mgr Gouyon, ils lui réaffirmèrent le désir constant de Taizé de « travailler en accord étroit avec la hiérarchie et en particulier avec l’Évêque d’Autun »117. Des accords ultérieurs furent donc pris avec Mgr Le Bourgeois pour mettre au point le programme de la rencontre de fin août118. Schutz se préparait donc à la deuxième rencontre œcuménique des jeunes avec les attitudes et dans les états d’âme que voici : prudence, justification de sa propre pédagogie d’écoute des impatiences et des revendications d’une génération tumultueuse119, découragement pour les retards, pour les douloureusement le péché de la division » ; cf. Gouyon à Schutz, 26 mai 1967, DT. Cf. aussi le Directorium ad ea quae a Concilio Vaticano Secundo de re œcumenica promulgata sunt exsequenda, Pars prima : Ad totam Ecclesiam 14 Maii 1967, in AAS, 59 (1967), p. 574-592. 114 Cf. encore Gouyon à Schutz, 26 mai 1967. Parmi les requêtes, il avait aussi celle d’impliquer dans la préparation immédiate de la rencontre avec les animateurs des groupes, des prêtres choisis avec Mgr Le Bourgeois. 115 Cf. Schutz à Gouyon et Gouyon à Schutz, 4 et 7 juillet 1967, DT. 116 Cf. M. Thurian, « Le célibat pour le Christ », La Croix, 1er juillet 1967, p. 1. Sur l’écho complètement différent que Sacerdotalis cœlibatus rencontra dans divers milieux du clergé français, cf. Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 65 sqq. 117 Cf. Schutz à Gouyon, 4 juillet 1967. Sur les « précautions » prises en vue de la deuxième rencontre internationale des jeunes, cf. aussi la lettre de Gouyon à Besret du 18 décembre suivant, mentionnée par Lebel, Boquen entre utopie et révolution, op. cit., p. 60 : « À l’occasion des rencontres de Taizé, nous avons senti parfois combien l’impatience de l’unité pouvait amener à brûler les étapes au risque de laisser planer des équivoques qui compromettent la cause même que l’on veut servir. Avant le dernier rassemblement, nous nous étions mis d’accord avec les frères Schutz et Thurian pour que rien ne vienne troubler la netteté de ces contacts. […] Cette attitude a été adoptée sans réserve ». 118 Accords que Mgr Le Bourgeois prit soin de communiquer à la secrétairerie d’État ; cf. Le Bourgeois à Thurian, 26 juillet 1967, DT ; à ce propos, cf. Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 322. 119 « Si nous acceptons d’aller aux jeunes pour les rejoindre sur leur propre terrain, c’est en vue d’être écoutés à notre tour, sur notre propre terrain, celui des fondements de notre foi. N’y-a-t-il pas là toute une pédagogie bien propre à nos temps, en une époque où les jeunes

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impossibilités, pour les interprétations discordantes de ses propres intentions —  « une écharde dans notre chair », avouera-t-il au conseil de la communauté de 1967 —, et « combat à l’intérieur de nous-mêmes », atténué le plus possible aux yeux d’une communauté qui parfois avait vraisemblablement du mal à comprendre la sollicitude montrée par le prieur et le sous-prieur envers les interlocuteurs catholiques120. Prévue du mardi 31 août au dimanche 3 septembre 1967, annoncée dix mois auparavant, la rencontre montrait à travers son titre même — Vivre le Christ pour les hommes —, l’intention de fr. Roger de canaliser les impatiences œcuméniques des jeunes vers un approfondissement des fondements de la foi qui soit accompagné de gestes humbles mais audacieux dans l’ordre de la réconciliation et de la promotion humaine ; d’où aussi la proposition, lancée au cours de la semaine de prière pour l’unité de janvier, de soutenir pendant huit semaines — « huit semaines de l’unité » — la réalisation de plusieurs mini-projets de solidarité dans l’hémisphère Sud, depuis l’Inde jusqu’à l’Amérique Latine121. Deux critères orientèrent la préparation de la rencontre : l’attention à ne pas éveiller des illusions sur la possibilité d’une intercommunion et, en même temps, la préoccupation de répondre à l’exigence insistante d’incarnation de la foi dans la vie à travers des gestes concrets en accord avec les paroles ; cette préparation soignée engagea en des étapes successives plusieurs frères, les responsables du département genevois pour la jeunesse qui se rendirent à Taizé en juin avec tout le staff de Carson Blake122, et surtout beaucoup de jeunes animateurs des petites fraternités temporaires constituées l’année précédente en France, en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas, et dont le nombre, à la veille de l’été, dépassait désormais les quatre-vingts123 ; une expérience qui anticipa de fait, d’au moins deux ans, la prolifération de petites communautés chrétiennes de base qui se formèrent essentiellement dans le but de mettre en œuvre utopiquement à petite échelle les transformations religieuses et politiques radicales que mai 68 se révélera incapable d’imposer à l’Église et à la société124. L’organisation des journées de la rencontre sera aussi partiellement modifiée par rapport

voudraient construire à partir de leur génération, sans leurs ainés ? » ; cf. Schutz à Gouyon, 4 juillet 1967. 120 Cf. l’introduction du prieur au conseil du 10-13 septembre 1967, DT. 121 Cf. « Depuis Taizé, des jeunes lancent un appel aux jeunes », Aujourd’hui, 17 (février 1967), p. 1-2. 122 Cf. Schutz à la communauté, 18 juillet 1967, DT. En ce même mois de juin, Madeleine Barot aussi se rendit à Taizé pour animer une session œcuménique à laquelle participait une centaine de femmes responsables de mouvements féminins ; cf. « Dimensions et exigences du dialogue œcuménique étudiées lors d’une conférence œcuménique féminine à Taizé », SŒPI, juin 1967, p. 5-6. 123 Cf. « Après “Huit semaines de l’unité” » », Aujourd’hui, 18 (juin 1967), p. 1-2, et H. Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », La Vie protestante, 8 septembre 1967, p. 1-2. 124 Cf. Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit., et, plus en général, Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 131 sqq.

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à l’année précédente125. Le principe d’un colloque théologique parallèle au grand rassemblement des jeunes était maintenu, mais en 1967 il n’y aura plus de grandes conférences plénières et, surtout, pour répondre aux requêtes faites par plusieurs des personnalités ecclésiastiques invitées, les débats entre jeunes et « aînés » seront mieux préparés, laissant moins de place à l’improvisation des questions et des réponses126. Plus que pendant la première édition de la rencontre, l’échange en groupes restreints sera privilégié ; dans ces groupes le débat sera ouvert à partir de quelques questions stimulant une réflexion silencieuse et personnelle, suivie d’un « partage » guidé par les animateurs127. Ces derniers sélectionneront ensuite une douzaine de « témoins », parmi ceux que les différents groupes auront indiqués pour la portée et la force de leurs interventions, et ceux-ci prendront alors la parole dans les rencontres plénières ; pour ne pas sacrifier la richesse et l’extrême variété des sensibilités, des expériences et des points de vue, on n’essayera donc pas de faire quelque synthèse, mais on offrira plutôt une image, si ce n’est globale, du moins vivante et efficace, de la jeunesse hétérogène qui, encore plus nombreuse que l’année précédente, se retrouvera à nouveau à Taizé128. Plus de 1 600 jeunes entre 18 et 30 ans — mais ils furent 2 000 à la fin de la semaine, beaucoup étant arrivés à Taizé sans prévenir —, encore une fois, catholiques et protestants en nombre égal, et encore une fois provenant d’une trentaine de pays, bien qu’avec une nette prédominance franco-suisse : ce furent les chiffres de la participation qui interpellèrent à nouveau les nombreux journalistes présents sur la colline fin août 1967. « Que viennent-ils chercher ? », « pourquoi viennent-ils ? », telles furent les questions posées à plusieurs reprises par les divers commentateurs d’une rencontre qui réunit une nouvelle fois à Taizé un « véritable kaléidoscope » de la jeunesse contemporaine ; questions auxquelles les réponses soulignèrent tantôt la soif d’un christianisme authentique, tantôt le désir de se retrouver ensemble et de changer l’Église, tantôt le besoin d’être intégrés et unifiés dans les gestes d’une prière expression commune de la foi dans le même Seigneur129. Au-delà des

125 Cf. « 31 août-3 septembre 1967 : deuxième rencontre internationale de jeunes à Taizé », Aujourd’hui, 18 (juin 1967), p. 8. 126 Cf. Schutz à Roux, 2 mai 1967, AFPF, fr. : « On peut donc être certain que les aînés ne serviront pas de cible facile pour quelques jeunes, protestants allemands en particulier, qui supportent mal la présence d’hommes d’Église. La prudence pastorale qu’il a fallu avoir à cet égard l’an dernier a fait mal à quelques-uns des aînés. Mais ce sont des décisions qu’il faut prendre, par souci de l’édification de l’Église de Dieu, lorsque l’on ne dispose que de trois jours pour avancer ». Cf. aussi Gouyon à Schutz, 26 mai 1967, et, à la même date, Roux à Schutz, DT. 127 Cf. Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », art. cit. 128 Cf. Schutz à la communauté, 18 juillet 1967, et « Travail en groupes », Aujourd’hui, 19 (octobre 1967), p. 3-5. 129 Parmi les différents articles, cf. en particulier F. Bernard, « 1500 jeunes en quête d’un engagement concret à Taizé », La Croix, 2 septembre 1967 ; A. Savard, « Plus de 1600 jeunes à la 2e rencontre internationale », Le Monde, 2 septembre 1967 ; Id., « Taizé. Deuxième rencontre internationale des jeunes. La manifestation d’une foi exigeante »,

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différentes évaluations sur ce deuxième rendez-vous œcuménique, il y eut dans tous les cas une claire convergence sur un point : pour les nombreux jeunes qui étaient venus en Bourgogne, Taizé était surtout le symbole de l’attente de quelque chose qu’ils avaient pour la plupart du mal à définir, un espace de liberté d’expression sans équivalent dans les contextes ecclésiaux habituels aussi bien catholiques que protestants, et un lieu de réappropriation de la parole130. Comme nous l’avons déjà souligné, des précautions furent prises lors de l’organisation et, dans son introduction, fr. Roger invita, de manière plus réservée que l’année précédente, à démythiser toute illusion idéaliste et à bannir toute exagération artificieuse des positions131. Il y eut quelques épisodes de contestation : un petit groupe voulut écrire une motion au ton très revendicatif ; finalement il y renonça après un échange avec fr. Roger qui recueillit certaines de ces préoccupations dans le bref texte final de la rencontre132. Quelqu’un remarqua aussi un certain « irénisme excessif » de la communauté qui aurait défavorisé un dialogue plus authentique avec les ecclésiastiques présents à Taizé133. Comme le nota dans les pages du Monde Aimé Savard, envoyé spécial des Informations catholiques internationales, l’impression était que la communauté, en fin de compte, ne voulait pas aller « au bout de son intuition », elle cherchait à résorber les tensions, en faisant cohabiter pendant quelques jours sur la colline jeunes et représentants des différentes Églises plutôt qu’à favoriser un dialogue sérieux, parfois brutal, qui aurait pu éliminer quelques équivoques ou malentendus134. De telles impressions, auxquelles réagit Mgr Le Bourgeois par une lettre publiée également dans Le Monde135, furent assez isolées ; et si, par la suite, un certain gauchisme chrétien regardera avec une distance critique toujours plus grande l’« unanimisme » de Taizé, à ce moment-là la plupart des participants et des observateurs, catholiques et protestants, soulignèrent plutôt l’« art du dialogue » de la communauté qui réussit à faire échanger deux générations entre lesquelles un fossé était désormais en train de se creuser136. « Cette rencontre n’était possible qu’à

Informations Catholiques Internationales, 296 (15 septembre 1967), p. 15-18 ; G. Hammann, « 2000 jeunes à Taizé, un risque énorme », Horizons protestants, 156 (octobre 1967), p. 20-21 ; « 2000 jeunes à Taizé », Témoignage Chrétien, 6 septembre 1967, p. 16. 130 En ce sens, cf. en particulier Hammann, « 2000 jeunes à Taizé », art. cit., Savard, « Plus de 1600 jeunes à la 2e rencontre internationale », art. cit., et Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », art. cit. 131 Cf. « 31 août-3 septembre 1967 », art. cit., et « Introduction de Frère Roger », Aujourd’hui, 19 (octobre 1967), p. 3. 132 Cf. quelques notes dact. de fr. Charles-Eugène, DT, et la « Résolution finale de la rencontre des jeunes à Taizé », La Documentation Catholique, 1502, 1er octobre 1967, col. 1725. 133 Cf. en particulier A. Savard, « Les jeunes ont témoigné d’une foi vigoureuse mais le dialogue avec les chefs d’Église a été esquivé », Le Monde, 6 septembre 1967, p. 3. 134 Cf. ibid. e Id., « Taizé. Deuxième rencontre internationale des jeunes », art. cit. 135 Cf. « Taizé et les jeunes », Le Monde, 23 septembre 1967, p. 6. 136 Cf. encore l’article de Savard, « Les jeunes ont témoigné d’une foi vigoureuse », art. cit. et Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », art. cit.

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Taizé », souligna, entre autres, le jeune pasteur alsacien Gottfried Hammann, aumônier de la jeunesse protestante du Jura bernois en Suisse, en commentant les moments de dialogue entre une jeunesse qui mettait toujours plus radicalement en question l’autorité ecclésiastique et les nombreux représentants des différentes Églises invités par la communauté137. En effet, les ecclésiastiques présents à Taizé pour la rencontre œcuménique parallèle dépassaient la centaine. Après les rencontres à Paris en février avec les autorités de l’ERF, Taizé évidemment montra une plus grande attention au protestantisme français, représenté cette fois-ci par le pasteur Gaillard, secrétaire général de l’ERF, et comme déjà mentionné, par Hébert Roux, président de la commission Catholicisme de la FPF138. De Genève, les participants au double rendez-vous œcuménique furent le directeur du département pour la jeunesse du Conseil œcuménique des Églises, le pasteur hollandais Albert van den Heuvel, et le secrétaire général Carson Blake, à qui Schutz avait demandé d’intervenir sur le rôle de l’Église dans un monde accablé par l’injustice et la faim139. À Taizé se rendirent aussi l’évêque anglican de Plymouth, Guy Sanderson, et l’évêque luthérien de Stuttgart, Erich Eichele, tandis que le patriarche Athénagoras, comme en 1966, envoya pour le représenter Mgr Meletios, exarque de Constantinople à Paris140. Cette fois-ci il y eut aussi une présence russe, celle de l’exarque du patriarcat de Moscou pour l’Europe occidentale, le métropolite Anthony Bloom ; ses paroles simples et personnelles en réponse à des questions sur le sens de la prière dans un monde sécularisé furent celles qui touchèrent le plus un auditoire hétérogène de jeunes qui montra par contre quelques impatiences envers d’autres intervenants141. Nombreuses furent les personnalités catholiques présentes sur la colline : le cardinal de Bourges et président de la conférence épiscopale française, Mgr Lefebvre, qui répondit à des questions sur le prophétisme142 ; l’archevêque de Rennes, Mgr Gouyon, qui commentera positivement dans La Croix la pleine acceptation de la douloureuse impossibilité de l’intercommunion143 ; l’évêque de Crema, Mgr Manziana, à qui Schutz remit les conclusions de la rencontre pour qu’il les transmette au pape144 ; l’ancien et le nouvel évêque d’Autun ; un père Congar fatigué, qui malgré ses mauvaises conditions de santé anima plusieurs dialogues aussi bien avec les jeunes qu’avec les divers hommes 137 Cf. Hammann, « 2000 jeunes à Taizé, un risque énorme », art. cit. 138 Cf. F. Bernard, « 1700 jeunes, 100 ecclésiastiques et beaucoup de questions », La Croix, 5 septembre 1967. 139 Cf. fr. Charles-Eugène à Hilary Collarbone, 5 août 1967, et Carson Blake à Schutz, 4 septembre 1967, ACŒ. Cf. aussi « “Nous attendons de tous les responsables d’Église des gestes audacieux”, ont déclaré les jeunes à Taizé », SŒPI, 21 septembre 1967, p. 2. 140 Cf. ibid. et Savard, « Plus de 1600 jeunes à la 2e rencontre internationale », art. cit. 141 Cf. en particulier Savard, « Les jeunes ont témoigné d’une foi vigoureuse », art. cit., et Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », art. cit. 142 Cf. Bernard, « 1700 jeunes, 100 ecclésiastiques et beaucoup de questions », art. cit. 143 Cf. « Mgr Gouyon commente la rencontre des jeunes », La Croix, 15 septembre 1967, p. 6. 144 Cf. Schutz à Manziana, 5 septembre 1967, AOP.

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d’Église145 ; le nouveau cardinal de Lyon, Alexandre Renard, qui avait depuis peu succédé à Mgr Villot, nommé en avril préfet de la Congrégation du clergé. Ce sera en particulier Mgr Renard qui répondra en termes substantiellement négatifs à la demande réitérée d’un jeune italien, Enzo Bianchi, invité par Schutz à poser la question de la possibilité de former une communauté vraiment œcuménique qui pourrait célébrer ensemble l’eucharistie146. Cette demande n’était pas du tout théorique, comme le nota l’envoyé de La Vie Protestante qui rapporta ce dialogue échangé en session plénière : le jeune, qui avec une « calme insistance » interpella sur ce point les autorités ecclésiastiques présentes à Taizé, avait en effet animé, de 1963 à 1966, à Turin un groupe œcuménique de lecture en commun de l’Écriture qui se réunissait tous les jours pour la prière du soir avec l’Office de Taizé, et une fois par semaine, pour célébrer une eucharistie domestique ; il s’était ensuite établi, en décembre 1965, dans la ferme abandonnée de Bose, hameau de la commune de Magnano (Biella), pour approfondir dans la solitude sa vocation à une vie monastique147. Le jeune piémontais, qui fréquentait régulièrement le village bourguignon pour connaître de près une réalité exprimant pour lui, plus que tout autre, un renouveau significatif de la vie monastique, passera après septembre 1967, une certaine période à Taizé, invité en vain par fr. Roger à chercher à débuter une branche catholique de la communauté148 ; bien que la forme que celle-ci aurait pu prendre ne fût pas encore totalement claire, l’arrivée à Taizé, l’été 1967, d’un jeune étudiant en médecine belge, Jean-Paul Mazure, accueilli provisoirement dans la fraternité franciscaine et très déterminé à rejoindre la communauté, renforçait l’impatience du prieur à trouver une manière quelconque d’intégrer les jeunes catholiques qui instamment le demandaient149. La perspective, encore prématurée, d’avoir à Taizé un frère catholique, ainsi que les possibilités de contacts qui se multipliaient dans les pays de l’Est, étaient sûrement pour Schutz les deux principales raisons d’espérance qui, en septembre 1967, malgré un sentiment fréquent de découragement et de lourdeur, lui faisait cependant entrevoir l’entrée de la communauté dans une période de « grande créativité »150. C’est ainsi que le prieur de Taizé s’exprimera lors du conseil de la communauté qui se tint le lendemain de la deuxième rencontre internationale des jeunes. Cette rencontre s’acheva par une motion finale adressée à tous les responsables des Églises afin que, dans le sillage de la visite de Paul VI à Constantinople en juillet 1967 et dans l’imminence de celle du patriarche Athénagoras à Rome en octobre suivant, elles aient le courage

145 Cf. fr. Roger à la communauté, 18 juillet 1967. 146 Cf. le témoignage d’Enzo Bianchi (Bose, 4 mai 2016). 147 Cf. Piguet, « Taizé ou l’art du dialogue », art. cit. Sur les origines de l’expérience communautaire de Bose, cf. en particulier M. Torcivia, Il segno di Bose. Con un’intervista a Enzo Bianchi, Casale Monferrato, 2003, p. 22-30. 148 Cf. ibid. et le témoignage déjà mentionné d’Enzo Bianchi. 149 Cf. les notes du conseil de la communauté du 10-13 septembre 1967. 150 Ibid.

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de « gestes audacieux » capables d’amorcer une réconciliation151. En d’autres termes, les jeunes demandaient des actes qui soutiennent leur espérance dans l’unité, en ouvrant des possibilités concrètes à ceux qui voulaient aller de l’avant. Ils le demandaient avec la « violence des pacifiques » : cette expression allait désormais remplacer l’« ardente patience » des mois précédents, au fur et à mesure que se renforçait en fr. Roger la conviction d’un « éclatement » imminent dans la société, dans l’Église, entre générations152. Un appel final était adressé aussi à ceux qui allaient se réunir en synode en octobre 1967 et à l’assemblée œcuménique d’Uppsala en juillet 1968, afin que, dans le pluralisme, ils élaborent « une unanimité de tout le peuple de Dieu153 ».

3. S  ur quatre continents : premières expériences de vie commune avec les catholiques 3.1. Kigali et Makalondi

Parmi les raisons qui, fin 1967, permettaient de regarder avec un plus grand optimisme vers la nouvelle année, il y avait aussi la présence désormais toujours plus significative des frères « sur quatre continents ». Aux yeux de fr. Roger, elle était essentielle afin d’« existentialiser » la confiance des jeunes en quête de nouvelles voies pour sortir de l’impasse œcuménique dans laquelle la communauté se débattait154. Après le concile, le dynamisme centrifuge de Taizé se transforma en effet en une véritable « dispersion dans le monde » : c’était une condition devenue de plus en plus indispensable, selon Schutz, pour que toute la communauté acquière une « conscience universelle »155. En partageant la même expérience de la « densité d’une vie au cœur de la souffrance des hommes » ainsi qu’une dimension de provisoire sur laquelle le prieur n’était pas prêt à transiger, les fraternités qui se constituèrent en Afrique et dans les deux Amériques tout de suite après le concile aidaient aussi la communauté à garder l’espérance que des étapes nouvelles se réalisent sur le chemin œcuménique, du moment qu’elles permettaient d’anticiper une vie commune avec les catholiques, expérience qui, à Taizé, ne pourra commencer

151 Cf. la « Résolution finale de la rencontre des jeunes à Taizé », art. cit. Sur l’échange de visites entre Paul VI et Athénagoras en 1967, cf. P. Mahieu, Paul VI et les orthodoxes, Paris, 2012, p. 138 sqq., et K. Schelkens, « Envisager la concélébration entre catholiques et orthodoxes ? », Istina, 57/3 (2012), p. 127-157. 152 La Violence des pacifiques fut en particulier le thème d’une prédication de fr. Roger pendant la rencontre dont plusieurs extraits furent ensuite publiés dans Aujourd’hui, 19 (octobre 1967), p. 1-2. 153 Cf. « Résolution finale de la rencontre des jeunes à Taizé », art. cit. 154 Cf. fr. Roger à fr. Michel, mai 1967, DT. 155 Cf. fr. Roger à fr. Michel, décembre 1967, et les notes du Conseil de communauté de 1970, DT.

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qu’en 1969156. De manière très significative, à Pâques 1970, ce sera une fraternité, celle du Rwanda, qui la première recevra l’hospitalité eucharistique de la part de l’évêque de Kigali, le père blanc suisse André Perraudin157, et de celui de Butare, Jean-Baptiste Gahamanyi : « c’est vraiment un pas qui nous fait avancer sur le chemin de l’unité », commentera le suisse Martin Hoffmann, qui était arrivé à Taizé à la fin des années 50 et partit pour Kigali en octobre 1969158. La fraternité de Kigali ne fut ni la première ni l’unique expérience d’une vie commune effectivement œcuménique mise en route en cette période par la communauté. À Taizé, avec les franciscains présents sur la colline, il était encore impossible d’aller au-delà du partage fraternel mais toujours « parallèle » de la prière et de l’accueil des catholiques159. Mais deux points étaient clairs au lendemain du concile : Taizé restera le seul lieu « provisoirement stable » et les nouvelles fraternités se constitueront, dans la mesure du possible, avec des catholiques160. En Afrique, une première expérience de cohabitation mixte se réalisa au Niger, dans un dispensaire de Tahoua, où fr. Étienne — l’allemand Kurt Wohlrab qui plus tard quittera la communauté — vécut quelques mois avec le père rédemptoriste Eugène Brosse161. Parti de Taizé en septembre 1965 sur invitation de l’évêque rédemptoriste Berlier, fr. Étienne passa quelques mois dans cette petite ville du Sud du Sahara, avant de se transférer dans un bidonville de Niamey ; il fut bientôt rejoint par fr. Pierre-Étienne, par le jeune frère suisse, Paul Müller, qui trouvera prématurément la mort dans un accident de la route en octobre 1966, et par un autre allemand, Gerhardt Schweder — fr. Bernard — qui par la suite quittera lui aussi la communauté162. L’expérience de Niamey fut relativement brève et peu heureuse ; par contre bien plus durable sera celle de la mission rédemptoriste de Makalondi, petit village en pleine savane entre le Niger et le Burkina-Faso, où en 1966 les

156 Cf. « Sur quatre continents », Aujourd’hui, 20 (décembre 1967), p. 1, et fr. Roger à la communauté, 15 décembre 1967, DT. 157 Mgr Perraudin était en réalité évêque de Kabgayi ; l’archidiocèse de Kigali fut créé seulement en 1976 à partir du territoire du diocèse de Kabgayi, celui-ci devenu ensuite suffragant du premier. 158 Cf. fr. Martin et fr. Roger à la communauté, 21 mars et 3 avril 1970, DT. Cf. aussi « Taizé. Rwanda », Missi, 343 (novembre 1970), p. 278-279. 159 Cf. fr. Roger à la communauté, 31 mars 1966, et les notes du conseil du 10-13 septembre 1967, DT. 160 Cf. les notes du conseil du 15-18 septembre 1966. 161 Cf. fr. Roger à la communauté, 16 janvier 1966, DT, et les notes du conseil de septembre 1967. Sur la présence rédemptoriste au Niger, cf. P. Nyanda, « Les Rédemptoristes au BurkinaNiger entre 1946 et 1996 », Spicilegium Historicum Congregationis SS.mi Redemptoris, 61/2 (2103), p. 257-338. 162 Cf. fr. Roger à la communauté, 1er mars, 17 avril et 15 décembre 1967, DT, avec en annexe des courts extraits de lettres du Niger, et la documentation du conseil de la communauté de septembre 1967. Sur la mort du frère suisse, cf. « Frère Paul, de Taizé », Verbum Caro, 80/4 (1966), p. 1-2.

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Gourmantché animistes avaient demandé à devenir chrétiens163. Au cours de la deuxième année de la mission, deux frères de Taizé rejoignirent le père rédemptoriste Jean-François Dondeynaz, suite à la décision commune de l’évêque Berlier et des Gourmantché de Makalondi ; parti pour le Niger en septembre 1967, le premier frère à gagner ce village dans la savane fut l’un des trois premiers « clunisiens », Pierre Souvairan. Après avoir vécu trois mois à Niamey où il travailla comme chef de chantier dans une entreprise de construction française, il passera tout le reste de sa vie à Makalondi, rejoint périodiquement par d’autres frères164. Au Rwanda indépendant et aux prises avec les premières violences sur fond ethnique, une première expérience de vie commune avec des catholiques fut celle vécue par Gérard Huni, fr. Grégoire, invité en 1966 par son ami Daniel-Ange de Maupeou à passer une certaine période ensemble à la Fraternité de la Vierge des pauvres, fraternité d’origine bénédictine et de vie contemplative fondée en 1956 dans le Sud-Est de la France par le père belge Ermin Declerck165. Au début de l’année suivante, fr. Grégoire sera rejoint par les frères Albert et Adrien dans la maison que ces religieux venaient d’ouvrir au début des années 60 sur l’île de Inynyeli du lac Kivu, et rapidement il chercha comment pouvoir s’insérer davantage dans le contexte humain et religieux du Rwanda166. Pendant plusieurs mois, l’étude de la langue kinyarwanda à l’école des Pères Blancs de Kigali, ville « plus petite que Cluny », alterna avec un enseignement dans une école pour évangélistes de l’Église presbytérienne à Rubengera et au noviciat du monastère bénédictin de Gihindamuyaga167. C’est ici qu’en octobre 1967 se transférera le hollandais fr. Adrien, tandis que prenait forme le projet d’une petite fraternité œcuménique composée de quelques frères de Taizé, d’un ou deux bénédictins de l’abbaye de Maredsous, d’un ou deux moines cisterciens et d’un Petit frère de la Vierge des pauvres ; cette fraternité monastique serait vouée à l’accueil et à l’hospitalité, ouverte et accessible à tous, signe visible d’unité dans un contexte où l’antagonisme ethnique se durcissait progressivement168. Ce projet fut redimensionné dans ses ambitions : les cisterciens revinrent en arrière, car ils étaient séparés par la frontière congolaise et trop éloignés de Kigali, tandis que parmi les religieux de 163 Cf. J. Ploussard, « Un exemple de collaboration œcuménique. La Mission chrétienne de Makalondi au Niger », Bulletin d’informations de la Province de Lyon-Paris, 125 (12 janvier 2014), p. 44-58. 164 Cf. les notes du conseil de la communauté de 1967, et les extraits de quelques lettres de fr. Pierre joints à celles de fr. Roger à la communauté du 15 décembre 1967, 9 mars 1968, 18 février 1969 et hiver 1969-1970, DT. Pierre Souvairan mourra à Niamey en 1998. 165 Cf. les notes du conseil de la communauté du 15-18 septembre 1966, DT. Cf. aussi J.-F. Six, Au cœur même de l’Église. Une recherche monastique, Paris-Bruges, 1966, et A. Perraudin, « Par-dessus tout la charité » : un évêque au Rwanda : les six premières années de mon épiscopat (1956-1962), Saint Maurice, 2003, p, 295. 166 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 juin 1967, DT. 167 Cf. fr. Roger à la communauté, 18 juillet 1967 et 9 mars 1968, DT. 168 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 juin 1967, et les notes du conseil du 10-13 septembre 1967.

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l’île d’Inyenyeli prédomina finalement la vocation à une vie retirée169. Malgré cela, il put effectivement démarrer fin 1967, après une visite à Taizé de l’abbé de Maredsous, Olivier du Roy, et grâce à la cession d’un terrain de la part des sœurs bernardines de Oudenaarde, ainsi qu’à l’accord de l’évêque Perraudin, une fois reçu l’avis favorable du Secrétariat pour l’unité des chrétiens170. En janvier 1968, avec le suivi d’un architecte genevois, purent ainsi commencer les travaux de construction du bâtiment qui, de 1969 à 1972, accueillera la fraternité œcuménique de Kigali : une chapelle pour la prière quotidienne et pour des célébrations eucharistiques occasionnelles, catholiques et protestantes, et quelques pièces d’habitation inaugurées pendant la semaine de prière pour l’unité de janvier 1969 par Mgr Perraudin et par le président de l’Église presbytérienne rwandaise, Naasson Hitimana171. Cette fraternité sera composée d’un bénédictin belge de Maredsous, le père Luc Moës, et de quatre frères de Taizé : fr. Adrien, responsable de l’accueil qui devint bientôt très intense, fr. Albert, un jeune novice suisse, Manuel Étienne, et fr. Martin ; ce dernier, pendant trois années, collaborera avec un organisme d’aide protestante pour constituer un bureau de consultation pour les petites entreprises rwandaises, ensemble avec un autre bénédictin belge, le père Stanislas Sallets, qui avait déjà mis en place au monastère de Gihindamuyaga une activité de production et de vente de confitures avec un groupe de bénévoles de la JOC172. La fraternité deviendra tout de suite un point de repère obligé pour les premières initiatives œcuménique de la région : déjà en mars 1969, elle hébergea une réunion des représentants de toutes les confessions chrétiennes présentes au Rwanda promue par l’Alliance Biblique Universelle en vue d’une traduction commune de la Bible en kinyarwanda173. 3.2. Le laboratoire de Recife

Ce fut aussi avec les bénédictins que se réalisa, au cours des mêmes années, l’expérience de vie commune de quelques frères de Taizé à Recife où, depuis la fin de Vatican II, était en gestation un projet de fraternité fortement voulu par Helder Camara. Après quelques hésitations, un départ pour l’Amérique Latine finit bientôt par s’imposer à cause des forts liens d’amitié 169 Cf. fr. Roger à la communauté, 15 décembre 1967, avec les extraits de la correspondance du Rwanda, et les notes du conseil du 18-21 septembre 1969. 170 Cf. fr. Roger à la communauté, 9 mars 1968, avec les extraits de quelques lettres de Gérard Huni de décembre 1967 et de fr. Adrien de février 1968, et les Notes pour un esquisse historique de la Fraternité Œcuménique de Kigali du père bénédictin Luc Moës du 18 février 2009, DT. 171 Cf. ibid. et fr. Roger à la communauté, 18 février 1969, DT, et « Taizé. Rwanda », art. cit. 172 Cf. Notes pour une esquisse historique, et M. d’Hertefeld, D. de Lame, Société, culture et histoire du Rwanda : encyclopédie bibliographique 1863-1980/87, t. II, Tervuren, 1987, p. 1645. Cf. aussi les extraits de quelques lettres de l’automne 1969 et de l’hiver 1970 envoyées à Taizé par la fraternité de Kigali, DT. 173 Cf. fr. Roger à la communauté, 12 avril 1969, avec les extraits d’une lettre de fr. Manuel du mois d’avril précédent, DT.

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et de solidarité qui avaient été noués avec divers évêques de ce continent pour lesquels Taizé constituait un modèle d’inspiration unique en vue d’une vie religieuse renouvelée, active et contemplative, fraternelle et proche des pauvres174. Mais la communauté n’avait pas pris en considération uniquement l’hypothèse brésilienne pour un tel départ. Comme nous l’avons déjà évoqué, les premières demandes d’une présence à Taizé arrivèrent de Santiago du Chili, où le suisse Bruno Tœdli passa quelques mois en 1965 et 1966 ; il se trouvait encore dans ce pays andin en juin 1966, au moment de la mort inattendue de Manuel Larraín dans un accident de la route, « une véritable épreuve » pour Schutz, qui, dans La Croix rappela la clairvoyance, le sens de l’urgence et la passion pour l’Église de son ami prématurément disparu175. Il y eut aussi d’autres invitations et propositions, du Mexique à l’Argentine, en particulier de Fortín Olmos, au nord de ce dernier pays, où le Petit frère Arturo Paoli aurait volontiers accueilli des frères de Taizé pour partager avec eux l’expérience de la première fraternité de l’évangile dans le continent latino-américain, parmi les bûcherons isolés de la région du Chaco176. Dès l’été 1966 le choix se porta cependant sur la capitale du Pernambouc, à la suite de la proposition de l’abbé du monastère bénédictin d’Olinda et Recife, dom Basílio Penido, d’accueillir deux ou trois frères de Taizé pour partager la vie de sa communauté et pour les aider à s’insérer dans la vie complexe du Nordeste brésilien177. En novembre 1966, moins d’un an après la fin du concile, fr. Michel partit donc pour le Brésil, bientôt rejoint par fr. Bruno et, au cours de l’année 1967, par deux autres frères suisses, Roland Gyger et Luc Beyeler178. Ils s’installèrent d’abord dans le monastère lui-même, où pendant quelques mois ils partagèrent entièrement

174 Cf. J.O. Beozzo, « De Recife à Alagoinhas. Taizé dans le cheminement œcuménique de l’Église du Brésil », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit., p. 223-238. 175 Cf. R. Schutz, « Un grand serviteur du Christ : Mgr Larraín », La Croix, 29 juin 1966. Dans le même sens, cf. aussi l’article de fr. Roger publié la veille par Le Monde, « La mort d’un précurseur ». Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 9 août 1966, DT. Pour évoquer Mgr Larraín, dont la rencontre « a marqué mon existence », cf. aussi la « Postface » de R. Schutz à J. Toulat, Espérance en Amérique du Sud, Paris, 1968, p. 329-331. 176 Pour soutenir un projet de coopération à Buenos Aires et à Fortín Olmos dans le cadre de l’« Opération Espérance », fr. Roger avait lancé un appel à l’occasion du 25e anniversaire de la communauté de Taizé ; cf. « Taizé fête ses 25 ans », art. cit. Pour quelques informations sur la fraternité de Fortín Olmos, cf. F. Hulsen, « Fraternità, evangelizzazione e impegno politico », in P. Rice-L. Torres (dir.), In mezzo alla tempesta. I piccoli fratelli del Vangelo in Argentina (1959-1977), Serdiana, Calif., 2011, p. 29-107 (éd. or. Montevideo, 2007), et S. Pettiti, Arturo Paoli. « Ne valeva la pena », Cinisello Balsamo, 2010, p. 96 sqq. 177 Cf. les notes du conseil de la communauté de 15-18 septembre, et la lettre circulaire d’Helder Camara du 28-29 septembre 1966, CHC III/2, p. 206. Je renvoie aussi au témoignage de fr. Michel lui-même (Alagoinhas, 25 décembre 2008) et à celui du 16 août 2015 qui m’a été transmis par Marcelo Barros, « Le lever du jour dans le clair-obscur de l’aurore »… Sur Dom Basílio Penido, cf. R. Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres : pour une histoire de l’Église des pauvres dans le Nordeste brésilien (1955-1985), Paris, 1995, p. 156. 178 Cf. fr. Roger à la communauté, 21 novembre 1966, 17 janvier, 1er mars et 5 juin 1967, DT, et les notes du conseil du 10-13 septembre 1967.

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la prière et le travail de la communauté bénédictine ; puis, en mai 1967, les frères de Taizé se transféreront, avec trois jeunes moines originaires de la région, dans une maison adjacente à l’antique monastère d’Olinda179, qui fut appelée « Maison de la Fraternité et de la Réconciliation ». Elle fut inaugurée le 7 mai 1967 lors d’une célébration œcuménique à laquelle participèrent tous les moines et les pasteurs de cette « citadelle de la division » qu’était Recife avec ses trois cents lieux de culte protestants différents ; très vite, elle devint un laboratoire œcuménique unique au Brésil, bientôt désigné par Thomas Merton comme signe éloquent d’un nouveau monachisme postconciliaire180. « Un morceau de Taizé à Recife », foyer du meilleur œcuménisme, dira avec enthousiasme Helder Camara181. En effet, la fraternité, née à côté du monastère, permit des expériences inédites de partage de prière et de convivialité : au moins deux fois par semaine au numéro 44 de la via São Bento, des pasteurs et des membres des différentes Églises protestantes partageaient le repas avec les frères de Taizé et les bénédictins qui vivaient avec eux ; elle permit aussi de mettre en route une activité concrète de solidarité œcuménique avec ceux qui payaient de plus en plus les frais de la répression politique du régime militaire. C’est précisément au sein de la fraternité d’Olinda que naquit en particulier l’idée de constituer une commission œcuménique, l’« Équipe fraternelle » qui, à partir de 1967 et pendant plus de six ans — même après le transfert des frères de Taizé de Recife à Vitória en 1971 —, agira en faveur des prisonniers politiques en leur assurant des visites régulières dans les prisons et une aide dans la recherche d’assistance légale182. La fraternité de Recife était née sous le signe du provisoire d’autant plus accentué que le niveau des attentes paraissait très élevé ; elle inaugura en réalité une présence de Taizé au Brésil qui depuis lors et jusqu’à aujourd’hui n’a jamais été interrompue, marquant, de manière discrète mais multiforme, diverses réalités de l’Église du Nordeste et aussi au-delà. Elle laissera des traces profondes sur le terrain œcuménique et liturgique et, plus généralement, dans la recherche d’une spiritualité solide et incarnée, d’un style de vie

179 Cf. la lettre circulaire d’Helder Camara du 25-26 mars 1967, CHC, III/3, p. 131 : « D. Abade ganhou uma casa, vizinha ao Mosteiro Beneditino : será a Abadia dos Irmãozinhos de Taizé. Já pensaram que foco de ecumenismo iremos ter, com a graça de Deus ! ? ». Cf. aussi parmi les divers articles publiés au Brésil, L. Silva, « Quatro homens come três religiões e um só fim na mesma fraternidade », Jornal do Comércio, 20 mai 1967, J.M. Mayrink, « Ecumenismo. Convivência busca amor de verdade », Jornal do Brasil, 7 juin 1967, et L. Rocha, « Em Olinda monges protestantes e católicos oram pela unidade cristã », Diario de Pernambuco, 21 janvier 1968. 180 Cf. Barros, « Le lever du jour dans le clair-obscur de l’aurore »…, et fr. Roger à la communauté, 5 juin 1967. 181 Cf. Camara à Schutz, 8 juin 1967, DT : « Quelle joie de disposer d’un témoignage vivant de charité dans le Christ ! […] Dieu sait qu’une des plus grandes grâces du Concile a été de rencontrer mon frère Roger… ». 182 Cf. Barros, « Le lever du jour dans le clair-obscur de l’aurore »…, et Beozzo, « De Recife à Alagoinhas », op. cit

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communautaire simple et accueillant menée par des secteurs toujours plus significatifs d’un catholicisme brésilien en pleine effervescence183. La fraternité, comme d’habitude, subvenait à ses besoins par le travail plus ou moins irrégulier des frères : « comme le peuple, on cherche du travail et on le perd », écrira fr. Bruno en octobre 1967, le lendemain de son second licenciement d’une usine produisant du plastique184. Elle eut un très grand impact surtout sur la communauté bénédictine locale ; celle-ci, stimulée par les frères de Taizé, réalisa en quelques mois un certain renouvellement dans son office liturgique qui, dès Pâques 1967, sera entièrement célébré en portugais ; leur vie commune prit aussi un style communautaire plus ouvert et familial. Très proche d’Helder Camara, tout en ne partageant pas toutes ses convictions, dom Basílio Penido en diverses occasions laissera les moines abandonner leurs stalles dans l’église pour s’asseoir sur des chaises entre l’autel et les fidèles185. Les trois jeunes bénédictins qui habitaient dans la « Maison de la fraternité » pouvaient prier tous les jours avec l’Office de Taizé, déjà traduit en portugais et utilisé au Brésil par divers groupes186. D’ailleurs, dès le départ, la fraternité essaya de l’adapter à la culture locale. Fr. Michel, avec le jeune Marcelo Barros, premier moine à faire partie de la fraternité œcuménique sur invitation explicite d’Helder Camara, encouragea deux prêtres dotés de talents artistiques et musicaux à composer des mélodies pour les psaumes et les hymnes de l’Office avec des instruments et des rythmes populaires : Geraldo Leite, curé dans une des zones les plus pauvres du diocèse, et Reginaldo Veloso, qui était professeur à l’Université catholique et au séminaire régional, avant de changer drastiquement de vie et de se transférer dans le bairro surpeuplé de Casa Amarela187. Ces mélodies, enracinées dans la vie et dans la culture régionale, connaîtront une très grande diffusion, car elles seront rapidement introduites dans les célébrations liturgiques de nombreuses communautés

183 Cf. les Notes sur le voyage de Michel, 19 p. dact., DT, en plusieurs zones du Brésil et aussi en Argentine, Uruguay et Paraguay entre la fin de 1966 et le début de 1967, jointes à une lettre de fr. Roger à la communauté du 17 avril 1967. 184 « J’ai beaucoup pleuré. Non pas pour moi, mais pour mes camarades et pour les milliers d’ouvriers qui, à travers le Nordeste, subissent le sort de l’injustice » ; cf. les extraits de deux lettres de fr. Bruno jointes à celle de fr. Roger à la communauté du 18 juillet et du 15 décembre 1967. 185 Cf. les extraits de quelques lettres de fr. Bruno et de fr. Roland joints aux circulaires de fr. Roger à la communauté respectivement du 15 décembre 1967 et du 28 juin 1968, et une lettre de fr. Michel du 20 octobre 1969, DT. 186 Cf. le compte-rendu de voyage de fr. Michel, joint à une circulaire de fr. Roger du 17 avril 1967. 187 Cf. Barros, « Le lever du jour dans le clair-obscur de l’aurore »…, et Id., Camminando con voi. Lettere di un monaco fra i poveri, Bologna, 1998, p. 18-19. Cf. aussi le témoignage de R. Veloso, « Marcelo : você está em minha vida desdes muito cedo », in M.F. Barros de Souza, M.E. Lapa, P.R. Lapa (dir.), Marcelo Barros. A caminhada e as referências de un monge peregrino, Recife, 2014, p. 137-138. Sur les pères Geraldo Leite et Reginaldo Veloso, cf. Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres, op. cit., p. 191-192 et 259-262.

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ecclésiales de base188 ; dans plusieurs cas, ces communautés pourront accéder pour la première fois directement au Nouveau Testament en portugais grâce à l’édition œcuménique, promue et financée par la communauté de Taizé, en accord avec le CELAM et les Sociétés bibliques protestantes. En effet, alors que la traduction espagnole pour l’éditeur Helder était encore en cours — elle s’achèvera en 1968 et sera imprimée à un million d’exemplaires —, un accord fut conclu fin 1966 lors d’une rencontre à Rome entre Schutz, Thurian et le bureau du CELAM, pour faire une édition portugaise d’un demi-million d’exemplaires189. Cela fut annoncé en mai 1967 à Aparecida lors de l’assemblée générale de la conférence épiscopale brésilienne, où les frères de Recife furent invités par le nouveau président du CELAM, l’évêque de Teresina Brandão Vilela ; les exemplaires furent distribués en 1969 aux évêques et aux différentes Églises du pays, comme les exemplaires en espagnol au prorata du nombre de leurs baptisés190. Née avec l’intention d’offrir un témoignage de vie fraternelle et de prière adapté à son propre temps191, la fraternité de Recife montra tout de suite sa capacité significative de s’inscrire dans la réalité de l’Église brésilienne. Fr. Michel fera à la communauté une description lucide de cette Église : ses inquiétudes et ses effervescences, son exigence d’incarnation et une distance critique par rapport à des attitudes durcies, son radical engagement avec les pauvres et une polarisation grandissante. La personnalité intellectuelle de ce frère allemand timide et réservé, parfait polyglotte, doué d’une solide formation théologique et ayant récemment obtenu un doctorat en sociologie à Paris192, contribua largement au rayonnement de Taizé au Brésil. Sa présence durable en ce pays —  où il restera jusqu’à sa mort en 2009 — commença par un long voyage de « repérage » à travers le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, aussi pour établir les contacts nécessaires en vue des éditions espagnole et portugaise du Nouveau Testament. Interlocuteur attentif et fin observateur193, fr. Michel réunira dans un ouvrage, en 1969, ses impressions et ses réflexions sur ses deux premières années en Amérique Latine194. Entre la fin de 1966 et les premiers

188 Cf. en particulier M. Barros, « Caminhada popular e ofício divino », et R. Veloso, « Elementos do ofício divino das comunidades », Revista de Liturgia, 86 (1988), p. 30-36 et 53-55. Je renvoie aussi aux témoignages que j’ai reçus de Reginaldo Veloso (Recife, 31 décembre 2008), de Ione Buyst et de Marcelo Barros (Goiânia, 8 et 9 janvier 2009). 189 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 janvier et 1er mars 1967, et à fr. Michel, 28 avril 1967, DT. 190 Cf. fr. Roger à la communauté, avec les extraits de la correspondance du Brésil du 17 janvier, 1er mars et 5 juin 1967, DT. Cf. aussi Cf. Beozzo, « De Recife à Alagoinhas », op. cit. 191 En ce sens, cf. en particulier les extraits d’une lettre de fr. Michel du 26 novembre 1967, jointe à la circulaire de fr. Roger à la communauté du 15 décembre 1967. 192 La thèse, L’institution dans le dialogue œcuménique, rédigée sous la direction de Gabriel Le Bras, fut soutenue à l’École Pratique des Hautes Études le 20 juin 1966. Pour une synthèse de cette thèse, cf. M. Bergmann, « L’institution », Verbum Caro, 80/4 (1966), p. 42-65. 193 C’est le souvenir unanime de tous ceux qui ont travaillé avec lui au Brésil ; je renvoie cependant in primis au témoignage de Marcelo Barros, « Le lever du jour dans les clair-obscur de l’aurore »… 194 Cf. M. Bergmann, L’avenir possible, Taizé, 1969.

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mois de 1967, il relatera déjà à la communauté ce qu’il aura perçu195. Il écrira ainsi ses impressions sur la « crise grave » de l’Église argentine, traversée par des divisions profondes et grandissantes que le golpe du général Onganía en 1966 avait ensuite contribué à ériger, sur le peuple du Paraguay, « fier de sa tradition indienne, spontané, vivant », mais dont l’avenir économique et politique était « des plus compromis », sur le « printemps éblouissant » du catholicisme brésilien, rencontré au Paraná « en marche », dans les favelas de São Paulo et de Belo Horizonte, dans la Bahia, cœur « du vieux Brésil », aux portes de l’Amazonie, dans un Maranhão à la « pauvreté impressionnante » et surtout dans le Nordeste profond — Piauí, Ceará, Pernambouc196. De ce catholicisme fr. Michel relèvera les grands traits : la crise de croissance qui concernait des secteurs significatifs du clergé postconciliaire, les signes de changement dans le style et dans les choix pratiques de nombreux ordres et congrégations religieuses, la soif d’une vie communautaire profondément renouvelée de beaucoup de communautés religieuses, et la sortie croissante des couvents pour former de petites communautés insérées dans les milieux les plus pauvres, le « réveil » et le rôle pastoral de premier plan des religieuses. Enfin et surtout, il montrera le dynamisme audacieux de certains des protagonistes d’une nouvelle pastorale libératrice : Arturo Paoli en Argentine ; l’évêque du Paraguay, Ramón Bogarín Argaña, éloigné d’Asunción à cause de ses positions critiques envers le régime de Stroessner et envoyé dans le diocèse isolé de San Juan Bautista de las Misiones sur le territoire des anciennes « réductions » jésuites ; l’évêque de Cratéus, dans le Nordeste, Antônio Batista Fragoso ; et surtout o bispinho, Helder Camara, « qui me fait penser au prophète Jérémie, par la passion de Dieu, comme par la souffrance à cause de sa vocation197 ». Mais ce voyage permettra surtout au frère de Taizé une première évaluation des possibilités et des limites d’un œcuménisme qui, à ses yeux, dans ce pays lusophone, ne pourrait intéresser que 30% des brésiliens tant que ne serait engagé un dialogue aussi avec les deux millions de fidèles de la galaxie pentecôtiste, « l’aile marchante » du protestantisme qui avait sa force dans les favelas, et avec les cultes afro-descendants qui avaient une audience et une diffusion impressionnantes. Ce dialogue lui paraissait à son tour fortement conditionné par celui qui devrait s’établir entre l’Église catholique officielle et le catholicisme populaire. Et, à ses yeux, ce dialogue rendait plus que jamais urgente « l’unité des chrétiens orthodoxes », qu’ils soient catholiques ou fidèles des Églises d’un protestantisme historique élitiste et le plus souvent en crise profonde198.

195 Cf. les Notes sur le voyage de Michel, jointes à la lettre de fr. Roger à la communauté du 17 avril 1967. Cf. aussi deux cahiers très denses de notes avec le journal de ces mois, DT. 196 Ibid. 197 Ibid. Pour un cadre global sur les ferments dont fut traversé l’Église d’Amérique Latine dans la première période postconciliaire, je me permets de renvoyer à mon In populo pauperum, op. cit. 198 Cf. les Notes sur le voyage de Michel, et les extraits de la correspondance de Recife joints à la lettre de fr. Roger à la communauté du 5 juin 1967.

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La fraternité de Recife se retrouva ainsi dans ce contexte religieux particulier, où les priorités œcuméniques importées d’Europe semblaient à la fois nouvelles et déjà dépassées par le clivage plus profond entre les deux « religions » principales, les « vieilles » Églises et les « nouvelles » Églises d’un pentecôtisme croissant199. Elle fit ses premiers pas dans le laboratoire ecclésial complexe de Recife où, au lendemain même du concile, Helder Camara avait mis en place un vaste plan en vue de revitaliser et de réorganiser la pastorale pour un après-concile « à la hauteur de Vatican II »200. L’alphabétisation œcuménique passait avant tout par la pédagogie de l’exemple : en janvier 1968, une brève « tournée œcuménique » dans le Nordeste de fr. Roland et d’un jeune bénédictin de la fraternité confirma à quel point pour vaincre résistances et préjugées, le fait d’être ensemble valait plus que les discours201. Dans cet esprit, les frères participèrent notamment à certaines des initiatives de pastorale sociale promues par l’archevêque dans le cadre du mouvement de solidarité lancé en 1965, l’« Opération Espérance »202. Ils accompagnèrent aussi en pleine consonance la difficile gestation d’une nouvelle culture sacerdotale à travers la décentralisation du nouveau séminaire régional de Camaragibile en petites équipes de séminaristes réparties en des maisons louées dans les bairros populaires d’Olinda203 : « il en résultera un rôle tout à fait nouveau pour notre fraternité », commentera fr. Michel en janvier 1968, envisageant la possibilité d’échanges fréquents et périodiques avec certaines de ces équipes et la mise à disposition de la « Maison de la Fraternité » comme lieu d’accueil et d’échanges œcuméniques204. L’expérience fut en effet provisoirement tentée, et début 1968 fr. Roland habitera pendant quelques semaines avec une de ces équipes en alternant étude et travail en usine où il mesurera le poids du « passé esclavagiste » et le racisme subtil et latent de la société brésilienne205. Plus ou moins à la même période, fr. Bruno de son côté vivra pendant quelques mois avec une petite fraternité franciscaine dans un bairro pauvre d’Olinda, tandis que fr. Luc fera une expérience temporaire de partage avec une équipe

199 Ibid. 200 Cf. les lettres circulaires de Camara du 20-21 janvier 1966 et du 28-29 juin 1966, CHC III/1, p. 89-91, et III/2, p. 55-57. 201 Cf. la correspondance de la fraternité jointe à la lettre de fr. Roger à la communauté du 9 mars 1968. 202 L’expression, comme Camara le soulignera à plusieurs reprises, s’inspirait évidemment des initiatives de solidarité œcuméniques lancées par Taizé. 203 Cf. les notes du Conseil du 15-18 septembre 1966, et la circulaire de Camara du 28-29 septembre 1966, op. cit. Sur l’« Opération Esperance », cf. N. Piletti, W. Praxedes, Dom Hélder Câmara. Tra potere e profezia, Brescia, 1999, p. 489 sqq. (éd. or. São Paulo, 1997). Sur les innovations dans la formation sacerdotale, cf. aussi Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres, op. cit., p. 161 sqq. 204 « Il faudra que nous barricadions notre porte pour qu’il n’y ait pas des séminaristes à toute heure » ; cf. les extraits d’une lettre de fr. Michel du 22 janvier 1968 jointe à la circulaire de fr. Roger de mars 1968. 205 Cf. ibid. et les extraits de la correspondance de la fraternité joints à une lettre de fr. Roger du 28 août 1968, DT.

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d’étudiants ouvriers. En même temps ce dernier commencera à fréquenter des cours au nouvel Institut de théologie de Recife (ITER), premier protestant accueilli dans ce nouveau centre d’étude et d’échange au service de la réflexion ecclésiale de la région inauguré en mars 1968 comme aboutissement de l’effort conjoint de divers groupes de l’Église du Nordeste206. Les progrès indubitables du « lent processus d’insertion dans le pays207 » n’empêchaient pas par ailleurs les difficultés auxquelles seront de plus en plus confrontés la fraternité, et en particulier son responsable, fr. Michel. Si deux ans après l’installation à Olinda, le bilan sur les rapports avec la communauté bénédictine voisine est certainement positif  — « incontestablement, beaucoup de chemin a été fait », écrira fr. Michel en avril 1969208 —, en même temps, la proximité du monastère de São Bento commence en effet parfois à paraître comme un « grand poids » : aussi bien par l’impossibilité de dépasser une certaine limite de partage à cause des exigences monastiques très différentes qui perduraient209, que, surtout, parce que la communauté contemplative locale n’était pas épargnée par la crise profonde qu’après le concile le clergé et les religieux traversaient en diverses régions du monde. Cette crise était particulièrement aigüe dans l’archidiocèse du Nordeste qui après 1969 connaîtra une forte hémorragie de départs et de réductions à l’état laïc210. « Tous ces garçons qui quittent le monastère, cela est très dangereux pour nous, j’en suis sûr », commenta fr. Roger en mars 1969211, en réponse à fr. Michel qui était confronté aux problématiques personnelles de deux frères, Luc et Roland, envoyés « au loin » par le prieur — comme dans d’autres cas — pour faire l’expérience de vie dans une fraternité pendant un certain temps. À ce type de difficultés, liées à une vie très exposée à plusieurs égards, s’ajoutait aussi l’évolution globale du climat politique dans le pays, et en particulier à Recife, une des villes où l’appareil répressif du régime militaire se déploya le plus, et dont la minorité de religieux et laïcs — étudiants, ouvriers,

206 Cf. les extraits d’une lettre de fr. Luc jointe à la circulaire de fr. Roger du 9 marzo 1968. Sur l’ITER, cf. E. Pinheiro, « Dom Helder Camara como arcebispo de Olinda e Recife (19641985) », in Z. Rocha (dir.), Helder, o Dom. Uma vida que marcou os rumos da Igreja no Brasil, Petrópolis, 2000, p. 77-87. 207 Cf. une lettre de fr. Michel du 22 avril 1968 jointe à une circulaire de fr. Roger à la communauté du 11 juin 1968, DT. 208 Cf. les extraits d’une lettre de fr. Michel joints à une circulaire de fr. Roger à la communauté du 12 juin 1969, DT. 209 En ce sens, cf. les notes plus tardives du conseil de la communauté du 7-11 janvier 1973, DT, où étaient expliquées les raisons du transfert ultérieur de Recife à Vitória, dans l’État d’Espírito Santo, en 1971 ; les raisons étaient d’ailleurs principalement liées à la perspective que l’évêque auxiliaire de ce diocèse, Dom Luís Gonzaga Fernandes, qui s’était rendu à Taizé en été 1971, aille habiter avec les frères de la fraternité brésilienne. 210 Cf. en particulier deux lettres de fr. Roger à fr. Michel d’avril et de novembre 1969, DT. Sur la crise du clergé à Recife, cf. Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres, op. cit., p. 241 sqq. 211 Cf. fr. Roger à fr. Michel, mars 1969, DT.

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favelados — liés à Helder Camara furent de plus en plus les victimes212. Depuis la fin 1967, les frères de Taizé assisteront ainsi à la montée de la violence accompagnée par la radicalisation d’une dialectique sans fin entre répression et protestation : cette radicalisation conduira, en novembre 1968, à la mise en place d’un régime de « Sécurité nationale » édicté par l’Acte constitutionnel no 5 qui inaugurera au Brésil les années marquées par les pires excès de la dictature213. La fraternité de Taizé, bien qu’elle ne fût pas directement impliquée dans la tension grandissante entre les militaires et l’Église du Nordeste, ne put évidemment pas ne pas en subir indirectement l’impact à cause des solidarités qui s’étaient créées avec plusieurs des protagonistes de la nouvelle « Église populaire » en gestation dans le laboratoire ecclésial de Recife. Dès les premiers mois de 1968, l’escalade de la violence répressive sera donc l’objet d’une bonne partie de la correspondance de la « Maison de la fraternité » avec Taizé. Les lettres décriront ainsi la ville de Recife assiégée pendant les grandes manifestations d’étudiants qui eurent lieu pendant le printemps et l’été 1968, provoquées par la mort d’un étudiant à Río après une charge de la police214 ; l’accusation de subversion pour toute activité de solidarité avec les plus pauvres, et l’injonction de l’archevêque au silence215 ; plus généralement, la détérioration définitive des rapports entre les militaires et une Église qui paiera de plus en plus le prix de son choix de s’opposer à la violence institutionnalisée de la dictature216. Cette détérioration, à Recife précisément, sera marquée en mai 1969 par l’assassinat d’un prêtre, le premier en Amérique Latine depuis 1965 : celui du père Antonio Henrique Pereira Neto, secrétaire de Helder Camara et aumônier de la « Juventud Universitaria

212 Cf. en particulier Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres, op. cit., p. 207-211. 213 Cf. M.A. Vannucchi Leme de Mattos, Contra os inimigos da ordem : a repressão política do regime militar brasileiro, 1964-1985, Río de Janeiro, 2003. 214 « Ici, à Recife, la police est tellement nombreuse qu’il est difficile aux étudiants de sortir dans la rue. Toutefois, il y a eu des manifestations cette semaine. L’université catholique est restée la forteresse des étudiants, une fois qu’ils eurent été dispersés dans la rue par la police. Selon les étudiants, la police était sur le point de pénétrer dans l’université, lorsque Dom Helder y est entré en déclarant aux étudiants : je suis l’un de vous, prenez-moi comme un frère plus âgé. Dom Helder a passé presque toute la nuit au milieu des étudiants, assis par terre comme tout le monde » ; cf. l’extrait d’une lettre de fr. Bruno du 29 juin 1968 jointe à une circulaire de fr. Roger du 17 août 1968, DT. 215 « L’autre jour, au centre de Recife […], je suis intrigué par une bannière qui flotte au vent. Au pied de la bannière, deux ou trois jeunes hommes appellent la foule à signer une pétition contre l’infiltration communiste dans l’Église catholique. Ces hommes appartiennent à un mouvement d’extrême droite […]. Je me mets derrière l’un des gars et je lis le texte de la pétition. C’est une lettre […] adressée au pape et demandant au nom des catholiques de Recife l’expulsion de Dom Helder » ; cf. l’extrait d’une lettre de fr. Roland du mois d’août 1968 jointe à une lettre de fr. Roger à la communauté du 11 janvier 1969, DT. 216 « Il y a deux ans, on pouvait encore dire que Dom Helder était un mystique isolé et Dom Fragoso un fou. Maintenant la grande majorité des évêques du Nordeste sont du même avis » ; cf. l’extrait d’une lettre du 14 février 1968 de fr. Michel jointe à celle de fr. Roger du 9 mars suivant.

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Católica », l’une des cibles principales de la répression militaire217. « La répression est féroce, les tortures sans pitié. Tout ce qui met en question l’ordre actuel de domination est traqué ou éteint », écrira fr. Michel dans une lettre à Taizé de novembre 1969, une lettre dans laquelle, après avoir évoqué à demi-mot quelques « ennuis » de fr. Bruno que quelqu’un avait signalé comme agitateur communiste, il rassurait quand même la communauté218. La fraternité bénéficiait en fait d’une protection grâce à la position de dom Basílio Penido, qui depuis 1969 visitait les prisonniers politiques sur demande des autorités politiques du Pernambouc219. « Nous naviguons tranquillement dans des eaux troublées, où la tempête pourrait se déchaîner », ajoutait le frère de Taizé. Dans le climat de polarisation croissante du catholicisme brésilien confronté au dilemme de la réponse chrétienne face à la violence, fr. Michel ne pouvait qu’être à l’unisson de Helder Camara qui s’engageait pour lancer un grand mouvement pacifique de « Pression morale libératrice »220. Il s’agissait d’une campagne d’action au niveau continental pour réformer avec des méthodes non violentes les structures économiques et politiques du Brésil et de l’Amérique Latine ; en s’inspirant des mobilisations de Gandhi et de Martin Luther King, son but était d’exercer une pression constante pour que soient concrétisés les droits fondamentaux de l’homme avec une attention particulière à la libération de toute forme de servitude ou d’esclavage221. 3.3. Dans le ghetto noir de Chicago

Le thème de la non-violence n’interpella pas seulement la fraternité de Recife. Les frères présents aux États-Unis depuis l’automne 1965 — l’allemand Christophe, le suisse Jacques Schiesser et le suédois Johan Danell, fils de l’évêque luthérien de Skara — y furent aussi confrontés pendant les mêmes années. Ils devaient trouver quelle attitude assumer dans un contexte marqué par des divisions sociales croissantes et par la montée des tensions raciales alors que la dominante pacifiste dans le mouvement pour les droits civiques des noirs s’estompait rapidement après la grande marche sur Washington du 28 août 1963 : une date qui marqua certes un point de non-retour dans le combat pour les droits civiques, mais qui ne mit pas fin à la colère et à la volonté de

217 Cf. E. Dussel, Storia della Chiesa in America Latina (1492-1992), Brescia, 1992, p. 304-305. Cf. aussi Piletti, Praxedes, Dom Hélder Câmara, op. cit., p. 548 sqq. 218 Cf. l’extrait d’une lettre de fr. Michel du 12 novembre 1969, DT. 219 « Même en dehors de ses qualités chrétiennes et humaines de conciliation, le contact avec lui est essentiel pour l’armée, vu leurs relations plus que tendues avec D. Helder » ; ibid. 220 Cf. l’extrait d’une lettre de fr. Michel du 7 avril 1968, jointe à celle de fr. Roger du 11 juin 1968. 221 Sur le mouvement qui, en octobre 1968, prendra le nom de « Action Justice et Paix », car la dénomination avait suscité quelques perplexités dans certains milieux brésiliens et chez le nonce, je renvoie à mon In populo pauperum, op. cit., p. 388 sqq. Cf. aussi « O movimento de Pressão Moral Libertadora et Os Movimentos Ação, Justiça e Paz (AJP) e Ação Coletiva pela Justiça (ACJ) », Revista eclesiástica brasileira, 3 (1968), p. 710-711, et 4(1968), p. 974-975.

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révolte dans les ghettos des grandes métropoles nord-américaines222. C’est à Chicago qu’en septembre 1966 quelques frères de Taizé s’installeront pour cinq ans, dans la ville où Martin Luther King s’était transféré au début de la même année pour vivre avec la population défavorisée du North Lawndale ; ils avaient été invités par le pasteur épiscopalien Jim Morton, responsable du Urban Training Center for Christian Mission, centre œcuménique destiné à former des pasteurs et des laïcs à une pastorale de la ville et de la rue dans les grandes métropoles et engagé aussi dans la lutte contre le racisme223. Après une année de présence dans la ville universitaire de Madison, dans le Wisconsin, où ils avaient surtout exercé un ministère d’accompagnement et d’animation œcuménique de quelques groups d’étudiants du campus, la communauté cherchait un lieu où elle puisse concrétiser davantage une option de présence pauvre : un lieu qui soit situé sur l’une des nombreuses lignes de fracture qui traversaient la société nord-américaine dans les années agitées et troublées de l’escalade de la présence américaine au Vietnam224. La fraternité de Chicago, plutôt nombreuse par rapport aux standards habituels de Taizé, était composée de six frères, tous âgés de vingt-cinq à trente ans et ayant tous une bonne formation universitaire225 : les trois frères déjà présents à Madison furent en effet rejoints par le premier américain arrivé à Taizé, Ralph Ray Walsh (fr. Pascal), épiscopalien, qui avait fait depuis peu sa profession, et les hollandais Frank van het Hof et Jean-Paul Buys, qui assureront en alternance la collaboration à l’accueil du centre de Jim Morton226. Comme les autres fraternités nées au lendemain du concile, celle de Chicago fut aussi, dès le départ, une fraternité effectivement œcuménique. Avec l’accord du ministre général des frères mineurs, trois jeunes franciscains de la province des États-Unis — dont un noir — se transférèrent bientôt chez les frères, en plein cœur du ghetto noir, malgré une certaine réticence du cardinal de Chigago, John Cody, à qui en vain sera périodiquement demandée l’hospitalité 222 Cf. T.H. Anderson, The Movement and the Sixties. Protest in America from Greensboro to Wounded Knee, New York, 1995, p. 74, et M. Flores, A. De Bernardi, Il Sessantotto, Bologna, 20032, p. 25 et p. 36. 223 Cf. les notes du conseil de la communauté du 15-18 septembre 1966, et fr. Roger à la communauté, 17 avril 1967. Cf. aussi C.E. Stockwell, Civic protestants : the Protestant Social Gospel in Chicago, 1833-1990, Chicago, 2013, p. 101-104, et K. Jackson, « Martin Luther King’s Legacy in North Lawndale : the Dr. King Legacy Apartments and Memorial District », in M.L. Finley, B. LaFayette Jr., J.R. Ralph Jr, P. Smith (dir.), The Chicago Freedom Movement. Martin Luther King Jr. and Civil Rights Activism in the North, Lexington, KY, 2015, p. 236-254. 224 Cf. encore les notes du conseil de la communauté de septembre 1966. Sur l’expérience à Madison, cf. en particulier R. Merle, « Three Protestant Monks Seek Christian Unity in Visit Here », Wisconsin Journal, 12 février 1966, p. 9. 225 C’est ce qui était souligné dans quelques lignes publiées par Le Monde, le 1er mars 1967, « Six frères de Taizé et deux franciscains catholiques vivent une expérience de vie commune à Chicago ». 226 Sur l’expérience à Chicago, je renvoie en particulier aux témoignages de fr. Frank (Taizé, 27 août 2009) et de fr. Jacques (Taizé, 13 juin 2011 et 10 avril 2016).

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eucharistique ; l’eucharistie sera ainsi célébrée en alternance par les franciscains et par fr. Jacques ; celui-ci avait depuis peu terminé ses études en théologie à Lausanne, mais avait été consacré pasteur au début de 1966 par l’United Church of Christ dont Douglas Horton était président, en contournant de la sorte les réserves habituelles de l’Église réformée vaudoise227. Dans le contexte de pauvreté et de violence du ghetto de Chicago, la fraternité de Taizé — qui subvenait à ses besoins grâce au travail plus ou moins régulier de fr. Jacques, embauché dans un grand magasin, et de fr. Pascal, employé dans une maison d’édition avant de travailler comme programmateur — voulait être essentiellement une présence d’accueil et d’écoute de tous, un signe de réconciliation là où « la souffrance est proche », et là où le Kyrie eleison des sirènes était le fond sonore quotidien ininterrompu228. Minorité blanche dans un ghetto noir, les frères cherchaient à « se protéger » de la peur en intensifiant la vie et la prière commune avec les franciscains, ce qui rendait de plus en plus difficile d’accepter la division dans l’eucharistie. Dans cette situation, au bout d’un an, ils décidèrent de se déplacer à Greenwood, quartier pauvre et cosmopolite proche du ghetto, où, parmi noirs, chinois et portoricains, la fraternité, comportant un religieux noir, pouvait devenir un signe encore plus fort d’une intégration possible229. C’est dans ce quartier, où l’on assistait à des affrontements de plus en plus violents et où la ségrégation, maintenant voulue aussi par les noirs, était « à la mesure de l’Afrique du Sud230 », que la fraternité multipliera ses efforts pour exercer un accueil tous azimuts. Cela rendra nécessaire, à la fin de 1967, de louer un autre appartement pour recevoir toute la diversité humaine que les frères cherchaient à mettre constamment en situation de dialogue : jeunes, religieux en quête de nouvelles formes de vie communautaire, prêtres ou pasteurs, mais aussi hippies, clochards, familles noires, blancs apeurés231… Et c’est encore depuis ce quartier que la fraternité suivra les événements d’un 68 qui s’ouvrit avec les projecteurs dirigés vers le Vietnam, avec la montée de la contestation des étudiants et des jeunes contre la guerre qui, à partir de l’offensive du Têt, deviendra planétaire, et surtout avec la brisure du rêve interracial de Luther King et l’affirmation d’une nouvelle conscience noire représentée par les Black Panthers. La mort de Luther King, âme modérée et pacifiste du mouvement noir, qui fut assassiné le 4 avril 1968 sur le balcon d’un motel à Memphis, provoqua une violente révolte dans les ghettos de plus d’une centaine de villes nord-américaines232 ;

227 Cf. ibid. et les extraits de la correspondance de Chicago joints aux lettres de fr. Roger à la communauté du 21 novembre 1966, 1er mars et 15 décembre 1967. 228 Cf. les extraits de la correspondance joints à la lettre de fr. Roger à la communauté du 17 avril 1967. 229 Cf. les notes du conseil de la communauté du 10-13 septembre 1967. 230 Cf. les extraits de la correspondance de Chicago joints à la circulaire de fr. Roger du 15 décembre 1967. 231 Ibid. 232 Cf. Flores, De Bernardi, Il Sessantotto, op. cit., p. 68.

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la ville de Chicago fut l’un des principaux épicentres de cette rébellion, comme on peut le lire dans la correspondance de la fraternité pendant et après un mois d’avril sanglant. « Nous vivons les jours de la Semaine Sainte, de façon inattendue, le drame du rejet de l’homme par l’homme, de façon mystérieuse, mais très violente », écrira fr. Frank le 8 avril 1968, en relatant à la communauté les pillages et les incendies de maisons et de commerces dans le ghetto, le couvre-feu et les patrouilles dans les rues, et les retombées des derniers événements sur la vie de la fraternité : Earl, le franciscain noir, s’enferma dans sa chambre sans parler pendant plusieurs jours233. « Il semblait nous en vouloir d’être blancs ; il lui était presque impossible de vivre avec des blancs en ce moment », ajoutera une semaine plus tard fr. Philippe. Celui-ci était arrivé à Chicago fin 1967 pour remplacer fr. Christophe qui, lui, avait passé la plupart de son temps outre-Atlantique à rencontrer d’une côte des États-Unis à l’autre les étudiants de nombreuses universités de plus en plus mobilisés234. « Les trois jours d’émeutes m’ont replongé dans l’atmosphère d’Alger », écrivait encore fr. Philippe, qui ensuite commentera avec le reste de la fraternité la recrudescence de la ségrégation raciale à la suite des événements du mois d’avril ; les espoirs, ensuite brisés, éveillés par la « marche des pauvres » organisée à Washington par les disciples de Luther King guidés par Ralph Abernathy qui sera arrêté par la police devant le Capitole ; le départ de deux des franciscains de la maison de Greenwood pour constituer avec des confrères une petite fraternité dans un autre quartier pauvre de Chicago, et l’arrivée de deux nouveaux franciscains américains ; le sens de l’Avent dans un pays de plus en plus chaotique et traversé par des oppositions dangereuses et explosives235. « Que faire d’autre d’essentiel […] que d’attendre devant Dieu la venue de son Royaume ? Vivre cette attente est le centre de notre vie », notera en particulier en novembre 1969 le frère hollandais Frank, responsable de la fraternité de Chicago, constamment habité par le désir de partager pleinement la vie des plus marginalisés236. C’est lui qui enverra à Taizé quelques réflexions sur le sens de Noël dans le chaos de la ville de l’Illinois et sur la célébration de la semaine de l’unité : dans un contexte où la blackness semblait plus importante que la foi au Christ, il était de plus en plus urgent que l’unité des chrétiens devienne de quelque manière une réalité visible237. C’est encore fr. Frank qui relatera à Taizé le va et vient œcuménique des visiteurs « spéciaux » qui se rendaient à l’appartement communautaire de South

233 Cf. les extraits de la correspondance de Chicago joints à la lettre de fr. Roger à la communauté du 1er avril 1968, DT. 234 Cf. ibid. et les notes du conseil de septembre 1967. 235 Cf. la correspondance de Chicago jointe aux lettre de fr. Roger à la communauté du 11 juin 1968, 28 août 1968 et 18 février 1969. 236 Cf. l’extrait d’une lettre de fr. Frank du 22 novembre 1968 joint à la circulaire de fr. Roger du 18 février 1969. 237 Cf. l’extrait d’une lettre ultérieure de fr. Frank du 15 janvier 1969 joint également à la lettre de fr. Roger à la communauté du 18 février 1969.

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45th Street : Paul Ricœur, Philip Potter, directeur de la division « Mission et évangélisation » du Conseil œcuménique des Églises, Jean-Jacques von Allmen, Alexander Schmemann, doyen du séminaire de St. Vladimir à New York, un des grands centres de la diaspora russe, des dominicains français, des provinciaux franciscains nord-américains238… Il partagera surtout ses impressions sur la crise profonde que traversait le catholicisme américain239. Cette crise portait à tout mettre en question, non sans quelque « vague de folie » selon les termes de Philippe Brandon, commentateur facétieux des excès de certains religieux de Chicago : « Quels privilèges nous avons d’avoir eu une solide formation et la tête bien faite »240. Face à cette crise, il devenait plus que jamais essentiel de garder à tout prix la régularité de la prière commune. Dans le climat de désillusion qui touchait beaucoup de milieux au lendemain de l’année la plus explosive de l’après-guerre, la fraternité de Chicago constatera ainsi que les éléments les plus simples et les plus essentiels, ceux qui étaient à la base de leur vie commune, étaient au fond aussi les plus actuels. Dans une réalité où tout était en mouvement, la question raciale devenait de plus en plus aiguë, et l’œcuménisme risquait de perdre tout son sens à cause de ceux qui se prêtaient à toute sorte d’expériences et de confusions, « montrer une véritable fraternité dans la vie que nous menons avec les frères catholiques » et représenter, par la célébration quotidienne de l’Office, un élément de stabilité, un soutien, « une mémoire pour ceux qui n’ont pas de mémoire », semblera alors à la fraternité la seule mais importante contribution que Taizé pouvait offrir dans le trouble du christianisme américain241.

4. L’année 68 à Taizé 4.1. La violence des pacifiques

La crise de nombreuses communautés religieuses, l’évolution du débat sur la violence révolutionnaire dans une Amérique Latine où la répression se durcissait et où des secteurs toujours plus significatifs du catholicisme continental commençaient à parler de libération, l’explosion de la colère des

238 Cf. ibid. et les extraits de la correspondance de Chicago joints à une lettre de fr. Roger à la communauté du 12 juin 1969. 239 Cf. en particulier l’extrait d’une de ses lettres du 6 janvier 1969 jointe à la circulaire de fr. Roger du 18 février suivant. 240 « Les clarisses, seul monastère contemplatif de Chicago, ont mis de côté la prieure et ont constitué un comité de direction où la pagaïe règne. Les jésuites n’ont plus aucun office, ni règle commune. Un franciscain a oublié sa robe chez nous depuis des mois, il n’en a plus jamais besoin, etc. […] J’en viens à louer la mesure, la moyenne, comme une des plus grandes vertus chrétiennes, ce qui ne semble pas très évangélique » ; cf. l’extrait d’une lettre de fr. Philippe du mois d’avril 1969 joint à la circulaire de fr. Roger du 12 juin 1969. 241 Cf. les notes du conseil du 18-21 septembre 1969.

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ghettos noirs des États-Unis, tous ces événements touchaient profondément le prieur de Taizé. La correspondance provenant des fraternités américaines confirma ensuite sa conviction, mûrie pendant deux années de rencontres et d’écoute des jeunes : il pressentait que bientôt quelque chose allait « éclater » au sein des Églises et dans la société. C’est pourquoi l’irruption, sous diverses latitudes, d’une protestation de la jeunesse qui, dès le début 1968, secouera aussi les universités de pays qui normalement ne défrayaient pas la chronique, ne sera pas du tout une surprise pour la communauté. Déjà en janvier 1968, celle-ci avait de manière significative modifié la formule qui avait été celle des deux premières rencontres œcuméniques des jeunes. Pour éviter les inconnues d’une nouvelle grande rencontre de masse, elle opta d’organiser le rendez-vous estival, désormais attendu, en une série de sessions avec chaque fois la participation d’environ trois cents jeunes ; ces sessions, à l’exception des moments de prière, ne se dérouleraient pas à Taizé, mais dans le village voisin d’Ameugny, et, à la différence des années précédentes, ne seraient pas accompagnées par un colloque œcuménique parallèle, et la présence d’intervenants particuliers ne serait pas prévue242. Au début de cette année charnière que fut 68 dans le monde entier, marquée par changements, révoltes et tensions, Schutz avait déjà achevé la première rédaction de son nouvel ouvrage, Violence des pacifiques : une lecture originale de la crise d’une génération dont il cherchait à se faire l’interprète et dont il partageait nombre d’exigences et d’impatiences : « J’étais comme ces jeunes », dira-t-il en février 1969 à un journaliste du Figaro243. Ce livre, qui était terminé dans sa première version en novembre 1967244, fut revu et mis à jour au lendemain des événements du printemps 68 — la mort de Martin Luther King et surtout le mois de mai parisien. C’était un texte à l’accent fortement personnel, entrecoupé, pour la première fois, de nombreuses pages de journal qui valurent à Schutz les éloges de l’écrivain Julien Green245 et du poète Pierre Emmanuel. Ce dernier, collaborateur régulier de divers journaux chrétiens, aussi bien catholiques que protestants, publiera un article dans La Croix en octobre 1968, où il attribuera la riche densité de ce petit ouvrage à la capacité singulière d’écoute de son auteur et à la qualité de son « oreille intérieure246 ».

242 Cf. « Rencontre internationale de jeunes 1968 », Aujourd’hui 21 (janvier 1968), p. 3-6. Cf. aussi l’annonce dans Le Monde, « La prochaine rencontre internationale de jeunes à Taizé », 1er mars 1968, p. 6. 243 Cf. « Le Frère Roger, prieur de Taizé. Propos recueillis par Maurice Herr », Le Figaro, 15 février 1969, p. 2. 244 Cf. fr. Roger à fr. Michel, 17 novembre 1967, DT : « Pour ma part je travaille au petit livre qui demande déjà une complète refonte ». 245 Cf. Julien Green à Schutz, 4 novembre1968, DT : « J’espère que cela ne vous déplaira pas de savoir que j’ai goûté particulièrement les pages de journal que vous nous donnez. Elles ont quelque chose de plus personnel dans le meilleur sens du terme et de plus persuasif encore que les autres ». 246 Cf. P. Emmanuel, « Taizé ou la violence des pacifiques », La Croix, 30 octobre 1968, p. 20.

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Non datés et sans ordre chronologique, les extraits sélectionnés pour illustrer les différents thèmes abordés dans l’ouvrage, développant une sorte de dialogue virtuel avec les lecteurs, étaient tous tirés des pages du journal rédigé par Schutz entre 1966 et les premiers mois de 1968. Comme nous l’avons déjà souligné, il s’agissait d’une période de crise pour le fondateur de Taizé, pendant laquelle il fut probablement encouragé à utiliser cette nouvelle formule d’écriture, plus personnelle, par un psychanalyste de Zurich qui gagna sa confiance, Peter Rutishauser247. Ce médecin suisse, connu par hasard début 1968, deviendra à partir de ce moment et jusqu’à sa mort en décembre 1972, un point de référence important pour la communauté et pour son prieur, qui à plusieurs reprises encouragera des frères en difficulté à le rencontrer248. Dans un passage de Violence des pacifiques, entièrement consacré aux « vastes lacs souterrains » qui habitent les profondeurs de chacun —  « régions ténébreuses », souvent « profanes et même païennes », que fr. Roger invitait à assumer en mettant sa confiance en Dieu qui peut pénétrer l’impénétrable —, une brève référence soulignait d’ailleurs l’utilité de recourir, dans certains cas, à une psychanalyse « humble » dans ses conclusions249. L’existence en chaque personne de ces zones énigmatiques et cachées, et l’importance ensuite de leur transfiguration par le Christ, n’était que l’un des divers thèmes abordés par Schutz en cet ouvrage. Le livre fut définitivement achevé après la mort de Luther King, événement qui aida fr. Roger à clarifier l’objectif de son écrit : montrer la voie d’« une non-violence engagée »250. Le livre parut également juste après les « événements de mai 1968 » à Paris, lorsque le Quartier latin se transforma en un champ de bataille où les étu­diants ripostaient aux gaz lacrymogènes de la police en érigeant des barricades démolies le jour et reconstruites la nuit, lorsqu’en France, de nombreuses usines furent occupées, qu’il y eut deux millions de grévistes, et que les transports et les services publics furent bloqués251. Le 28 mai, trois jours après que la violence des affrontements entre les jeunes et la police eut atteint son apogée à Paris et en plusieurs autres villes françaises, fr. Roger écrira à

247 Fils de parents protestants mais très lié à l’abbaye bénédictine de Einsiedeln, le psychanalyste suisse s’était rendu à Taizé pour y passer quelques jours de retraite ; il rencontra Éric de Saussure qui s’occupait de l’accueil et celui-ci le présenta ensuite à Schutz (témoignage de fr. François, Taizé, 11 avril 2016). 248 En ce sens, cf. en particulier Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 53-54, la correspondance de ces années avec plusieurs frères et les lettres à la communauté du 18 février et 12 juin 1969. Cf. aussi le témoignage ultérieur de Jacquenod, La Reine, op. cit., p. 37. 249 Cf. Violence des pacifiques, op. cit., p. 164-165. 250 Cf. fr. Roger à fr. Michel, 14 avril 1968, DT : « La mort de M.L. King nous a marqués. Je lisais à l’office des textes venant de lui. […] Mon livre en sera purifié en vue d’indiquer ce que nous voulons. […] Nos frères à Chicago sont secoués, ils restent à la maison, ils sont refusés par les noirs […]. C’est un échec sur toute la ligne. Les blancs libéraux sont meurtris dans leur chair. La mort de L. King est loin de nous avoir tout dit. Elle déclenche un processus de réflexions ». 251 Pour une chronologie des événements de mai 68 à Paris, cf. B. Gobille, Mai 68, Paris, 20182.

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toute la communauté depuis un village de Taizé désert : « Les événements français nous coupent les uns des autres252 ». « Quoi qu’il arrive, nous pouvons espérer que la voix des pauvres sera entendue », notait-il ensuite, en informant les fraternités du moment de silence et de réflexion sur la situation que la communauté avait ménagé un jour avant — « notre forme de participation » aux événements —, et les informant également d’avoir ajouté à son volume quelques pages sur les journées parisiennes, ainsi que des extraits de son journal sur les échanges qu’il avait eus avec des jeunes sur le thème brûlant de la violence : « J’ai eu l’occasion d’en écouter beaucoup à cet égard. Je les laisserai parler dans ce livre », avait-il déjà écrit aux frères le 1er avril, commentant les dernières nouvelles provenant du Vietnam253. La question de la violence était donc le principal fil rouge de la réflexion poursuivie au long du petit livre, sorti en août 1968. Une tranche de la première édition était dédicacée au directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, qui fut invité le mois suivant à participer à une partie du conseil de la communauté254. Il s’agissait évidemment d’un texte écrit à chaud, en scrutant depuis cet observatoire singulier qu’était Taizé qui avait suivi l’incubation, puis l’explosion d’une contestation juvénile qui avait pris des dimensions planétaires. Depuis deux ans arrivait en effet d’outre-Atlantique jusqu’à Taizé l’écho de la protestation contre les bombardements massifs de l’administration Johnson sur le Vietnam du Nord, et de la tentation révolutionnaire d’une grande partie de la jeunesse latino-américaine. Suite aux présences brèves de quelques frères en Espagne, en Hollande, en plusieurs régions de France et dans certains pays d’au-delà du rideau de fer255, résonnait aussi à Taizé l’écho d’autres événements : la crise profonde que traversaient les séminaires espagnols, la recherche d’une foi exposée et fragile menée par une génération qui en France découvrait le Bonhoeffer de Résistance et soumission et subissait la fascination des théologies anglo-saxonnes de la « mort de Dieu », enfin et surtout, le nouveau cours des événements en Tchécoslovaquie lié à Alexandre Dubček et à la mobilisation étudiante pour soutenir et approfondir les thèmes du « printemps »256. Fr. Roger était réceptif et instinctivement porté à valoriser

252 Cf. fr. Roger à la communauté, 28 mai 1968, DT. 253 Cf. ibid. et fr. Roger à la communauté, 1er avril 1968, DT. 254 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 août 1968, DT. 255 Sur les visites en Hollande, cf. fr. Roger à la communauté, 31 mars et 21 novembre 1966. Cf. aussi les extraits de la correspondance de fr. Jean-Daniel Charguéraud depuis Belfort et de fr. Robert Giscard depuis l’Espagne — où il séjourna cinq mois entre fin 1966 et début 1967 — joints respectivement aux lettres de fr. Roger à la communauté du 1er avril et du 17 août 1968 et du 1er mars et 17 avril 1967. Sur l’Espagne, cf. aussi les notes du conseil de la communauté de septembre 1967 et le Diario de Valencia que tint fr. Robert lors de son deuxième séjour en Espagne début 1968, DT. 256 Sur l’intérêt et la diffusion parmi la « génération 68 » des théologies sur la « mort de Dieu » vulgarisées en France par une adaptation médiocre de l’évêque anglican J.A. Robinson, Honest to God, London, 1963 (Dieu sans Dieu, Paris, 1964), cf. É. Fouilloux, « Des chrétiens dans le mouvement du printemps 1968 », in R. Mouriaux et al., 1968, exploration

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les résonances évangéliques qu’il saisissait dans les aspirations contradictoires d’une jeunesse qui semblait avoir sur lui un effet tonifiant257. Dans Violence des pacifiques, il ne voulait pas tant proposer une analyse de la contestation des jeunes qu’esquisser plutôt les possibilités d’une « troisième voie » entre passivité piétiste et violence destructrice : une option à laquelle il donnait précisément le nom de « violence des pacifiques », apparente contradiction qui contenait, selon lui, tout le potentiel, prophétique et révolutionnaire, de l’esprit évangélique, objection vivante face à une conscience chrétienne affaiblie, s’accommodant des injustices et des ségrégations258. Cette « violence créatrice » telle qu’il la percevait n’était pas si différente de celle que sa communauté avait usée en réaction à une chrétienté accoutumée aux divisions confessionnelles. Pour fr. Roger, elle pouvait devenir le levier prophétique d’une nouvelle société et d’une nouvelle Église « en marche vers une unité », mais à condition de s’enraciner dans la recherche persévérante d’une intimité avec le Christ, et en se démarquant des conformismes d’une phraséologie révolutionnaire, ainsi que des clichés qui contestaient toute institution et toute continuité259. Dans Violence des pacifiques ne manquaient donc pas certaines considérations sur la crise de la foi, une crise à laquelle Max Thurian avait récemment consacré tout un volume — une sorte de plaidoyer pour un « œcuménisme d’entraide » entre Églises, toutes pareillement traversées par une vague de contestation260 —, ainsi que sur d’autres points chauds : la nécessité de repenser, concernant un ministère de communion, les modalité de l’exercice de l’autorité au sein des Églises ; l’« épreuve du feu » que traversait la vie religieuse surtout dans les deux Amériques ; enfin et surtout la mise en question de l’engagement au célibat de vastes secteurs du clergé catholique. Sur ce dernier point, Schutz ne montrait pas des signes particuliers d’ouverture, car il était persuadé que le catholicisme dans son ensemble n’était pas prêt à dissocier sacerdoce et célibat, et qu’il fallait plutôt relier le débat sur le célibat à une crise plus générale du ministère et de la figure du pasteur, aussi bien du côté catholique que du côté protestant261. En

du mai français, Paris, 1992, t. 2, p. 247-268, et Terme, Mutations et crises dans l’Église réformée de France, op. cit., p. 43 sqq., repris ultérieurement in Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 1968, op. cit., p. 193-213. Sur le succès de Résistance et soumission de Bonhoeffer, traduit en français douze ans après sa publication en Allemagne, cf. aussi Y. Tranvouez, « Bonhoeffer, version Mai 68 », in Pelletier, Schlegel (dir.), À la gauche du Christ, op. cit., p. 533-535. Sur le printemps de Prague, voir infra. 257 « Ici il semble que tout se rajeunit » ; cf. fr. Roger à fr. Michel, fin mars 1968, DT. 258 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 9-10 et 208-216. 259 Ibid., p. 41 sqq. et 230. 260 Cf. M. Thurian, La foi en crise, Taizé, 1968. Divers extraits furent publiés par La Croix, 7 mai 1968, p. 13, et par Informations Catholiques Internationales, 312 (15 mai 1968), p. 28-29. Cf. aussi les note du conseil de la communauté de septembre 1967. 261 « Au cours du Concile Vatican II, j’ai brutalement saisi que l’unité de l’Église catholique résisterait à toutes les réformes, sauf dans un cas. Elle se casserait en deux si les prêtres, déjà engagés dans le célibat, étaient autorisés à se marier. Après mille ans où sacerdoce et célibat

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ce sens, après avoir évoqué la décision de l’engagement pour la vie qui n’avait pas été facile à prendre par sa communauté, le prieur de Taizé ne manquait pas aussi de mentionner un article récent de l’abbé Marc Oraison, qui avait tenté une spiritualisation de la psychanalyse en cherchant en même temps une nouvelle morale sexuelle pour l’Église catholique ; ceci pour souligner que le mariage des prêtres était loin d’être une panacée et que la raréfaction des vocations et le nombre croissant d’abandons touchaient aussi le corps pastoral protestant262. Face à l’ampleur du malaise diffus des prêtres, la route à suivre pour Schutz n’était donc pas de remettre en question le célibat, mais plutôt d’accélérer l’institution du diaconat d’hommes mariés dans l’Église catholique et d’encourager un certain pluralisme dans l’exercice du ministère pastoral. Ce pluralisme devait prévoir pour les prêtres la possibilité de faire l’expérience du travail et d’être insérés dans un réseau d’amitiés et de relations que le statut traditionnel du sacerdoce n’était plus en mesure d’assurer dans une société sécularisée263. Dans cette réflexion sur les « nouvelles cassures » — générationnelles, sociales, théologiques — caractérisant une période de turbulences et de mutations profondes, une attention spéciale était évidemment réservée au thème œcuménique, auquel fr. Roger consacrait le chapitre central de l’ouvrage, Sortir de l’impasse264. Avec l’explosion d’une contestation qui n’hésita pas à accomplir des actes de désobéissance eucharistique au nom du primat d’une praxis évangélique sur les règles265, la tension entre patience et sens de l’urgence, constamment présente chez le prieur de Taizé266, se déplaça de nouveau résolument vers le second pôle, après la modération des mois précédents. Elle se traduisit dans le livre par une insistance renouvelée sur la nécessité de gestes courageux de dépassement de la part des différentes

ont été intimement liés, des sensibilités seraient mises à vif. Le peuple catholique n’est pas préparé à un tel changement » ; cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 92. Sur la crise de la figure du prêtre et les abandons des prêtres en France, cf. en particulier S. GuinleLorinet, Libérer le prêtre de l’état clérical. Échanges et dialogue (1968-1975), Paris, 2008, et M. Sevegrand, Vers une Église sans prêtres. La crise du clergé séculier en France (1945-1978), Rennes, 2004 ; sur la crise du pastorat, cf. J.P. Willaime, Les Ex-pasteurs : les départs de pasteurs de 1950 à 1975. Résultats d’une enquête en 1975-1976, Strasbourg, 1979, et Kirschleger, « Les mutations du protestantisme dans les années 1960-1970 », art. cit. 262 Cf. M. Oraison, « Le débat sur le célibat des prêtres », Le Monde, 10 avril 1968 ; l’article fut joint par fr. Roger à une lettre à la communauté du 11 juin 1968, op. cit. Sur les contributions de Marc Oraison aux thèmes de la sexualité des prêtres et de la décléricalisation, cf. Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 65 sqq., et A. Desmazières, « La psychanalyse entre médiatisation et censure. La morale sexuelle de Marc Oraison en procès (1955-1966) », Archives de Sciences Sociales des Religions, 163 (juillet-septembre 2013), p. 123-142. 263 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 88-93. 264 Ibid., p. 104-105 : « Comment se fait-il que ce “siècle de l’œcuménisme” ne soit pas déjà celui de l’unité visible ? ». 265 Cf. en particulier Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 36. 266 Sur cette polarité dynamique, cf. les réflexions de M. Léna, « Vivre l’inespéré. Une espérance en actes », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit., p. 137-153.

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Églises, surtout sur le terrain toujours plus brûlant de la question eucharistique. « Quand le dialogue a permis une rencontre, le moment vient où s’impose l’étape nouvelle d’une réalisation. […] Or, déjà, à travers la véhémence des jeunes, de nouveaux pas sont demandés à tous », notait ainsi Schutz au cœur de l’ouvrage. Cette assurance nouvelle lui venait d’une conviction : la crise des institutions ecclésiales, qui toutes s’étaient effondrées sous la contestation de la génération qui avait grandi avec le cauchemar de la bombe atomique, trouvait une de ses causes dans les retards et dans le manque d’audace d’un œcuménisme qui se refusait à « aller au but » — un « œcuménisme sentimental », comme il le définit en mars dans La Croix, qui faisait perdre du temps précieux à la manière d’une relation qui rapproche sans unir267. La perception de vivre une « période d’enfantement » tumultueuse, qui au-delà des tensions et des violence présentes pouvait préparer l’Église de demain, impliquait de plus en plus, pour fr. Roger, la nécessité de quelques « gestes de courage », qui désormais ne pouvaient plus être différés afin de donner au dialogue œcuménique une perspective et une issue concrète268. D’où l’affirmation qu’il était nécessaire, du côté protestant, d’accepter le « ministère d’un pasteur des pasteurs et des communautés qui récapitule en lui le service de miséricorde269 » ; d’où aussi l’invitation adressée au pape — en vertu de son ministère d’unité et sans suggérer à quiconque de renier les valeurs évangéliques, héritées de sa propre histoire — de déclarer « catholiques », « d’Église », ceux qui étaient animés par une même foi fondamentale, « vraiment universelle et œcuménique », en mettant ainsi fin aux déchirements du « divorce » consommé au xvie siècle270. « Un pape a condamné au xvie siècle. Le pape peut aujourd’hui lever toute excommunication », notait en ce sens fr. Roger. Et dès lors, pour lui, le thème d’une réconciliation entre Église catholique « maternelle » et Église protestante « paternelle », de laquelle il avait reçu la foi, deviendra de plus en plus récurrent et central271. « Il serait 267 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 134 et 143, et les notes du conseil de la communauté du 18-21 septembre 1969. Cf. aussi R. Schutz, « Les jeunes rejettent un œcuménisme sentimental », La Croix, 23 mars 1968, p. 18, repris ensuite par La Documentation Catholique du 21 juillet 1968, col. 1343-1344. 268 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 24, 133 sqq. et 230. Cf. aussi les notes du conseil de la communauté du 16-18 septembre 1968, DT. 269 Ibid., p. 145-146. En de termes semblables, Schutz s’était aussi exprimé dans une lettre adressée au substitut de la secrétairerie d’État, Giovanni Benelli, en réponse à un télégramme du card. Cicognani, qui remerciait Schutz pour la réponse de Taizé à l’appel de Paul VI de faire un jour de prière pour la paix le 1er janvier 1968, et à un envoi ultérieur, de la part du pape, d’un livre avec les épîtres de Pierre ; cf. la lettre de Schutz à Manziana du 23 février 1968, AOP, qui mentionnait la réponse à Benelli : « Vous ne savez pas que, très discrètement, nous poursuivons à Taizé une réflexion sur la primauté de Pierre. Et nous voudrions, d’ici quelques années, aborder la question lors de l’une de nos grandes rencontres de jeunes : est-il possible de chercher plus longtemps l’unité visible de tous les chrétiens dans une seule Église sans accepter le ministère d’unité du Pasteur des pasteurs et des communautés ? ». 270 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 135-137. 271 Ibid., p. 136.

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douloureux qu’une Église dont la vocation est d’être universelle et catholique soit un lieu d’exclusion », ajoutait-il s’adressant directement au pape, auquel il demandait de nouveau avec insistance une ouverture de l’eucharistie catholique à tous les baptisés engagés dans une recherche sincère de l’unité et en conscience convaincus de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie272. Avec la plus grande franchise, qu’il semblait avoir retrouvée pendant ces mois, il proposait aussi à Paul VI de promouvoir en même temps une réflexion sur l’intercommunion avec les Églises disposées à accepter cette recherche : « tout premier pas apparaîtra toujours maladroit, mais l’important est de commencer273 ». Peu de temps avant, le prieur de Taizé s’était déjà exprimé en termes semblables dans un article paru dans Le Figaro le 12 janvier 1968, Le courage de Paul VI, pour lequel il reçut un télégramme de remerciement du cardinal Cicognani274. C’était la première fois, depuis fin 1963, que Schutz invitait de nouveau le pape à examiner la voie d’une intercommunion possible. Il croyait probablement, avec une bonne dose d’optimisme, que le problème serait reconsidéré face aux épisodes, toujours plus fréquents, de transgression des interdits ecclésiastiques, le dernier en date, le jour de Pentecôte, étant « la célébration eucharistique commune » qui avait réuni dans un appartement parisien près de soixante-dix personnes, catholiques et protestantes, et qui avait été introduite par la lecture de l’ancienne prière eucharistique de Basile et une méditation de Paul Ricœur275. « Comment sortir du dilemme ? », se demandait fr. Roger dans les pages de Violence des pacifiques, en s’attardant en particulier sur la profonde déception de tant de jeunes ne pouvant pas communier ensemble après avoir partagé des expériences œcuméniques intenses et authentiques : « Ou ils mettent de côté l’œcuménisme, ou ils se constituent des remplacements. Ils pratiquent des agapes de tous genres, à tel point que l’eucharistie sort de l’Église pour n’y plus rentrer »276. « Comment rendre à nouveau vraie la vieille certitude : la communion préfigure l’unité des chrétiens ? Si elle n’est pas d’abord vécue ensemble, où trouver la force créatrice de l’unité ? », ajoutait-il, réaffirmant son absolue conviction que seul un partage de l’eucharistie pouvait effectivement susciter et soutenir toute démarche œcuménique ultérieure277. C’est donc dans les mêmes termes et avec les mêmes accents utilisés en 1966 en présence du cardinal Bea que fr. Roger

272 Ibid. 273 Ibid., p. 139. 274 Cf. R. Schutz, « Le courage de Paul VI », Le Figaro, 24 janvier 1968, repris ensuite par La Documentation Catholique du 18 février suivant, « L’intercommunion : sous le titre “Le courage de Paul VI” le F. R. Schutz a publié dans “Le Figaro” du 24 janvier », col. 378-380. Sur le télégramme du card. Cicognani, cf. aussi Schutz à Manziana, 23 février 1968. 275 Sur l’intercommunion du 2 juin 1968, cf. en particulier Y. Raison du Cleuziou, « L’intercommunion de la Pentecôte : une subversion religieuse », in Pelletier, Schlegel (dir.), À la gauche du Christ, op. cit., p. 317-319. 276 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 139-140. 277 Ibid.

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réaffirmait avec force la primauté des actes et de l’expérience vécue sur toute élaboration théologique et juridique. « Il est honnête de dire que le dialogue, à lui seul, n’a pas la force de conduire à l’unité », notait-il à ce propos, avec des mots qui susciteront le plein et total accord d’un Athénagoras enthousiaste de ce dernier ouvrage du prieur de Taizé278. « Une solution théologique de tous les différends encore existants est […] impossible et peut-être inutile et superflue », lui écrira le patriarche dans une longue lettre commentant Violence des pacifiques ; « l’unité — ajoutera Athénagoras — surviendra un jour de facto, ce qui en termes théologiques est connu comme ex opere operato parce qu’il est bien connu que tout ce qui est renversé par les choses est redressé par les choses également »279. Ces premiers mois de 1968 furent une phase transitoire pour Schutz qui avait retrouvé assurance et énergie280 ; il attendait ce que les impatiences, les exigences de justice et de solidarité, la recherche ou l’utopie communautaire de la « génération 68 » pouvaient apporter à la société et aux Églises : « Non, le prophétisme n’est pas mort », notait-il en conclusion de Violence des pacifiques281. Ces mois furent aussi un moment de changements au sein d’une communauté qui ne resta évidemment pas à l’abri des secousses provoquées par la vague de liberté qui était dans l’air. « Plus que quiconque, puisque nous essayons d’être à l’écoute, nous sommes traversés par des tensions bien souvent contradictoires, à travers nos lectures, à travers ceux que nous recevons », soulignera fr. Roger en septembre 1968 ouvrant le conseil annuel de la communauté282. Bientôt préoccupé des retombées internes que pouvait susciter une exposition excessive aux ferments et aux soubresauts du moment, il avait d’ailleurs demandé lui-même, au cours des précédents mois, une simplification et une plus grande spontanéité dans les relations ainsi que dans la prière ; il avait aussi demandé de faire quelques expériences dans la manière d’exercer l’autorité — en l’espèce concernant le rôle du prieur — qui puissent mieux en manifester la fonction au service de la communion. Dès le début du mois d’avril, les frères commencèrent à se placer librement dans l’église, non plus selon l’ordre de profession, l’usage du tutoiement entre

278 Ibid., p. 134. 279 Cf. Athénagoras à Schutz, 15 août 1969, DT : « Tous les phénomènes des derniers temps, les différentes conférences des laïcs, la presse internationale, ecclésiastique et politique, les rassemblements annuels de milliers de jeunes à Taizé et ailleurs témoignent que l’heure de la marche vers le Christ commun est venue. Ceci ne signifie pas que les théologiens sont mis de côté et que le dialogue théologique est superflu. Il est indispensable, mais quels résultats a-t-il apportés jusqu’aujourd’hui ? Des conférences théologiques ont abouti à l’échec et ont contribué à l’augmentation des différends. Le dialogue théologique est nécessaire surtout aujourd’hui pour sa véritable mission de conduire l’homme vers l’homme et l’homme vers le Christ, en tant que fait et en tant que vie. Cela sera atteint par le Calice commun ». 280 « Je vais bien, et le docteur me dit que je peux aller à Uppsala » ; cf. fr. Roger à fr. Michel, février 1968, DT. Cf. aussi la lettre depuis Valence de fr. Robert au prieur, 13 mars 1968, DT. 281 Cf. Schutz, Violence des pacifiques, op. cit., p. 221-222. 282 Cf. les notes du conseil de la communauté du 16-18 septembre 1968.

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les frères profès se généralisa, y compris avec le prieur, tandis qu’en mai fut instaurée une nouvelle modalité dans le processus de prise des décisions par la constitution de petits groupes composés de deux ou trois frères chargés de préparer les décisions dans les divers domaines de la vie commune : depuis la comptabilité jusqu’à la liturgie, depuis les relations avec les catholiques et les orthodoxes présents sur la colline jusqu’à celles, souvent délicates, avec les frères au loin283. Le rodage de ce « principe de subsidiarité284 », qui avait été introduit pour essayer de favoriser une plus grande créativité et davantage de participation aux décisions, était une manière aussi de soulager et de protéger le prieur, tout en palliant les difficultés de communication liées aux dimensions que la communauté avait désormais atteintes. Cependant ce recours à une forme de « délégation » sera loin d’être automatique aussi bien pour le prieur que pour certains frères, pour qui il devint plus difficile de discuter avec lui les décisions qui les concernaient285 ; deux ans plus tard, ces « ateliers » de réflexions seront donc laissés de côté. Tout autres furent la durée et l’impact des changements introduits pendant ces mêmes mois dans la prière et dans l’organisation de l’espace liturgique ; ils avaient été fortement voulus par fr. Roger pour illustrer de manière visible l’idée de l’accueil, pour casser certains automatismes et alléger une liturgie qui, depuis longtemps — comme il le rappela à plusieurs reprises –, n’appartenait plus seulement à la communauté, mais aussi aux religieux, catholiques et orthodoxes, présents sur la colline, comme, et surtout, aux jeunes : « S’y adapter constitue une exigence. Tout pourrait se passer autrement si nous n’étions qu’entre nous », souligna le prieur en mai 1968, conscient des résistances que certaines modifications suscitaient chez quelques frères, à commencer par Thurian286. C’est aussi pourquoi, en janvier 1968, pour la première fois Schutz fit appel à un vote communautaire en demandant aux frères qu’ils se prononcent sur la question de supprimer l’autel en pierre et de démolir le mur qui dans l’église de la Réconciliation séparait la communauté du reste des fidèles287. Plus que par le désir d’un certain aggiornamento de la Règle — qui ne soumettait pas le prieur au mécanisme et à l’avis de la majorité288 — le recours au vote fut plutôt dicté par la préoccupation de fr. Roger de partager une décision qui touchait au vif différentes sensibilités et qui avait aussi provoqué des « tensions douloureuses »289, tant elle était liée au processus de reconfiguration en cours de l’identité monastique

283 En ce sens, cf. en particulier fr. Roger à la communauté, 9 mars, 1er avril et 10 mai 1968, DT. Cf. aussi fr. Roger à fr. Michel, 14 avril 1968. 284 « Ce mot un peu barbare que l’on emploie actuellement » ; cf. fr. Roger à la communauté, 31 mars 1969, DT. 285 Ibid. 286 Cf. en particulier fr. Roger à la communauté, 10 mai et 28 juin 1968, DT. 287 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 février 1968, DT. 288 Pour sauvegarder « le prophétisme du ministère », réaffirma le conseil de la communauté de septembre 1968. 289 Cf. fr. Roger à la communauté, 10 mai 1968, et à fr. Michel, 28 février 1968, DT.

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de la communauté et d’évolution de la liturgie qui lui avait donné forme. Les transformations introduites dans l’église de la Réconciliation — après un vote qui enregistra « quatre non et douze demandes de conserver l’autel de pierre290 » — furent aussi accompagnées d’une simplification significative de la Prière œcuménique de Taizé, nom éventuel qui, en juin 1968, était envisagé pour remplacer l’Office291. Dans la perspective de récupérer en intensité ce qui se serait perdu en durée, un « atelier » de liturgie prépara un nouveau psautier qui prévoyait le chant d’un seul psaume pendant chacune des trois prières communes quotidiennes, dans le souci d’atteindre une plus grande unité autour d’un même texte ; la liturgie eucharistique dominicale et les offices du soir de la semaine sainte furent aussi considérablement modifiés ; il y eut également la proposition de lire en certaines circonstances un article de la presse pendant la prière de midi292. Les idées d’« expériences toutes neuves » qui furent suggérées pendant ces mois par l’« atelier » de liturgie n’eurent de suite que dans quelques cas ; elles donnaient toutefois la mesure de la recherche d’une nouvelle formule de prière capable d’intégrer davantage dans la liturgie communautaire les jeunes qu’on attendait de nouveau à Taizé dans la phase de reflux qui suivit le mois de mai parisien293. 4.2. Après mai : Taizé, Uppsala, Medellín

Malgré des affrontements et des moments de grande tension — à Zurich comme à Berkeley, à Buenos Aires comme à Berlin et ensuite, surtout, à Prague —, l’été 1968 marqua de fait, et de façon générale, un moment de pause dans la mobilisation des jeunes. En France, après les évacuations dans les écoles et les universités occupées et la victoire des gaullistes aux élections de fin juin, le sentiment dominant fut celui d’une profonde désillusion après les luttes et les espoirs de mai294. « Que dire de la Sorbonne ? Trois mots s’imposent à mon esprit : rêve, pourriture, déception », écrivit en juin fr. Laurent, invité par la CIMADE pour collaborer à l’accompagnement d’un groupe d’étudiants en train d’occuper un bâtiment ; pendant les quelques semaines qu’il passa à Paris pour aider ces jeunes à un lent retour à la normalité, le frère de Taizé rapportera en particulier à la communauté le sentiment diffus d’une trahison, de la part de la police, des syndicats et des partis de gauche, ainsi que l’« identité fictive » que beaucoup de jeunes avaient acquise pendant ces

290 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 février 1968. Dans le cas de votes ultérieurs, il fut décidé, d’autre part, de ne plus communiquer le nombre des voix négatives, ce qui serait moins humiliant pour ceux qui les avaient exprimées ; cf. fr. Roger à la communauté, 1er avril 1968. 291 Cf. fr. Roger à la communauté, 28 juin 1968. En définitive, parue en 1971, la nouvelle version de l’Office de Taizé a pris le nom de Louange des jours. 292 Cf. fr. Roger à la communauté, 10 mai et 28 juin 1968. 293 Cf. encore fr. Roger aux frères, 10 mai 1968. 294 Cf. Flores, De Bernardi, Il Sessantotto, op. cit., p. 77 sqq.

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journées vécues dans la proximité chaleureuse des amphis et nourries par le rêve d’une révolution qui aurait un jour transformé la société et les Églises295. Pendant l’été, l’écho de la crise française, encore loin d’être éteinte, fut perçue à Taizé de manière assez atténuée. L’étalement des présences sur une période de huit semaines et le caractère fortement international des rencontres évitèrent que l’effervescence étudiante des mois précédents ne se reproduise sur la colline296. La présence de jeunes tchécoslovaques pendant presque tout l’été permit notamment d’éviter une reprise pure et simple des thèmes de la contestation et d’en relativiser toute une série de slogans ; lorsqu’à la fin du mois d’août les troupes du Pacte de Varsovie étouffèrent le Printemps de Prague, l’horizon des échanges se sera alors brutalement élargi297. En octobre, Aujourd’hui, le bulletin trimestriel de la communauté, notera avec satisfaction les bons résultats de la formule adoptée. Si à Taizé pendant l’été on avait vu « de tout » — rescapés des barricades, jeunes ouvriers mal à l’aise avec les étudiants majoritaires, chrétiens convaincus et personnes en recherche, marxistes plus ou moins réfléchis —, le « relais » des rencontres, une équipe de jeunes et de frères assurant la continuité entre les différentes sessions, avait en effet permis le recours continu au travail en groupes retreints ; ce qui favorisait une meilleure qualité de l’échange et de l’approfondissement autour du thème proposé pour cette année-là — « Croire… » —, une réponse partielle à la demande des jeunes de débattre sur le thème de l’athéisme contemporain298. Bien que dépourvu de l’« élan » d’une rencontre de masse, l’été 68 en écarta donc la « fièvre », ce qui permit, surtout aux jeunes Français, une certaine « prise de distance » par rapport aux récents événements299.

295 Cf. une lettre s. d. depuis Paris de fr. Laurent, jointe à la circulaire de fr. Roger à la communauté du 28 juin 1968. Fr. Jean-Daniel aussi, à ce moment-là pasteur à Belfort, parla d’un sentiment de trahison ; mais en l’occurrence, ce sentiment appartenait à ceux qui — au sein d’un conseil presbytéral et d’une Église luthérienne profondément divisée à cause des événements parisiens — s’étaient au contraire sentis trahis par ceux qui avaient cherché à discerner et à souligner les éléments positifs présents dans le mouvement étudiant et ouvrier de mai cf. une lettre du 28 juin 1968 de fr. Jean-Daniel jointe à la circulaire de fr. Roger à la communauté du 17 août suivant. 296 Cf. « Huit semaines de rencontres internationales de jeunes à Taizé », Aujourd’hui, 23 (octobre 1968), p. 1. 297 En ce sens, cf. en particulier É. Gau, « Taizé : pas de frontières pour les jeunes », La Croix, 4 août 1968, p. 5, et « Après mai 1968 ? », Aujourd’hui, 23 (octobre 1968), p. 2. Sur les similitudes et les différences entre le Printemps de Prague et le mai français, cf., entre autres, T. Noguera Gracia, « Praga, Parigi, Primavera : le sfide del 1968 e il comunismo occidentale », in F. Guida (dir.), Era sbocciata la libertà ? A quarant’anni dalla Primavera di Praga (1968-2008), Roma, 2008, p. 165-185. 298 Cf. « Relais et Création commune », Aujourd’hui, 23 (octobre 1968), p. 2 et 3, et « Huit semaines de rencontres internationales », art. cit. Cf. aussi « Un thème pour cette année : “Croire…” », Aujourd’hui, 22 (janvier 1968), p. 3, et une lettre de Schutz à Roux du 8 janvier 1968, AFPF, FR. 299 Cf. « Huit petites rencontres », Aujourd’hui, 23 (octobre 1968), p. 2, et É. Gau, « Taizé : pas de frontières pour les jeunes », La Croix, 4 août 1968, p. 5.

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La préoccupation d’éviter que la colline ne devienne un foyer de la contestation — un peu comme le monastère de Boquen qui, pendant les mêmes semaines, accueillait une des universités d’été fréquentée par le mouvement étudiant cherchant un « second souffle300 » — et un certain scepticisme à l’égard de ce qu’avait été au fond le nerf principal de la révolte, la « prise de parole » dans les assemblées301, ne furent pas les seules raisons qui amenèrent Schutz à renoncer à un unique et grand rassemblement de jeunes pendant l’été 1968. Le prieur de Taizé devait, en effet, s’absenter pendant les mois de juillet et d’août pour participer à deux importants événements ecclésiaux : la quatrième assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises, programmée à Uppsala du 4 au 20 juillet, et le voyage du pape en Colombie, du 22 au 25 août suivant, à l’occasion du congrès eucharistique international de Bogotá et de l’inauguration de la deuxième conférence générale de l’épiscopat latino-américain, organisée à Medellín entre fin août et début septembre 1968. Fr. Roger avait été invité à Uppsala comme « fraternal delegate » par un Carson Blake qui confirma son espoir de voir le Conseil œcuménique accomplir un « pas en avant »302 ; il se rendit toutefois sans grand intérêt et sans des grandes attentes à ce rendez-vous œcuménique très suivi, réunissant le nombre le plus élevé de délégués des Églises chrétiennes jamais enregistré, plus de 700 journalistes, un groupe important d’invités et d’experts, ainsi qu’une forte délégation de jeunes qui ne manqua pas de montrer son mécontentement pour le rôle que l’assemblée lui avait assigné303. « Que ce sera bon d’être ensemble à Uppsala […], bien que je n’aime pas la sauce, c’est-à-dire les réunions avec des gens d’Église », écrira fr. Roger, au début du mois de mai, à fr. Michel304, lui aussi invité en Suède — où on lui offrit de devenir secrétaire adjoint du nouveau groupe mixte de travail de l’Église catholique et du Conseil œcuménique des Églises sur les questions du développement, de la justice et de la paix —, et lui aussi peu convaincu des modalités d’organisation des travaux, « plutôt de l’école du dimanche pour adultes, avec des conférences qui n’apprennent pas grand-chose »305. 300 Cf. Fouilloux, « Des chrétiens dans le mouvement du printemps 1968 », op. cit. 301 L’expression fut utilisée par Michel de Certeau dans une série d’articles écrits à chaud entre le printemps et l’automne 1968, publiés dans les revues Études et Esprit, puis rassemblées en un volume, M. de Certeau, La prise de parole : pour une nouvelle culture, Paris, 1968 ; à ce propos, cf. Y. Raison du Cleuziou, « La prise de parole de Michel de Certeau », in Pelletier, Schlegel (dir.), À la gauche du Christ, op. cit., p. 320-322. Cf. aussi les réflexions de la communauté sur l’impossibilité d’approfondir au sein d’une assemblée élargie n’importe quel thème à cause de l’absence d’un langage commun à tous, « Huit semaines de rencontres internationales », art. cit. 302 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 août 1968. 303 Sur l’assemblée d’Uppsala, cf. en particulier le Rapport d’Uppsala 1968, Genève, 1969, ACŒ, et E. Carson Blake, « Uppsala e dopo », in SME, IV, p. 843-915. 304 Cf. la lettre de fr. Roger à fr. Michel début mai 1968, DT. 305 L’offre du Conseil fut évidemment déclinée parce que le frère de Taizé aurait dû alors quitter le Brésil ; cf. le journal de fr. Michel, DT. Comme nous l’avons déjà mentionné, le choix porta sur fr. Christophe.

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L’assemblée d’Uppsala avait été organisée en six sections, qui discutèrent, amendèrent et parfois réécrivirent, en un véritable tour de force, des schémas et des documents précédemment élaborés par divers comités représentatifs composés d’ecclésiastiques et de spécialistes avec l’assistance de dirigeants genevois. Quant aux contenus, elle plaça le thème de l’unité et de la catholicité de l’Église directement sur le plan de l’action de Dieu dans l’histoire ; il s’agissait sans aucun doute, par rapport aux assemblées précédentes, de l’assemblée la plus interventionniste et la plus orientée politiquement. À cette inflexion contribua aussi l’assassinat de Martin Luther King qui avait été initialement invité à prononcer le sermon d’ouverture ; comme on pouvait le prévoir, elle ne rencontra pas un grand enthousiasme de la part de Thurian, lui aussi présent à Uppsala en tant que conseiller du département de Foi et Constitution. Dans un bref compte-rendu de l’assemblée qu’il écrivit fin juillet pour La Croix, le théologien de Taizé ne manqua pas en effet de relever que la meilleure contribution du Conseil œcuménique des Églises était toujours celle qui était strictement théologique et relative à la vie spirituelle306. Parmi les divers rapports approuvés par les sections, il exprimait donc son opinion particulièrement positive pour celui qui portait sur le culte dans un monde sécularisé et pour celui qui était consacré à l’Esprit Saint et la catholicité de l’Église ; de ce dernier, il soulignait les perspectives intéressantes qu’il ouvrait à propos de la doctrine du ministère, cruciale pour dépasser l’impasse eucharistique. À cet égard, il rappelait aussi le Résumé qui avait été proposé par Foi et Constitution sur le degré actuel de consensus atteint en matière eucharistique après l’assemblée de Lund ; il y avait travaillé lui-même et il souhaitait sa large diffusion, car selon lui, le principal problème du Conseil œcuménique se trouvait dans l’insuffisante attention apportée à la diffusion des résultats de sa recherche théologique et à la formation œcuménique des fidèles307. « Il n’y aura d’unité, en effet, que dans une foi commune du peuple chrétien tout entier », notait en particulier Max Thurian, en regrettant que le travail des spécialistes de l’œcuménisme soit excessivement centré sur lui-même308. Pour les frères de Taizé, l’assemblée d’Uppsala — où Carson Blake invita fr. Roger à intervenir lors de la première matinée du grand rendezvous œcuménique, et confia à la communauté l’animation d’une prière du soir — ce fut en tout cas, et surtout, l’occasion d’établir des contacts avec « à peu près tous les professionnels et le personnel accrédité de l’œcuménisme

306 Cf. M. Thurian, « Primauté de la foi et de la prière », La Croix, 26 juillet 1968, p. 10. 307 Cf. le Résumé du degré actuel de consensus œcuménique sur l’eucharistie élaboré par Foi et Constitution dans la réunion de Bristol en août 1967 et accepté à Uppsala par l’assemblée comme base de travail ; cf. Minutes of the Meeting of the Commission and Working Committee 1968 Uppsala and Sigtuna, Geneva, 1968, p. 26, et « Accord œcuménique sur l’eucharistie », Verbum Caro, 87/4 (1968), p. 1-10. 308 Cf. ibid., et Carson Blake, « Uppsala e dopo », op. cit.

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du monde entier »309. Parmi d’autres, ils rencontrèrent aussi le secrétaire du nouveau département pour l’œcuménisme du CELAM, l’argentin Jorge Mejía, qui invita personnellement fr. Roger à participer comme observateur à la conférence de Medellín310 ; invitation considérée comme absolument naturelle par les évêques du Conseil épiscopal latino-américain à cause des expériences fructueuses de collaboration mises en place depuis longtemps avec la communauté bourguignonne311. À ce moment-là, le prêtre argentin, qui était chargé de préparer un projet pour la participation œcuménique des observateurs à l’assemblée épiscopale, n’était en effet pas encore informé que le prieur de Taizé accompagnerait Paul VI dans sa visite apostolique à Bogotá, comme « hôte et ami du Pape312 », et qu’il devrait donc réaccompagner le pontife à Rome le lendemain de l’inauguration de l’assemblée de Medellín313. Thurian était invité aussi mais il y renonça car il était allergique aux voyages en avion ; remplaçant Max Thurian pour le voyage en Colombie, c’est Robert Giscard qui participera comme observateur à la conférence de l’épiscopat latino-américain. L’invitation à accompagner le pape en Colombie avait été sollicitée par Schutz lui-même qui avait aussi manifesté le désir de recevoir à Bogotá la communion de ses mains314 : expression évidente de son besoin d’une « confirmation » publique du chemin de rapprochement avec Rome accompli pendant les années du concile. La première requête fut accueillie positivement, et elle réjouit évidemment fr. Roger qui l’année précédente avait souffert d’une « non-invitation » au Synode des évêques315. Mais la seconde requête, pour laquelle fut consulté aussi le cardinal Bea316, reçut comme réponse un renvoi au magistère conciliaire du Sacrosantum Concilium sur l’eucharistie

309 Cf. le journal de fr. Michel. Pour une brève synthèse de l’intervention de fr. Roger à Uppsala, cf. A. Perchenet, Chrétiens ensemble. Journal d’Upsal (juillet 1968), Paris, 1968, p. 44-45. 310 Cf. fr. Roger à la communauté, 17 août 1968, DT, et à Brandão Vilela, 19 juillet 1968, ACLM. 311 En ce sens, je renvoie à mon ouvrage In populo pauperum, op. cit., p. 352-354. 312 Benelli à Schutz, 19 juin 1968, DT. 313 Cf. Schutz à Brandão Vilela, 19 juillet 1968. 314 Cf. Schutz à Benelli, 11 mars 1968, DT : quelques brefs extraits de cette lettre conservée aux Archives apostoliques du Vatican, avec d’autres documents non accessibles aux chercheurs, ont été récemment publiés dans un article de L. Sapienza, « Un ospite speciale », L’Osservatore Romano du 6 septembre 2017, comme anticipation de son ouvrage à paraître sur les rapports entre Paul VI et fr. Roger. À Taizé, par contre, est conservée la réponse de Benelli à Schutz, 28 mai 1968, DT : « Dans ma hâte de vous faire savoir le 11 mai dernier que vous pourriez prendre place dans l’avion qui mènera cet été le Saint-Père à Bogotá, je ne vous ai pas suffisamment expliqué les raisons qui ont amené le Souverain Pontife à ne pas donner une suite favorable à votre seconde requête, qui était de pouvoir communier de ses mains ». 315 En ce sens, cf. en particulier une page du journal de fr. Michel du 26 août 1967, DT : « La maladie de N[otre] F[rère] ; l’attaque par les gens du Secrétariat, à Rome et en France, la non-invitation au Synode, l’âge très avancé de sa mère. Lorsque l’œcuménisme se fait vrai, il interdit de lutter contre qui que ce soit. Mais alors, il ne reste qu’à souffrir ! ». 316 Cf. Sapienza, « Un ospite speciale », art. cit.

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comme source et sommet de la vie de l’Église, ainsi qu’un rappel du caractère impératif du rapport entre Église et eucharistie, accompagné par l’exhortation habituelle à la patience : « N’avez-vous pas fait connaître votre ardente patience en Janvier 1967 ? », rappela en particulier le substitut de la secrétairerie d’État, Benelli, dans la lettre où il communiquait à Schutz qu’il serait hôte de l’avion pontifical317. L’invitation à Bogotá resta sous embargo jusqu’à la dernière minute, à la demande expresse de Mgr Benelli qui craignait que des requêtes analogues se multiplient318, mais ensuite elle ne passa évidemment pas inaperçue dans la presse qui rapporta la présence inattendue du prieur de Taizé dans l’avion pontifical avec le père Arrupe — « C’est la première fois qu’un membre d’une Église protestante voyage avec le Pape »319. Le président du CELAM fut parmi les premiers à en être informé, tout de suite après la rencontre d’Uppsala. Il fallait mettre au courant Brandão Vilela de ce qui n’avait pas encore été communiqué à la communauté, car Schutz désirait faire un appel à l’unité à l’occasion du lancement de l’édition espagnole du Nouveau Testament et de l’annonce de l’édition portugaise, et il souhaitait aussi être hébergé dans un quartier pauvre de la capitale colombienne plutôt qu’à la nonciature comme cela était prévu320. Le premier souhait ne put pas être exaucé à cause du calendrier déjà très chargé du CELAM pendant les trois jours de la visite du pape, par contre Schutz et Giscard purent effectivement être hébergés dans une favela de Bogotá : geste qui fut apprécié par beaucoup, compte tenu notamment du contexte socio-religieux dans lequel était célébré le premier congrès eucharistique après le concile Vatican II. Les organisateurs, en effet, malgré leurs efforts pour en mettre en évidence le caractère le plus authentique, n’arrivèrent pas à empêcher que l’importance des préparatifs et les mesures de sécurité dans la capitale soient vues de plusieurs côtés comme le signe tangible des contradictions et des tensions qui fermentaient en Amérique Latine. Au cours des semaines précédant les importants rendez-vous ecclésiaux du mois d’août, incalculables furent les prises de position, les appels, les lettres adressées aux évêques en partance pour Bogotá et à l’« hermano Pablo » lui-même : groupes de prêtres et de laïcs y soulignaient que le pain eucharistique reçu dans les fastes du congrès serait une occasion de condamnation ou de remords pour ceux qui ne voulaient pas partager le pain quotidien, mais aussi d’encouragement pour ceux qui au contraire s’engageaient à suivre les chemins de la justice sociale321.

317 Cf. Benelli à Schutz, 28 mai 1968. 318 Cf. Benelli à Schutz, 19 juin 1968, et Schutz à Brandão Vilela, 19 juillet 1968. 319 Cf. les communiqués successifs publiés par La Croix, « Le Prieur de Taizé accompagne le Pape à Bogotá », 22 août 1968, par Le Monde, « Le Prieur était à bord de l’avion pontifical », 24 août 1968, et par Informations Catholiques Internationales, « Les trois jours de Bogotá. Le prieur de Taizé, invité personnel du Pape », 1er septembre 1968, p. 4. 320 Cf. Schutz à Brandão Vilela, 19 juillet 1968. 321 Sur le climat de la visite de Paul VI en Colombie, première visite d’un pape en Amérique Latine, je renvoie à mon ouvrage In populo pauperum, op. cit., p. 415 sqq.

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Plus que par les trois denses journées colombiennes du pape, au cours desquelles les rendez-vous du congrès eucharistique se superposèrent à ceux du voyage apostolique, l’été 1968 sera par ailleurs celui de Medellín, non seulement et évidemment pour l’Église d’Amérique Latine, mais aussi pour la communauté de Taizé elle-même. À cause du rôle que fr. Robert joua dans les étapes qui aboutirent à ce que la presse présentera comme l’« intercommunion de Medellín322 » — « une expérience inoubliable pour la plupart des participants » et le moment « culminant » de l’assemblée pour certains323 —, le « 68 » de l’Église latino-américaine ne fut en effet pas sans conséquences dans l’histoire des rapports délicats entre la communauté et son interlocuteur romain. Si, d’une part, l’assemblée de Medellín plus et mieux que tout autre événement exprima en fait de manière tangible le saut que le concile fit faire au chemin œcuménique, d’autre part, elle sera d’ailleurs aussi l’occasion qui en fixera bientôt la limite, mettant en lumière le seuil que Rome n’était pas disposée à franchir. Au début, Robert Giscard se sentit quelque peu désorienté dans l’« am­ biance recluse de cette conférence » qui se tenait dans le grand séminaire isolé de Medellín324 ; il était aussi sceptique, comme certains de ceux qui étaient présents, sur les résultat d’une assemblée dont « tous les leviers de commande sont entre les mains du Vatican et notamment de Mgr Samoré325 » — un des trois présidents de la conférence avec Brandão Vilela et le cardinal de Lima, Landázuri Ricketts. Il ne tardera pas toutefois à remarquer le climat fraternel qui se créa très vite entre les divers participants — cardinaux, évêques, observateurs, religieux et laïcs, hommes et femmes — qui, pour la première fois, vivaient ensemble pendant deux semaines partageant le travail, la table et surtout la liturgie. L’écho transmis à Taizé fut particulièrement positif surtout sur le climat d’intense participation des observateurs aux travaux des commissions et sur leur implication dans la discussion et l’élaboration des textes : « Je suis dans celle qui traite de la pauvreté dans l’Église ; j’y travaille activement », écrivit Giscard à Schutz le 31 août 1968, heureux d’avoir mentionné la Règle de Taizé et Unanimité dans le pluralisme au cours des travaux de la commission à laquelle participaient, entre autres, l’évêque équatorien de Riobamba, Leonidas Proaño, et le président de la Confédération 322 Parmi d’autres articles et à chaud, cf. « L’intercommunion de Medellín », La Documentation Catholique, 1525 (1968), col. 1727-1728. 323 Pour les témoignages allant en ce sens, je renvoie surtout à mon article « “Sapere ascoltare e sapere essere” : la liturgia alla conferenza di Medellín », Cristianesimo nella storia, 28/1 (2007), p. 175-216. 324 Cf. Giscard à Schutz, 31 août 1968, DT. 325 Cf. Giscard à Schutz, 28 août 1968, DT : « On a de la peine à imaginer ce que donnera cette conférence. C’est une lourde machine à mettre en marche […]. Pas une seule commission élue ; toutes les fonctions sont assumées par nomination de la “présidence” (et le merveilleux Mgr. Avelar Brandão n’est qu’un otage entre les mains puissantes de Samoré et de Landázuri). On croit rêver ! C’est une situation anté et anti-conciliaire ! Pourtant quelques voix isolées commencent à s’élever avec courage ».

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latino-américaine des religieux (CLAR), Manuel Edwards326. Enthousiastes furent ensuite le compte-rendu de la journée du 1er septembre, journée réservée à la visite des diverses paroisses de la ville où les participants de la conférence se répartirent pour célébrer la messe et rencontrer les communautés et les groupes327, comme le récit des réactions de l’assemblée à la lecture, le jour suivant, du message adressé par fr. Roger à la conférence : « C’est pour te dire que tu es aimé, et Taizé à travers toi ! », écrivit fr. Robert depuis Medellín le 3 septembre328. Ce jour-là il y eut une intense réviviscence conciliaire due à la prégnance œcuménique du choix de remplacer la célébration des Laudes par une célébration de la Parole qui, après la lecture de la prière universelle et de l’invocation pour l’unité du frère de Taizé, se termina par une accolade fraternelle329. Mais ce qui donna la mesure du climat « de Pentecôte » caractérisant surtout les deux dernières journées de l’assemblée, ce furent les lettres que fr. Robert envoya à fr. Roger la veille et le lendemain de la participation à l’eucharistie du soir des cinq observateurs non catholiques encore présents à la conférence, sur onze qu’ils étaient au début : l’évêque anglican pour la Colombie et l’Équateur, Benson Reed, les pasteurs de la section continentale du National Council of the Churches of Christ, Dana Green et Kurtis Naylor, le pasteur luthérien Manfred Kurt Bahmann et, précisément, Robert Giscard330. « En hâte je veux te communiquer la grande, joyeuse et miraculeuse nouvelle qui va faire de ce jour un jalon historique de la marche vers l’intercommunion », écrivit fr. Robert l’après-midi du 5 septembre 1968, à fr. Roger pour l’informer à chaud de l’autorisation inattendue donnée par la présidence de l’assemblée à la requête expressément présentée par les cinq

326 Cf. Giscard à Schutz, 31 août 1968. Sur l’« ambientación » de la conférence, la composition et les travaux des commissions, je renvoie encore à mon ouvrage In populo pauperum, op. cit., p. 459 sqq. 327 Cf. ibid., p. 467, et Giscard à Schutz, 3 septembre 1968, DT : « ma dernière lettre était, je crois, assez pessimiste et triste. En voici une au contraire qui sera toute de joie ! Il y a 2 jours, dimanche, je suis allé dans une paroisse pauvre de Medellín. Chaque évêque désireux de célébrer dans l’une des nombreuses paroisses de cette ville qui dépasse maintenant le million d’habitants pouvait s’inscrire à l’avance. Je l’avais fait aussi ! ». 328 Cf. encore Giscard à Schutz, 3 septembre 1968, et les Actas de la II Conferencia general del episcopato latinoamericano, 27 p. dact., ACLM, en date 2 septembre 1968. Cf. aussi R. Schutz, « Mensaje de la comunidad de Taizé a la II Conferencia. La larga marcha por el desierto », CELAM. Boletín Informativo, 2/14 (octobre 1968), p. 9-10, et le message de remerciement à Taizé de la présidence de la conférence, lu le 4 septembre en session plénière et salué lui aussi par des applaudissements chaleureux : « Respuesta de la Conferencia a la comunidad de Taizé. Nuestro deber : caminar juntos por el desierto », ibid. À ce propos, cf. Giscard à Schutz, 5 septembre 1968, DT : « Le secrétaire de la Conférence, Mgr. Pironio, me l’a remis […] avec la recommandation de te le remettre en mains propres ! Tu verras comme il est beau ! Abondance de bénédictions ! ». 329 Cf. « Celebración ecuménica de la palabra de Dios », CELAM. Boletín Informativo, 2/14 (octobre 1968), p. 11. 330 Sur cet épisode, je renvoie en particulier à mon ouvrage In populo pauperum, op. cit., p. 503507, et à la documentation et aux témoignages à ce propos.

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observateurs encore présents à Medellín demandant d’être exceptionnellement admis à l’eucharistie, après avoir vécu plusieurs jours en pleine communion spirituelle avec tous les participants à la conférence331. « Tous les cinq nous allons communier à la messe, concélébrée comme chaque jour à 7 h., ce soir. Et ceci de la façon la plus “autorisée” ! », relata avec enthousiasme le frère de Taizé, avant de s’attarder sur la genèse d’un geste « qui engage sérieusement le Saint-Siège, par l’entremise de Mgr. Samoré, et qui va être immédiatement connu et commenté »332. Relaté de la même manière que fr. Robert par le pasteur André Appel, secrétaire général de la Fédération luthérienne mondiale, dans un rapport du 16 septembre envoyé au président de cette dernière, Fredrik Axel Schiotz333, cet épisode rencontrera une réaction sévère et immédiate de la part du Saint-Siège : ce n’est probablement pas par hasard qu’il n’ait laissé aucune trace dans la documentation officielle du CELAM334. Plutôt que le fruit d’une préméditation particulière, il fut l’aboutissement, tout à fait imprévu, de l’expérience fraternelle vécue à Medellín au cours de laquelle, jour après jour, les représentants des différentes confessions avaient participé aux travaux des commissions. Le problème de la participation à la communion de la part des observateurs s’était en réalité posé dès les premiers jours de l’assemblée, lorsque l’évêque anglican Reed et le pasteur allemand Bahmann avaient exprimé à certains membres de la conférence leur désir de participer à l’eucharistie. D’après le rapport d’André Appel, dont la source était le pasteur Bahmann, certains observateurs auraient même envisagé de se présenter à l’autel pour la communion, le refus prévisible aurait ainsi attiré l’attention sur le problème de la division des chrétiens autour de la table eucharistique ; mais la réaction de Jorge Mejía, qui les supplia — selon les mots de fr. Robert — « de n’en rien faire » pour ne pas rendre impossible son rôle délicat de secrétaire du département œcuménique du CELAM, les avait dissuadés de toute démarche ou requête ultérieure allant dans ce sens335. Le 4 septembre, lors d’une réunion en petits groupes pour élaborer un texte commun de remerciement pour l’accueil évangélique que l’assemblée leur avait réservé336, Giscard — qui avait toujours à l’esprit, comme il l’écrivit à fr. Roger, « ton idée que des gestes concrets ouvriront peu à peu le chemin… » —, interpella cependant les quatre autres observateurs, qui n’avaient pas encore quitté Medellín, sur l’attitude qu’ils auraient eue dans le cas où l’accueil eucharistique leur aurait

331 Cf. Giscard à Schutz, 5 septembre 1968. 332 Ibid. 333 Cf. Appel à Schiotz, 16 septembre 1968, 2 p. dact., Lutheran World Federation Archives, Geneva. 334 Les Actas de la conférence ne mentionnent même pas le nom du premier célébrant ; c’est le seul jour de la conférence où l’on constate une telle omission. 335 Cf. Appel à Schiotz, 16 septembre 1968, et Giscard à Schutz, 5 septembre 1968. 336 Cf. les « Observaciones de algunos de los observadores non catolicos romanos » CELAM. Boletín Informativo, 2/14 (octobre 1968), p. 12.

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été accordé337. Ils répondirent unanimement et immédiatement qu’ils auraient volontiers participé à la communion ; alors le frère de Taizé proposa d’adresser par écrit une demande à la présidence de l’assemblée, « de façon discrète et confidentielle, mais très officielle », moins dans le but qu’elle soit accueillie que dans celui de faire prendre concrètement conscience du problème de la division eucharistique, et d’engager une réflexion sérieuse338. « On m’a chargé de rédiger ce texte », écrivit rayonnant Giscard à fr. Roger ; et il ajoutait : « Je l’ai fait ce matin, dans le bruit et l’agitation des séances de vote des textes de toutes sortes. Inspiré je crois par l’Esprit Saint ! Quand j’ai lu mon brouillon aux quatre autres un peu plus tard, ce fut l’approbation enthousiaste »339. Datée du 5 septembre, veille de la clôture de la conférence, la requête des observateurs rappelait en particulier le n. 55 du Directoire œcuménique, selon lequel la possibilité qu’un frère séparé soit admis aux sacrements était acceptée si les raisons étaient considérées comme suffisantes, quelques cas de « nécessités urgentes » étant précisées340. Les cinq signataires y affirmaient que, à Medellín, leur demande était motivée par la charité, la raison la plus urgente, et ajoutaient que du reste il ne manquait pas de leur part une certaine unité de foi concernant les sacrements ; ils manifestaient en fait leur pleine adhésion aux récentes déclarations de leurs Églises respectives sur la valeur sacramentelle de la cène du Seigneur, et confessaient que l’eucharistie était « le signe efficace et sûr de la présence du Christ en personne »341. Et ils concluaient que si la présidence jugeait possible d’accueillir leur requête, les deux seules occasions qui restaient étaient la liturgie du soir de ce même jour, et la célébration conclusive de l’après-midi suivant, le 6 septembre, mais à laquelle auraient pu participer seulement trois des cinq signataires. Rédigée en trois exemplaires, la demande des observateurs fut donc examinée par la présidence. Robert Giscard, en léger différé, raconta à fr. Roger : J’ai vu les trois intéressés […] se consulter de façon animée ; […] Mais tout était entre les mains de Dieu… À la sortie, vers 1 h., Mejía, le secrétaire du Département d’Œcuménisme, très ému, nous entraîne tous les cinq dans un coin et nous dit : “Je n’en reviens pas moi-même ! Contre toute espérance, la présidence vous autorise à communier ce soir, et vous demande seulement de le faire avec discrétion, en vous mélangeant avec les fidèles et non en groupe compact”. Explosion de joie pour nous tous !342 337 338 339 340

Cf. Giscard à Schutz, 5 septembre 1968. Ibid. Ibid. Cf. « Demanda de comunió », Documents d’Església, 47 (1968), p. 1317-1318. En français, le texte a été publié par R. Laurentin, L’Amérique Latine à l’heure de l’enfantement, Paris, 1968, p. 234-235. 341 Cf. ibid. et Giscard à Schutz, 5 septembre 1968 : « Je te montrerai à Taizé le texte de cette lettre dont la rédaction a, je crois, contribué à susciter la réponse positive. Grâce de Dieu ! ». 342 Ibid.

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Ce fut une grande surprise pour tous : « C’est incroyable ! Je ne reconnais plus Samoré ; il a complètement changé en quelques jours », dira, entre autres, Mejía, commentant l’attitude du prélat italien ; celui-ci, après une grande crise au démarrage des débats sur les thèmes chauds de la violence et de la justice sociale, autorisera aussi, de manière tout à fait inattendue, la divulgation immédiate du document final de la conférence avant de le soumettre à l’étude de Rome comme prévu par le règlement343. Mais ce fut tout d’abord une surprise pour les observateurs eux-mêmes, qui, semble-t-il, tinrent à souligner tout de suite que leur demande avait été faite à titre personnel, n’ayant pas eu le temps d’interpeller leurs Églises respectives344. L’impact fut évidement considérable, comme le rapportèrent fr. Robert — qui participa à la célébration eucharistique sans la robe liturgique blanche de Taizé345 — et le pasteur Appel. Celui-ci, quelques jours plus tard, notera dans son rapport que beaucoup de protestants avaient en réalité déjà participé à la communion dans des églises catholiques et beaucoup de catholiques avaient participé à la cène dans des églises protestantes, mais, sauf une exception, cela s’était toujours fait sans permission ; à Medellín, par contre, il y eut l’autorisation de deux cardinaux et de l’ordinaire du lieu, l’archevêque Botero Salazar346. Il souligna donc que l’épisode avait « vraiment une grande importance œcuménique » ; il s’était produit, puisque, « comme cela arrive souvent dans l’histoire, et aussi dans l’histoire de l’Église, l’événement n’avait pas été programmé comme tel »347. 4.3. Tensions, durcissements et « constats d’impossibilité »

L’enthousiasme de Robert Giscard, qui le jour de clôture de la conférence écrivit une autre lettre à fr. Roger en lui relatant l’émotion et les touchantes manifestations de joie et de fraternité de divers amis évêques348, fut par 343 Sur le changement d’attitude de Samoré, dont nombreux témoins parlèrent en termes de « conversion », je renvoie à ma contribution, « Per una storicizzazione di Medellín : prime ipotesi e problemi aperti », in A. Melloni, S. Scatena (dir.), Synod and Synodality. Theology, History, Canon Law and Ecumenism in new contact. International Colloquium Bruges 2003, Münster, 2005, p. 647-662. 344 Cf. Appel à Schiotz, 16 septembre 1968. Cf. aussi B. Santa Cruz, « A “Comunhão de Medellín”, um aconteceimento revolucionário », Folha de S. Paulo, 7 septembre 1968, auquel fait référence J.O. Beozzo, « Medellín : inspiração e raízes », in « Medellín. 30 años », Revista Eclesiástica Brasileira, 232 (décembre 1998), p. 822-850. 345 « À la fin du repas, je me suis trouvé sur le chemin du Cardinal Samoré ; je me suis approché de lui pour le remercier chaleureusement ; il était tout ému et me serrait les mains. “Oui, dit-il, faites-le seulement avec discrétion”. “Il vaut donc mieux que je participe aujourd’hui à la messe sans robe ?”. “Oui, oui, c’est ça” » ; cf. Giscard à Schutz, 5 septembre 1968. 346 Cf. Appel à Schiotz, 16 septembre 1968. 347 Ibid. 348 « Grandes embrassades et pleurs. Dom Helder Camara entre autres, et un autre évêque brésilien que connaissent bien les frères (je ne sais ni son nom, ni son diocèse, mais il m’a dit qu’il réside à 120 kms de Recife). […] J’ai peu dormi cette nuit, de joie ! » ; cf. Giscard à Schutz, 6 septembre 1968, DT. L’évêque auquel fr. Robert fait référence était José Maria Pires, alors ordinaire à João Pessoa.

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ailleurs de courte durée. Il avait pensé que ce qui s’était produit à Medellín aurait encouragé de nombreux évêques à en suivre l’exemple349, mais cette prévision se heurtera rapidement aux réactions du Secrétariat pour l’unité, représenté à la conférence par son secrétaire adjoint Hamer, qui, rentré à Rome avant le 5 septembre, fut tout de suite informé de l’affaire par une lettre que le président du département œcuménique du CELAM, l’argentin Quarracino, adressa à Mgr Willebrands350. À peine un mois plus tard, le 6 octobre, L’Osservatore Romano publiera en effet une note du Secrétariat pour l’unité concernant « l’application du Directoire œcuménique » : il y était réaffirmé que la communion catholique pouvait être donnée à ceux qui en exprimaient le désir et qui avaient au sujet de l’eucharistie la foi professée par l’Église catholique, uniquement dans des cas de force majeure absolument exceptionnels — danger de mort, persécution, prison351. Le 18 septembre, Paul VI lui-même s’empressa de déplorer les « actes d’intercommunion qui sont contraires à la ligne œcuménique correcte », anticipant ce qu’il affermira de nouveau moins de deux mois plus tard, le 13 novembre, dans un discours adressé au Secrétariat pour l’unité : il fit référence à « quelques événements récents » dont il avait été informé et qui, « au lieu d’aider l’œcuménisme, l’entravent et retardent son progrès »352. Fr. Roger, craignant que l’initiative de fr. Robert à Medellín puisse être interprétée comme un coup de force de Taizé — surtout après le refus opposé quelques mois auparavant à sa demande de recevoir la communion des mains du pape à Bogotà —, ne réussit pas à partager l’enthousiasme du frère français. Celui-ci, très probablement, n’avait même pas été informé de la démarche de fr. Roger auprès de Mgr Benelli car le prieur, comme il le confiera plusieurs années plus tard au père Congar, cherchait à épargner à la communauté les déceptions et les échecs, sur le chemin du rapprochement avec Rome, pour ne pas compromettre en eux « le sentiment de communion avec Pierre » ; ce que, non sans quelques difficultés, il essayait de construire

349 « Indubitablement cet événement va encourager de nombreux évêques présents à imiter l’exemple ! L’évêque brésilien me le disait lui-même : “maintenant je n’hésiterai plus à proposer la communion aux frères quand ils viennent dans mon diocèse” » ; cf. Giscard à Schutz, 6 septembre 1968. 350 Ibid. 351 Cf. la « Nota circa l’applicazione del Direttorio ecumenico » publiée par L’Osservatore Romano le 6 octobre ; à ce propos, cf. aussi « Rome met l’accent sur le danger des initiatives “inopportunes” en matière d’intercommunion », Informations Catholiques Internationales, 325 (1er décembre 1968), p. 15. Interpellé sur le document et sur son éventuelle référence à l’autorisation donnée à Medellín par Samoré, le dominicain Le Guillou, directeur de l’Institut supérieur d’études œcuméniques de Paris, précisera que c’était précisément dans ce sens qu’il fallait entendre la note du card. Bea. Sur la Note du Secrétariat, cf. Ruyssen, Eucharistie et œcuménisme, op. cit., p. 153. 352 Cf. IdP, VI (1968), p. 600 sqq. et 910 ; à ce propos, cf. P. Hebblethwaite, La Iglesia desbordada, Barcelona, 1977, p. 135-137, et G. Sembeni, Direttorio ecumenico 1993 : sviluppo dottrinale e disciplinare, Roma, 1997, p. 45.

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depuis longtemps353. Pour ne pas accroitre l’agitation de fr. Robert, très préoccupé des retombées de son initiative sur les délicates relations entre Taizé et Rome, fr. Roger s’efforça de contenir l’inquiétude suscitée par les réactions du Vatican après l’épisode de Medellín ; mais déjà au cours du conseil de la communauté qui eut lieu du 16 au 18 septembre, une dizaine de jours après la fin de la conférence, il se posa la question de savoir si la communion ouverte des observateurs à Medellín avait ou non préparé le terrain à quelques pas en avant sur la brulante question eucharistique ; en vue d’une rencontre avec le Secrétariat pour l’unité, il demanda donc quelques suggestions dans cette direction, le terme même d’« intercommunion » semblant désormais interdit tant paraissaient fortes les réactions émotives qu’il suscitait dans les milieux catholiques officiels354. Sur l’arrière-fond de ces préoccupations-là, rapidement confirmées par les paroles du pape du 18 septembre, le ton de l’intervention de fr. Roger en ouverture du conseil de la communauté fut loin d’être optimiste. Sur sa lecture de la conjoncture globale pesaient aussi les nouvelles dramatiques qui arrivaient du Biafra et de la Tchécoslovaquie, nouvelles qui consolidaient l’impression d’assister, partout et à tous les niveaux, à des processus de durcissement et de fermeture355. Les « secousses » de la dernière année et le climat de pessimisme, diffus et grandissant, n’épargnaient évidemment pas non plus les Églises dans lesquelles, après l’« immense espérance » suscitée par le concile et par le « petit printemps » qui l’avait accompagné, s’était déclenché, de manière rapide et inattendue, « un processus de repliement et d’opposition » ; processus qui à son tour provoquait chez beaucoup de personnes une crise totale de confiance à l’égard des institutions, et affaiblissait le sens évangélique de la persévérance356. Toutefois, la prise en compte de cette situation n’était pas accompagnée par le découragement. L’afflux croissant sur la colline d’une génération qui, jamais comme en 1968, avait fait irruption dans l’histoire357 et l’écoute que la communauté trouvait chez ces jeunes étaient en effet pour fr. Roger source de nouvelles énergies. Désormais, à ses yeux, la conscience progressive que les institutions fatiguées ne pouvaient plus permettre aux Églises de trouver une unité, faisait un toujours plus clairement avec celle de l’appel à un ministère nouveau auprès des jeunes ; déjà en septembre 1968, fr. Roger commencera à voir dans ce ministère la ligne directrice de la nouvelle « création commune » de la communauté, sur laquelle il reviendra vaguement avec un ton aux accents prophétiques. « Nous ne nous appartenons pas à nousmêmes », souligna le prieur de Taizé en conclusion du conseil de 1968, après 353 Cf. une note ms, « très confidentiel », de Congar du 16 juillet 1977, ADPF, PC. 354 Cf. les notes du conseil de la communauté du 16-18 septembre 1968. 355 En ce sens, cf. R. Schutz, « Lettre du prieur », Aujourd’hui, 24 (décembre 1968), p. 1-3, et sa lettre à la communauté du 11 janvier 1969, DT. 356 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté de septembre 1968. 357 14 000, 15 000 jeunes pendant l’été 1968 seront dénombrés en décembre dans Schutz, « Lettre du prieur », art. cit.

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avoir rappelé aux frères la responsabilité de poser « un acte de prophétisme » anticipant quelque chose de l’« Église de demain » en gestation au terme d’une « longue marche au désert »358. « L’immense confiance dont nous disposons à l’extérieur — continuait-il dans le même sens — est un trésor du Christ qui nous permet d’entraîner beaucoup de chrétiens vers l’Église qui se prépare tout au bout de la marche, cette Église dont nous ne nous savons pas grand-chose si ce n’est qu’elle sera une communauté de partage359 ». Présentés comme les soubresauts d’un processus d’accélération d’une unité à l’échelle planétaire, les événements de 68 renforcèrent ainsi en Schutz la conviction qu’un nouveau départ s’imposait à la communauté et que celui-ci demandait aux frères la disponibilité à « être comme engendrés à nouveau », à une sorte de reconversion360. « Tout passage fait peur », souligna encore fr. Roger au conseil de 1968, n’hésitant pas à évoquer le chemin de l’exode des Hébreux sortant d’Égypte pour parler de la situation d’une communauté qui, jamais comme à ce moment-là, était traversée « par d’énormes tensions, par des idées et des courants contradictoires »361. À plusieurs reprises, il évoquait ces tensions dont on pouvait deviner la force — il rappelait comment parfois il s’était avéré nécessaire d’« opérer à chaud » —, et les pôles — retour au passé et poursuite de « tout ce qui est dans le vent », vague de contestation et « affranchissement » inclus362. « Pourquoi ces critiques de l’Église de Dieu, des fondements de l’Église, de la Communauté ? Pourquoi ces dialogues destructeurs ? », demandait le prieur à la fin du conseil de 1968 : un conseil qui montra clairement que les nouvelles responsabilités qu’il entrevoyait pour Taizé ne toléraient pas retards, regrets ou mises en question d’une orientation de marche qui se précisera ultérieurement à la fin de l’année363. À Rome dès la mi-novembre pour participer avec Thurian aux obsèques du cardinal Bea, fr. Roger, face au « constat d’impossibilité dans les dialogues » avec le Secrétariat pour l’unité, saisit en effet qu’après Medellín tout devait être repris « à zéro » ; en même temps se renforça en lui la conviction que dans un nouveau ministère auprès des jeunes, il pourrait trouver la voie d’un second commencement pour lui-même et pour la communauté364. « Dans les profondeurs humaines, jamais la paternité spirituelle n’a été autant requise et pressentie », écrivit-il de manière significative dans un rapport contenant des

358 Cf. encore les notes du conseil de la communauté de septembre 1968. 359 Ibid. 360 Cf. ibid. et la « Lettre du prieur », art. cit. 361 Cf. encore les notes du conseil de la communauté de septembre 1968. 362 Ibid. 363 « Alors que nous sommes appelés à en entraîner d’autres, pouvons-nous en alourdissant la marche de la Communauté, aller jusqu’à l’interrompre ? », demandait en particulier fr. Roger, après avoir invité les frères à réfléchir sur l’origine des « tensions destructrices » et de certaines « épreuves de force » ; cf. encore les notes du conseil de 1968. 364 Cf. son introduction au conseil de la communauté du 16-20 septembre 1970, DT, et la lettre aux frères du 25 janvier 1969, DT.

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réflexions sur la contestation de la jeunesse et sur la crise des jeunes prêtres et religieux qu’il transmit à Paul VI en vue d’une audience privée le 7 décembre365. À partir de ce rapport, le prieur de Taizé put avoir avec le pape des échanges « plus poussés » ; il lui rappela en particulier la nécessité de « détruire le mythe d’un rejet définitif des aînés » de la part des jeunes, soulignant leur disponibilité à accepter une autorité qui se manifeste avant tout comme communion, comme un ministère d’unité et de miséricorde, y compris celui d’« un pasteur des pasteurs » exercé en vue de la solidarité de l’ensemble366. « Il avait lu le rapport avant mon arrivée et il m’a dit combien il appréciait cette analyse des jeunes », écrira fr. Roger à Carlo Manziana le 10 janvier suivant ; mais il oubliait de partager avec l’évêque de Crema l’impression que l’« admirable » audience du 7 décembre — « la plus belle de toutes »367 — avait aussi eu pour les frères de Taizé une certaine portée réparatrice après les entretiens, « souvent forts », des jours précédents avec un Secrétariat pour l’unité « bloqué à notre égard à cause de Medellín »368. À Rome « plusieurs étaient tendus », rapportera brièvement fr. Roger dans une lettre circulaire aux frères du 11 janvier 1969, une lettre qui atténuait quelque peu l’impact émotif des rencontres du mois précédent « avec tel ou tel membre de la Curie », au cours d’un séjour où il ne lui fut pas toujours facile de retenir ses larmes dans la solitude de sa chambre369. « Pour ce qui concerne Willebrands et Medellín — écrira-t-il en particulier à fr. Robert le 23 novembre —, je n’arrive même plus à m’émouvoir370 ». « La dureté de cet homme fait peut-être des ravages », notait-il, essayant par ailleurs de rassurer le frère français sur le fait que « l’événement inespéré de la communion ouverte n’a pas pu être inauguré sur la terre d’Amérique Latine sans une direction de Dieu » dont lui avait été l’instrument371. « Que des Européens qui ne comprennent pas le trésor d’Évangile ne soient pas capables de comprendre le sens de ce geste immense de conséquences dans un futur proche, qu’y pouvons-nous ? Prier…, parfois 365 Cf. le rapport I préparé pour le pape en vue de l’audience du 7 décembre 1968, 2 p. dact., les Réflexions complémentaires sur les jeunes et l’autorité, 1 p. dact., l’Annexe concernant les jeunes prêtres et religieux, 1 p. dact., et quelques Réflexions complémentaires sur les jeunes prêtres, 1 p. dact., DT. Sur l’audience du 7 décembre, cf. la « Lettre du prieur », art. cit., et le communiqué ultérieur publié par La Croix, le 10 décembre suivant, « Trois discours du Pape. Inquiétude et confiance », p. 7. 366 Cf. une lettre à fr. Michel de fin décembre - « À Rome j’ai pris la méthode des rapports », et le rapport I. 367 Cf. Schutz à Manziana, 10 janvier 1968, AOP. 368 Cf. la lettre déjà mentionnée à fr. Michel de fin décembre 1968, et l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 16-20 septembre 1970. Cf. aussi Schutz à Giscard, 23 novembre 1968, DT : « Étonnant que quelques instants après avoir été malmené par lui, le pape me disait, en présence de W[illebrands] : l’autre jour recevant le secrétariat j’ai tenu à nommer Taizé ». 369 Cf. fr. Roger à la communauté, 11 janvier 1969, à fr. Michel, fin décembre 1968, et à fr. Robert, 2 décembre 1968, DT. 370 Cf. Schutz à Giscard, 23 novembre 1968. 371 Ibid.

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pleurer…372 », écrivait-il encore de Rome à fr. Robert, au moment où il était occupé à rédiger avec Thurian un rapport pour le Secrétariat sur l’accueil à l’eucharistie, en vue de clarifier à nouveau la position de la communauté et esquisser quelques propositions pour sortir de l’impasse373. Subdivisé en douze points, le bref et dense rapport préparé par les frères de Taizé sur l’Accueil à la communion eucharistique partait du sec constat de l’impossibilité pour l’Église catholique de prendre en considération, à ce moment-là, aussi bien l’hypothèse d’un accueil eucharistique habituel de tous les baptisés que, encore moins, celle d’une réciprocité374. Tout en sachant que l’absence de réciprocité représentait évidemment une difficulté dans les relations œcuméniques, le texte que Schutz et Thurian transmirent au Secrétariat constituait donc un vibrant plaidoyer pour un accueil eucharistique occasionnel du côté catholique. Cette démarche, considérée par certains comme « maladroite », comme tout geste inhabituel, pour les deux frères de Taizé pourrait être en effet à l’origine d’un processus plus profond de réflexion sur le sens de l’eucharistie tant du côté catholique que du côté protestant. « Que ferions-nous dans l’Église si nous nous immobilisions par crainte d’un jugement ? », notaient en ce sens Schutz et Thurian375. Ils invitaient donc l’interlocuteur romain à ne pas sous-estimer le courant d’unité que les pratiques d’intercommunion entre luthériens et réformés, ainsi que l’accueil eucharistique accordé occasionnellement par les anglicans avaient suscité au sein des différentes Églises protestantes ; ils rappelaient en outre l’accueil eucharistique offert par Athénagoras à un groupe de pèlerins protestants s’étant rendu à Constantinople pour la fête de Paques 1968. L’insistance sur la dimension de communion personnelle au Christ dans l’eucharistie — celle-ci n’étant pas seulement expression de l’unité de l’Église mais aussi nourriture vitale des baptisés — introduisait ensuite un argument pastoral décisif que Taizé essayait maintenant d’utiliser à partir de l’expérience plus récente de l’accueil massif des jeunes sur la colline. Schutz et Thurian précisaient à cet égard qu’ils ne parlaient pas pro domo sua — car la loyauté de la communauté dans son désir d’anticiper une communion avec Rome à l’égard des conceptions théologiques et canoniques de l’Église catholique était bien connue et était généralement acceptée sans problème par les jeunes376. Mais ils constataient 372 « Mais pas trop – ajoutait-il – et surtout laisser vivre en soi Celui qui habite nos solitudes, ne pas abîmer la petite joie toute intime, toute intérieure qui seule marquera l’Église d’aujourd’hui et de demain. Je m’étonne d’avoir ce regard sur l’Église. Les événements pénibles m’apparaissaient présentement sans relation avec tel geste, tel cheminement » ; cf. encore Schutz à Giscard, 23 novembre 1968. 373 Cf. « La lettre du prieur », art. cit., et la lettre aux frères du 11 janvier 1968 : « Dès les premiers jours, à cause d’une référence continuelle à la communion ouverte de Medellín, il a fallu écrire un rapport sur l’accueil occasionnel à la communion ». 374 Cf. Accueil à la communion eucharistique, s. d., 3 p. dact., DT. 375 Ibid. 376 « Si, en septembre 1966, nous avons pu craindre ce petit groupe de pression, cela ne s’est jamais reproduit, de par la générosité des jeunes. Ce sont plutôt quelques aînés, venant en

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que, dans une époque de contestation et de perte de la piété eucharistique, la persistance de barrières mises à une communion commune risquait d’affaiblir le sens de l’eucharistie au sein d’une génération qui irait chercher ailleurs les signes d’une unité fraternelle. « Notre souci pastoral nous pousse alors à vous demander de réfléchir », notaient ensuite les deux frères de Taizé, convaincus, aussi par le 68 ecclésial, que « les interdictions d’accueil occasionnel à la communion favorisent l’indifférentisme »377. En ce sens, ils ne manquaient pas de rappeler qu’en certains pays les actes d’intercommunion réciproque s’étaient multipliés, accomplis par des groupes non dépourvus de générosité, mais sans aucune exigence de rechercher une unité de foi. Pour éviter aussi le risque de l’éventuelle constitution de « courants sectaires de l’œcuménisme », une réflexion était donc utile et urgente sur l’accueil occasionnel des baptisés non catholiques à la communion eucharistique. Schutz et Thurian invitaient donc les destinataires du rapport à reprendre et à développer les affirmations du concile sur l’unité en Christ en vertu du baptême, et sur l’unité des deux tables de la parole et de l’eucharistie, et en conclusion ils demandaient : « L’Église catholique qui a sauvegardé à travers les siècles la signification des paroles du Christ “ceci est mon corps, ceci est mon sang”, […] peut-elle garder pour elle seule le dynamisme spirituel de son eucharistie, source et moteur de l’unité, et refuser de la mettre au service de l’unité visible des chrétiens ? »378. Le rapport de décembre 1968 — la énième tentative de plaider en faveur d’une possible solution à la question que fr. Roger, quelques années plus tard, lors d’un conseil de la communauté, appellera la « lancinante question de l’eucharistie379 » – n’ouvrit évidemment aucune brèche au lendemain des prises de positions romaines en matière d’intercommunion. Le silence qui suivit ce rapport, resté vraisemblablement sans réponse, confirma plutôt chez le prieur de Taizé l’impression, toujours plus nette, d’une situation œcuménique bloquée et de la nécessité de tenter d’autres voies pour sortir de l’impasse. Il est significatif que, dans une lettre de fin d’année publiée par Aujourd’hui, fr. Roger annonce que, pendant la semaine pour l’unité de janvier, la communauté renoncerait cette année-là à tout rendez-vous œcuménique autre que la prière380 : « Les conférences déterminent si peu de chose dans le processus d’unité. […] Nous sommes bien décidés, pendant cette semaine, à prier et à prier seulement », écrivait-il, et il annonçait, en même

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général de pays où se pratiquent certaines formes d’intercommunion, qui réagissent contre ce qu’ils appellent volontiers notre “conservatisme” » ; cf. ibid. Ibid. À ce propos, le rapport faisait aussi référence à Pie X qui, avec son décret Quam singulari Christus amore de 1910 avait limité les exigences de la préparation pour permettre la communion aux enfants, « un acte très lourd de conséquences spirituelles pour la vie à venir de l’Église » ; cf. ibid. Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 5-9 janvier 1978, Notre vocation dans l’Église, 5 p. dact., DT. Cf. « la Lettre du prieur », art. cit.

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temps, le lancement d’un appel conjoint avec le président du CELAM pour encourager une solidarité dans la réciprocité entre Europe et Amérique Latine, ainsi que l’animation d’une veillée de prière avec une vingtaine de frères à Saint-Germain-des-Prés, à Paris, le soir du 25 janvier 1969381.

5. «   Dieu n’est pas tout à fait mort » : premières visites au-delà du rideau de fer Parmi les nouvelles orientations de la communauté en cette phase complexe de transition, la recherche de contacts et de liens avec les chrétiens de l’Europe de l’Est devint sans aucun doute l’une des plus originales et des plus prometteuses. L’attention portée par Taizé au christianisme des pays d’au-delà du rideau de fer avait été, comme nous l’avons déjà évoqué, assez précoce. Les relations avec quelques personnalités notoires du protestantisme de l’Allemagne de l’Est remontaient en particulier à la deuxième moitié des années 50 : depuis Lothar Kreyssig jusqu’à Albrecht Schönherr, celui-ci étant évêque de Berlin-Brandebourg depuis 1966, puis depuis 1969 président de la nouvelle Fédération des Églises protestantes de la RDA (BEK) née de la division de l’EKD382. Mais c’est à partir du milieu de la décennie suivante que les visites de quelques frères à l’Est devinrent plus fréquentes et régulières. Les rencontres de Schutz et de Thurian au concile avec les évêques polonais ou avec l’archevêque de Prague, Josef Beran, arrivé à Rome en février 1965 peu après sa sortie des prisons tchécoslovaques383, contribuèrent aussi à accroître l’attention et l’intérêt de la communauté pour les chrétiens et les Églises de

381 À cette occasion, il sera annoncé l’envoi au Brésil d’un demi-million d’exemplaires du Nouveau Testament en portugais. Sur l’appel lancé avec Brandão Vilela au début de la semaine de l’unité de janvier 1969 et sur la veillée à Paris, avec une vingtaine de frères, à Saint-Germain-des-Prés, cf. « Arrêtons la guerre entre chrétiens », Aujourd’hui, 24 (décembre 1968), p. 3-4 ; « Un appel commun du Président du CELAM et du Prieur », La Croix, 16 janvier 1969, p. 7 ; « Rendons la terre habitable. Appel de Mgr. Brandão, Président du CELAM, le Cardinal Silva Henríquez (Santiago), le pasteur Schutz », Informations Catholiques Internationales, 15 janvier 1969, p. 4 ; « Le Prieur de Taizé préside une nuit de prière dans l’Église Saint-Germain-des-Prés », Le Monde, 28 janvier 1968, et P. G., « Taizé. À Saint-Germain-des-Prés », La Croix, 28 janvier 1968. 382 Outre la bibliographie déjà mentionnée, je renvoie en particulier à A. Schönherr, « Church and State in the GDR », Religion in Communist Lands, 19/3-4 (1991), p. 197-206. 383 Mgr Beran fut accueilli avec Mgr Manziana dans l’appartement de la via del Plebiscito le 13 octobre 1965 ; cf. l’agenda de de la communauté, DT. Sur la libération de l’archevêque de Prague, cf. en particulier E. Hrabovec, « The Vatican Ostpolitik and Czechoslovakia. National Aspects of the Political-Ecclesiastical Negotiations », in A. Fejérdy (dir.), The Vatican « Ostpolitik » 1958-1978. Responsability and Witness during John XXIII and Paul VI, Roma, 2015, p. 207-237, J. Bukovský, Chiesa del martirio, Chiesa della diplomazia. Memorie tra Cecoslovacchia e Vaticano, sous la direction de F. Strazzari, Bologna, 2009, p. 20-21, et G. Barberini, L’Ostpolitik della Santa Sede. Un dialogo lungo e faticoso, Bologna, 2007, p. 224 sqq.

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l’Europe de l’Est ; cette attention, grâce à un « ministère de visite » à bien des égards unique, se transformera bientôt en une « communion cachée et intense »384. « C’était un miracle de Dieu que nous arrivions à faire ces voyages », écrira en décembre 1970, après un mois de rencontres en RDA, le hollandais Léonard Manneke Appel, rapportant à la communauté ce que, à plusieurs reprises, lui avait dit le pasteur Kurt Scharf, ancien président du Synode de l’EKD et ancien évêque de Berlin, interdit de séjour à l’Est après 1961385. Au début des années 70, la communauté avait déjà à son actif quelques années de visites dans certains pays de l’Europe centrale : en RDA, Hongrie, Tchécoslovaquie et Roumanie. En Pologne il n’y avait pas encore eu de visites à cette époque, bien que ce fût l’un des premiers pays d’au-delà du rideau de fer où l’expérience de Taizé avait été connue grâce à la visite précoce sur la colline, à la fin de l’année 1960, du théologien orthodoxe Jerzy Klinger et d’Aniela Urbanowicz, animatrice active d’un des cercles de l’intelligentsia catholique de Varsovie. Tous les deux étaient liés à certains des pionniers du mouvement œcuménique en Pologne, parmi lesquels, in primis, le pasteur Zygmunt Michelis ; celui-ci avait participé à la conférence de Stockholm en 1925, il fut le promoteur d’une commission œcuménique née dans la clandestinité pendant l’occupation allemande, il fut aussi président depuis 1946 du Conseil œcuménique polonais et, depuis 1952, du Synode de l’Église luthérienne386. Jerzy Klinger était à cette époque enseignant au séminaire orthodoxe de la capitale polonaise et chercheur à l’Académie théologique chrétienne de Varsovie, où il soutiendra sa thèse de doctorat en 1962 et dont il deviendra ensuite le vice-recteur en 1967 ; en visite sur la colline pendant un semestre d’étude à l’Institut Saint-Serge de Paris où il avait été invité par Paul Evdokimov, il sera le premier à célébrer une liturgie orthodoxe dans la petite église romane de Taizé et à faire circuler le nom de la communauté dans les milieux œcuméniques de son pays. Mais à faire connaître la communauté en Pologne contribuera surtout un premier article sur Taizé publié en février 1961

384 Cf. les notes du conseil de la communauté du 18-21 septembre 1969, et une lettre de fr. Rudolf à la communauté du 19 novembre 1969, DT. 385 Cf. une lettre de fr. Léonard à la communauté du 11 décembre 1970, DT. Profès en 1967, fr. Léonard quittera la communauté dans les années 80. Sur l’interdiction de Scharf et sur son remplacement par Schönherr dans le diocèse de Berlin-Brandebourg, cf. en particulier Tyndale, Protestants in Communist East Germany, op. cit., p. 36-37, et Batel, « Les Églises évangéliques et l’État est-allemand », art. cit. 386 Sur la figure d’Aniela Urbanowicz et sur les premiers contacts entre Taizé et les chrétiens polonais, cf. M. Prusak, « D’une maison ouverte en Pologne à la maison commune de l’Europe », in Taizé, au vif de l’espérance, Paris, 2002, p. 129-137, et surtout la thèse de licence, soutenue à la faculté de théologie du Triveneto, par Elzbieta Agnieszka Rafalowska sur I contatti tra la Comunità ecumenica di Taizé e la Polonia fino alla caduta del regime comunista (1960-1989) a Varsavia, Poznań e Katowice : l’impatto pastorale e teologico. Sur Jerzy Klinger, cf. W. Hryniewicz, The Challenge of Our Hope : Christian Faith in Dialogue, Washington, 2007, p. 144 sqq. Sur Zygmunt Michelis, cf. ibid., p. 151 sqq., et O. Kiec, Die evangelischen Kirchen in der Wojewodschaft Posen (Poznań) 1918-1939, p. 203 sqq.

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par l’hebdomadaire de Cracovie Tygodnik Powszechny387. Cet article relatait de manière précise et détaillée la première rencontre d’Aniela Urbanowicz avec la communauté bourguignonne dont elle avait entendu parler par les Petites sœurs de Charles de Foucauld qui fréquentaient régulièrement son appartement lorsqu’elles se rendaient à Varsovie. Excellente traductrice de la Règle de Taizé qui avait commencée à circuler dans divers milieux étudiants dès le début des années 60, Aniela Urbanowicz était en contact étroit avec le pasteur Zygmunt Michelis, compagnon de prison à Oranienburg de son mari, l’avocat Stefan Urbanowicz, qui fut ensuite déporté à Sachsenhausen où il trouva la mort388. La transmission à Michelis du matériel et des informations recueillis à Taizé en décembre 1960 contribua ensuite à faire connaître en Pologne l’expérience de la communauté car le pasteur luthérien lui consacrera un autre grand article en avril 1961 dans Znak, dynamique mensuel catholique de Cracovie, fondé en 1946, qui publiait aussi les traductions d’articles de prestigieux auteurs étrangers, tels Evdokimov, Ricœur, Buber, Merton, et qui, pendant les années du concile Vatican II, suivra de près le déroulement des travaux conciliaires389. Ce ne fut donc pas par hasard que, pendant les longs séjours romains de Schutz et de Thurian entre 1962 et 1965, l’appartement des frères à la via del Plebiscito accueillit souvent des visiteurs polonais390 pour qui cette rencontre à Rome prépara parfois un passage par la Bourgogne. Ce fut, parmi d’autres, le cas de l’archevêque de Cracovie, Karol Wojtyła, qui se rendit à Taizé une première fois en octobre 1965391. Accueilli à cette occasion par un des franciscains présents sur la colline, le polonais Thaddée Matura qui, en l’absence du prieur lui fît connaître la communauté, Karol Wojtyła retournera une deuxième fois à Taizé en octobre 1968392 ; cette fois, ce sera aussi pour visiter une nouvelle maison d’accueil inaugurée à Taizé en juillet en présence de Wladysław Rubin, délégué du primat Wyszyński 387 Cf. « Taizé klasztor protestancki », Tygodnik Powszechny, 8 (19 février 1961). 388 Une des deux filles du couple mourra à Auschwitz. 389 Cf. Znak, 82, (avril 1961), à ce propos je renvoie encore à la thèse de Rafalowska, I contatti tra la Comunità ecumenica di Taizé e la Polonia, op. cit. 390 Parmi lesquels des journalistes, comme Jerzy Turowicz, directeur de Tygodnik Powszechny, qui dès la fin de la première session conciliaire publia une interview avec le prieur de Taizé ; cf. encore Rafalowska, I contatti tra la Comunità ecumenica di Taizé e la Polonia, op. cit. 391 Cf. A. Boniecki, Kalendarium zycia Karola Wojtyły, Kraków, 2000, p. 240. 392 Cf. les lettres de Wojtyła à Schutz du 4 juillet 1967 — par laquelle l’archevêque de Cracovie, créé cardinal depuis quelques jours, répondait à une lettre du prieur du 31 mars précédent —, et du 23 octobre 1968, DT : « Je garde un excellent souvenir de mon séjour à Taizé. Je n’oublierai jamais cet élan de prière que j’ai trouvé dans votre communauté. Comme Polonais, je tiens à vous remercier sensiblement de vos sentiments envers l’Église en Pologne. Je vois en cela — comme je vous ai déjà dit — une connexion avec les anciennes traditions du rapprochement des chrétiens, qui existaient dans mon pays. J’en vois aussi la sensible compréhension de cette réalité qui est l’Église catholique en Pologne. Que le “Prince du siècle à venir” donne à tous les frères de voir cette unité des chrétiens pour laquelle Taizé existe ! ». La visite eut lieu l’après-midi du 16 octobre 1968 ; cf. Boniecki, Kalendarium zycia Karola Wojtyły, op. cit., p. 240.

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pour les polonais émigrés à l’étranger, et secrétaire du Synode des évêques. À ce bâtiment on avait en effet donné le nom de « Tyniec », en souvenir d’une célèbre et ancienne abbaye bénédictine sur la Vistule près de Cracovie, pour concrétiser les liens d’amitié déjà noués à cette date avec beaucoup de chrétiens de Pologne qui participèrent nombreux à la « journée polonaise » du 28 juillet 1968393. Destination du premier voyage à l’Est de fr. Roger en mai 1973, la Pologne, malgré les nombreux rapports établis au cours des années 60 avec son Église, ne deviendra la destination d’une première visite de quelques frères qu’en 1971, lorsque le suisse Laurent Laufer — fr. Clément — et FrancoisXavier de Broucker, novice français qui ne restera pas très longtemps dans la communauté, furent invités pour une semaine ecclésiologique organisée par l’Université catholique de Lublin ; cette semaine fut le point de départ d’une tournée de rencontres plus large qui les amena à Cracovie, à Katowice et à Laski, près de Varsovie, où se trouvait le premier centre important d’initiatives œcuméniques394. Longtemps auparavant, après un premier voyage de fr. Cristophe en RDA au début de 1963, le pionnier de cette itinérance œcuménique inédite au-delà du rideau de fer fut notamment l’allemand Rudolf Stöckl, qui inaugura, avec son voyage de mars 1965 en Hongrie, un engagement de plusieurs dizaines d’années de la communauté, une communauté qui tissera patiemment de nombreuses relations d’amitié et de solidarité avec les chrétiens de l’Est. Ce fut un voyage prometteur, qui permit au jeune frère de Taizé d’établir un contact avec l’un des promoteurs du mouvement œcuménique hongrois, le maître des novices du monastère bénédictin de Pannonhalma, Szilveszter Sólymos, et avec quelques pasteurs luthériens395 ; parmi ceux-ci, le pasteur d’une paroisse de campagne isolée à une centaine de kilomètres de Budapest, Albert Csonka, frère de Géza Csonka, diacre luthérien proche du cercle œcuménique « Guzmics » animé par Sólymos, qui fut le premier contact de fr. Rudolf dans le pays magyar396. S’étant rendu à Taizé avec un visa d’une semaine en mai 1966, Albert Csonka exprimera à Schutz son désir d’entrer dans la communauté ; une demande qui fut tout de suite et spontanément accueillie par le prieur, qui lui fit alors prendre l’habit. À partir de ce moment, il 393 Sur l’inauguration de la « Maison Tyniec », appelée ensuite « La Maison Jaune » et plus tard encore « La Morada », cf. Un Tyniec en Europe occidentale, s. d., 2 p. dact., DT. Pour une évocation, cf. aussi J.B. Santos, A Community Called Taize : A Story of Prayer, Worship and Reconciliation, Downers Grove, 2008, p. 16. 394 Sur cette première visite en Pologne en 1971 et sur celle de fr. Roger en 1973, cf. encore Rafalowska, I contatti tra la Comunità ecumenica di Taizé e la Polonia, op. cit. 395 Cf. le témoignage déjà mentionné d’Asztrik Várszegi, Az ökumenizmus ügye Pannonhalmán, qui signale, parmi les diverses rencontres, celle avec l’évêque luthérien de Budapest, Ottlyk Ernővel, qui était en bons rapports avec les moines de Pannonhalma, mais qui par la suite s’avèrera être un collaborateur de la police. 396 Cf. un témoignage dact. s. d. du jeune moine de Pannonhalma, Richárd Korzenszky, qui avait accueilli le frère de Taizé en mars 1965, DT, et un témoignage de fr. Rudolf (correspondance du 28 mai 2016).

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deviendra ainsi, sous le nom de fr. Bénédict, un frère « à distance » sur lequel, pour des raisons de sécurité, la communauté gardera le plus grand silence397. De santé fragile, fr. Bénédict, qui rencontra Rudolf Stöckl à Budapest en automne 1966 et encore en novembre de l’année suivante, mourra quelques années plus tard, mais les liens œcuméniques noués par le frère allemand au cours des ces premiers voyages en Hongrie, se révéleront féconds et durables398. Si le voyage dans une Hongrie qui jouissait alors d’une période de relative détente grâce aux essais de libéralisation promus par János Kádár fut bien prometteur, tout aussi positif sera ensuite le bilan des voyages effectués, au moins annuellement depuis 1966, dans deux autres pays : en Allemagne de l’Est, où la construction du mur avait eu comme effet non seulement la fin, ou presque, des fuites à l’Ouest, et un contrôle plus étroit sur la population, mais aussi la disparition définitive des courants réformistes du Parti communiste sous la férule d’Ulbricht, et, surtout, en Tchécoslovaquie, un pays qui était resté en substance étranger aux changements que traversait le monde communiste à l’époque de Khrouchtchev, mais qui connut dès le début de 1967 un souffle novateur inédit399. Celui-ci se produisit après qu’une évidente stagnation avait contraint les responsables du Parti communiste à mettre en place une réforme économique, plus formelle que substantielle, créant l’illusion de concessions et d’ouvertures que le chef du parti, Novotný, solidement au pouvoir depuis 1953, refusa toujours de promouvoir400. Fr. Rudolf s’y rendit une première fois en automne 1966, après être passé par la RDA où il participa, entre autres, à une rencontre de jeunes sur les thèmes traités l’été précédent à la conférence organisée à Genève par le département « Église et société » : un voyage qui ne passa pas inaperçu aux yeux de la Stasi, qui avait été elle-même informée par la police secrète tchécoslovaque sur les rapports du frère de Taizé avec des pasteurs protestants du groupe « Nová Orientace »401. Un des premiers points de référence de fr. Rudolf en Tchécoslovaquie fut en effet Alfréd Kocáb : alors pasteur à Chodov, commune de la Bohême occidentale près de Karlovy Vary, il était parmi les promoteurs de ce courant théologique informel qui était né à la fin des années 50 au sein de l’Église évangélique des frères tchèques, Église protestante la plus nombreuse du pays et deuxième confession après 397 Cf. fr. Roger à la communauté, 9 août 1966, et les notes du conseil du 15-18 septembre 1966. 398 Cf. Várszegi, Az ökumenizmus ügye Pannonhalmán, fr. Roger à la communauté, 17 janvier et 15 décembre 1967, et une lettre de fr. Rudolf du 19 novembre 1969. 399 Pour une vue d’ensemble, cf. Fowkes, L’Europa orientale dal 1945 al 1970, op. cit., p. 111 sqq., et F. Guida, « Il blocco sovietico negli anni Sessanta », in Id. (dir.), Era sbocciata la libertà ?, op. cit., p. 11-23. 400 Cf. M. Clementi, « La Primavera di Praga », in Era sbocciata la libertà ?, op. cit., p. 41-61, et la bibliographie associée. 401 Cf. un rapport de la police secrète tchécoslovaque (StB) traduit du russe, s. d., mais du début de 1967, en réponse à un télégramme de la Stasi du 24 octobre 1966, BStU, Tgb. CB – 04156/30-66 ; cf. aussi un rapport ultérieur du 12 janvier, BStU, KO/X/12.01.67, 117/67. La rencontre à laquelle il est fait référence aurait été organisée par un pasteur américain, Robert Starbuck, résident à Berlin Ouest.

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l’Église catholique. Ce groupe de pasteurs, qui empruntait beaucoup de ses idées à Dietrich Bonhoeffer et au philosophe Emanuel Rádl, représentait certaines tendances d’opposition à la direction officielle de leur propre Église jugée trop docile aux pressions de l’État ; il mettait fortement l’accent sur les responsabilités sociales des chrétiens et sur le respect des normes morales, assumant une attitude courageuse et de plus en plus critique à l’égard du régime communiste, ce qui vaudra à ses responsables, dans les années 70, la prison et l’interdiction d’exercer une activité pastorale402. Intermédiaire des premiers contacts tchécoslovaques de fr. Rudolf — qui déjà lors de son premier voyage ira jusqu’à Brno, capitale historique de la Moravie —, Alfréd Kocáb contribuera rapidement à faire connaître l’expérience de Taizé dans les milieux œcuméniquement les plus sensibles du christianisme tchécoslovaque ; un christianisme qui avait été, plus que d’autres, victime d’une répression très dure au cours des années précédentes, surtout parmi les catholiques, et encore davantage, parmi les gréco-catholiques, forcés en 1950 de s’unir aux orthodoxes403. D’origine catholique, le pasteur Kocáb avait quitté son Église qu’il considérait comme trop silencieuse sur la Shoah. Il avait fait ensuite trois ans de travaux forcés dans une filiale du camp de Mauthausen pour avoir refusé le service militaire dans la Wehrmacht pendant la seconde guerre mondiale. En 1967 déjà il sut profiter d’une timide libéralisation dans l’octroi des visas vers l’Occident pour effectuer une première visite à Taizé, dont il avait appris l’existence quelques années plus tôt par Kostnické jiskry, périodique protestant tchèque attentif au mouvement œcuménique. Il retournera à Taizé en 1968 et

402 Sur le groupe « Nová Orientace », cf. M. Pfann, « Nová orientace » v Ceskobratrské církvi evangelické v letech 1959-1968 : malá historie jednoho hnutí evangelických krestanu podle archivních dokumentu, Stredokluky, 1998, I. Prikryl, Ceskobratrská církev evangelická a opozicní projevy vuci normalizacnímu režimu, Brno, 2006, et J.S. Trojan, Rozhovory s pametí I, Stredokluky, 2010. Sur l’Église évangelique des frères tchèques, en particulier à l’époque communiste, cf. J. Otter, The First Unified Church in the Heart of Europe : The Evangelical Church of Czech Brethren, Prague, 1992, J. Cuhra, « Staat und Kirchen in der Tschechoslowakei », in M. Schulze Wessel, M. Zückert (dir.), Handbuch der Religionsund Kirchengeschicte der böhmischen Länder und Tschechiens im 20. Jahrhundert, München, 2009, p. 555-616, et, dans le même volume, K. Kunter, « Die evangelischen Kirchen », p. 727-740. Sur Emanuel Rádl, cf. L. Nový, J. Gabriel, J. Hroch (dir.), Czech Philosophy in the XXth Century, Washington, 1994, p. 66-68. 403 Sur la situation générale de l’Église catholique en Tchécoslovaquie pendant les années du régime communiste, cf. parmi d’autres K. Kaplan, Staat und Kirche in der Tschechoslowakei. Die kommunistische Kirchenpolitik in den Jahren 1948-1952, München, 1990, et M.J. Reban, « The Catholic Church in Czechoslovakia », in S.P. Ramet (dir.), Catholicism and Politics in Communist Societies, London, 1990, p. 142-155, et J. R. Felak, « Four Vatican II and Czechoslovakia », in P. H. Kosicki (dir.), Vatican II behind the Iron Curtain, Washington D.C., 2016, p. 99-126. En particulier sur la Slovaquie, cf. Doellinger, Religious-Based Activism and its Challenge to State Power in Socialist Slovakia and East Germany, op. cit., p. 35 sqq. Sur ce qu’on appelle le « sobor de Prešov », par lequel avait été imposée l’union entre l’Église gréco-catholique et l’Église orthodoxe, cf. S. Sikora, « La Primavera di Praga in Slovacchia », in Era sbocciata la liberta ?, op. cit., p. 55-61.

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1969 avec un groupe de jeunes, protestants et catholiques, avant la nouvelle fermeture des frontières provoquée par la normalisation qui avait suivi la répression du Printemps de Prague404. Parmi ces jeunes il y avait, entre autres, l’ainée des dix enfants d’une famille catholique de Prague, la famille de Jirí et Maria Kaplan : leur appartement deviendra à partir de 1968 un point de référence obligé non seulement pour les frères de Taizé, mais surtout pour les très nombreux jeunes chrétiens qui trouveront dans cette famille, au cours des deux décennies suivantes, le centre d’animation d’une Église souterraine aussi vivace spirituellement qu’ouverte œcuméniquement405. Après ce premier voyage, la Tchécoslovaquie fut, en novembre de l’année suivante, le but de la visite d’un autre frère de Taizé, Laurent van Bommel ; celui-ci eut la possibilité d’y rencontrer aussi l’un des auteurs qui, dans le domaine de la philosophie marxiste, commençaient alors à se détacher des schémas de la scolastique officielle du matérialisme dialectique. « Il a été très impressionné par un contact qu’il a eu avec un professeur marxiste de philosophie qui enseigne à l’université », notera Schutz, en décembre 1967, dans une de ses lettres circulaires aux frères, généralement sobres de détails, pour des raisons compréhensibles sur les rencontres faites dans les pays de l’Est ; « cet entretien lui a révélé qu’à l’intérieur du marxisme aussi, commence à se manifester une “crise de la foi” semblable à celle qui affecte les Églises », poursuivait le prieur de Taizé évitant de mentionner le nom du professeur en question406. Il s’agissait assez probablement de Milan Machovec, professeur à l’Université Charles de Prague, qui fut l’un des protagonistes du dialogue entre chrétiens et marxistes au début des années 60, dialogue qui en mai 1967 tiendra sa première session dans un pays socialiste, à Mariánské Lázně/ Marienbad407. Le contact pourrait avoir été arrangé par le théologien protestant

404 En ce sens, je renvoie en particulier au témoignage qui m’a été accordé par Alfréd Kocáb lui-même, (Prague, 5 septembre 2012) et à son autobiographie A. Kocáb, Cestou necestou, Stredokluky, 2007. 405 Parmi les nombreux témoignages que j’ai reçus dans ce sens, je me souviens avec une gratitude particulière de celui de Martina Hošková Kaplan (Prague, 2-7 septembre 2012), fille ainée de Jirí et Maria Kaplan. Je renvoie aussi à un témoignage dact., s. d. de Maria Kaplan conservé à Taizé. Proche du mouvement de contestation « Charte 77 », Jirí Kaplan sera incarcéré en septembre 1978 pour son activité de traduction d’ouvrages à caractère religieux, avec, entre autres, deux jésuites, František Lizna et le théologien Josef Zvěřina ; cf. les divers dossiers sur Kaplan dans les Security Services Archives (Documents Archív Bezpečnostních služeb Security Service Archiv) à l’Institute for the Study of Totalitarian Regimes de Prague. 406 Cf. une lettre de fr. Roger à fr. Michel de l’Avent 1967, DT, et l’extrait d’une lettre de fr. Laurent jointe à la circulaire du prieur à la communauté du 15 décembre 1967. 407 Sur la rencontre de Marienbad, cf. l’autobiographie de J. Moltmann, Vasto spazio. Storia di una vita, Brescia, 2009, p. 150 sqq. (éd. or. London, 2007). Pour une chronique contemporaine, cf. V. Fagone, « Libertà e storia. Il dialogo di Marienbad », La Civiltà Cattolica, 118 (1er juillet 1967), p. 8-23. Sur Milan Machovec, cf. K. Skalicky, « “Dio non è del tutto morto”. I marxisti sulla questione di Dio », Concilium, 6 (1972), p. 133-144, et F. Corley, « Milan Machovec. Philosopher who introduced the Communists to ChristianMarxist dialogue », The Independent, 7 février 2003.

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Josef Hromádka, membre du Comité central du Conseil œcuménique des Églises de 1948 à 1968. En 1963, le théologien tchèque avait été en effet invité par Machovec à l’université pour animer un premier séminaire œcuménique sur le rôle des chrétiens dans un État socialiste ; avec d’autres théologiens européens, tels Hans-Joachim Iwand, Helmut Gollwitzer et Heinrich Vogel, Hromádka avait été en 1958 le principal promoteur de la Conférence chrétienne pour la paix de Prague, mouvement né de la volonté de divers protestants d’Europe de l’Est de trouver un espace permettant aux chrétiens d’aborder les grands thèmes et les problèmes de la politique mondiale408. La communauté avait déjà eu un contact avec ce mouvement : en mai 1967, Taizé avait en effet accueilli la commission œcuménique de la Conférence pour la paix. Tout en étant sans illusion sur l’éventuelle utilisation politique de l’initiative, les frères avaient néanmoins préféré cela plutôt que d’accepter l’invitation à l’assemblée programmée à Prague pour le printemps 1968 par le mouvement de Hromádka ; il s’agissait en même temps pour eux d’une occasion utile pour établir des contacts ultérieurs dans les pays de l’Est409. À ces journées de mai remonte en particulier la rencontre avec l’« admirable pasteur » Günter Jacob, « exceptionnel d’amitié et d’ouverture », représentant malgré lui de l’EKD à une réunion à laquelle finalement il ne participera pas, étant arrivé à Taizé une fois la rencontre terminée pour des problèmes de visa410. Superintendant général de Neumark et Niederlausitz de 1946 à 1972 et administrateur épiscopal pour la région orientale de Berlin-Brandebourg de 1963 à 1966, le pasteur Jacob était proche du courant théologique d’Albrecht Schönherr. Ce courant, depuis la fin des années 50, en réaction à l’opposition frontale au régime de la RDA du premier président de l’EKD, Otto Dibelius, soutenait la nécessité pour les chrétiens d’un engagement responsable et plus réaliste dans le contexte de l’ordre social actuel et cherchait un difficile équilibre entre résistance et compromis acritique411. Ancien membre de

408 Sur Hromádka et la Conférence chrétienne pour la paix, cf. en particulier Edwards, « Segni di radicalismo nel movimento ecumenico », op. cit., p. 801-803, W.A. Visser ’t Hooft, pionnier de l’œcuménisme Genève-Rome, op. cit., p. 35-36, et P. Filipi, « Die Christliche Friedenkonferenz in der Theologie J.L. Hromádkas », in R. Scheerer (dir.), Beiträge zu einer Geschichte der Christlichen Friedenskonferenz (CFK), Norderstedt, 2012, p. 16-28. 409 Cf. Schutz, Les questions du Conseil de septembre, 4 p. dact., annexe à la lettre à la communauté du 17 janvier 1967. 410 Cf. les notes du conseil de la communauté du 15-18 septembre 1966, une lettre de fr. Roger à fr. Michel de mai 1967 et une circulaire à la communauté du 5 juin suivant. 411 Sur la figure et l’itinéraire de Günter Jacob, cf. Batel, « Les Églises évangéliques et l’État est-allemand », art. cit., M. Hüttenhoff, « Günter Jacob. Kirchliche Praxis in zwei Weltanschauungsdiktaturen », in L. Scherzberg (dir.), Doppelte Vergangenheitsbewältigung und die Singularität des Holocaust, Saarbrücken, 2012, p. 357-394, et toujours M. Hüttenhoff, « Karl Barth als Protagonist theologischer und kirchlicher Erneuerung. Die Barth-Rezeption Günter Jacobs seit 1944 », in M. Hüttenhoff, H. Theissen (dir.), Abwehr – Aneignung – Instrumentalisierung. Zur Rezeption Karl Barths in der DDR, Leipzig, 2015, p. 43-72.

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l’Église confessante, profondément influencé par la théologie de Barth et surtout par Bonhoeffer, le pasteur Jacob faisait partie avec Schönherr du Weissenseer Arbeitskreis, groupe de réflexion théologique qui, en 1963, fut à l’origine de Sieben Sätze von der Freiheit der Kirche zum Dienen ; il s’agissait d’un texte qui, en prônant une notion d’Église comme « communion de témoignage et de service », anticipa, à bien des égards, la ligne de la Kirche im Sozialismus — « ni à côté, ni contre, mais dans le socialisme » —, ligne qui sera adoptée par le nouveau BEK, constitué en 1969, après un intense débat au sein des huit Églises régionales auxquelles appartenaient 80-90% des chrétiens d’Allemagne de l’Est412. L’amitié avec quelques-uns des responsables de l’EKD, issus en grande partie en RDA des rangs de l’Église confessante — in primis avec le nouvel évêque de Berlin, Schönherr, lié à Bonhoeffer depuis ses années de formation à Finkenwalde — constituait évidemment une bonne lettre de recommandation pour les visites en Allemagne de l’Est, qui devaient toujours être motivées par des invitations ou par des rencontres officielles avec les autorités ecclésiastiques ; au lendemain de la guerre et de la division de l’Allemagne, une bonne partie des pasteurs, aussi bien luthériens que réformées, venant de l’expérience de l’« Église confessante », avaient en effet adopté une attitude relativement positive envers un ordre social et politique qui représentait évidemment une rupture par rapport au Troisième Reich413. En mars 1967, les relations amicales de fr. Rudolf avec Albrecht Schönherr furent mentionnées — et ce n’est pas par hasard — dans une réponse de la Stasi à la police secrète tchécoslovaque qui avait demandé des informations supplémentaires sur le frère de Taizé : « bei seinen Aufenthalten in der DDR ist Stöckl nicht operativ angefallen », notait en particulier un rapport du 3 mars 1967 qui ne montrait donc pas d’inquiétudes par rapport aux séjours plus prolongés qu’à partir de 1966 fr. Rudolf avait faits en Allemagne de l’Est414. Au début de 1967, le frère allemand put donc être invité avec fr. Laurent aux cérémonies du 450e anniversaire de la Réforme protestante, programmées pour fin octobre à Wittenberg. Cet événement fut exploité de manière obsessive par le régime d’Ulbrich, soit pour affirmer la spécificité et l’unicité d’une RDA présentée comme héritière légitime du réformateur de Wittenberg puisqu’elle seule avait réalisé la culture nationale à laquelle aspirait Luther, soit, plus concrètement, pour souligner la nécessité de mettre fin à l’unité de l’EKD après que le synode se fut de nouveau exprimé en avril pour son maintien415. Signe clair

412 Cf. en particulier Tyndale, Protestants in Communist East Germany, op. cit., p. 32 sqq., et P. Oestreicher, « Christian Pluralism in a Monolithic State : The Churches of East Germany 1945-1990 », Religion and Society, 21/3-4 (1993), p. 263-275. 413 Cf. Tyndale, Protestants in Communist East Germany, op. cit., p. 21 sqq. 414 Cf. BStU, XX/4/V/2854/67. 415 Cf. F. Hartweg, « Vom “Fürstenknecht” zum “Wegbereiter” und “Mitbeweger unserer Geschichte”. Das marxistische Lutherbild und das Lutherjubiläum in der DDR », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 15/4 (1983), p. 348-386.

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de la détermination du régime à mettre un terme à l’expérience de l’unique institution panallemande encore existante après la construction du mur, avec la Conférence épiscopale catholique, la confiscation de la figure de Luther comme précurseur du socialisme fut à l’origine de tensions grandissantes entre les autorités politiques et celles de l’EKD416. Les frères de Taizé firent eux aussi quelque peu les frais de cette tension, car déjà partis pour Berlin fin octobre, ils se virent formellement refuser l’autorisation de se rendre à Wittenberg417. Ils purent toutefois bénéficier, à la fin de 1967, d’une liberté de mouvement relativement plus grande que celle qui était possible en d’autres pays de l’Est. Ils passèrent ainsi quatre semaines dans une RDA où le « système perfectionné d’isolement et de stupidité » ne les empêcha pas de faire une véritable tournée de conférences, de retraites, de rencontres en des paroisses d’étudiants, des visites à des prêtres, des pasteurs et des évêques418. Parmi les destinations qui ne sont pas mentionnées dans la correspondance envoyée à Taizé, il y eut notamment aussi le centre de Hirschluch de l’Église évangélique de Berlin-Brandebourg ; dirigé depuis 1960 per le pasteur Horst Krüger-Haye, ce centre était devenu au cours des dernières années, sous le couvert de l’Église régionale, le lieu de rencontres œcuméniques de jeunes, régulières et très suivies : les « journées de Hirschluch » auxquelles participeront un nombre croissant de jeunes venant aussi d’autres pays voisins de l’Est419. « La situation en Allemagne de l’Est comporte encore de nombreux privilèges par rapport à celle d’autres pays », commentera fr. Rudolf en janvier 1969 ; à cette date, il pourra aussi ajouter à ce premier bilan ses impressions d’une semaine en Roumanie à fin 1967, d’un bref passage en Hongrie avec un visa de transit pour rencontrer Csonka et, surtout, d’un long séjour en Tchécoslovaquie en mai et juin 1968420. « Ailleurs pas de possibilités de réunir des jeunes, ou

416 Cf. Batel, « Les Églises évangéliques et l’État est-allemand », art. cit. 417 Cf. l’extrait d’une lettre de fr. Rudolf du 31 octobre 1967, jointe à la circulaire de fr. Roger à la communauté du 15 décembre 1967. 418 Cf. ibid. et l’extrait d’une autre lettre de fr. Rudolf du 24 novembre 1967, DT : « Avec Laurent nous avons beaucoup collaboré et même quand nos programmes nous ont éloignés l’un de l’autre comme c’était souvent le cas, il était bon de se savoir dans le même pays. Nous avions énormément à faire ». 419 Je renvoie à ce propos au témoignage de fr. Rudolf (Rome, 31 mars 2012). Sur le pasteur Krüger-Haye, cf. P. Beier, Missionarische Gemeinde in sozialistischer Umwelt. Die Kirchentagskongreßarbeit in Sachsen im Kontext der SED-Kirchenpolitik (1968-1975), Göttingen, 1999, p. 34. 420 Cf. encore l’extrait de la lettre de fr. Rudolf du 24 novembre 1967 : « J’ai pu rencontrer Bénédict, alors que je passais 24 heures à Budapest. Me rendre dans son village aurait été trop dangereux pour lui. Il a eu des ennuis à cause d’un ami de sa paroisse, qui s’est révélé être un agent de la police secrète. Il n’y a pas encore eu de suites trop graves. Ses contacts avec l’Ouest sont plus que suspects pour ses supérieurs ecclésiastiques (ceux-ci étant des organes de contrôle pour le compte de l’État). Mais autrement il va bien, il ne perd pas son courage malgré son isolement, le vieillissement et la déchristianisation croissante de ses paroisses rurales ». Par contre, dans la même lettre il n’y a aucun compte rendu de la brève visite en Roumanie ; à propos de cette visite fr. Rudolf avait simplement noté, dans

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seulement des possibilités réduites, pas de liberté à l’intérieur des Églises, la confiance entre pasteurs ou entre prêtres détruite, pas moyen de se retrouver en dehors des assemblées paroissiales traditionnelles et autorisées », dira ensuite fr. Rudolf pendant une soirée communautaire où était donné un aperçu de la situation des chrétiens des pays de l’Est, exposé sur lequel pesait évidemment la forte émotion suscitée par la récente répression du Printemps en Tchécoslovaquie421. Dans ce dernier pays, en l’année de la fragile étape de réformes inaugurée en janvier 1968 par la nouvelle ligne de Dubček, les contacts et les relations s’étaient de fait considérablement intensifiés ; en 1968, Prague fut sans aucun doute la destination la plus fréquente des frères de Taizé qui étaient engagés dans la construction d’un réseau très particulier de solidarité et d’amitié audelà du rideau de fer. Après les deux premiers voyages de fr. Rudolf et de fr. Laurent à l’automne 1966 et l’automne 1967, la présence constante de jeunes tchécoslovaques sur la colline de Taizé pendant l’été 1968 fut en particulier le résultat des rencontres que le frère allemand avait faites durant quelques semaines de séjour en Bohême et en Moravie à la fin du printemps422 ; un printemps qui, comme on le sait, coïncida en Tchécoslovaquie avec la tentative des nouveaux dirigeants du pays de restaurer une légalité socialiste et de garantir les droits civiques et politiques aux citoyens en mettant en place un processus de démocratisation totalement inhabituel et inusité pour une société communiste. Si fr. Laurent se rendit quelques jours à Prague dès la fin mars et début avril pour participer, à titre individuel, aux réunions de la commission pour la jeunesse de l’assemblée de la Conférence chrétienne pour la paix423, Rudolf Stöckl se rendit à son tour en Tchécoslovaquie en mai et juin 1968, un tournant crucial dans le nouveau cours politique de Dubček. Son retour à Taizé au début de l’été coïncida, en effet, avec la publication le 27 juin dans Literární listy du manifeste « Les Deux Milles Mots » de Ludvík Vaculík, un vigoureux « j’accuse » à l’encontre du parti communiste et de ses dirigeants d’avant 1967, mais, en même temps, un très fort encouragement à la nouvelle direction du parti et du gouvernement à poursuivre la voie engagée, voie

la précédente lettre depuis Berlin du 31 octobre 1967, qu’il avait reçu une invitation du côté protestant : « je verrai sur place ce qu’il en est ». Dans la circulaire à la communauté déjà mentionnée du 15 décembre suivant, fr. Roger évoquera seulement la rencontre en Roumanie avec un évêque et la visite à un monastère orthodoxe. 421 Cf. les notes Pays de l’Est sur la veillée communautaire de début 1969 avec les comptes rendus de fr. Rudolf et de fr. Léonard, 5 p. dact., jointes à la lettres circulaire de fr. Roger du 18 février 1969. 422 Cf. Après un voyage en Tchécoslovaquie, 4 p. dact., en annexe à la circulaire de fr. Roger à la communauté du 28 juin 1968. 423 Un rendez-vous aussi « désespérant » du point de vue politique que « d’un intérêt extraordinaire » sur le plan sociologique, humain et chrétien pour les contacts qu’il permit ; cf. l’extrait d’une lettre de fr. Laurent, s. d., jointe à la lettre de fr. Roger à la communauté du 1er avril 1968. Sur la troisième assemblée de la Conférence chrétienne pour la paix qui se tint à Prague du 31 mars au 3 avril 1968, cf. Edwards, « Segni di radicalismo », op. cit., p. 802.

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dont les autres pays communistes commencèrent tout de suite à craindre la contagion : dès la fin juin eurent lieu en effet en territoire tchécoslovaque les premières manœuvres d’un exercice militaire conjoint des troupes des pays du Pacte de Varsovie424. « Ils se sentent comme des enfants à Noël, tout surpris par ce qui s’est passé, des enfants qui n’osaient pas croire à la réalisation de leurs désirs », relata fr. Rudolf de retour à Taizé, résumant les impressions de ses nombreuses rencontres effectuées au cours de son séjour prolongé en Tchécoslovaquie425. Et il poursuivait : « il faut voir maintenant comment […] dépasser ce stade où l’on est heureux et où l’on craint que ce ne soit qu’un rêve qui passe »426. Tout en restant plutôt prudent dans ses commentaires sur le Printemps427, et conscient de n’avoir rencontré que quelques échantillons de la population428, le frère allemand mesurait bien la portée des innovations tchécoslovaques et les espoirs qu’elles avaient éveillé surtout chez les chrétiens qui, en vingt ans de répression, avaient accumulé une telle force « que tout paraît maintenant possible429 ». Ce fut donc sur ce « printemps religieux » que se focalisa le compte-rendu que fr. Rudolf fit à la communauté de son voyage inédit de Prague à Brno : une tournée de rencontres, organisée par les pasteurs de « Nová Orientace », pendant laquelle il visita surtout des paroisses protestantes. Ce voyage lui permit toutefois de rencontrer aussi beaucoup de laïcs et de religieux d’une Église catholique qui commençait à voir les premiers effets bénéfiques du Printemps de Prague et quelques fruits de la diplomatie de Mgr Casaroli — en tout premier lieu, la reconnaissance publique, en 1965, de la dignité épiscopale de František Tomášek, jusque-là contraint à vivre comme simple prêtre dans un village de Moravie, et sa nomination comme administrateur apostolique

424 Cf. parmi d’autres Clementi, « La Primavera di Praga », op. cit. 425 Cf. Après un voyage en Tchécoslovaquie. 426 Ibid. 427 Cf. ibid. : « Maintenant, ce qui les préoccupe le plus, c’est de savoir comment trouver des moyens pour éviter de nouveaux abus de pouvoir. Comment contrôler efficacement ceux qui détiennent le pouvoir ? Ils ne veulent pas tellement changer les structures elles-mêmes, ils ont plutôt une vision statique de la société, mais ils cherchent un nouveau modus vivendi. Démocratisation signifie en premier lieu contrôle du pouvoir et seulement en second lieu participation. Pour participer, il faudrait avoir confiance, et c’est cette confiance qui manque. […] Quand on leur demande ce qu’est le socialisme, un seul point d’accord : la nationalisation des moyens de production. Or cette nationalisation s’est faite et tout ce qui dépasserait la simple constatation de ce fait est regardé avec méfiance. Ils n’arrivent pas à y croire. Ils veulent seulement que l’économie marche. D’ailleurs ce sont les questions économiques qui ont déclenché le processus de démocratisation. Ils n’ont pas du tout peur d’une société de consommation. Au contraire, ils la veulent. Ce sont les questions de l’homme qui sont traitées par les philosophes et les écrivains : le sens de la vie, la mort, la souffrance, la réalisation personnelle ». 428 « Ceux que j’ai vus étaient extrêmement désillusionnés ; ils parlaient beaucoup de la liberté de conscience et de la liberté tout court, liberté de s’organiser, de voyager, écrire et lire ce que l’on veut, mais il y a absence totale d’une vision cohérente » ; cf. ibid. 429 Ibid.

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de Prague430. Dans son compte-rendu, fr. Rudolf évoquait les signes du long hiver de l’Église catholique tchécoslovaque : le démantèlement total du collège épiscopal, la fermeture des monastères, l’arrestation et le confinement d’évêques, de religieux et de prêtres, le numerus clausus dans les séminaires, l’interdiction de toute presse religieuse et surtout la naissance du Mouvement du clergé catholique pour la paix (MHKD) qui soutenait le régime et était devenu le porte-parole officiel de l’Église catholique. Cette évocation alternait avec le constat des premiers signes de renouveau d’un catholicisme pour lequel la ligne réformatrice de la nouvelle direction communiste coïncidait de fait avec le premier engagement enthousiaste pour transposer les nouveautés conciliaires dans la pastorale et la liturgie. Bien avant le début du Printemps, dès la première moitié des années 60, un vaste débat avait en effet commencé à se développer sur l’impact, les retombées et la mise en œuvre du concile Vatican II. Ce débat avait été poursuivi, surtout en Bohême, dans un esprit œcuménique. Y participèrent spécialement des jeunes intellectuels catholiques et protestants, ainsi que des représentants d’une génération intermédiaire de théologiens catholiques qui étaient souvent passés par l’expérience des prisons communistes, tels Oto Mádr, Antonín Mandl ou Josef Zvěřina431. C’est surtout la fragile reprise de cette Église — où l’âge moyen du clergé autorisé à exercer une activité pastorale dépassait les 65 ans —, que le frère de Taizé raconta. Cette reprise se manifesta en 1968 sous l’effet conjugué d’initiatives spontanées et de changements déterminants de personnel survenus au Secrétariat pour les affaires ecclésiastiques du Ministère de la culture432. En effet, à la fin du mois de mars, la sociologue Erika Kadlecova, collaboratrice à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences, particulièrement attentive aux aspects sociaux de la religiosité en Tchécoslovaquie, ainsi que promotrice de la rencontre de Marienbad, avait remplacé le très redoutable Karel Hrůza et avait imprimé un changement significatif dans la politique ecclésiastique de l’État. Le monologue dirigiste qui avait prévalu jusqu’à ce moment-là fut remplacé, pendant un peu plus d’un an, par une disponibilité inédite au dialogue avec les Églises433. Fr. Rudolf considérait avec optimisme surtout la nouvelle « Œuvre de renouveau conciliaire » (DKO) qui avait remplacé le MHKD, dissous après la 430 Cf. Hrabovec, « The Vatican Ostpolitik and Czechoslovakia », op. cit., Bukovský, Chiesa del martirio, Chiesa della diplomazia, op. cit., Barberini, L’Ostpolitik della Santa Sede, op. cit., p. 231 sqq., et B. Svoboda, Na strane národa : kardinál František Tomášek v zápase s komunistickým režimem (1965-1989), Vyšehrad, 2006. 431 À ce propos, cf. en particulier J. Šebek, « Le chiese cristiane in Cecoslovacchia durante la Primavera di Praga », in F. Caccamo, P. Helan, M. Tria (dir.), Primavera di Praga, risveglio europeo, Firenze, 2011, p. 127-143. 432 Cf. Après un voyage en Tchécoslovaquie. 433 Cf. Bukovský, Chiesa del martirio, Chiesa della diplomazia, op. cit., p. 19-20, S. Balík, J. Hanuš, Katolická církev v Československu 1945-1989, Brno, 2007, p. 44 sqq., et Felak, Vatican II and Czechoslovakia, op. cit., et P. Hruby, Fools and Heroes : The Changing Role of Communist Intellectuals in Czechoslovakia, Oxford, 2013 (1ère éd. 1980), p. 196.

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démission de sa direction, et qui était née spontanément comme un instrument pour faire connaître à la communauté catholique les multiples impulsions du concile Vatican II. Ce mouvement s’était constitué, avec l’accord de Mgr Tomášek, en mai 1968, au cours d’un congrès fondateur auquel participèrent plus de 500 délégués, laïcs et prêtres, avec une quinzaine d’évêques. Il se présenta avec un programme ambitieux de renouveau, allant de la constitution de conseils pastoraux à l’application concrète de la réforme liturgique, et au projet d’une traduction œcuménique de la Bible en langue tchèque434. « C’est cette organisation qui sert maintenant d’intermédiaire en attendant que l’Église ait retrouvé son organisation », racontait fr. Rudolf, confiant dans le rôle premier des laïcs engagés au sein du nouvel organisme : « Des laïcs se sont réunis ces dernières années pour préparer l’avenir, remplaçant les prêtres et les théologiens qui n’existaient plus ou ne pouvaient rien faire »435. « L’esprit qui anime les responsables de cette association est très bon », poursuivait le frère de Taizé. Il entrevoyait les difficultés dues à l’écart entre une génération qui découvrait à ce moment-là le concile avec enthousiasme et la génération d’ecclésiastiques restée isolée pendant vingt ans, et encore influencée par une mentalité du temps des Habsbourg. « On trouve […] des prêtres ou des religieux qui veulent revenir à l’état d’avant 1948 », notait à ce propos fr. Rudolf, et il constatait les conséquences que cela pouvait avoir sur une situation œcuménique, fragile mais prometteuse, où beaucoup de protestants continuaient à imaginer un catholicisme immuable, clérical, « de type ContreRéforme »436. Mais aux yeux du frère de Taizé l’envie de changement et la confiance dans l’avenir prévalaient largement sur une tentation plus minoritaire de regret du passé qui allait avec les attentes d’une réhabilitation complète : le rôle de médiation du DKO, l’engagement de nombreux laïcs ainsi que la foi de beaucoup de prêtres et de religieux qui étaient souvent passés par de longues expériences de détention et d’isolement, permettait d’avoir un bon espoir en l’avenir. « Ce qui est extrêmement impressionnant — notait-il en particulier après avoir raconté la rencontre avec un provincial franciscain en résidence surveillée après quinze ans de prison —, c’est que ces hommes ne sont pas devenus amers. […] Ils ont des idées très modestes, ils veulent rebâtir des communautés chrétiennes à une échelle humaine », ajoutait fr. Rudolf, et il terminait son compte-rendu sur le renouveau catholique tchécoslovaque en soulignant la présence en son sein de « forces latentes » qui pourraient beaucoup contribuer au renouvellement de l’Église toute entière437. D’où son insistance pour dire à la communauté combien il était important que des jeunes tchécoslovaques participent aux rencontres internationales organisées à Taizé ; d’où aussi, quelques mois plus tard, sa souffrance pour la réponse

434 Cf. Šebek, « Le chiese cristiane in Cecoslovacchia durante la Primavera di Praga », op. cit. 435 Cf. Après un voyage en Tchécoslovaquie. 436 Ibid. 437 Ibid.

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militaire brutale de la nouvelle orientation de Dubček, et ses craintes d’une normalisation rapide dont fr. Léonard put mesurer les premiers signes lors d’une visite au-delà du rideau de fer à la fin de 1968438. « Qu’est-ce que leur foi signifie pour nous et pour la nouvelle Église qui se cherche ? », se demandera en particulier fr. Rudolf pendant la soirée communautaire de janvier 1969, déjà évoquée, qui était consacrée à une réflexion sur la situation des chrétiens de l’Est ; le frère hollandais venait alors de rentrer de Tchécoslovaquie et d’une RDA où la réaction de quelques étudiants, pasteurs et groupes chrétiens aux événements de Prague avait fait resurgir « l’ancien appareil plus moscovite que Moscou », et où la tension entre le régime et des hauts représentants de l’EKD était revenue aux niveaux de l’automne précédent439. Essayant d’ébaucher une réponse à la question qui, pendant toute la soirée, continua d’interpeller la communauté, fr. Rudolf soulignait que sur le plan institutionnel ou théologique il n’y avait pas grande chose à recevoir des chrétien des pays de l’Est. C’était plutôt sur le plan de la vie et de la fidélité à l’évangile que se trouvait, à son avis, l’apport irremplaçable de ces chrétiens qui en RDA acceptaient d’être citoyens de deuxième classe et qui en Tchécoslovaquie pouvaient parfois autant déconcerter par leur attitude conservatrice qu’émouvoir par la force communicatrice de leur foi440. La forte participation régulière de chrétiens à une étude biblique dans les salles malcommodes de certaines paroisses d’étudiants d’Allemagne de l’Est, la persévérance d’anciens religieux qui continuaient à vivre leur vocation malgré l’interdiction de toute vie commune, la soif d’approfondissement spirituel de beaucoup de jeunes, toutes ces réalités vivantes répondant à l’appel de la 1ère lettre de Pierre 3,15 à rendre compte de sa propre espérance, ne pouvaient signifier, pour le frère de Taizé, qu’une certitude fondamentale : la foi et l’Église survivraient malgré tout. Expérience véritable d’« édification » au sens paulinien du terme, la rencontre avec tant de chrétiens qui vivaient uniquement de leur foi était aussi l’occasion pour fr. Rudolf de s’interroger sur la raison profonde de la contestation ecclésiale dans les pays occidentaux : « est-ce vraiment une exigence de la foi puisqu’il est des chrétiens qui vivent leur foi malgré des

438 Cf. les notes Pays de l’Est, jointes à la lettre de fr. Roger à la communauté du 18 février 1969. 439 Cf. ibid. : « Deux étudiantes, filles de pasteur, ronéotypent un soir une lettre contestant l’information donnée sur les événements du 21 août et l’envoient à des gens dont elles ont trouvé l’adresse dans l’annuaire téléphonique. Le lendemain elles sont en prison. Au mois de novembre on parlait de deux cents étudiants incarcérés. Günter Jacob disait : “Je ne paraîtrai pas aux fêtes du vingtième anniversaire de la RDA et je me considérerai comme en prison tant que les jeunes ne seront pas libérés”. Les séquelles staliniennes sont donc encore fortes ». Sur les réactions en RDA à la répression du Printemps de Prague, cf. E. Neubert, Geschichte der Opposition in der DDR 1949-1989, Berlin, 1998, p. 170 sqq. 440 « On risque d’accentuer le côté sentimental. Il est facile de s’émouvoir, comme quand on parle de la faim. On peut culpabiliser ou faire regretter la liberté dont nous disposons nousmêmes. St Paul envisage ses propres difficultés ou celles de ses lecteurs plutôt sous l’angle de l’“édification”. Il m’a fallu être irrésistiblement “édifié” par le témoignage de ces chrétiens pour vaincre mon appréhension à l’égard de ce mot » ; cf. Pays de l’Est.

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structures ecclésiastiques mauvaises et dont ils souhaitent autant que nous la transformation ? »441. Voilà la question qu’il se posait en réfléchissant à la fidélité au ministère épiscopal maintenue par des prêtres qui risquaient au minimum l’interdiction de leur activité pastorale parce qu’ils refusaient de renier leurs évêques, y compris ceux qui s’étaient déjà compromis avec les régimes nazis et fascistes. « Leur fidélité nous pose cette question », ajoutait fr. Rudolf, avant de conclure ses réflexions en soulignant l’apport indispensable des chrétiens de l’Est également à la recherche œcuménique : « L’unité de l’Église ne peut pas se faire sans eux qui, empêchés d’écrire des livres, ne peuvent que témoigner par leur propre vie », réaffirmait fr. Rudolf craignant que le silence des Églises de l’Est puisse priver les chrétiens occidentaux d’un apport précieux en vue de l’unité442. « Il n’est pas possible d’héroïser en bloc les chrétiens de l’Est », soulignait encore le frère allemand synthétisant ses premières impressions d’ensemble sur ses visites aux Églises tchécoslovaques, hongroises et roumaines. Celles-ci dans leurs différentes appartenances confessionnelles n’étaient pas sans opportunismes de divers genres, et elles étaient à première vue très conservatrices et peu intéressées à atteindre les hommes de leur temps443 ; mais ces Églises l’avaient aidé à mieux comprendre les paroles de saint Paul sur l’action de grâce pour la foi rencontrée, et auprès d’elles il avait réalisé que Dieu était encore « bien vivant » pour ceux qui se retrouvaient lors d’eucharisties célébrées clandestinement dans les maisons, et intégrées dans la vie comme dans la communauté primitive de Jérusalem. Ce fut donc avec l’impression de partir pour des voyages qui étaient souvent comme de véritables « retraites » d’approfondissement de la foi que les frères de Taizé poursuivirent les visites dans plusieurs pays de l’Est, après la répression du Printemps de Prague. Cette répression marqua un tournant dans toute l’Europe de l’Est, car de fait elle mettait fin à tout espoir de réforme, même modérée, dans le cadre de la sphère communiste et inaugurait une période de pessimisme diffus et de résignation. Partout en effet, et non pas seulement en Tchécoslovaquie, fut donné un tour de vis. Il fut particulièrement fort en Pologne, où l’on assista à une dure répression des mouvements étudiants qui avaient éclaté en mars 1968, et à un retour à l’orthodoxie la plus rigide du leadership de Gomulka. En RDA également, les faibles pas en direction d’une certaine libéralisation économique et politique furent mis définitivement de côté et — comme l’écrivit fr. Rudolf pendant un séjour de trois semaines en ce pays en mai 1969 — les événements en Tchécoslovaquie

441 Ibid. 442 Ibid. 443 « En Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Roumanie, les édifices datent presque tous de l’Empire austro-hongrois et de la Contre-Réforme et la vie liturgique y correspond encore largement. Les Églises protestantes, marquées par leur lutte pour survivre pendant cette époque ne font que confirmer cette impression. En plus certains chrétiens sont opportunistes (au sens politique). D’autres utilisent l’Église comme la seule opposition tolérée, il y a la peur, la méfiance, la résignation… » ; cf. ibid.

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endurcirent considérablement la position du gouvernement444. L’impact des événements tchécoslovaques de 1968 se fit sentir même au sein d’une EDK qui jouissait d’une relative indépendance et gardait des marges de manœuvres plus grandes sur le plan pastoral. Beaucoup de groupes, qui avaient été en contact étroit avec les chrétiens du pays voisin, furent très affectés par la perte d’espoir suscitée par le Printemps de Prague, et la question de l’attitude que les chrétiens devaient avoir pour assumer leurs responsabilités envers la société, se posa de nouveau de façon encore plus aigüe au sein d’une Église qui, de toute façon, était systématiquement affaiblie, et qui déjà se présentait divisée du point de vue géographique, administratif et théologique445. Les divisions traversaient en particulier un corps pastoral au sein duquel fr. Leonard repérait au moins quatre tendances : les pasteurs résignés en attente de partir à la retraite ; ceux qui étaient marqués par un fort héritage piétiste, garantissant une persévérance de la foi mais ne véhiculant pas un intérêt pour ce que la foi impliquait dans le contexte socio-politique concret du pays ; quelques jeunes pasteurs influencés par les théologies de la « mort de Dieu » et sensibles aux thèmes de la contestation ecclésiale en Occident ; enfin, et surtout, les pasteurs de la même ligne qu’un Günther Jacob, qui fut ému jusqu’aux larmes pour la dédicace de l’édition allemande d’Unanimité dans le pluralisme. Pour ces derniers, dans l’esprit de Bonhoeffer, la dimension politique n’était pas du tout étrangère à la foi et l’exigence s’imposait d’essayer d’humaniser de l’intérieur les changements intervenus, en cherchant des chemins nouveaux pour l’Église au milieu d’énormes difficultés et de beaucoup de tensions446. Pour le frère de Taizé, c’était généralement ces derniers, parfois discrédités et souvent mal intégrés dans leurs paroisses, qui s’efforçaient de promouvoir une ouverture vers les autres pays de l’Est traditionnellement méprisés en Allemagne, qui essayaient au plan local quelques débuts hésitants de dialogue entre chrétiens et marxistes et qui suscitaient aussi bien la recherche de nouvelles modalités d’engagement dans la société qu’un désir de vie spirituelle et fraternelle. Aux yeux de fr. Rudolf, un « approfondissement spirituel » et une « combinaison

444 « L’idéologie a été renforcée dans ses implications sur la vie quotidienne. Il paraît que le nombre des arrestations de jeunes a augmenté » ; cf. les extraits d’une lettre de fr. Rudolf jointe à la circulaire de fr. Roger du 12 juin 1969. Sur le tournant de 1968 dans les pays de l’Est, cf. Fowkes, L’Europa orientale dal 1945 al 1970, op. cit., p. 133 sqq. Sur la Pologne, cf. G. Tomassucci, « “Così lontano, così vicino”: l’esperienza cecoslovacca e la Polonia », in Primavera di Praga, risveglio europeo, op. cit., p. 127-143. 445 Cf. Tyndale, Protestants in Communist East Germany, op. cit., p. 35 sqq. Cf. aussi les impressions de fr. Leonard, Pays de l’Est : « L’Église reste populaire grâce à la résistance de l’époque nazie : elle n’est pas directement attaquée, la confiance règne à l’intérieur de ses murs, ses réunions ne sont guère surveillées, ses dirigeants ne sont pas des instruments de l’État (sauf en Thuringe). Mais elle est sapée patiemment : tout renouveau lui est interdit, tout travail avec des jeunes est miné, les nouvelles constructions sont exclues, […] les publications sont contrôlées et fort limitées ». 446 Cf. ibid. et les extraits déjà mentionnés d’une lettre de fr. Rudolf jointe à la circulaire de fr. Roger du 12 juin 1969.

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“bonhoefferienne” entre vie contemplative et action “non religieuse” » était du reste ce que cherchaient beaucoup de chrétiens de la RDA regardant l’expérience de Taizé : il remarquait que les attentes et l’accueil vis-à-vis de cette expérience étaient d’autant plus grands que l’isolement du pays et sa fermeture vers l’extérieur semblaient croître. « Nous sommes toujours les seuls de l’Ouest à venir ici », notera-t-il en novembre 1969, de passage en Allemagne de l’Est pour rejoindre de nouveau la Roumanie447. Deux ans après son premier voyage à Bucarest, le frère de Taizé se rendit donc de nouveau dans le pays roumain que Nicolae Ceauşescu était en train de faire passer vers une sorte de socialisme dynastique, en s’affirmant comme continuateur naturel de la lutte séculaire conduite par le peuple de ce pays pour la conquête de son indépendance politique, économique et culturelle448. En associant à la solidarité avec les « hérétiques » de Prague un culte effréné de la personnalité, imprégné de nationalisme et de xénophobie à l’égard des minorités allogènes présentes dans le pays, Ceauşescu, moins semblable à Lénine qu’à Mussolini dans les termes de fr. Rudolf, inaugura en effet dès la fin 1968, sous les applaudissements occidentaux en raison de sa distance accentuée d’avec Moscou, une période sombre de l’histoire roumaine caractérisée par un durcissement interne progressif et par une politique de chauvinisme intolérant449. « Quant à la vie politique du pays, ce qui frappe le plus — relatera brièvement le frère allemand dans une lettre à la communauté du 19 novembre 1969 —, c’est l’habilité des dirigeants, c’est aussi l’antisoviétisme du peuple et l’identification du peuple avec ses dirigeants dans la mesure où ceux-ci défendent les intérêts de la nation450 ». La stratégie de Ceauşescu visait d’un côté à continuer la politique d’indépendance et de « derussification » de la société et, de l’autre, à renforcer de l’intérieur sa propre action politique avec l’aide des nouvelles recrues du parti. À bien des égards, le régime desserrait en même temps l’étau autour de l’Église orthodoxe, guidée depuis 1948 par la figure controversée du patriarche Justianian Marina451. « Tout flotte actuellement. Les lois qui, en principe, sont sévères, ne sont plus très bien appliquées. […] Depuis mon voyage précédent, les conditions de vie pour les chrétiens se sont considérablement améliorées », notera en particulier fr. 447 Cf. ibid. et l’extrait d’une lettre du 19 novembre 1969, DT. 448 Cf. V. Tismăneanu, Stalinism for all Seasons : A Political History of Romanian Communism, Berkeley, 2003. 449 En ce sens, cf. en particulier A. Basciani, « Riformismo cecoslovacco e indipendentismo romeno », in Guida (dir), Era sbocciata la libertà ?, op. cit., p. 115-129. Cf. aussi l’extrait d’une lettre de fr. Rudolf du 19 novembre 1969. 450 Ibid. 451 Sur le patriarche Justinian Marina et plus en général sur l’Église orthodoxe de Roumanie pendant l’époque communiste, cf. O. Gillet, Religion et nationalisme. L’idéologie de l’Église Orthodoxe Roumaine sous le régime communiste, Bruxelles, 1997 ; L. Leustean, Orthodoxy and the Cold War : Religion and Political Power in Romania, 1947-65, New York, 2009 ; C.C. Oprea, Tra Roma, Bucarest e Mosca. Cattolici, ortodossi e regime comunista in Romania all’inizio della guerra fredda (1945-1951), Roma, 2013.

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Rudolf après ses rencontres avec des pasteurs protestants, avec le patriarche lui-même et, surtout, après son séjour de quelques jours dans un monastère qui pouvait accueillir à nouveau des novices et dont un tiers des moines exerçait un ministère de direction spirituelle, pratique encore bien enracinée dans le pays452. « Le mouvement de sécularisation n’a pas encore touché les campagnes où la vie et la pratique continuent comme autrefois », constatait encore le frère de Taizé, qui, par ailleurs, n’arrivait pas à imaginer comment et dans quelle mesure le mouvement de sécularisation pourrait toucher des chrétiens orthodoxes, « tellement différents de nous »453. « Qu’arrivera-t-il à l’Église quand la troisième génération de chrétiens sera née en ville ? », se demandait-il, en évoquant aussi un certain « réveil mystique » parmi les étudiants ; un réveil qui concernait évidemment certains groupes, mais représentait une tendance significative454. Si les impressions rapportées de son voyage en Roumanie furent, tout compte fait, attentistes, fr. Rudolf n’enregistra au contraire aucun changement significatif en Hongrie, traversée rapidement de retour de Bucarest, ni surtout à Prague, où il passa pour rencontrer quelques-unes des personnes qui s’étaient rendues à Taizé. Par contre, fr. Leonard qui fit un plus long séjour à Prague en octobre et novembre, put bien mesurer l’atmosphère lourde qu’on respirait en Tchécoslovaquie avec la mise en place de l’épuration de tous ceux qui avaient eu quelque rôle pendant les événements de 1968, ou qui refusaient de les désavouer. « Ce pays est triste, et d’abord très pauvre matériellement. Il est en outre blessé au plus profond de lui-même », écrivit de Prague le 6 novembre le frère hollandais, alors qu’on attendait les résultats des premiers procès politiques contre les dirigeants de la période réformiste et contre les « marxistes-humanistes » qui l’avaient soutenue455. « Ces derniers perdent

452 « Par exemple, dans une église de la banlieue de Bucarest, toute ordinaire, j’ai vu le curé recevoir, en pleine semaine, un grand nombre de paroissiens derrière l’iconostase, pour des entretiens ou pour la confession. Chacun avait 15 à 30 minutes » ; cf. encore l’extrait d’une lettre de fr. Rudolf du 19 novembre 1969. 453 « Ils peuvent combiner des cérémonies séculaires avec des tendances pentecôtistes ; j’ai vu des prêtres qui avaient le don de guérison. Tout cela dans une sympathique ambiance de famille, même dans une cathédrale qui rassemble des milliers de fidèles. Cela est un vrai miracle et suffisant pour s’émerveiller. Il en va de même sur le plan des chiffres. À Bucarest (1 200 000 habitants), il y a 400 à 500 églises et elles sont toutes bondées pour la liturgie. Je l’ai vu moi-même en me rendant dans différentes églises le dimanche matin. Un jour de fête patronale de la cathédrale, 300 000 personnes défilent devant des reliques » ; ibid. 454 « Un professeur de musique que nous connaissons donne une série de quarante conférences à la radio nationale. Officiellement, elles sont consacrées à l’interprétation de la musique, mais, en pratique, ce sont des méditations. Elles sont très écoutées à en juger par les lettres qu’il reçoit. Il cite l’Évangile, sans guillemets pour que cela passe la censure préalable. La censure ne s’en rend-elle pas compte ou bien ferme-t-elle les yeux ? Ces derniers jours, le même homme a donné trois conférences devant 2 000 étudiants, dans une ville de province, sur des sujets spirituels. Voici un an, après de telles conférences, l’organisateur avait dû démissionner. Son successeur a recommencé et il a bon espoir de garder sa place » ; ibid. 455 Cf. les extraits d’une lettre de fr. Léonard à la communauté du 6 novembre 1969, DT.

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leur travail, sont surveillés de près, ne peuvent plus communiquer avec n’importe quel occidental », nota fr. Léonard, après avoir en vain cherché à entrer en contact avec le représentant le plus significatif sans doute de toute une génération d’intellectuels marxistes tchécoslovaques qui s’étaient laissés interpeller de plus près par la « question religieuse » : le philosophe de Brno, Vítezslav Gardavský, auteur d’un ouvrage au titre original Buh neni zcela mrtev [Dieu n’est pas tout à fait mort], publié à Prague en 1967 et tout de suite traduit en allemand, anglais et français456. « Même si les Tchèques gardent une grande liberté intérieure, ils sont tous habités par le pessimisme », soulignait le frère de Taizé, en mentionnant les craintes diffuses chez les gens que « le nettoyage du passé » mis en place par la nouvelle direction communiste de Gustáv Husák toucherait bientôt aussi les Églises, celles-ci ayant été signataires en septembre 1968 d’une déclaration conjointe de soutien à la politique de la gouvernance de Dubček457. Le tour de vis qui frappa la société tchécoslovaque au lendemain de l’invasion soviétique se traduisit en effet rapidement par un effondrement de la nouvelle politique ecclésiastique ; le remplacement, au cours du deuxième semestre 1969, des dirigeants réformistes du Secrétariat pour les affaires ecclésiastiques coïncida, comme on pouvait le prévoir, avec le retour progressif à une politique de restrictions et de contrôle sévère de l’État sur la vie et les activités des Églises458. « En Slovaquie, il y a déjà des attaques, bien qu’elles soient encore exclusivement administratives, contre des prêtres ayant une influence sur des séminaristes. Les “prêtres de paix” reprennent leurs places. La suspicion règne à nouveau », écrira ainsi fr. Léonard début novembre 1969, en relatant les commencements d’une « récupération de l’Église » qui se déploiera surtout en 1970459 ; une récupération dont fr. Rudolf mesurera le coût en octobre lorsqu’il visitera à nouveau la Tchécoslovaquie pour rencontrer des jeunes chrétiens qui aideront beaucoup Taizé à faire une « descente dans les profondeurs de l’Église »460. 456 Cf. ibid. et Skalicky, « Dieu n’est pas tout à fait mort », art. cit. L’éditorial « Vers une Église pascale » de Communion — qui depuis 1970 remplacera Verbum Caro — fera référence aussi à Vítezslav Gardavský, 95/3 (1970), p. 3-4. 457 Cf. Šebek, « Le chiese cristiane in Cecoslovacchia durante la Primavera di Praga », op. cit. Le théologien Hromádka protesta vivement contre l’occupation, puis il quittera la présidence de la Conférence chrétienne pour la paix ; cf. en particulier Kunter, « Die evangelischen Kirchen », op. cit., p. 735. 458 Cf. J. Cuhra, Cirkevní politika KSČ a státu v letech 1969-72, Praha, 1999, p. 24. 459 Cf. encore les extraits d’une lettre de fr. Léonard à la communauté du 6 novembre 1969. 460 Cf. une lettre de fr. Rudolf du 25 octobre 1970, Après un voyage en Tchécoslovaquie, 2 p. dact., DT : « La purge est systématique sans l’être : dès qu’il y a un certain pourcentage de gens rejetés, les autres ont en général la chance de passer. […] [L’Église] est en train de redevenir propriété d’État, comme une entreprise. Cela touche surtout les catholiques : de nouveau des prêtres sans autorisation d’exercer leur ministère, ou envoyés dans les villages. Plus de travail avec les jeunes, plus de conférences, congédiement des responsables sur tous les plans. Mise à l’écart de laïcs, qui avaient assumé l’intérim, en attendant de meilleurs prêtres. C’est dur surtout pour les anciens religieux. […] l’État divise les évêques (s’il y en a) et les prêtres, les anciens responsables compromis reviennent. Une telle liste peut paraître lourde, elle l’est.

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6. D  eux voies pour sortir de l’impasse : « désescalade » et annonce d’un « concile des jeunes » 6.1. Ta fête soit sans fin

À cette date, en octobre 1970, les premiers voyages discrets de quelques jeunes occidentaux au-delà du rideau de fer avaient déjà commencé à s’ajouter aux visites des frères dans les pays de l’Est461. Souvent sous les apparences de camps de vacances ou de travail, seront aussi organisées des rencontres de jeunes, notamment celle qui, animée par fr. Léonard, réunira en RDA au mois de novembre environ quatre-vingts jeunes d’Allemagne de l’Est et de Tchécoslovaquie462. Le contexte était désormais marqué par l’annonce, faite le jour de Pâques 1970, d’un « concile des jeunes » : il s’agissait de l’aboutissement de la recherche lancée les années précédentes par une communauté en quête de « voies nouvelles » pour contourner l’impasse dans laquelle se trouvait l’œcuménisme, et surtout, après mai 68, pour donner une réponse pastorale aux revendications d’une jeunesse toujours plus critique et éloignée des institutions ecclésiales463 ; cette jeunesse cherchait et trouvait à Taizé une forme inédite d’œcuménisme peu soucieux des appartenances confessionnelles et naturellement projeté sur une dimension mondiale allergique à toute frontière — Nord/Sud ou Est/Ouest —, unique dimension reconnue désormais comme pertinente et légitime. « Œcuménisme signifie toute la terre habitée, tous les hommes sur la terre. Pas de recherche d’unité chrétienne sans une volonté d’aller partout et de se rejoindre les uns les autres », écrira en ce sens fr. Roger dans Ta fête soit sans fin, premier petit volume d’une série de six, presque entièrement composés par une suite de pages de journal, dans lesquelles étaient intercalés différents textes de réflexions ; ce genre lui permettra de suggérer, reprendre, nuancer et approfondir idées et pensées sans suivre un plan précis, en réunissant librement annotations quotidiennes, souvenirs, images poétiques et flashes sur la vie de la communauté464. Déployé sur une période de quinze mois, de février 1969 à mai 1970, le récit offert par Ta fête soit sans fin est celui de la genèse ultime d’un projet —  l’ouverture d’un « état conciliaire » inédit — qui représentera un tournant décisif dans la parabole de Taizé. Il inaugurera symboliquement une période de l’histoire de la communauté qui, à bien des égards, s’est prolongée jusqu’à Mais le rayonnement se renforce providentiellement. J’ai eu des rencontres émouvantes. […] Les faits sont tristes, mais l’animation intérieure a gardé encore quelque chose de sa fraîcheur, on trouve maintenant un approfondissement ». 461 Cf. les notes du conseil de la communauté du16-20 septembre 1970, DT. 462 Cf. les extraits d’une lettre de fr. Léonard à la communauté du 11 décembre 1970, DT. 463 Cf. Schutz au card. François Marty, 13 février 1970, DT. 464 Cf. R. Schutz, Ta fête soit sans fin, Taizé, 1971, p. 21.

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aujourd’hui. Ce tournant sera perçu comme tel beaucoup plus à l’extérieur qu’à l’intérieur de la communauté dont l’image publique, dans les décennies suivantes, se transformera progressivement en celle d’un haut-lieu chrétien très singulier de sensibilisation œcuménique et de socialisation européenne465. L’idée d’un « concile de jeunes » était moins le résultat d’un projet que le point culminant d’un mouvement d’élargissement qui, depuis au moins une décennie, caractérisait l’évolution de la communauté et qui, décliné de diverses manières, répondait à une exigence profonde et constante de son fondateur. L’idée d’un « concile des jeunes » mûrit en fr. Roger pendant les premiers mois de 1969, année cruciale pour Taizé à cause de l’entrée dans la communauté des deux premiers frères catholiques : un passage que le prieur vécut comme l’occasion, longuement attendue, d’un nouveau recommencement où puiser l’élan pour une « nouvelle aventure de la foi » présentée de manière encore très vague aux frères pendant le conseil de septembre466. « Après plus de 29 ans de vie à Taizé, nous allons sortir de la période de préparation pour entrer dans la vie commune », écrira-t-il à fr. Michel le lendemain de ce rendez-vous communautaire ; pour fr. Roger ce fut le conseil « le plus exceptionnel que nous ayons jamais eu », à la fois du fait de la perception d’une concrétisation fondamentale de la vocation œcuménique de la communauté, et parce qu’il entrevoyait désormais une perspective pour la recherche inquiète des dernières années467. « Quelque chose s’est décanté », notera-t-il en concluant cette rencontre communautaire. Elle avait eu lieu deux semaines après un troisième grand rassemblement de jeunes, réunissant de nouveau à la fin du mois d’août plus de 1 500 jeunes sur la colline pour réfléchir sur le thème de l’espérance468. En réponse à la vague de contestation et de pessimisme qui traversait toutes les Églises, ce rassemblement s’était terminé par un message invitant les jeunes à envoyer à Taizé suggestions et idées en vue de l’annonce d’une « joyeuse nouvelle » le jour de Pâques 1970469. En ce sens, cf. Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit. Cf. les conclusions de fr. Roger au conseil de la communauté du 18-21 septembre 1969. Cf. une lettre à fr. Michel postérieure au 21 septembre 1969. Cf. les conclusions de fr. Roger au conseil de 1969 ; le numéro d’Aujourd’hui de novembre 1969 et les multiples articles sur la rencontre parus nombreux comme d’habitude dans la presse française : « 1700 jeunes de 43 nations réunis à Taizé », La Croix, 30 août 1969 ; « L’espoir de 1500 jeunes réunis à Taizé », ibid., 2 septembre 1969 ; B. Frappat, « Pas de contestation à Taizé. Les mille cinq cents participants à la troisième rencontre internationale des jeunes mettent l’accent sur “la prière, l’amour de l’Église et la recherche de la justice” », Le Monde, 2 septembre 1970 ; « Après la rencontre internationale de Taizé », ibid., 26 septembre 1970 ; « À Taizé, rencontres internationales de jeunes », Réforme, 5 septembre 1969, p. 15 ; « La 3e rencontre internationale de jeunes à Taizé : 1500 jeunes de toutes confessions venus d’une trentaine de pays. Allocution de F. R. Schutz, message de Paul VI », La Documentation Catholique, 21 septembre 1969, col. 848-849 ; « La 3e rencontre internationale de jeunes à Taizé, du 29 au 31 août. 1500 participants de 18 à 25 ans, venus de près de 30 pays différents », Informations Catholiques Internationales, 19 septembre 1969, p. 14. 469 Cf. R. Schutz, « Lettre aux jeunes venus à Taizé. Une joyeuse nouvelle », Aujourd’hui, 27-28 (novembre 1969), p. 1. 465 466 467 468

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Bien qu’encore assez vague dans ses contours et ses contenus, à la fin de l’été 1969 l’idée d’« une rencontre exigeante et renouvelée à travers les années à venir » s’était déjà imposée à fr. Roger depuis quelques mois : d’après Ta fête soit sans fin, le 20 février, il avait noté dans son journal l’image d’un « petit concile de jeunes », image qui lui était venue à l’esprit en observant les jeunes de plus de quarante pays présents à Taizé pendant les vacances universitaires du carnaval470. Réminiscence possible du « concile œcuménique de la jeunesse » que fut pour sa génération chrétienne la Conférence mondiale d’Amsterdam de juillet 1939471, et surtout reflet évident de l’impact profond et décisif de l’expérience de sa participation au concile Vatican II, l’idée d’un « concile des jeunes » avait probablement commencé à germer depuis longtemps en fr. Roger472. L’expression était audacieuse, chargée du sens d’universalisme dont le prieur de Taizé et la génération inquiète qui affluait sur la colline avaient soif ; en même temps, elle récapitulait les deux dimensions qu’avait prises l’investissement des dernières années sur les jeunes. Il y avait d’un côté, une dimension plus protestataire. Tout en ne prenant jamais la forme d’un discours anti-institutionnel, elle se traduisait de fait par la contestation des compromis et des étroitesses des institutions ecclésiales dans la façon dont elles donnaient suite aux espérances suscitées par le printemps conciliaire, et par une demande d’engagement pour une transformation radicale des Églises et de la société. D’un autre côté, il y avait aussi une dimension plus proprement pastorale, qui s’accentuait parallèlement à la prise de conscience du prix que coûtait la polarisation ecclésiale croissante. Après l’intuition du 20 février, l’idée d’un « concile des jeunes » fut plusieurs fois écartée, à la pensée des oppositions qui pourraient surgir et à cause des hésitations concernant la capacité de la communauté d’en assumer toutes les conséquences ; mais elle prit de nouveau forme au mois de juin, de manière significative au lendemain de l’entrée décisive dans la communauté des premiers frères catholiques. 6.2. Les premiers frères catholiques

Comme nous l’avons déjà souligné, depuis quelques années déjà le prieur de Taizé était à la recherche d’une modalité pour intégrer dans la communauté des jeunes catholiques qui en faisaient de plus en plus souvent la demande. Pour Schutz, l’exigence anticipatrice propre à quelqu’un qui voulait offrir aux chrétiens « la parabole d’une unité vécue » ne pouvait évidemment pas trouver une réponse en proposant aux postulants de rejoindre la fraternité franciscaine

470 Cf. Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 61-62 et p. 28. 471 L’expression, comme nous l’avons déjà mentionné, était de von Allmen, « La conférence d’Amsterdam », In Extremis, 1 (1939), p. 31. 472 À ce propos, je renvoie aussi au témoignage de fr. François (Taizé, 11 avril 2016).

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présente sur la colline depuis plus de quatre ans473. La séparation pendant la célébration eucharistique, les difficultés à trouver une autorité qui unifie et, au fond, la différence des vocations limitaient inévitablement les possibilités de dépasser le seuil d’« un parallélisme » ; fr. Roger avait de plus en plus de mal à accepter cette situation et cela le poussait souvent à insister auprès de religieux franciscains pour qu’ils aillent un peu plus loin et montrent ainsi visiblement une unité encore impossible sur le plan eucharistique. À plusieurs reprises, il leur avait ainsi avancé des propositions — revêtir la même robe blanche que les frères aux prières communes ou s’intégrer individuellement dans les foyers communautaires — afin d’estomper, du moins sur un plan symbolique de toute façon essentiel pour lui, la distance qui demeurait entre la communauté et ceux qui, malgré le lien fort qu’ils entretenaient avec elle, tenaient à garder clairement leur propre identité474. L’enthousiasme des années du concile pour l’idée de réaliser à Taizé une petite citadelle monastique avec la présence d’orthodoxes et de catholiques s’atténua donc rapidement face à la manifestation — aussi du côté orthodoxe — de différences inévitables dans la manière de comprendre la cohabitation sur la colline et le sens qu’elle pouvait avoir475. De toute façon, la proposition de s’unir à la fraternité des frères mineurs ne pouvait pas satisfaire ceux qui reconnaissaient en eux une claire vocation à entrer dans la communauté, quelle que soit la formule finalement adoptée. C’était le cas en particulier d’un jeune colombien, Hector Torres, qui terminait à ce moment-là ses études de sociologie à Paris et, comme déjà mentionné, du belge Jean-Paul Mazure, arrivé à Taizé en juillet 1967, peu avant de terminer ses études de médecine à Louvain et de partir pour le service militaire476. Ce fut aussi à cause de leur détermination que fr. Roger consulta la communauté sur l’entrée des premiers jeunes catholiques et qu’il prit les mesures, avec la ténacité dont il était parfois capable, pour trouver une solution en consultant le recteur de l’Université Catholique de Milan, Giuseppe Lazzati477. « Ami de toujours de Paul VI », le professeur de Milan s’était déjà rendu sur la colline en 1966 et en 1967, mais c’est surtout en tant que responsable du groupe de laïcs consacrés qu’il avait fondé en 1939 qu’il fut contacté par fr. Roger en mars 1969 ; celui-ci lui demanda de recevoir le jeune médecin belge

473 Cf. les notes du conseil de septembre 1969. 474 En ce sens, je renvoie en particulier aux témoignages du p. Thaddée Matura (Taizé, 27 août 2009 et 10 avril 2016). 475 Pour le côté orthodoxe, cf. en particulier J. Kassing, « Bei P. Damaskinos im Centre orthodoxe zu Taizé (1967-1969) », in ΕΚΚΛΗΣΙΑ-ΟΙΚΟϒΜΕΝΗ-ΠΟΛΙΤΙΚΗ, op. cit., p. 337-341. Je renvoie aussi au témoignage déjà mentionné de Damaskinos Papandreou (Genève, 19 janvier 2010). 476 À ce propos, je renvoie au témoignage de Jean-Paul Mazure lui-même, qui prendra par la suite le nom de fr. Ghislain (Taizé, 8 août 2016). 477 Cf. fr. Roger à la communauté, 25 janvier 1969. Sur Giuseppe Lazzati, cf. M. Malpensa, A. Parola, Lazzati. Una sentinella nella notte (1909-1986), Bologna, 2005.

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pour évaluer la possibilité d’entrer dans l’institut séculier Milites Christi avec la mission de rester lié à Taizé478. S’étant transféré définitivement en Bourgogne début mars 1969 et sur le point de commencer à travailler à l’hôpital de Mâcon, Jean-Paul Mazure se rendit ainsi à Milan à la fin du mois, un peu plus d’une semaine avant Pâques, date à laquelle fr. Roger avait prévu sa très discrète entrée dans la communauté479. Le conseil de Lazzati alla toutefois dans une autre direction ; plutôt que d’entrer dans son institut séculier, il suggéra de créer à Taizé de manière autonome une « pieuse union » sous la paternité spirituelle d’un évêque et sous la responsabilité d’un prêtre pour ce qui concernait la vie sacramentelle de ses membres480. Il pensait à un institut au statut très léger et dont les références essentielles — en particulier concernant la manière de concevoir et de vivre les trois engagements — seraient conformes à l’esprit de la Règle de la communauté. Sans tarder, pour ne pas manquer le rendez-vous pascal, fr. Roger écrivit donc au vice-président de la conférence épiscopale française, François Marty, ancien archevêque de Reims et depuis 1968 à la tête du diocèse de Paris ; il lui demanda alors s’il était disposé à prendre la responsabilité de la paternité spirituelle de cette « association internationale » dont une première ébauche de projet fut tout de suite rédigée à Taizé. Cette « petite constitution » traçait en quelques lignes le profil des membres : des jeunes qui voulaient se soutenir mutuellement en vue de vivre leur vocation au cœur de la vie des hommes, s’engageant dans le célibat, la communauté de biens et l’acceptation d’une autorité ; elle esquissait aussi l’instance de direction de l’institut, baptisé « Eirené », placé sous la responsabilité hiérarchique de Mgr Marty et d’un responsable interne, reconductible, qui prendrait les décisions en communion avec le prieur de Taizé, « pour être en accord avec son service de justice et de paix »481. Motivée par la vocation naturellement internationale de l’institut, l’implication de Mgr Marty, qui avait été indiqué comme référent dans la première ébauche avant même qu’il ait donné sa réponse, n’était pas liée seulement à une certaine proximité spirituelle de l’archevêque de Paris avec la communauté. Certes, il avait participé déjà en 1960 à la rencontre d’évêques et de pasteurs organisée à Taizé et il était considéré par Schutz comme « notre 478 Cf. Schutz à Marty, 26 mars 1969, DT, et Malpensa, Parola, Lazzati, op. cit., p. 836-837, où l’on rappelle entre autres comment l’ouvrage de Schutz, Vivre l’aujourd’hui de Dieu, avait été adopté par Lazzati comme lecture spirituelle pour les membres de l’institut. Cf. aussi une lettre de Schutz à Lazzati du 5 mars 1969, AGL, 3A0672/01, 2721. 479 Cf. Mazure à Lazzati, 16 mars 1969, AGL, 3A0672/02, 2718, Lazzati à Antonio Sartorello, 7 avril 1969, 3A0674b/22, 4981, et le témoignage déjà mentionné de fr. Ghislain. Cf. aussi les circulaires de fr. Roger à la communauté du 11 et du 25 janvier 1969. 480 Cf. Schutz à Marty, 26 mars 1969. 481 Cf. le témoignage de fr. Ghislain, et les deux ébauches successives du projet de « pieuse union » : Institut séculier ΕΙΡΗΝΕ et ΕΙΡΗΝΕ, 1 p. dact., DT. Sur François Marty, crée cardinal en avril 1969 et, pendant la même année, premier président élu de la conférence épiscopale française qui le demeurera jusqu’en 1975, cf. en particulier D. Escoulen, François Marty, évêque en France, Rodez, 1991.

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ami le plus proche dans l’épiscopat français »482. Mais Mgr Marty, qui allait être créé cardinal à la fin du mois d’avril, était aussi une alternative prestigieuse à celui qui aurait pu être le référent épiscopal le plus naturel, l’ordinaire d’Autun. Comme on pouvait le prévoir, l’archevêque de Paris soumit donc sa propre réponse à l’approbation de ce dernier483. « Il me paraît difficile de voir cette affaire qui se construirait autour de Taizé sans son accord et son avis. […] je vous laisse libres, soit de faire vous-même cette démarche ou de me laisser les soins de la faire moi-même. Ceci dit, je n’ai aucune objection », redira Mgr Marty le jour de Pâques à fr. Roger, qui l’avait sollicité quatre jours plus tôt pour qu’il s’exprime sur l’ébauche du statut de la « pieuse union » ; il lui expliquait aussi, avec un peu d’équilibrisme, qu’il ne s’était pas adressé à Mgr Le Bourgeois par délicatesse envers son prédécesseur Mgr Lebrun, qui, étant toujours très attaché à Taizé, en aurait souffert484. L’impatience de Schutz pour franchir un seuil estimé désormais décisif était telle que le matin de Pâques 6 avril, considérant comme suffisante la réaction bienveillante de Mgr Marty, Jean-Paul Mazure — depuis ce jour fr. Ghislain — fit son entrée dans la communauté et participa à la prière avec les frères, après avoir revêtu dans la sacristie une robe liturgique imperceptiblement différente de celle des autres. Dès lors, et pendant quelque temps, la « prise de robe » se fera dans la sacristie et non pendant la prière à l’église, pour ne pas souligner la provenance confessionnelle différente des frères, et pour tenir compte de la grande discrétion que la communauté dut initialement observer par rapport à l’entrée des premiers catholiques ; pour la même raison, pendant un certain temps — jusqu’à sa profession en 1972 —, fr. Ghislain participera à l’eucharistie célébrée le matin par les franciscains dans la crypte, sans communier par contre à la messe du samedi soir dans l’église de la Réconciliation485. Une semaine après Pâques, eut lieu une visite inévitable chez Mgr Le Bourgeois avec lequel Schutz eut « une bonne rencontre » le 14 avril à Autun. Selon une note de la communauté, probablement transmise à Mgr Marty, l’évêque comprit facilement aussi bien la raison de la création d’un institut séculier que le fait que son point de référence soit à Paris486. À cette occasion, 482 Cf. Escoulen, François Marty, évêque en France, op. cit., p. 412, et fr. Roger à la communauté, 1er avril 1968. À l’automne 1967, invité un soir pour dîner à l’appartement romain de la via del Plebiscito, Marty eut des paroles particulièrement élogieuses envers la communauté, que fr. Roger ne manqua pas de rapporter aux frères : « Taizé est un mystère que l’on ne comprendra que dans le Royaume. […] Si Jean XXIII a eu le courage d’inviter des observateurs au Concile, c’est qu’il connaissait déjà personnellement et qu’il aimait une communauté non catholique ». Cf. fr. Roger à la communauté, 15 décembre 1967. 483 Cf. Marty à Schutz, 29 mars 1969, DT. 484 « Vis-à-vis de Mgr Le Bourgeois — ajoutait ainsi Schutz —, ce ne serait pas élégant non plus de demander à Mgr Lebrun » ; cf. fr. Roger à Marty, 2 avril 1969, DT. Cf. aussi Schutz à Marty, 1er avril 1969, et Marty à Schutz, 6 avril 1969, DT. 485 En ce sens, je renvoie en particulier au témoignage déjà mentionné de fr. Ghislain. 486 Cf. une note sn du 15 avril 1969, 1 p. dact., DT.

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il fut aussi convenu que le responsable de « Eirené » serait initialement le colombien Torres. Avec Jean-Paul Mazure et un jeune parisien de père africain, Patrick Darrah, ils furent les premiers membres de l’institut. Pour toute question ou problème, ceux-ci pouvaient s’adresser à l’auxiliaire de Paris, Robert Frossard, qui était chargé par l’archevêque notamment d’accompagner et de suivre les affaires des prêtres contestataires487. La question de l’animation de la vie sacramentelle des membres de l’institut fut également abordée et Mgr Le Bourgeois s’y attarda aussi quelques jours plus tard à Paris avec Mgr Marty lui-même ; au cours de cette rencontre, fut confirmée la confiance vis-à-vis de la communauté pour qu’elle réalise son projet, et en même temps Taizé fut prié de mieux détailler le programme de l’institut488. En recevant quelques jours plus tard Torres et Mazure, l’archevêque de Paris n’insista pas davantage sur sa demande, mais avec un encouragement prudent, il les invita à garder une grande discrétion489. L’idée et le projet d’une « pieuse union » furent ensuite progressivement mis de côté, en s’appuyant aussi sur l’avis d’un ami de la communauté, l’évêque de Saint-Claude, Claude Flusin, canoniste de formation. Celui-ci suggéra à la communauté de renoncer à chercher une nécessaire couverture canonique pour une expérience tout à fait inédite ; selon lui cette expérience pourrait être reconnue plus tard par un « droit coutumier » plus réceptif aux réalités nouvelles qui se présentaient dans la vie concrète de l’Église490. Dès septembre 1969, lorsque fr. Ghislain, à l’occasion de l’entrée dans la communauté d’un nouveau frère anglican, Anthony Graham Teague, reçut une seconde fois la robe liturgique, cette fois-ci des mains du prieur, l’expression « pieuse union » fut de fait abandonnée491. Grâce à la confiance essentielle du cardinal Marty, devenu depuis juin 1969 le premier président élu de la conférence épiscopale française, comme du reste celle de l’évêque d’Autun lui-même, un passage fondamental s’accomplit donc dans l’histoire de Taizé par l’entrée de Jean-Paul Mazure, puis d’Hector Torres dans la communauté492. Ce passage, annoncé pour la première fois publiquement dans un entrefilet du Monde de mai 1970493, fut apparemment vécu très naturellement à Taizé, mais il aura bientôt des conséquences décisives

487 Cf. L. Perrin, Au service de la mission : Robert Frossard, Paris, 1990, p. 78, et Suaud, VietDepaule, Prêtres et ouvriers, op. cit., p. 547. 488 Cf. Le Bourgeois à Schutz, 22 avril 1969, DT. 489 Cf. Schutz à Marty, 25 avril 1969, DT, et le témoignage déjà mentionné de fr. Ghislain ; ce dernier, en mai, eut un deuxième entretien avec Mgr Marty qu’il rencontra avec fr. Roger à Paray-le-Monial. 490 Cf. en ce sens une note dact. s. d. de fr. Charles-Eugène, DT. 491 Je renvoie encore au témoignage de fr. Ghislain. 492 Parti fin 1969 en Colombie avec le projet de s’installer dans un quartier pauvre de Bogotá, d’abord tout seul, puis avec un jeune jésuite et plus tard avec d’autres frères — cf. les notes des conseils communautaires de 1969 et 1970, et une lettre de fr. Roger à fr. Michel de février 1970, DT —, fr. Hector quittera relativement vite la communauté. 493 Cf. « Avec l’accord du cardinal Marty. Deux frères de la Communauté de Taizé sont catholiques », Le Monde, 20 mai 1970, p. 13. Cf. aussi, du même jour, une lettre de Schutz

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pour l’évolution de la communauté, aussi bien sur le plan de sa composition interne, que sur celui de la recherche des modalités d’anticipation d’une « communion avec Rome ». Dans l’immédiat, l’entrée dans la communauté des premiers catholiques provoqua, de façon compréhensible, une crise dans les relations avec les franciscains présents sur la colline qui sentaient disparaître la raison d’être de leur fraternité ; « Si pendant ces quelques années nous avons pu peut-être participer, de notre place, à une petite avance œcuménique — écrivirent-ils en juillet 1970, deux ans avant leur départ de Taizé en 1972 —, maintenant d’autres réalités ou projets font que cette présence d’une fraternité franciscaine autonome à Taizé n’a plus ou n’a pas beaucoup de raison d’être »494. Le départ prématuré des orthodoxes en 1969 fut par contre lié à d’autres raisons. Aux yeux de Constantinople, le rêve d’un œcuménisme monastique orthodoxe était en effet associé au projet d’un centre panorthodoxe aux grandes ambitions intellectuelles qui aurait difficilement pu se réaliser à Taizé495. L’organisation en 1966 d’un Centre orthodoxe du patriarcat œcuménique à Chambésy, près de Genève, occupa ainsi progressivement le temps et l’engagement de Damaskinos, higoumène du metochion de Taizé ; après deux années où il fit la navette avec Genève, sa nomination concomitante en 1969 comme directeur du Centre et responsable de la préparation du futur concile panorthodoxe l’obligea finalement à interrompre prématurément l’expérience d’une cohabitation à Taizé, qui, comme nous l’avons déjà souligné, ne s’était du reste jamais traduite par l’intégration dont fr. Roger avait initialement rêvé496. 6.3. La genèse ultime d’une « joyeuse nouvelle », la visite à Rome et le voyage à Istanbul

En 1969 le projet d’une « citadelle monastique » à Taizé était d’ailleurs déjà dépassé, remplacé par les nouvelles perspectives d’engagement de la communauté. Dès janvier 1969 commença en particulier la préparation du troisième grand rassemblement d’été des jeunes, « coup de fouet » qui serait à Marty, DT : « Votre courage a porté des fruits. En effet, la simple présence de ces deux jeunes catholiques a joué considérablement pour tous mes frères ». 494 Cf. une lettre de la fraternité à fr. Roger du 5 juillet 1970, DT, dans laquelle, pour sortir de la crise, les franciscains proposaient de se retirer temporairement de Taizé, et Matura, Mon itinéraire franciscain, op. cit., p. 13. Sur leur départ de la colline en 1972, cf. Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 371-372. 495 Cf. encore ibid., p. 349. 496 Cf. E. G., « Le P. Damaskinos de Taizé, responsable de la préparation du futur Concile panorthodoxe », La Croix, 12 septembre 1969, p. 13, et une lettre ultérieure de fr. Roger à Athénagoras, 23 février 1970, DT. Pour une interprétation différente, cf. aussi Jürgen Kassing, qui ensuite déplorera que le rapport de « bon voisinage » des différentes confessions présentes sur la colline se soit bientôt transformé en une « combinaison » de confessions ; cf. Kassing, « Bei P. Damaskinos im Centre orthodoxe zu Taizé », op. cit.

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précédé et suivi par de nombreuses petites rencontres, rassemblement en vue duquel la communauté cherchera la disponibilité d’environ quatre-vingts animateurs et de plus d’une centaine de volontaires pour l’accueil497. En même temps, en juin 1969, reprit forme l’exigence, toujours plus pressante pour Schutz, de chercher une nouvelle « démarche inusitée » : un geste et un parcours qui, dans le contexte de crise des Églises, puisse « apaiser ceux qui sont ébranlés » et « fortifier ceux qui sont engagés », en libérant, pendant quelques années, les énergies de beaucoup de jeunes sur plusieurs continents498. D’après les pages du journal publiées dans Ta fête soit sans fin, l’idée d’une rencontre exigeante et prolongée qui aurait engagé ensemble dans une même recherche les jeunes et la communauté fut en particulier au cœur d’un long échange de fr. Roger avec Mgr Manziana en 1969, pendant une visite de deux jours qu’il fît à Crema, en Italie, en compagnie de quelques frères. L’évêque de Crema était un proche et offrait une oreille attentive au prieur de Taizé qui, comme nous l’avons déjà souligné, chercha souvent en lui un médiateur discret dans ses rapports qui n’étaient pas toujours faciles avec Paul VI ; ce fut donc l’oratorien de Brescia, semble-t-il, le premier interlocuteur avec qui fr. Roger se confronta au sujet de l’idée qui l’animait depuis février. « Avec l’évêque, nous avons repris les entretiens d’hier. Je tenais à ce qu’il le sache : tout ce que je suis venu lui confier pour écouter son avis risque de me conduire, avec mes frères, à des engagements nouveaux », notera en particulier fr. Roger le 25 juin ; il attribua évidement à Mgr Manziana, à qui il dédicacera une partie de la deuxième édition française de Ta fête soit sans fin, un encouragement important pour le projet en gestation, sur lequel par contre il gardera une grande discrétion au sein de la communauté499. Cet encouragement fut ensuite corroboré, toujours d’après le récit que fit fr. Roger de ces deux journées en Italie, par les paroles d’un paysan âgé, Zaverio Roncalli, frère de Jean XXIII. Rencontré quelques heures plus tard à Sotto il Monte, en peu de mots le vieux frère du pape décédé confirmera Schutz dans l’idée d’ouvrir avec les jeunes un « état conciliaire » inédit500.

497 Cf. « Rencontres internationales de jeunes », Aujourd’hui, 25 (janvier 1969), p. 2-7. 498 Cf. Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 61, et une lettre à fr. Michel du 18 mars 1970, DT. 499 Cf. Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 64. 500 « J’ai réalisé ce matin, au réveil, que j’avais peur. Où trouver le courage ? Deux heures après cet ultime entretien, nous étions avec les quatre frères à Sotto-il-Monte, village de Jean XXIII. Arrivés à la maison des Roncalli, nous trouvons devant la grille de la cour le vieux paysan Zaverio Roncalli. Il ressemble étonnement à son frère, le pape Jean. […] Conversant avec nous, il prononce un mot : “Coraggio”. Puis il ajoute dans son langage rocailleux : “Sempre avanti” […]. Nous allons à l’église paroissiale, celle où son frère avait reçu le baptême. […] Au moment de repartir, nous souhaitons, d’un commun accord, revoir encore la maison de Zaverio Roncalli. Il est toujours là. Je lui rappelle ses deux paroles. Il me demande quel frère conduit la voiture : “C’est lui qui conduit et c’est vous qui bénissez”. Puis il ajoute, le doigt levé : “Sempre Spirito” […]. Et ce dernier mot : “Mai paura” […]. Nous n’étions rien venu chercher auprès de lui. […] Il ne se rend pas compte de ce qu’il apporte à travers quelques mots ». Cf. Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 64-66.

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Présenté à Paul VI comme « notre référence, celui vis-à-vis duquel, parmi tous les évêques, nous vivons dans une grande transparence », Mgr Manziana sera la seule personnalité « aînée », avec Carson Blake, que fr. Roger invita à Taizé pour la troisième rencontre internationale des jeunes, programmée du 28 au 31 août 1969501. « Il est essentiel que vous soyez au milieu de nous », écrivit-il le 3 avril à l’« ami du pape », Carlo Manziana ; en des termes semblables, il s’adressa quelques jours plus tard au secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, n’hésitant pas à exprimer aussi le désir, accueilli positivement, d’une invitation en Suisse au début du mois de juin à l’occasion de la visite de Paul VI au siège de l’organisme œcuménique de Genève502. Cette année-là en effet, contrairement à l’habitude, pour la grande rencontre d’été des jeunes fr. Roger avait opté pour une participation plutôt réduite d’hommes d’Église. Ce ne fut pas la seule différence significative entre cette rencontre et les éditions précédentes de 1966 et 1967. La rencontre de 1969 structurée, comme les précédentes, par une alternance d’échanges en groupes restreints et d’assemblées plénières dans l’église de la Réconciliation, se déroula dans une atmosphère plus réflexive, sans les accents de contestation des autres années, aussi à cause du thème proposé, celui de l’espérance503. « Parmi les jeunes que nous recevons sur la colline, nous constatons que la contestation des années 1966-1967 s’est infiniment apaisée », écrira quelques mois plus tard Schutz à l’évêque de Crema, en le rassurant sur le fait que ceux qui venaient à Taizé étaient le plus souvent des jeunes « en pleine recherche intérieure »504. Placée « sous le signe du mystère pascal », la rencontre de 1969 — où, pour la première fois, le nombre des jeunes catholiques dépassa celui des protestants — répondait à la préoccupation de fr. Roger de mettre en place une pédagogie à long terme ; comme il l’écrira le mois suivant au patriarche Athénagoras, une telle pédagogie avait comme but de « réanimer chez les jeunes l’amour de l’Église » face au rejet, parfois brutal, de la part de beaucoup505. Il faut aussi lire dans cette perspective la décision du prieur de Taizé d’interrompre, après trois ans, l’expérience des petites fraternités de

501 Cf. Schutz à Manziana, 24 mars et 13 novembre 1969, AOP. 502 Cf. Schutz à Manziana, 3 avril 1969, AOP, et Schutz à Carson Blake, 9 et 20 avril 1969 COE. Sur le voyage apostolique de Paul VI à Genève à l’occasion du 50e anniversaire de l’Organisation internationale du travail, le 10 juin 1969, et sur la rencontre concomitante avec le secrétaire du Conseil œcuménique de Genève, cf. Paolo VI, Viaggio a Ginevra, Città del Vaticano, 1969, J. Grootaers, Rome et Genève à la croisée des chemins (1968-1972). Un ordre du jour inachevé, Paris, 2005, p. 22-23, et E. Malnati, I gesti profetici di Paolo VI, Milano, 2013, p. 72-74. Sur la visite à Genève de Schutz et Thurian pour saluer le pape « comme toujours […] fraternel » envers eux, cf. aussi fr. Roger à la communauté, 12 juin 1969. 503 Cf. « Après les rencontres de cet été » et « Un défi : espérer. Étapes d’une réflexion », Aujourd’hui, 27-28 (novembre 1969), p. 2 et p. 5-11. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 12 juin 1969, et Frappat, « Pas de contestation à Taizé », art. cit. 504 Cf. Schutz à Manziana, 13 février 1970, AOP. 505 Cf. Schutz à Carson Blake, 21 août 1969, ACŒ, et à Athénagoras, 27 avril 1970, DT. Cf. aussi P. Kleim, « 1500 jeunes à Taizé : joie et gravité », La Vie Protestante, 5 septembre 1969, p. 2.

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jeunes, qui, à son avis, s’étaient excessivement orientées vers un engagement socio-politique et qui, après 68, étaient devenues pour la plupart des lieux de contestation506. L’abandon de cette expérience, qui indiquait le seuil au-delà duquel Taizé n’aurait pas cautionné les revendications des jeunes, provoqua une grande désillusion parmi certains habitués de la communauté, notamment des militants de la CIMADE ou des mouvements spécialisés de l’Action Catholique507. Dès le lendemain de la rencontre de l’été 1969, une jeune équipière de la CIMADE déplorera dans Le Monde que les « vraies questions » aient été noyées dans une « euphorie religieuse au niveau collectif » et dans une « bonne conscience inefficace » peu encline à s’interroger sur les cause de l’injustice et se satisfaisant d’un illusion de « présence au monde »508. Une telle critique fut récurrente dans les années suivantes venant d’un gauchisme chrétien qui déplorait le climat d’unanimisme des grandes rencontres ainsi que le style au fond subtilement directif qui les caractérisait, à cause de la capacité de Schutz à déterminer, à travers son art de la parole et de la formule, une sorte d’identification avec ses interlocuteurs. Ce reproche à l’égard d’une certaine attitude modérée de Taizé ou d’une certaine ambigüité dans ses rapports avec l’institution509 reflétait évidemment le sentiment de ces représentants d’une « génération 68 » qui étaient déçus de voir s’estomper une dimension plus protestataire et de constater que l’action encouragée par la communauté était clairement délimitée : la communauté était soucieuse de se tenir à l’écart des idéologies pour ne pas compromettre un engagement religieux radical en faveur de l’unité, et elle ne voulait rien d’autre que poser des actes de portée symbolique, destinés surtout à inspirer changements ou réformes au plan social comme au plan ecclésial510. Dans la perspective de cette recherche de gestes symbolique s’inscrivit, en particulier, en 1969, l’envoi pour trois mois, le matin de Pentecôte, de petites équipes de jeunes en certains points chauds du monde, tels le Biafra ou le Moyen Orient. Ces envoyés devraient être trait d’union avec les jeunes qui, au cours de l’année, se rendraient à Taizé et à qui ils transmettraient, au cours du grand rassemblement de fin août, ce qu’ils auraient vécu et compris. Un même geste symbolique fut l’invitation de jeunes latino-américains sur

506 Cf. É. Gau, « Prière et engagement : quel rapport ? », La Croix, 19 septembre 1969, p. 10, et Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 98-100. 507 Cf. Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit. 508 Cf. « Après la rencontre internationale de Taizé », Le Monde, 10 septembre 1969 ; cf. aussi la réplique d’un autre participant à la rencontre, après avoir vécu une expérience de quatre ans en Afrique puis en particulier au Biafra — « Correspondance » —, publiée toujours dans Le Monde, le 26 septembre suivant. 509 Pour ce genre de critiques, cf. en particulier Grenier, Taizé, une aventure ambiguë, op. cit. 510 En ce sens, cf. aussi Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit., et Pelletier La crise catholique, op. cit., p. 286.

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la colline pour signifier qu’aucune relation entre les deux hémisphères ne pouvait plus désormais être à sens unique511. Parmi ces jeunes, ce fut surtout une femme argentine, Margarita Moyano Llerena, responsable de la jeunesse féminine catholique latino-américaine, qui joua un rôle important dans l’animation des rencontres d’été512. Ancienne auditrice à la dernière session du concile — où Schutz l’avait rencontrée — et participante à la conférence de Medellín, la jeune militante argentine offrira un apport essentiel à l’équipe intercontinentale de jeunes qui, avec le prieur de Taizé, devra mener la « vaste interrogation » lancée par le message final de la rencontre internationale de 1969 en vue de l’annonce, quelques mois plus tard, d’une « joyeuse nouvelle […] pour soutenir l’espérance et ne pas se laisser entamer par le pessimisme des mauvaises nouvelles sur le peuple de Dieu »513. L’intention d’annoncer sept mois plus tard une « joyeuse nouvelle » fut accueillie avec enthousiasme par les participants à la rencontre, par lesquels fr. Roger était « visiblement très aimé »514. D’autre part, cette intention ne laissait encore entrevoir aucune ligne directrice ; ce n’était pas tellement ni seulement à cause du désir de Schutz de créer un certain suspense pour mieux catalyser l’enthousiasme des jeunes, mais c’était plutôt à cause des hésitations persistantes à l’égard d’un projet dont lui-même ignorait les contours précis. Un des aspects les plus délicats de ce cheminement était sûrement interne à la communauté : une communauté à laquelle, au conseil de septembre, le prieur rappellera, avec des accents pauliniens, sa seule appartenance au Christ. « La communauté ne nous appartient pas », notera-t-il, en invitant alors les frères à transfigurer l’« échec » de l’œcuménisme : d’un côté en opérant une sorte de désescalade, qui pouvait avoir quelque chose d’« humiliant », mais qui était à son avis nécessaire pour sortir des parallélismes paralysants, et, de l’autre, en entreprenant pendant une certaine période une recherche avec les jeunes pour aider les Églises à manifester leur vrai visage de communautés de partage et de communion515. Si sur ce dernier point, l’invitation de Schutz demeura encore vague lors de ce premier conseil avec des frères catholiques, l’exhortation à poursuivre

511 Cf. fr. Roger à la communauté, 12 juin 1969, et « Du 25 mai au 28 août », Aujourd’hui, 26 (juin 1969), p. 1. 512 Pour quelques informations biographiques, cf. L.M. Donatello, « Moyano Llerena. Margarita », in D. Patte (dir.), The Cambridge Dictionary of Christianity, New York, 2010, p. 844, et « Une interview de Margarita Moyano responsable de l’Action catholique d’Amérique Latine et animatrice à Taizé. On vit une nuit pleine d’étoiles », La Vie catholique, 9-15 décembre 1970, p. 27-29. Sur sa participation au concile et à la conférence de Medellín, cf. aussi P. Doria, « Le Uditrici del Vaticano II nell’Archivio e negli Acta », in M. Perroni, A. Melloni, S. Noceti, « Tantum aurora est ». Donne e Concilio Vaticano II, Münster, 2012, p. 33-65, et mon ouvrage In populo pauperum, op. cit., p. 465. 513 Cf. Schutz, « Lettre aux jeunes venus à Taizé », art. cit., et « Après les rencontres de jeunes de cet été », art. cit. 514 Cf. Kleim, « 1500 jeunes à Taizé », art. cit. 515 Cf. les notes du conseil du 18-21 septembre 1969.

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sur la voie du dépassement se traduisit dans la présentation d’un texte, bref et dense, L’unanimité de notre foi, qui essayait de résumer ce que les frères, et comme eux tout chrétien, étaient appelés à croire pour recevoir le Christ dans l’eucharistie516. Le but était essentiellement celui d’indiquer un « préalable » en vue d’une communion ouverte avec l’Église catholique : « Pour nous —  lisait-on en particulier dans le texte dactylographié et qui sera seulement légèrement retouché à la lumière de l’échange communautaire —, la simple présence de frères catholiques au milieu de nous nous porte à vivre toujours davantage une anticipation de l’unité en nous tenant en communion avec celui qui a le ministère de serviteur des serviteurs de Dieu517 ». « Personne ne nous demande pour autant de renier nos Églises, elles nous ont communiqué la foi » — poursuivait le texte, reprenant avec une autre tonalité des thèmes déjà présents dans les pages de Violence des pacifiques adressées directement au pape —, « mais nous cherchons à réconcilier, en nos vies, nos Églises d’origine et l’Église catholique, séparées par un divorce de plusieurs siècles »518. Rédigé aussi pour reprendre le dialogue avec le Secrétariat pour l’unité après l’impasse de l’année précédente, L’unanimité de notre foi fut tout de suite transmis à Mgr Le Bourgeois en vue de sa rencontre avec Paul VI fin septembre519. Schutz l’envoya également à Carlo Manziana en le lui présentant comme l’énonciation de quelques éléments fondamentaux de la foi partagée par la communauté pour voir si les frères professaient les fondements de la foi catholique et pourraient donc être considérés comme « étant d’Église »520. Il s’agissait évidemment d’un sondage avant de transmettre le texte directement au pape en vue de l’audience prévue pour décembre : une audience assez délicate à la fois parce qu’elle faisait suite aux difficultés de l’après Medellín, et parce que fr. Roger voulait parler au pape de l’idée d’un « concile des jeunes521 ». D’après le compte-rendu qu’en fit le prieur à la communauté, le climat de son séjour à Rome avec Thurian fin 1969 fut plus détendu que celui de l’année précédente522. Le nouveau cardinal Willebrands garantit que la position du Secrétariat en matière eucharistique serait reconsidérée, tout en ne laissant pas entrevoir d’ouvertures spécifiques. « Je me demande toujours pourquoi tant de dialogues et si peu de réalisations concrètes. Pourquoi l’admission à la communion n’est-elle pas réalisable encore… », écrira Schutz de Rome à fr. Michel, commentant ses impressions des premiers contacts romains ; ces

516 Cf. Une première voie. Notre unanimité, s. d., 2 p. dact., DT. 517 Ibid. 518 Ibid. 519 Cf. Le Bourgeois à Schutz, 29 septembre 1969, DT. 520 Cf. Schutz à Manziana, 13 novembre 1969. 521 Cf. Schutz, Deux thèmes pour l’audience du Saint-Père de décembre 1969, 29 novembre 1969, 2 p. dact., DT. 522 Cf. fr. Roger à la communauté, 15 janvier 1970, DT.

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contacts furent en tout cas facilités pour le prieur par le bref texte L’unanimité de notre foi, le « meilleur document écrit à Taizé » selon les termes de Charles Moeller523. D’autre part, ce qui fut surtout positif, c’est la rencontre avec Paul VI lors de l’audience du 17 décembre : « Tout ce que nous voulons faire avec les jeunes a trouvé en lui un écho positif », relatera en janvier fr. Roger à la communauté, sans toutefois lui rapporter qu’il avait aussi exposé au pape son idée d’un « concile des jeunes »524. « Mettez-le sur les rails ! », lui aurait dit le pontife, qui promit en outre à Schutz de célébrer la messe du 31 décembre à l’intention de Taizé525. Au cours des semaines suivantes, fr. Roger dut probablement aussi recevoir un écho positif de l’audience de la part de l’évêque de Crema ; le 13 février, il l’invita donc à Taizé pour la célébration pascale du 29 mars suivant, date à laquelle serait annoncée la « joyeuse nouvelle »526. Cette annonce restait encore assez floue dans ses contours, mais il était clair, comme le prieur l’écrivit à Mgr Manziana, qu’elle devait être « étroitement liée à l’amour de l’Église, à la passion de l’unité du corps du Christ527 ». Il s’exprima selon les mêmes termes dans une lettre au cardinal de Paris, qu’il rassura aussi en lui disant que la contestation s’était atténuée au cours des dernières rencontres sur la colline, et en soulignant surtout la dimension pastorale du nouveau projet en gestation. En lui transmettant en même temps le texte présenté au pape, L’unanimité de notre foi, le prieur de Taizé écrivit en particulier au cardinal Marty : Pour susciter chez les jeunes la passion de l’unité de l’Église, il semble qu’une retraite ou une rencontre ne suffisent pas. […] Il nous apparaît donc que tout doit être mis en œuvre pour créer une continuité chez les jeunes dans la prière et la réflexion […]. Nous allons avec eux chercher des moyens d’investir leurs énergies sur plusieurs années, non pas en créant un mouvement nouveau, mais là où ils se situent, dans les mouvements auxquels ils appartiennent528. L’accueil positif de l’idée conciliaire de la part du pape fut sans aucun doute déterminante pour fr. Roger afin de vaincre ses ultimes hésitations par rapport à un projet qui, jusqu’à la fin, ne cessera toutefois de l’effrayer. « Je voudrais renoncer au projet d’un concile des jeunes », notera-t-il encore le 27 janvier dans son journal, où par contre, quelques semaines auparavant, il exprimait sa conviction que l’année 1970 serait celle de « nouvelles

523 Cf. fr. Roger à fr. Michel, fin novembre 1969, DT. Sur la visite à Rome de fr. Roger, cf. aussi F. Bernard, « Frère Roger Schutz prieur de Taizé : préparons-nous au jour où nous vivrons ensemble la fête offerte par le Christ ressuscité dans l’Eucharistie », La Croix, 21 janvier 1970. 524 Cf. encore fr. Roger à la communauté, 15 janvier 1970. 525 Cf. quelques notes dact. de fr. Charles-Eugène, DT, et Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 121-122. 526 Cf. Schutz à Manziana, 13 février 1970. 527 Ibid. 528 Cf. Schutz à Marty, 13 février 1970, DT.

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audaces »529 pour la communauté ; une communauté, qui, à l’exception de quelques frères530, restera globalement et relativement en dehors de la préparation de cette annonce, à la veille de laquelle par contre, début mars, fr. Roger se rendra à Constantinople pour rencontrer le patriarche Athénagoras, âgé et malade. Comme il le dira aux frères seulement le lendemain de Pâques, le voyage à Istanbul du 7 au 10 mars 1970 ne fut pas sans rapport avec la « joyeuse nouvelle » qu’il précisera finalement avec les jeunes de l’équipe internationale à son retour sur la colline531. À la veille d’un moment qu’il considérait comme crucial pour l’évolution de la communauté, Schutz voulut évidemment chercher une confirmation de la part du patriarche de Constantinople, alors âgé de quatre-vingt quatorze ans, avec lequel — sans doute plus qu’avec toute autre personnalité ecclésiastique — il éprouvait une profonde consonance de perception et de vision. Pour cette deuxième visite au Phanar après celle qu’il avait faite avec Thurian en 1962, fr. Roger se rendit cette fois à Istanbul accompagné seulement par le franciscain Thaddée Matura, confident très précieux pour lui en ce tournant. Ce fut donc le religieux polonais qui rédigea le dense compte-rendu de ce qui sera la dernière rencontre du prieur de Taizé avec le patriarche œcuménique d’une Église qui vivait probablement alors le plus grand moment de faiblesse et de kénose de son histoire532. Il s’agissait d’une rencontre qui, avec la valeur d’une confirmation, assumerait bientôt aussi celle d’une consigne : la consigne laissée par un homme « dévoré par l’idée du calice commun » et en qui on reconnaissait clairement « la force de Dieu qui se manifeste dans la faiblesse »533. « La coupe et la fraction du pain, il n’y a pas d’autre solution, souvenez-vous », seront les dernières paroles d’Athénagoras adressées à Schutz au moment de prendre congé ; paroles qui résumaient bien la vision eucharistique de l’Église qui était la sienne, ainsi que son sens de l’urgence de soutenir un mouvement vers l’unité nourri par la 529 Cf. Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 137 et 147-148. « J’ai besoin d’une parcelle du courage du Christ pour ne pas démissionner devant la difficulté, pour ne pas fuir », écrira encore le 30 janvier, ibid., p. 149-150. 530 Parmi ceux-ci, en particulier fr. Charles-Eugène, fr. Robert, fr. François et fr. Thomas. Dans la correspondance avec les frères « au loin », il ressortait clairement que la « joyeuse nouvelle » aurait une envergure fortement internationale et que les fraternités seraient très impliquées ; en ce sens, cf. en particulier les lettres de fr. Roger de février 1970 à fr. Michel et à fr. Robert, qui se trouvait à ce moment-là en Amérique Latine, DT. 531 Cf. fr. Roger à la communauté, 3 avril 1970, DT. Pour les articles de presse sur le voyage à Istanbul, cf. « Le Prieur de Taizé chez le Patriarche Athénagoras », La Croix, 12 mars 1970, et « Le Prieur a été reçu par le patriarche Athénagoras, » Le Monde, 28 mars 1970. 532 Cf. la Postface de A. Riccardi, Una vita complessa, in Atenagora, Chiesa ortodossa e futuro ecumenico. Dialogo con Olivier Clément, Brescia, 19952 (éd. or. Paris, 1969-19762), p. 367-380, et Martano, Athenagoras, il patriarca, op. cit., p. 339 sqq. 533 Cf. le compte-rendu de Thaddée Matura du voyage du 7-10 mars 1970, Notes du frère qui accompagnait le prieur de Taizé, frère Roger, lors de sa dernière visite au patriarche Athénagoras (10/3/1970), 2 p. dact., et les Notes du frère Thaddée sur le voyage à Constantinople, 2 p. dact., DT.

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communion, par rapport auquel le dialogue théologique paraissait tout aussi important que relatif534. Dernier interlocuteur avec qui fr. Roger échangea sur l’idée d’un « concile des jeunes » — et sur le choix d’une expression qui échappait à tout risque de politisation puisqu’elle était toujours « employée exclusivement pour une réalité ecclésiale » —, Athénagoras donna ainsi un ultime encouragement à l’ouverture d’un nouvel « état conciliaire ». Et c’est seulement à la veille de Pâques que le prieur parvint enfin à annoncer ce projet à toute la communauté réunie dans la sacristie de l’église de la Réconciliation535. 6.4. L’annonce

L’après-midi de Pâques, un texte bref de quatre phrases, « percutant et inusité », lèvera le voile sur la « joyeuse nouvelle », en évoquant avec audace un instrument — le concile — dont l’Église avait toujours fait usage pour « concilier les oppositions, éviter la rupture et maintenir la communion »536. Ce texte avait été mis au point pendant la deuxième quinzaine de mars par fr. Roger et par l’équipe internationale coordonnée par Margarita Moyano ; cette équipe était composée d’une douzaine de jeunes, deux ou trois par continent, très divers par leur arrière-fond, leur formation et leur origine sociale — un astrophysicien indien, une jeune fille de Kigali, deux afro-américains de Chicago, une immigrée portugaise, un ouvrier agricole du Pernambouc, père de famille à peine sorti de prison politique, un jeune diplômé en sciences politiques à Milan et militant syndical prêt à entrer dans la communauté…537 À partir d’une ébauche préparée par Schutz avec quelques frères, le texte qui le jour de Pâques annonça l’aboutissement d’une recherche lancée sept mois auparavant, et qui résonna comme une « bombe » dans une église de la Réconciliation bondée, fut le résultat de quinze jours de dialogues et d’échanges intenses,

534 Cf. ibid. et Mahieu, Paul VI et les orthodoxes, op. cit., p. 186 sqq. Sur les paroles d’adieu d’Athénagoras, cf. aussi Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 160. 535 Cf. Schutz à Athénagoras, 27 avril 1970, et quelques notes dact. de fr. Charles-Eugène, DT. 536 Cf. R. Sole, « Le Prieur annonce un “Concile de jeunes” », Le Monde, 31 mars 1970, « Le prieur de Taizé annonce un Concile de jeunes, l’après-midi de Pâques, devant 2500 jeunes », SŒPI, avril 1970, p. 4-5, et « Taizé après l’annonce d’un concile de jeunes », Promesses, 52 (octobre 1970), p. 23-27. Pour le texte de l’annonce, cf., parmi d’autres, « Le Prieur de Taizé annonce un Concile de jeunes », Communion, 1 (1970), p. 1-2, et Pâques à Taizé, ibid., 2 (1970), p. 4-11. Sur l’annonce, la préparation et la mise en route du « concile des jeunes », les publications en différentes langues, comme on pouvait le prévoir, furent abondantes ; je me limite à signaler l’ouvrage publié par Taizé en 1975, Le Concile des jeunes pourquoi ?, op. cit., préparé par quatre jeunes et par quelques journalistes proche de la communauté, aussi en réponse à l’ouvrage critique déjà mentionné de Grenier, Taizé, une aventure ambiguë, op. cit. 537 Cf. fr. Roger à la communauté, 3 avril 1970. Sur l’expérience de cette équipe, je renvoie au témoignage de Gianni Novello, le membre italien du groupe (Pieve di Romena, 25 avril 2016).

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à certains moments aussi passionnés, entre les différentes sensibilités des membres de la petite équipe internationale538. En particulier, il ne fut pas facile d’opérer une synthèse entre les exigences des jeunes africains et asiatiques, qui soulignaient notamment les valeurs de la communion, du partage et de la fête, et celles des latino-américains, qui, dans l’esprit de Medellín dont Margarita Moyano fut une convaincante interprète, insistaient plutôt sur l’urgence d’une Église pauvre, libératrice et pascale539. L’écho de Medellín fut de fait bien reconnaissable dans les paroles qui, l’après-midi du 29 mars, annoncèrent à environ 2 500 jeunes présents sur la colline, le début d’une « longue marche » qui conduirait dans les années suivantes à la célébration d’un « concile des jeunes » : le thème de la fête continuelle, animée par le Christ ressuscité au plus intime de l’homme — thème emprunté au De incarnatione Verbi Dei d’Athanase et devenu tout de suite central dans la préparation conciliaire540 — se conjuguait, en effet, indissociablement avec celui d’une Église « dépourvue de moyens de puissance, prête à un partage avec tous, lieu de communion visible pour toute l’humanité », et avec celui d’un engagement généreux « pour que l’homme ne soit plus victime de l’homme »541. « Vivre la fête empêcherait-il d’entrer dans le combat et la lutte pour la justice ? Au contraire », soulignera Schutz dans les pages introductives à Ta fête soit sans fin, anticipant le binôme « lutte et contemplation » qui deviendra le leitmotiv des années suivantes542. La nouvelle ne fut pas reçue sans perplexité par quelques frères ayant du mal à saisir les implications que le choix du terme « concile » pouvait avoir pour la communauté, un terme qui paraissait décidément exigeant, voire « disproportionné ». L’annonce de cette entrée dans « un état conciliaire permanent » de la part du prieur de Taizé entouré des jeunes de l’équipe intercontinentale et, pour la première fois, accompagné par des enfants, suscita immédiatement « un enthousiasme indescriptible » parmi ceux qui étaient présents, apaisant considérablement la velléité contestataire résiduelle de certains groupes543 ; un tel enthousiasme était directement proportionnel au

538 Cf. J. Bourdarias, « Annonce du prochain “Concile interconfessionnel des Jeunes” », Le Figaro, 30 mars 1970, p. 2. Cf. aussi fr. Roger à la communauté, 18 mars 1970, DT, et 3 avril 1970. 539 En ce sens, cf. en particulier le témoignage de Moiz Rasiwala, membre indien de l’équipe, in Escaffit, Rasiwala, Histoire de Taizé, op. cit., p. 116. Cf. aussi M. Moyano Llerena, « Une Église pascale », Communion, 3 (1970), p. 5-9. 540 Le thème avait déjà été incidemment abordé par avance par fr. Roger dans la Lettre du prieur publiée en 1968 dans Aujourd’hui, art. cit. 541 Cf. « Le Prieur de Taizé annonce un Concile de jeunes », art. cit. Sur l’influence de Margarita Moyano et sur la source d’inspiration que furent les conclusions de Medellín, cf. aussi Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 22-23. 542 Ibid., p. 17, et R. Schutz, Lutte et contemplation. Journal 1970-1972, Taizé, 1973. 543 Cf. les témoignages de fr. Charles-Eugène, de fr. François et de fr. Pierre-Yves (Taizé, 10 et 11 avril 2016). Sur l’enthousiasme suscité par l’annonce, cf. en particulier, parmi d’autres, Bourdarias, « Annonce du prochain “Concile interconfessionnel des Jeunes” », art. cit., et

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soin avec lequel fr. Roger avait gardé le « secret », en proie, même pendant cet après-midi pascal, à une certaine angoisse visible par rapport aux incertitudes et aux réactions que la « joyeuse nouvelle » conciliaire pourrait provoquer au sein des institutions ecclésiales544. « Frère Roger — rapportent des notes postérieures de fr. Charles-Eugène, son secrétaire, qui fut aussi, parmi les frères, celui qui accompagna de plus près, pendant ces mois, l’oscillation incessante de ses états d’âme — passe une partie du samedi étendu sur son lit : est-ce une folie ? À plusieurs reprises, craignant une intervention de Paul VI à la dernière minute, il se lève et demande : “y a-t-il eu un téléphone du Vatican ?”545 ». Annoncé en présence de diverses personnalités ecclésiastiques, parmi lesquelles Carson Blake, Damaskinos et le cardinal de Lyon, Mgr Renard546, le « concile des jeunes » restait cependant toujours assez flou dans ces contours ; l’enthousiasme — certains parmi ceux qui étaient présents parlèrent déjà d’un « Taizé I » — fut bientôt accompagné de questions sur les temps, les lieux et le déroulement concret de ce que Margarita Moyano, quelques jours après Pâques, définira comme un appel à l’imagination et à un élan de créativité de la part des jeunes pour rendre la terre plus habitable547. « Que sera ce concile ? Son autorité, son influence ? », écrivait début avril un journaliste de Réforme, se demandant surtout si cette « bouteille à la mer », pour reprendre une expression d’Henri Fesquet, se serait bientôt épuisée en un élan de bonnes intentions ou serait, au contraire, devenue l’expression d’une réelle volonté réformatrice548. Fr. Roger ne fut probablement pas pleinement conscient de l’impact que son annonce, inévitablement très médiatisée, pourrait avoir, ni du fait qu’évoquer l’instrument ecclésial par excellence qu’est un concile revêtait aussi

« Deux mille jeunes à Taizé », Le Figaro, 30 mars 1970. Cf. aussi la lettre écrite par fr. Roger à fr. Robert, à ce moment-là à Montevideo, le lendemain de Pâques, DT : « Tu es le premier pour lequel je reprenne la plume après des journées chargées comme tu le supposes. […] Les journées avec les 2500 jeunes ont été au-dessus de tout ce que l’on peut imaginer. […] Personne n’a supposé que l’annonce du Concile serait ce qu’elle fut. Après la joie, les larmes de plusieurs, le travail a repris. Les contestataires étaient captivés, presque tous, et ils se sont exprimés, ils croient qu’ainsi ils pourront vivre, alors qu’avant on ne parlait pas d’Église après on se disait d’Église ». 544 Cf. Sole, « Le Prieur annonce un “Concile de jeunes” », art. cit., et « Devant 2500 jeunes de 35 nationalités. Le Prieur annonce un Concile de jeunes », La Croix, 31 mars 1970, p. 8. 545 Cf. certaines de ses notes dact., s. d., sur L’histoire du concile de jeunes, 8 p. dact., DT. 546 Cf. Schutz à la communauté, 31 mars 1970, DT, et à Carson Blake, 4 avril 1970, ACŒ. 547 Cf. Sole, « Le Prieur annonce un “Concile de jeunes” », art. cit., G. de Saint blanquat, « Les jeunes et leur Concile », Témoignage Chrétien, 9 avril 1970, p. 4, « Nous allons faire un Concile de jeunes a annoncé le prieur de Taizé », Informations Catholiques Internationales, 15 avril 1970, p. 20, et A. Savard, « Enquête. Sous le signe de la fête on prépare à Taizé le “Concile des jeunes” », ibid., 1er octobre 1970, p. 4-7. Cf. aussi J.-P. Caudron, « Une interview du pasteur Schutz, prieur de Taizé. Pourquoi un concile des jeunes ? », La vie catholique illustrée, 15 avril 1970, p. 22-23. 548 Cf. J. Berthe, « Taizé, jeunesse et œcuménisme », Réforme, 4 avril 1970, p. 4, et H. Fesquet, « Une bouteille à la mer… », Le Monde, 2 avril 1970.

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en soi, malgré toutes les précisions, une valeur contestatrice intrinsèque des défaillances des institutions ecclésiales ; à ses yeux, la perspective d’un nouvel « état conciliaire » devait avant tout être une « aventure intérieure »549, et volontiers il soulignait qu’il n’avait pas les idées très claires quant à cette aventure, pour mettre aussi en valeur sa dimension constitutive d’écoute et de recherche commune. « Dans l’immédiat, nous sommes en état conciliaire », répondit à la mi-avril Schutz à un journaliste l’interrogeant sur le déroulement du futur concile : « À Taizé même, nous allons organiser 52 rencontres de jeunes, une par semaine. […] Ils vont parler, parler, se vider. Après, nous verrons, après, je ne sais pas »550. Devant ses frères aussi, réunis en septembre pour le conseil annuel, le prieur n’hésitera pas à reconnaître que, « à Pâques, nous ne savions pas ce que nous ferions dans les semaines suivantes551 ». Petit à petit au cours des semaines qui suivirent Pâques, quelques traits caractérisant le nouvel « état conciliaire » — doublement centrifuge dans le temps et dans l’espace — commencèrent à se préciser : la constitution de petites cellules de jeunes dans les différents continents, dont les animateurs assureront un contact régulier avec la communauté, la création de lieux d’écoute et d’information à Bogotà, à Bombay et à Dakar, l’organisation, en différentes régions, de rencontres de jeunes à partir desquelles devraient naitre thèmes et propositions pour l’organisation du futur concile, l’encouragement des premières visites de jeunes à d’autres jeunes, et surtout l’insistance sur le lien entre engagement pour la libération de l’homme et célébration du Christ ressuscité dans l’eucharistie et dans l’amour de l’Église552. Pour assurer le lien entre la communauté et les diverses « antennes » locales, la Lettre de Taizé remplacera Aujourd’hui, comme instrument principal d’échange et de communication, car il n’était plus possible pour la communauté de poursuivre une correspondance qui, au cours du mois d’avril, s’était multipliée subitement par trois553. « Que cette annonce soit regardée avec une sympathie aussi unanime demeure incompréhensible. Nous nous attendions à quelques boulets rouges », écrira fr. Roger aux frères, en mettant l’accent sur l’« élan nouveau » que le nouvel « état conciliaire » était en train de donner à la communauté554 ; effectivement, la vie quotidienne de la communauté en général ne sera pas peu affectée par le lancement d’une « aventure » qui

549 Cf. les notes du conseil du 16-20 septembre 1970, DT. 550 Cf. Caudron, « Une interview du pasteur Schutz, prieur de Taizé », art. cit. 551 Cf. les notes du conseil du 16-20 septembre 1970. 552 Cf. « Comment vivre la préparation au concile de jeunes », Communion, 2(1970), p. 12-13, et les notes du conseil du 16-20 septembre 1970. Cf. aussi H. Fesquet, « Après l’annonce du “Concile des jeunes”. Sept cents garçons et filles de dix-huit pays sont venus à Taizé pour la Pentecôte », Le Monde, 20 mai 1970, p. 13, et Savard, « Enquête », art. cit. 553 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 avril 1970, DT, et à Athénagoras, 27 avril 1970. Cf. aussi encore Fesquet, « Après l’annonce du “Concile des jeunes” », art. cit., et de Saint blanquat, « Les jeunes et leur Concile », art. cit. 554 Cf. encore fr. Roger à la communauté, 30 avril 1970, et 26 juin 1970, DT.

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fit rapidement augmenter les chiffres de l’accueil555. En septembre 1970, un peu moins de 20 000 jeunes de plus de soixante pays étaient passées sur la colline depuis le début de l’année556 ; ils seront encore plus nombreux en 1971, lorsque la communauté, en vue de la rencontre pascale, démolira la façade de l’église de la Réconciliation pour aménager sur l’esplanade extérieure un grand chapiteau557. L’« immense élan » que suscita, en réalité surtout chez Schutz, l’ouverture d’une préparation conciliaire à durée non précisée fut certes aussi favorisé par l’intérêt accru à l’égard de la communauté, montré par les responsables de plusieurs Églises protestantes européennes, et tout d’abord par les manifestations de sympathie reçues le lendemain de Pâques de la part de diverses autorités ecclésiastiques : depuis un Carson Blake enthousiaste, jusqu’à Paul VI lui-même, qui, à l’Angelus du 19 avril, évoqua Taizé « avec une respectueuse sympathie »558. Fr. Roger paraissait d’autre part conscient que son projet conciliaire éviterait difficilement les incompréhensions du côté des institutions ecclésiales à cause du dynamisme intrinsèque du mouvement lancé avec les jeunes et présenté à la communauté au conseil de septembre comme « une marche qui nous permette d’être ensemble pendant une certaine durée et de sortir des impasses559 » ; une « marche » qui ne voulait absolument pas dépasser le seuil d’une critique des institutions, mais qui ne militait pas non plus pour leur renforcement560. « Les initiatives courageuses qui devront être prises par les jeunes et avec eux vont déterminer des forces répressives », soulignera en particulier Schutz, évoquant devant ses frères les risques inhérents à l’exigence de répondre à l’attente d’« options inattendues » qui habite les jeunes, surtout dans la recherche de gestes qui soient sous le signe d’un « dégagement des moyens de puissance »561. « Entendant tant de jeunes, il m’arrivait de me poser la question : ne serons-nous pas conduits là où nous ne voulions pas aller ? », ajoutait en ce sens fr. Roger, après avoir rappelé à la communauté la nécessité d’unir toutes ses énergies « pour tenir ensemble »562. Cette invitation laissait pressentir l’existence de questions

555 « Tout est comme rendu à neuf depuis Pâques. […] Jamais nous n’avons eu tant de passages à cette période de l’année. Des jeunes en particulier. […] La responsabilité est là, très au-dessus de nos capacités, mais nous l’assumons tous ensemble, au jour le jour » ; cf. fr. Roger à fr. Robert, 15 mai 1970, DT. 556 Cf. les notes du conseil du 16-20 septembre 1970. 557 Cf. Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 357. 558 Cf. fr. Roger à la communauté, 30 avril 1970, à fr. Robert, 26 mai 1970, DT, et à Carson Blake, 4 avril 1970. Cf. aussi IdP, VIII (1970), Città del Vaticano, 1971, p. 334-335, et Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 169. 559 Cf. les notes du conseil du 16-20 septembre 1970. 560 En ce sens, cf. aussi Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 286. 561 Cf. encore les notes du conseil du 16-20 septembre 1970. 562 Cf. ibid. : « Toute révolte d’un seul contre la famille que nous sommes capterait nos énergies vitales. Comment pourrions-nous encore appeler à l’unité fraternelle si, à l’intérieur de notre cellule, il y avait révolte, ne serait-ce que d’un seul ? […] Nous aurons à supporter les

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et de perplexités chez certains frères, Max Thurian in primis, à l’égard d’un pari que le prieur avait essentiellement mûri dans la solitude et sur lequel il n’avait demandé aucune suggestion ni contribution d’ordre théologique ou intellectuel : c’était l’aboutissement de sa recherche personnelle et tourmentée des dernières années pour transformer un « échec » en ressort d’un recommencement. Il le reconnaîtra pendant le conseil de 1970, partageant pour la première fois avec ses frères la raison première et originelle d’une singulière idée conciliaire qui marquera profondément l’évolution de la communauté dans les années à venir : « Ce qui m’habite, ce n’est pas le concile des jeunes, mais la situation de l’Église, l’échec de l’œcuménisme, l’impasse dans laquelle se trouvent des chrétiens qui ont très longtemps cherché l’unité », remarquera à cette occasion fr. Roger, en explicitant par là les termes d’un rapport qui deviendra bientôt délicat entre un moyen et son but563.

incompréhensions du dehors face à telle ou telle initiative du concile des jeunes. […] Si un jugement rapide, caricatural, polémique, perdurait sur la famille, de l’intérieur, alors ce serait le meilleur de nos énergies qui serait comme endigué ». 563 Ibid.

chapitre I X  

Anticiper, consentir, élargir : notes sur les évolutions de la décennie « conciliaire »

1. Une réponse de résilience « L’indispensable prière au Seigneur de l’Église pour l’unité des chrétiens et des Églises ne peut pas devenir un alibi pour la paresse et le manque d’imagination humaine, mais elle doit être le ressort toujours nouveau d’une attitude et d’une orientation des sentiments, tel que cela est exprimé dans la Règle de Taizé ». Comme déjà évoqué dans les pages introductives, Karl Rahner et Heinrich Fries concluaient par cette référence leur ouvrage bien connu de 1983 Einigung der Kirchen — reale Möglichkeit : quelques « thèses » consacrées à indiquer les conditions, déjà réalisables et non « utopiques », d’un bond en avant des Églises dans le mouvement vers une « Église une » à partir de la conviction selon laquelle les temps étaient désormais mûrs pour une unité effective, manifestée à travers la communion de l’autel et de la chaire1. C’était leur « cri de détresse de chrétiens » ayant l’impression que l’aspiration œcuménique qui avait été pour toute une génération spirituelle et théologique, à la fois souci de conversion, vocation et grâce, était devenue plus périphérique et moins pressante ; en d’autres termes, l’impression que pour la cause de l’unité « on n’avance plus »2. C’est dans une perspective semblable à certains égards, celle d’un « cri », d’une forte interpellation implicitement adressée aux Églises, qu’il me semble pouvoir lire le passage que Taizé accomplit entre la fin des années 60 et le début de la décennie suivante avec l’« invention » de l’ouverture d’un état conciliaire inédit ; une réponse de « résilience » — pour reprendre une expression de Michel Leplay, ancien directeur de Réforme, et membre protestant du groupe des Dombes pendant une quarantaine d’années —, par rapport à l’échec des espérances d’une « réconciliation

1 Traduction française de l’édition italienne de Fries, Rahner, Unione delle chiese, possibilità reale, op. cit., p. 174, sur laquelle voir supra dans l’Introduction. L’ouvrage, sorti en 1983, fut transmis par Rahner à Schutz sans omettre de faire référence aux dures critiques qu’il avait reçues de la part de celui qui était alors préfet de la CDF : « Ich erlaube mir, Ihnen das kleine Buch zu schicken, das ich zusamment mit Heinrich Fries neulich herausgegeben habe und schon die fünfte Auflage erreicht hat. Was wir beide da sagen, ist zwar von Kardinal Ratzinger schroff abgelehnt worden » ; cf. Rahner à Schutz, 24 décembre 1983, DT. 2 Cf. ibid., p. 13-14, et Congar, Entretiens d’automne, op. cit.

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sans retard » suscitées par l’annonce du concile Vatican II3. Il s’agit d’un passage qui, surtout s’il est lu rétrospectivement, marquera, comme nous l’avons déjà souligné, un tournant fondamental dans l’histoire de la communauté, mais qui doit par ailleurs être placé sur l’arrière-fond plus général d’une modification d’ensemble dans la démarche œcuménique du siècle dernier. En effet, avec le changement de décennie, les effervescences de la seconde moitié des années 60 firent place à une contestation sans indulgence d’un œcuménisme bientôt « institutionalisé » et perçu comme inefficace, ou, en tout cas, comme décevant par rapport aux attentes entretenues par l’aile marchante du mouvement œcuménique. Au début de la nouvelle décennie, au bilan passif du refus romain d’autoriser l’intercommunion, du moins en certaines circonstances – en janvier 1970, un nouveau document du Secrétariat pour l’unité réaffirma en fait l’impossibilité de toute communicatio in sacris4 –, s’inscrira en particulier aussi l’abandon précoce, après les espoirs suscités à Uppsala en 1968, du projet d’une entrée de l’Église catholique dans le Conseil œcuménique des Églises ; un revers qui vint d’un processus mis trop tard en place par le Comité central de l’organisme de Genève, au moment où à Rome l’interlocuteur n’était plus une Église en état de concile, mais une curie qui commençait son lent mouvement d’encadrement réglementé de la mise en œuvre de Vatican II5. Quant aux rapports entre catholicisme et orthodoxie, après les grandes attentes suscitées par les deux rencontres en 1967 de Paul VI et du patriarche Athénagoras concernant la possibilité d’arriver enfin à un partage eucharistique, l’acte tant attendu d’une concélébration commune du pape et du patriarche n’eut pas lieu, comme on le sait ; et cela malgré l’avis favorable de la commission mixte restreinte catholique-orthodoxe qui s’était réunie en secret à plusieurs reprises en Suisse entre avril et juin 19706. « Tout le peuple attendait que nous célébrions, que nous communions ensemble, au même pain rompu ensemble, au même calice. Il a été déçu », notera

3 Cf. Leplay, « Taizé : un autre œcuménisme ? », art. cit., et Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 160-161. 4 Avec cependant quelques ouvertures pour les problèmes de conscience de chrétiens non catholiques qui avaient une foi eucharistique conforme ou évoluant vers la foi catholique, et qui à cause de cela étaient en difficultés avec leurs propres communautés. Cf. la Déclaration sur la position de l’Église catholique en matière eucharistique commune entre chrétiens de diverses confessions, 7 janvier 1970, in AAS, 62 (1970), p. 184-188 ; à ce propos, cf. Ruyssen, Eucharistie et œcuménisme, op. cit., p. 155. sqq. 5 Cf. J. Grootaers, Rome et Genève à la croisée des chemins (1969-1972). Un ordre du jour inachevé, Paris, 2005, p. 132-133. 6 Sur les travaux de la commission secrète catholique-orthodoxe, composée de Damaskinos Papandreou, Ioannis Zizioulas, Emmanuel Lanne et Pierre Duprey, cf. Mahieu, Paul VI et les orthodoxes, op. cit., p. 186 sqq., K. Schelkens, « Envisager la concélébration entre catholiques et orthodoxes ? », Istina, 57/3 (2012), p. 127-157, et maintenant en particulier, A. Melloni, Tempus visitationis. L’intercommunione inaccaduta fra Roma e Costantinopoli, Bologna, 2019.

A n t i c i p e r, co nse nt i r, é largi r

Athénagoras lors de la visite que lui firent Willebrands et Pierre Duprey, sous-secrétaire du Secrétariat pour l’unité, en décembre 1971 à l’occasion du sixième anniversaire de la levée des excommunications7. Les hésitations croissantes de différentes natures venant des deux côtés, la crainte romaine des implications d’une pleine communion avec Constantinople sur les requêtes de concélébrations d’autres Églises, la préoccupation de garder un équilibre dans les relations avec toute l’orthodoxie, et en particulier le souci de perdre la confiance de Moscou et de bloquer tout rapprochement avec Athènes et Bucarest, tous ces éléments contribuèrent en fait ensemble à faire ajourner sine die un acte qui aurait permis la « nouvelle expérience de vie » perçue par le vieux patriarche comme décisive dans le chemin vers la « très sainte cause de l’unité visible de l’Église »8. Une cause dont la solution, dans la vision œcuménique concrète et prophétique propre au patriarche Athénagoras, devait donc être cherchée dans « une expérience vécue […] dans l’Église », essentielle pour rendre actuelle la communion déjà existante ; il s’agissait d’« un acte nouveau », qui en substance n’était pas loin de cet « acte de foi qui consiste […] à nous placer ensemble au sein d’une même réalité ecclésiale », acte qui, à la veille du concile Vatican II, avait semblé à Schutz pouvoir poindre à l’horizon, mais qui, après le passage de l’« heure de grâce » du concile de Jean XXIII, s’était progressivement éclipsé9. Cette heure d’une réconciliation des chrétiens séparés, fr. Roger la considérera depuis le milieu des années 70 comme la mission manquée de la vocation œcuménique. C’est donc sur l’arrière-fond plus général de ce « retour au réel10 » après l’euphorie œcuménique du début des années 60, que se situent la longue préparation et puis l’ouverture, fin août 1974, du « concile des jeunes » : trois journées intenses d’échanges dans les « chantiers » où se répartiront les vingt-cinq mille jeunes environ qui afflueront à Taizé, rythmées par de grandes célébrations communes sous six chapiteaux disposés en étoile et équipés d’un système de sonorisation permettant la traduction simultanée

7 Cf. F. Long, Rapport sur le voyage du Cardinal Willebrands à Istanbul du 6 au 10 décembre 1971, p. 4, cité par Schelkens, « Envisager la concélébration entre catholiques et orthodoxes ? », art. cit. Sur Pierre Duprey, cf. les mélanges qui lui furent dédiées sous la direction de J.-M.R. Tillard, Agapè. Etudes en l’honneur de Mgr Pierre Duprey M. Afr., Evêque Tit. de Thibar, Chambésy-Genève, 2000. 8 Cf. la lettre du 21 mars 1971 d’Athénagoras à Paul VI dans Tomos Agapis, Vatican-Phanar (1958-1970), Rome-Istanbul, 1971, n. 284, p. 618-623, et citée dans Mahieu, Paul VI et les orthodoxes, op. cit., p. 193. 9 Cf. ibid. et un rapport de Willebrands du 2 décembre 1969, Notes sur les implications d’une éventuelle concélébration eucharistique entre le pape et le patriarche Athénagoras, op. cit. dans A. Melloni, L’intercommunion, intervention lors d’une conférence tenue à Bose le 1er décembre 2004, et repris par Mahieu, Paul VI et les orthodoxes, op. cit., p. 195. Cf. aussi Schutz, Dynamique du provisoire, op. cit., p. 133, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 108, et Passion d’une attente, op. cit., p. 162. 10 Cf. Fouilloux, « L’œcuménisme d’avant-hier à aujourd’hui », art. cit.

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en cinq langues11. Très suivi par la presse, française mais pas seulement12, ce grand rassemblement — y participa aussi une importante délégation d’autorités ecclésiastiques, et, comme invités spéciaux, Aniela Urbanowicz et le plus jeune frère de Jean XXIII, Giuseppe Roncalli —, se termina par deux messages : une « Lettre au peuple de Dieu », préparée par un groupe de jeunes de différents continents, qui invitait l’Église à la pauvreté et au partage en renonçant aux compromis et à tous les moyens de puissance, et un texte personnel de fr. Roger, « Vivre l’inespéré », qui traçait par contre pour les jeunes un itinéraire spirituel au sein d’une Église appelée à être « un lieu d’amitié pour toute l’humanité » et un espace de compréhension universelle13. Ce rendez-vous du 30 août au 1er septembre 1974 sera le premier d’une série de rencontres et de « célébrations conciliaires » qui se tiendront sur la colline et dans les différents continents : en Argentine, au Brésil, aux ÉtatsUnis, au Canada, au Cameroun, au Zaïre, au Bangladesh, aux Philippines et en Indonésie. Il marquera définitivement le début d’une nouvelle phase dans l’histoire de Taizé, l’aboutissement de la recherche difficile et prolongée d’un aggiornamento de la vocation communautaire, à l’heure où la vague œcuménique, confrontée aux impératifs de la longue durée, connaîtra un ralentissement14 ;

11 Sur l’ouverture du « concile des jeunes », je me limite à renvoyer à Le Concile des jeunes pourquoi ?, op. cit. Pour quelques informations brèves sur le déroulement de ces journées, cf. aussi Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 304-308, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 389-392. À part les publications de presse, il manque à ce jour une reconstruction des quatre ans et demi de préparation et ensuite du déroulement effectif du « concile des jeunes ». 12 Cf. Parmi les nombreux articles parus dans la presse, cf. P. Georges, « Comme un foyer qui remonte à sa source », Le Monde, 3 septembre 1974 ; B. Soulé, « La mise en route de jeunes de tous les pays », Le Figaro, 31 août 1974 ; « 40.000 jeunes appellent le Peuple de Dieu à “vivre l’inespéré” », SŒPI, 5 septembre 1974, p. 6-7 ; « Au Concile des jeunes, La Documentation Catholique, 6 novembre 1974, col. 815-818 » ; H. Piguet, « Taizé : quelle révolution » ? », La Vie Protestante, 16 août 1974, p. 1 ; le dossier de É. Gau dans La Croix du 23 août 1974, « Le 30 août à Taizé s’ouvre le “Concile des jeunes”. Une fête, une espérance, une recherche de la justice pour des milliers de jeunes » ; A. Vimeux, « Du silence de la contemplation à la lutte avec les opprimés », Témoignage Chrétien, 29 août 1974 ; le dossier dans Réforme du 31 août 1974, « Taizé : ouverture du concile des jeunes » ; l’intégralité du numéro de Fêtes et Saisons de juin-juillet 1974, « Taizé : 30 août 1974, ouverture du Concile des jeunes ». Parmi les voix les plus critiques, cf. en particulier celle déjà mentionnée de Grenier, Taizé, une aventure ambiguë, op. cit., auteur, dès le lendemain du premier rendezvous « conciliaire » d’un dossier sévère — « Taizé et le concile des jeunes » — publié par Les Informations Catholiques Internationales, 15 août-1er septembre 1974, p. 18-23. 13 Le texte en sera publié à la fin de l’ouvrage du même nom qui contient les extraits de pages de journal de 1972-1974 ; cf. Schutz, Vivre l’inespéré, op. cit., p. 145-157. 14 Sur le ralentissement de la vague œcuménique d’autant plus difficile à « gérer » pour ceux qui avaient fait l’expérience du « combat » de la première mise en question des frontières confessionnelles, cf. récemment, avec une référence particulière aux milieux du monachisme œcuménique français, Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 361 sqq. Pour la chronologie des différentes « célébrations conciliaires » dans les divers continents, je renvoie en particulier à quelques notes de fr. Charles-Eugène dans L’histoire du concile des jeunes, s. d., 8 p. dact., DT.

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une vocation qui, malgré quelques changements significatifs d’inflexions et d’accents, demeurera marquée, de façon constitutive, par l’attente d’une « Église réconciliée » et par un refus des limitations confessionnelles, refus rendu concrètement visible par l’hétérogénéité grandissante des provenances ecclésiales des frères15. « Aventure » intérieure et publique, lancée sans la couverture d’aucune institution ecclésiale, le « concile des jeunes » fut, à bien des égards, le débouché sui generis, à la fois désenchanté et créatif, d’un « long 68 », qui, sur tous les horizons ecclésiaux, rythma le début d’un deuxième temps postconciliaire et n’épargna pas tensions et crises d’identité à beaucoup de communautés qui repenseront, parfois de façon très radicale, les formes et la signification de l’« extramondanité » monastique16. Il transformera de manière permanente le quotidien et le cadre de la vie commune, ainsi que les modalités d’expression de la vocation de la communauté et ses interlocuteurs privilégiés : désormais une jeunesse chrétienne en quête de microréalisations anticipatrices aussi bien sur le plan œcuménique que, surtout, sur celui d’un engagement « afin que l’homme ne soit plus victime de l’homme17 ». C’est en fonction de cette jeunesse multiforme que la construction monastique singulière de Taizé, dont la Règle avait remplacé la stabilitas bénédictine par l’exhortation à ne « jamais rester sur place » et à s’adapter constamment aux « conditions du moment »18, s’« expropriera » aussi de ce qui, au fond, lui était le plus spécifique : l’Office, élément originellement constitutif et fondateur de la vie commune elle-même. Cela se fera au profit de la recherche de nouvelles formules liturgiques et musicales devenues nécessaires pour faciliter la participation à la prière quotidienne des frères d’une multitude de jeunes toujours plus internationale, et dont la présence dans l’église de la Réconciliation sera rendue définitivement permanente par l’« état conciliaire ». À partir de la seconde moitié des années 70, et non sans tensions internes, la communauté de Taizé, grâce à la collaboration durable entre Robert Giscard et le compositeur français Jacques Berthier, organiste de l’église Saint-Ignace à Paris, remplacera progressivement son office monastique, avec son répertoire psalmodique et hymnologique, par une

15 Cf. l’Introduction de fr. Roger au conseil de la communauté de janvier 1975, DT : « Ces dernières années, nous avons découvert que, refusant les frontières confessionnelles dans la communauté, nous avions à vivre comme une anticipation de l’unité. Et cette réalité d’anticipation nous a donné de doubler des caps. Aujourd’hui, en présence d’un ébranlement de la communion dans l’Église, aurions-nous (pas nous seulement certes) à réaliser ici ou là des suppléances de la communion dans l’Église, suppléances momentanées dans la marche vers l’œcuménicité ? ». 16 Cf. encore Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 388 sqq., et les notes du conseil de la communauté du 16-20 septembre 1970. 17 Cf. en particulier Schutz, Ta fête soit sans fin, op. cit., p. 75. Le thème, lancé en même temps que la « joyeuse nouvelle » de Pâques 1970, deviendra un des principaux leitmotiv de tout le « concile des jeunes ». 18 Cf. en particulier le préambule de la Règle de Taizé, op. cit., à ce propos, cf. aussi une remarque de Vogel, « Elementi benedettini nella forma di vita della comunità di Taizé », op. cit.

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nouvelle forma orandi : une prière essentiellement chantée dont les éléments répétitifs — canons, ostinato, séquences de litanie —, facilement mémorisables et adaptables à la métrique de toute langue, offriront à plusieurs générations une koinè liturgique unique19. Avec le « concile des jeunes » prendra ainsi forme à Taizé, par des chants composés d’abord en latin facile, puis dans les différentes langues, un « langage » essentiel20, dont la visée était de favoriser une prière de louange ou méditative, affranchie de tendances subjectivistes et autoréférentielles, et naturellement orientée vers l’intercession. Un langage qui sera plus volontiers vocatif, moins descriptif, et encore moins prescriptif, et qui s’approchera de plus en plus, à sa manière, de la « prière du cœur » d’un Orient chrétien devenu une importante source d’inspiration pour la liturgie communautaire, surtout après le voyage de Schutz à Moscou et à Leningrad en juin 1978 qui permit de resserrer les liens avec l’orthodoxie russe21. Un « langage », en outre, qui bouleversera à bien des égards la liturgie monastique, mais qui ne perdra jamais la discipline du temps et de l’espace, de la parole et du silence, ni, surtout, son tropisme fondamental vers les racines bibliques et patristiques de l’Église indivise22. 19 Cf. J.-M. Kubicki, Liturgical Music as Ritual Symbol : A Case Study of Jacques Berthier’s Taizé Music, Leuven, 1999, p. 50 sqq., A. Infantino, Il canone vocale nella liturgia di Taizé, s. l., 2009, p. 16 sqq., et, récemment la thèse de doctorat de Salvador García Arnillas, Belleza y experiencia cristiana de Dios, op. cit., p. 238-244. Cf. aussi, en particulier, deux textes de fr. Robert, Le chant à Taizé, s. d., 4 p. ms, DT, et « L’expérience du chant à Taizé », Les cahiers protestants, 1 (1986), p. 11-19, et une intervention de fr. Alois à la rencontre sur « Musica e Chiesa : culto e cultura. A 50 anni dalla Musicam Sacram », organisée à Rome les 2-4 mars 2017 par le Conseil pontifical de la culture, DT. Une des premières sources d’inspiration pour des compositions polyphoniques adaptées à une assemblée furent les canons médiévaux tirés du Llibre Vermell de Montserrat, ainsi que tel canon de Michael Pretorius (Jubilate Deo), familier aux jeunes allemands ou du flamand Roland de Lassus (Célébrons sans cesse). 20 Sur l’évolution de la liturgie communautaire, cf. encore la thèse de García Arnillas, Belleza y experiencia cristiana de Dios, op. cit., p. 202 sqq., et Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 91 : « Dans nos débuts, nous avons surtout élaboré une prière monastique. Pour mieux rejoindre le peuple de Dieu, nous avons ensuite cherché à la rendre tout à la fois méditative et populaire, accessible à toutes les générations et la plus universelle possible. Que s’y laissent pressentir l’attente du Royaume de Dieu et le cœur universel de l’Église… ». 21 Sur le « langage » liturgique de Taizé, cf. en particulier Ricœur, « Libérer le fond de bonté », op. cit. Sur le voyage en Russie de fr. Roger du 14 au 20 juin 1978 invité par le métropolite Nikodim, avec fr. Thomas Williamson et Armin Bernhardt, ancien membre de la communauté, cf. les brèves indications de Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 331-332, et de Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 407. Cf. aussi Aux côtés des plus pauvres, septième volume des Écrits de fr. Roger, Taizé, 2017, p. 129-138. Sur cette visite, comme plus généralement sur l’histoire des rapports de Taizé avec la Russie, je renvoie au travail en élaboration d’Olga Erokhina, membre du groupe d’étude sur l’histoire de Taizé dans les pays de l’Europe centrale et orientale et en Russie, et qui a déjà dirigé le livre A hope to be shared : young Russians in Taizé, Taizé, 1999. Sur l’influence de la prière de l’Orient chrétien dans la liturgie de Taizé, cf. aussi M. Stavrou, « Frère Roger et son appel à éveiller les espaces du cœur. Convergences entre Taizé et l’Orient chrétien », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit., p. 73-89. 22 Cf. Monge, Taizé, op. cit., p. 57, et Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 353 sqq.

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C’est peut-être sur ce terrain du langage performatif de la liturgie que l’on peut le mieux saisir la signification et la direction de l’évolution globale de Taizé pendant les années « conciliaires »23 : toujours moins centre monastique stricto senso et toujours plus lieu d’invention d’une liturgie nouvelle, celle-ci ayant le rôle de catalyseur d’une forme inédite d’œcuménisme. Un « œcuménisme évangélique », selon l’expression du fondateur du Monde24, en quelque sorte « de type post-confessionnel25 », qui naît dans l’hic et nunc de la rencontre, se nourrit de la parole et du silence partagés, et cherche à intégrer culte et engagement, recherche intérieure et ouvertures aux soubresauts du moment présent (« lutte et contemplation ») ; un œcuménisme, aussi, qui associe de manière tout à fait particulière des registres différents — spirituel, éthique, esthétique — et un ensemble de symboles qui tendent à faire converger réminiscence et anticipation, mémoire et prophétie26. En d’autres termes, une forme d’œcuménisme qui se situe, de manière à la fois spontanée et consciente, dans un espace d’emblée unifié, au-delà des lignes de division autour desquelles les différentes familles confessionnelles continuent de se répartir ; un œcuménisme, donc, toujours plus désenchanté et distant par rapport à une stratégie qui confiait la restauration de l’unité de l’Église à la réalisation préalable d’un consensus théologique, ce qui perpétuait ainsi, qu’elle le veuille ou non, une vision ecclésiologique mettant l’accent sur la dimension doctrinale au détriment d’autres éléments tout aussi essentiels de la foi et de l’expérience chrétienne27. « Émerveillé par ce qui a été fait, et accablé en constatant qu’on est si peu avancé » : par ces mots prononcés lors d’une intervention à Lausanne en mai 1977 à l’occasion du 50e anniversaire de Foi et Constitution, Congar mettra efficacement l’accent sur l’écart grandissant entre un relâchement de la tension œcuménique aux sommets des Églises, et son accélération spontanée à la base, surtout parmi les jeunes28. Une accélération qu’il regardera avec une certaine confiance : « Il s’opère chaque jour un peu partout des milliers de micromutations qui finissent par changer la situation », notera à cette occasion le théologien dominicain en dressant le riche bilan de cinquante ans de recherche œcuménique29. Ce faisant, il ne manquait pas par ailleurs de 23 Pour quelques considérations en ce sens, cf. aussi Bengard, « Frère Roger et Paul Ricœur », op. cit. 24 Cf. le commentaire de H. Beuve-Méry, « Taizé ou la réconciliation », in Le concile des jeunes pourquoi ?, op. cit., p. 143-155. 25 Cf. G. Daudé, « Œcuménisme : un regard panoramique », Foi et Vie, 105/3 (2006), p. 11-29. 26 En ce sens, cf. en particulier Ricœur, « Postface » à Paupert, Taizé et l’église de demain, Gaulué, « La communauté de Taizé », op. cit., et Pelletier, La crise catholique, op. cit., p. 283 sqq. 27 Cf. Alberigo, « Ecclesiologia in divenire », op. cit. 28 Cf. Y.-M. Congar, « Cinquante années de recherche de l’unité », in Lausanne 77. 50 ans de Foi et Constitution, Genève, 1977, p. 20-34. 29 « Dans mon pays, entre catholiques et protestants, un œcuménisme pratique se vit à la base : pas partout, mais en beaucoup d’endroits. Cela peut mener à une situation où l’on se

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préfigurer le scénario, pas totalement irréaliste, d’« une union des chrétiens sans union des Églises » accomplie par un christianisme relativement indifférent aux raisons doctrinales et canoniques d’une séparation confessionnelle qui perdurait : « Clercs et théologiens pourraient se trouver un jour seuls à confronter des positions antagonistes. Cela d’autant plus que, même à l’intérieur du catholicisme, une Église est en train de naître, non cléricale, sur la base d’une vie chrétienne menée là ou se vit la vie des hommes »30.

2. « Anticipation d’une communion avec Rome » C’est à certains égards dans un scénario de ce type, qui anticipait déjà un contexte plus récent où le sens des appartenances confessionnelles s’affaiblirait31, que se déploiera durant dix ans l’expérience du « concile des jeunes » : réponse originale de Taizé à la frustration profonde causée par l’indisponibilité substantielle des Églises à donner au moins un « gage eucharistique » tangible au chemin œcuménique accompli au cœur du xxe siècle. Cette réponse consacrera le rayonnement désormais clairement international de la communauté bourguignonne, et lui donnera une nouvelle autorité par les résultats pastoraux indiscutables obtenus auprès d’une jeunesse chrétienne s’éloignant de plus en plus des institutions. Mais malgré cela, ou parfois à cause de cela, cette réponse ne dissipera pas les réserves persistantes de divers milieux ecclésiaux à l’égard de Taizé : une communauté toujours plus composite d’un point de vue confessionnel, dans laquelle, depuis le milieu des années 70, le nombre des entrées catholiques augmentera sans discontinuité. Du côté protestant, les incompréhensions et les tensions qui ponctueront aussi les années 70, étaient évidemment liées au rapprochement avec Rome, accentué et privilégié par la communauté, en particulier par son prieur et par Max Thurian : rapprochement qui substantiellement ira du même pas que les étapes successives de la préparation, puis du déroulement du « concile des jeunes ». Pour Schutz, en effet, le pari sur les jeunes était seulement l’une des deux voies pour sortir du blocage des « œcuménologies » confessionnelles parallèles, et, comme nous l’avons déjà souligné, dès l’automne 1969, la recherche d’une forme d’« anticipation d’une communion avec Rome » lui était apparue en ce sens tout aussi fondamentale. D’où l’invitation adressée aux frères de mettre en œuvre une sorte de désescalade en consentant à bousculer leurs propres traditions. demanderait : qu’est-ce qui nous sépare encore ? C’est une question qui ne peut être posée à bon compte : elle est grave. Mais une maturation quotidienne donne son poids à une réponse possible. Les jeunes, eux, seraient prêts à répondre : rien qui importe vraiment » ; ibid. 30 Ibid. 31 À ce propos, cf. parmi d’autres, A. Birmelé, « Chi soffre per la divisione ? Dallo slancio del Vaticano II agli scontri sull’etica », Il Regno-Attualità, 2 (2015), p. 85-91.

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Dans cette direction s’inscrira en particulier l’élaboration d’un texte bref, présenté et discuté lors du conseil de la communauté de 1970, sur le ministère de Pierre comme « serviteur des serviteurs de Dieu » ; un texte où le prieur de Taizé, après avoir exprimé sa dette envers Jean XXIII, soulignait que le dialogue œcuménique ne pourrait pas se débloquer tant que la question du ministère d’un « pasteur universel » actualisant une unanimité essentielle de la foi ne serait pas adéquatement abordée32. Cette « Méditation du prieur sur le serviteur des serviteurs de Dieu » sera transmise à Rome en vue d’une audience fin décembre avec le pape, audience qui finalement ne sera pas accordée « à cause de difficultés contingentes »33 ; ce texte sera alors suivi, en janvier 1971, par une lettre adressée à Paul VI, dans laquelle Schutz revenait de nouveau sur la brûlante question eucharistique, en demandant que soit accordée aux évêques « la possibilité d’autoriser occasionnellement des baptisés non-catholiques à recevoir la communion à la messe catholique, sans pour autant devoir rompre la communion avec leur propre communauté ecclésiale34 ». En vue d’« une marche par étapes vers l’unité de tous dans l’Église une », était maintenant invoquée, en particulier, une ouverture de la communion à tous les baptisés qui, animés par la volonté de tout mettre en œuvre pour l’unité visible des chrétiens et se tenant en communion avec l’évêque de Rome, reconnu dans son ministère universel au service de l’unité, témoignent d’« une foi eucharistique claire »35. Comme auparavant, l’insistance du fondateur de Taizé sur l’ouverture de la communion catholique ne trouva pas d’écho à Rome. Toutefois, l’attitude de déférence filiale manifestée par fr. Roger à l’égard du pape — ainsi qu’une intervention du secrétaire d’État, Villot —, facilitèrent en juillet la signature d’un accord avec le Secrétariat pour l’unité qui prévoyait la présence d’un « représentant du prieur de Taizé auprès du Saint-Siège », immédiatement et facilement désigné dans la personne de Max Thurian36. Cet accord avec le Secrétariat, suivi quelques mois plus tard par une autre note brève sur le

32 Cf. l’Introduction de fr. Roger, Comment sortir de l’impasse ?, au conseil de la communauté du 16-20 septembre 1970, et la Méditation du prieur sur le serviteur des serviteurs de Dieu, 1 p. dact., DT. Cf. aussi Schutz à Manziana, 27 novembre 1970, AOP. Le rôle d’un pasteur universel et l’importance que ce rôle soit reconnu dans le chemin œcuménique seront plus largement abordés par Schutz dans Lutte et contemplation, op. cit., p. 102-105. Pour un reconsidération en milieu protestant du rôle du ministère pétrinien, cf. les recensions postérieures de Y.-M. Congar, « Bulletin de théologie », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 59/3 (1975), p. 465-531, en particulier p. 498-503 ; « Bulletin d’ecclésiologie. Conciles et papauté », ibid., 60/2 (1976), p. 281-308, en particulier p. 297-298 ; « Approches œcuméniques de la papauté », ibid., 60/4 (1976), p. 693-695. 33 Cf. la note du 9 décembre 1970 pour la demande d’une audience, 1 p. dact., et la note de la Préfecture de l’année suivante, DT. 34 Cf. Schutz à Paul VI, 13 janvier 1971, DT. 35 Ibid. 36 Cf. le Protocole établi entre Son Éminence le Cardinal Willebrands et le prieur de Taizé, 17 juillet 1971, 1 dact., DT, et Schutz, Lutte et contemplation, op. cit., p. 118.

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ministère pétrinien, transmise à Paul VI en décembre 197137, représentait clairement un pas de plus vers le rapprochement de Taizé avec Rome ; un pas qui, au lendemain des prises de positions de fr. Roger sur l’importance du ministère de l’évêque de Rome « pour recomposer l’Église dans son unité », provoquera, comme on pouvait le prévoir, de vives réactions dans beaucoup de milieux protestants38. Plus que la nomination d’un représentant du prieur — et non de la communauté, comme fr. Roger le rectifiera à plusieurs reprises, soulignant de façon implicite que la démarche n’avait évidemment pas été l’expression d’une exigence commune39 —, ce qui concrétisa effectivement l’anticipation, longtemps et intensément attendue, d’« une communion avec Rome », sera toutefois surtout l’admission simultanée de Schutz et de Thurian à la communion catholique en septembre 1972, bientôt suivie par l’extension de l’hospitalité eucharistique à tous les frères. Ce fut l’aboutissement d’un long processus de rapprochement avec l’Église catholique qui avait changé de registre et d’intensité par l’expérience de la participation au concile Vatican II : un concile qui, dans sa définition œcuménique et dans sa perspective ecclésiologique ouverte à certaines grandes exigences de la Réforme, avait paru, aux yeux de fr. Roger, préfigurer concrètement quelque chose d’une Église restituée à sa catholicité originelle. Plus spécifiquement, l’accueil sacramentel accordé à la communauté se reliait surtout par ailleurs à l’évolution de la foi eucharistique des frères, à laquelle avait évidemment beaucoup contribué le travail théologique de plusieurs années de Max Thurian. Le texte de la liturgie de l’eucharistie à Taizé de 1963 avait eu, en ce sens, un rôle fondamental, car il récupérait des éléments liturgiques traditionnels de l’Église indivise pour la célébration eucharistique de la communauté, présidée par des ministres protestants40. En mars 1972, ce fut de manière significative à Taizé que le groupe des Dombes publia le texte de l’accord doctrinal sur l’eucharistie, atteint six mois plus tôt, où l’on reconnaissait « la présence réelle, vivante et opérante du Christ » dans

37 Cf. fr. Roger, Le ministère du pape, 2 p. dact., DT. Il s’agissait d’extraits d’interventions faites à Fribourg en été et à Turin et Bologne en automne. Pour le texte de l’intervention faite le 13 juillet à Fribourg à l’occasion du 50e anniversaire de « Pax Romana », cf. « Le prieur de Taizé s’exprime sur le ministère du pape », Communion, 3 (1971), p. 2-6. 38 Cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 283-284, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 361-363. L’écho de ces prises de positions grandira ultérieurement avec la publication en 1973 de quelques pages sur Un pasteur universel dans l’ouvrage qui réunissait les extraits de journal de 1970-1972 ; cf. Schutz, Lutte et contemplation, op. cit., p. 102-105. 39 En ce sens, cf. aussi la lettre de Schutz à Willebrands du 3 août 1971, DT : « J’ai réuni tous mes frères présents à Taizé pour leur faire part de cette décision et tous se sont réjouis. Pour le moment, je leur ai parlé de mon “représentant” auprès du Saint-Siège. J’indiquerai le nom de frère Max, comme étant le premier qui assumera cette fonction, lors de notre prochain conseil, au moment où seront présents tous les frères venant de loin. Mon choix ne sera pas mis en question puisqu’il n’y a pas de vote dans la communauté ». 40 Cf. Eucharistie à Taizé, Taizé, 1963.

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le sacrement eucharistique41 ; un texte qui eut une résonance très large42 et qui sera suivi, quelques mois plus tard, par une nouvelle instruction romaine sur l’admission à la communion de chrétiens non catholiques qui laissait une certaine marge d’évaluation à l’évêque diocésain43. Ce sera en particulier à la suite de ce pouvoir discrétionnaire laissé aux ordinaires diocésains que s’ouvrira aussi la voie à une nouvelle pratique eucharistique de la communauté44. De fait, la possibilité accordée par l’instruction de 1972 fut saisie en même temps par l’évêque du diocèse de Belley, sur le territoire duquel se trouve le monastère des Dombes, et par l’évêque d’Autun, qui était déjà intervenu, au mois de mai précédent, en faveur d’un « déblocage » de l’accueil eucharistique45. Le premier, René Fourrey, autorisa l’organisation de l’hospitalité eucharistique pour les membres protestants du groupe interconfessionnel pendant leur habituelle réunion annuelle à la fin de l’été — autorisation qui ne sera pas réitérée l’année suivante à cause des réactions immédiates de Rome à l’application de l’instruction de juin46 —, alors

41 Cf. Groupe des Dombes, Vers une même foi eucharistique ? Accord entre catholiques et protestants, Taizé, 1972. Sur le document, cf. en particulier Clifford, The Groupe des Dombes, op. cit., p. 143 sqq. 42 À ce propos, cf. en particulier M. Lienhard, Identité confessionnelle et quête de l’unité. Catholiques et protestants face à l’exigence œcuménique, Lyon, 2007, p. 105 sqq. Je me limite à signaler la présentation de cet accord par deux des protagonistes de la rédaction du texte : M. Thurian, « Vers une même foi eucharistique ? », La Croix, 8 mars 1972, repris ensuite par La Documentation Catholique, 2 avril 1972, p. 337-338, et B. Sesboüé, « Vers une même foi eucharistique ? », Études, juin 1972, p. 911-926, et quelques critiques qui ne manquèrent pas du côté catholique : Ch. J. Dumont, « Eucharistie et ministères. À propos des “Accords des Dombes”. Essai de critique constructive », Istina (avril-juin 1973), p. 155-207, et, en termes clairement plus sévères, Ch. Journet, « L’accord du Groupe des Dombes sur la doctrine eucharistique », Nova et Vetera, (janvier-mars 1972), p. 81-88. 43 Cf. Instructio de peculiaribus casibus admittendi alios christianos ad communionem eucharisticam in Ecclesia catholica. In quibus rerum circumstantiis 1 Iunii 1972, in AAS, 64 (1972), p. 518-525, et la présentation du document par le secrétaire du Secrétariat pour l’unité de l’époque, J. Hamer, « Présentation de l’instruction “In quibus rerum circumstantiis” », La Documentation Catholique, 69 (1972), p. 711-712. Sur le document, cf. encore Ruyssen, Eucharistie et œcuménisme, op. cit., p. 160-171. 44 Cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 291 sqq., et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 374 sqq. Cf. aussi F. Wouda, Comunion in Taizé. Theological interpretation of a Eucharistic practice in an ecumenical context, Tillburg, 2014. 45 « Il faut débloquer le problème de l’hospitalité eucharistique, sinon nous n’en sortirons jamais… Une foi commune dans l’eucharistie, telle qu’elle est exprimée dans le texte des Dombes, nous paraît légitimer l’accueil de tel ou tel de nos frères protestants à la table catholique, s’il en exprime le désir, en raison d’un besoin spirituel profondément ressenti. La communion exprime alors l’unité de foi en l’eucharistie… » ; cf. A. Le Bourgeois, L’hospitalité eucharistique, précisions pour le diocèse d’Autun, cité dans Ruyssen, Eucharistie et œcuménisme, op. cit., p. 373. 46 Sur la participation du 7 septembre 1972 à l’eucharistie catholique de divers membres protestants du groupe des Dombes et sur les réactions qui suivirent, cf. en particulier Rocher, Le Groupe œcuménique des Dombes 1953-1985, op. cit., p. 69-71, qui rapporte des témoignages intéressants de Maurice Villain. Au cours d’une visite à Taizé en septembre

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que le même jour, le 7 septembre, Le Bourgeois admit fr. Roger à l’eucharistie catholique dans la chapelle de l’évêché d’Autun47. Dans ce cas, il s’agissait d’une démarche préparée depuis longtemps avec Le Bourgeois48, démarche que le prieur de Taizé percevait comme encore plus urgente en raison de l’imminence de la prise d’engagements du premier frère catholique, fr. Ghislain, fixée au 8 septembre. Elle fut effectuée dans une grande discrétion par le prieur de Taizé, qui, depuis quelques années déjà, célébrait la Cène seulement le jeudi saint, et qui, depuis lors, cessera définitivement de présider la célébration eucharistique protestante pour éviter toute transgression de l’interdit romain sur l’intercommunion. Ce fut un pas fondamental qui sera suivi, sept mois plus tard, par l’extension de l’accueil eucharistique à toute la communauté. Retenu une première fois à la dernière minute par un coup de fil de Willebrands49, Le Bourgeois, en effet, ne se laissera pas freiner par les réticences du Secrétariat pour l’unité et, pendant une messe du soir célébrée à Taizé au début du mois d’avril 1973, il invitera tous les frères à recevoir l’Eucharistie50. En juin, le jour de Pentecôte, toute la communauté pourra donc participer pour la première fois publiquement à la communion catholique. Dès lors, le dimanche, la célébration de la Cène et celle de la messe par des prêtres liés à la communauté51 alterneront pendant quelques années dans l’église de la

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1972, le secrétaire du Secrétariat pour l’unité, Hamer, avec un évident sens de l’opportunité au lendemain de la réunion du groupe des Dombes à laquelle Thurian avait participé, insistera sur le caractère indispensable du rapport entre Église et eucharistie, et n’épargna pas ses critiques à l’égard de la théologie du groupe. Cf. Schutz à Hamer, 22 septembre 1972, DT : « Nous avions cru que s’était entrouverte pour notre communauté la porte de l’hospitalité eucharistique […]. Hier soir, après votre départ, je ne savais pas très bien comment présenter à tous mes frères réunis en conseil ces journées que nous avions vécues. Je leur ai dit qu’il y avait dans l’Église une pluralité d’écoles théologiques, que celle des Dombes en était une parmi d’autres, mais que votre visite nous obligeait à nous remettre en question ». Cf. aussi la réponse d’Hamer à Schutz du 2 octobre suivant, DT : « Pour l’unité, le rapport entre eucharistie et Église est essentiel et implique des conséquences ». Outre fr. Ghislain étaient présents à Autun aussi quatre autres frères ; cf. une Note sur l’évolution de la célébration eucharistique à Taizé, de fr. Charles-Eugène, 3 p. dact. Sur la première participation à l’eucharistie catholique le 7 septembre 1972, cf. aussi Schutz à Manziana, 3 août 1973, AOP. « Pourquoi ne pas encore recevoir la communion eucharistique catholique ? Il semble que tout soit prêt pour cela », écrivait fr. Roger dans son journal déjà le 20 mai précédent ; cf. Schutz, Vivre l’inespéré, op. cit., p. 20. Cf. Le Bourgeois à la communauté, 2 février 1973, DT : « Le Cardinal Willebrands a été averti du notre projet. […] Il me demande instamment de surseoir. […] Il insiste sur certaines difficultés récentes de l’œcuménisme. Sans doute, je n’ai pas reçu l’ordre formel de renoncer aujourd’hui à cette célébration, mais l’avis du cardinal était formel et insistant ». Cf. fr. Roger à fr. Michel, Pâques 1973, DT : « Vendredi 5 avril [mais le 5 avril était un jeudi] au soir, l’Évêque d’Autun a célébré une messe pour tous les frères. Il y avait déjà une Église pleine de jeunes. Nous avons déambulé dans l’Église en chantant le Magnificat et des psaumes ». La messe sera pendant longtemps célébrée surtout par un prêtre de la région de Cluny, Marcel Pont, très proche de la communauté ; il alternera pendant un certain temps avec le prêtre allemand Klaus Beuerle, qui résida à Taizé plusieurs années.

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Réconciliation, jusqu’au moment où la majorité des frères pasteurs, réformés et luthériens, se conformera progressivement au choix de fr. Roger52. Ainsi, pour une durée envisagée encore comme provisoire, la célébration de la Cène —  déplacée dès la fin des années 70 dans la chapelle orthodoxe adjacente à l’église de la Réconciliation — sera sacrifiée à la priorité accordée à la participation à une unique messe dominicale, compte tenu de l’impossibilité pour les frères catholiques de communier à l’eucharistie protestante sans enfreindre la discipline en vigueur. Pendant cette phase de transition, où en semaine étaient effectuées diverses expérimentations, les dimanches où était célébrée la Cène, la communauté se divisait alors au moment de la communion, les frères catholiques allant recevoir les espèces consacrées près du tabernacle latéral qui avait été déplacé en 1972 de la crypte à l’église de la Réconciliation ; fr. Roger, lui, pour éviter de choisir, quittera souvent le chœur au moment de la communion pour aller porter le signe de la paix parmi l’assemblée53. Aboutissement d’un long processus de rapprochement avec le catholicisme, l’hospitalité eucharistique accordée par Le Bourgeois à tous les frères en raison de la particularité de l’expérience de Taizé prendra d’autre part des valeurs assez différentes au sein de la communauté, même pour ceux qui, comme Schutz et Thurian, plaidaient depuis une dizaine d’années avec insistance auprès de Rome en faveur d’une ouverture de la communion. Si, pour le pasteur genevois, la nouvelle pratique eucharistique était en effet avant tout l’expression de rapprochements théologiques importants et mûris depuis longtemps, pour fr. Roger, elle paraissait plutôt, en première instance, comme une réponse, en quelque sorte paradoxale, aux blocages doctrinaux et institutionnels expérimentés pendant les années de l’après-concile : dans la logique d’une désescalade poussée à l’extrême, ces blocages le conduisaient à anticiper, à titre forcement individuel, une unité dont l’horizon collectif était désormais, de nouveau et définitivement, en train de s’éloigner54. En ce sens, alors qu’il refusait des gestes de rupture ou des coups de force comme une intercommunion sans aval officiel55, la table commune autorisée aux frères, anticipant ce qui, pour tous ceux qui fréquentaient la colline, demeurait une espérance impatiente en attente d’accomplissement, ajournait encore une fois, dans sa perception, une exigence fondamentale de Taizé : l’exigence de préfigurer concrètement quelque chose, sans renvois eschatologiques, d’une Église authentiquement « catholique » dans laquelle les frontières

52 Je renvoie en ce sens aux témoignages qui m’ont été accordés par des frères pasteurs —  Daniel, Pierre-Yves, François, Charles-Eugène, Rudolf et Jacques — qui ont par ailleurs fait des choix différents quant à la célébration de la Cène. 53 Cf. Note sur l’évolution de la célébration eucharistique à Taizé. 54 Pour une lecture semblable, cf. en particulier Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 349. 55 Ce choix n’empêchera évidemment pas dans la pratique des rencontres avec des foules de jeunes le contournement possible de la discipline eucharistique des Églises d’appartenance ; en ce sens, cf. parmi d’autres Wouda, Communion in Taizé, op. cit.

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confessionnelles seraient dépassées56. Dans cette perspective, la nouvelle pratique eucharistique de Taizé, unique possibilité autorisée de partage d’une même table pour une communauté mixte du point de vue confessionnel, paraissait moins l’expression d’une évolution explicitement catholicisante57 que la réponse à l’impasse eucharistique d’une communauté « inclassable », dans l’ensemble toujours plus projetée, intuitivement ou instinctivement, dans un au-delà des catégories traditionnelles et des classifications ecclésiastiques58.

3. « Des épreuves dans la communion de l’Église » Expression d’une sorte de « nouvel œcuménisme post-confessionnel59 », le positionnement incertain de Taizé ne manquera pas d’être qualifié, de plusieurs côtés, de confusionnisme équivoque et de susciter de nouvelles réserves. D’abord du côté du protestantisme francophone, surtout après 1975, lorsque la communauté, pour marquer sa propre dimension œcuménique, toujours plus composite du point de vue des origines confessionnelles de ses membres, retirera son nom de l’annuaire de la FPF et quittera au même moment le Département des recherches communautaires de la Fédération60 ; il est compréhensible que la rue de Clichy lise cette décision comme une confirmation du rapport désormais asymétriquement privilégié de la communauté avec l’Église catholique61. Mais les réserves ne manquèrent pas non plus du côté du Conseil œcuménique des Églises, où la « parenthèse » ouverte en 1966 sera bientôt refermée avec le remplacement de Carson Blake en 1972 par le méthodiste Philip Potter, originaire de l’île de la Dominique62 ; et, surtout, du côté de la curie romaine qui n’épargnera pas en effet à Schutz certaines des « épreuves » les plus difficiles de son rapport jamais facile avec les diverses

56 Cf. encore Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 253. 57 Comme dans la lecture de Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 291-293. 58 En ce sens, cf. en particulier Daudé, « Œcuménisme : un regard panoramique », art. cit. 59 Cf. Leplay, « Taizé : un autre œcuménisme ? », art. cit. 60 Thurian en était à ce moment-là le secrétaire. Cf. Thurian au président de la FPF Jean Courvoisier, 27 octobre 1975, DT : « Le caractère œcuménique de notre communauté de Taizé, qui comprend des catholiques, rend délicate notre appartenance au Département des recherches communautaires de la Fédération Protestante, aussi je demande à celui-ci de choisir un autre responsable, probablement une sœur de Pomeyrol ou une diaconesse d’Alsace ». Cf. aussi l’annuaire de la FPF du 1975, La France protestante, Paris, 1975, dans lequel la communauté ne figure plus sur la liste des « Institutions et œuvres du protestantisme », et la correspondance entre Taizé et Paris des trois années suivantes jusqu’au communiqué du SŒPI du 13 septembre 1978, p. 1. 61 Pour quelques témoignages sur ce passage, cf. Escaffit-Rasiwala, Histoire de Taizé, op. cit., p. 101. 62 Cf. les Questions diverses abordées au long du Conseil, dans les notes du conseil du 15-18 janvier 1981, DT.

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institutions ecclésiales63. « Au cours de ces années — soulignera le prieur de Taizé au conseil de la communauté de janvier 1978, première occasion où il partagera avec tous les frères quelque chose de ses difficultés avec Rome —, il a fallu constater à certains moments que des institutions œcuméniques, celles de Genève, celles d’autres Églises, celles de Rome, s’entendaient par-dessus nos têtes pour faire pression sans nous consulter64 ». Et il ajoutera : À Rome, nous tentons l’impossible pour que la mixité de notre vie, nos provenances ecclésiales diverses, le fait aussi que les jeunes catholiques soient si nombreux à venir sur la colline, nous tentons l’impossible pour que tout cela n’aboutisse pas à l’élaboration d’un texte. […] J’ai bien compris ceci : nous sectariser, nous marginaliser, voilà ce que ces hommes voudraient. Ils ne veulent pas que nous soyons universels65. En décembre 1972, fr. Roger avait déjà été interpellé par Mgr Willebrands sur le thème, la date et la durée du « concile des jeunes », sur l’intercommunion et sur son positionnement confessionnel66 ; dans un article publié par Le Monde au mois de janvier précédent, il avait en effet parlé en termes d’une « double appartenance » possible, ce qui avait provoqué de vives réactions en plusieurs milieux protestants67. Mais ce sera surtout après l’extension de

63 Cf. l’introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 5-9 janvier 1978, Notre vocation dans l’Église. Sur le troisième secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, cf. en particulier R. Hinz, « Philip Alford Potter : frühe Prägungen und Erfahrungen », Ökumenische Rundschau, 60/4 (2011), p. 540-551, et A. Fröchtling, M. Jagessar, B. Brown, R. Hinz, D. Werner (dir.), At home with God and in the world : a Philip Potter reader, Geneva, 2013. 64 Cf. encore l’introduction de fr. Roger au conseil de janvier 1978. 65 Ibid. 66 Le contexte fut celui d’un diner, le 8 décembre 1972, dans l’appartement du pape. La soirée avec Paul VI avait été demandée avec insistance par Schutz et Thurian ; elle fut finalement accordée malgré la contrariété de Mgr Benelli, après que le secrétaire personnel du pape, Pasquale Macchi, assure la présence de Willebrands ou d’Hamer. Cf. une lettre de Schutz à Manziana du 3 août 1973, AOP, et surtout quelques notes de Willebrands sur cette rencontre publiées dans L. Declerck, M. Lamberigts, « Les relations entre le cardinal Montini/ pape Paul VI et monseigneur/cardinal J. Willebrands », Notiziario dell’Istituto Paolo VI, 66 (décembre 2013), p. 29-48. 67 Cf. R. Schutz, « L’Église, un feu qui nous brûle », Le Monde, 20 janvier 1972 : « Notre unité visible suppose des lieux d’unanimité, des sources communes auxquelles revenir constamment. De même, l’œcuménisme pourra-t-il se débloquer sans en appeler à un ministère pastoral d’unanimité, au plan universel, et cela de manière bien concrète […] ? […]. Par son ministère, le pape Jean XXIII m’a ouvert les yeux à une voie nouvelle d’œcuménicité. […] Que demandons-nous à ce pasteur, appelé à être un évêque pauvre, si ce n’est de nous aider à réactualiser pour chaque génération les sources de la foi, d’activer la communion entre toutes les Églises locales, et aussi d’appeler, en peu de mots, non seulement les chrétiens, mais beaucoup d’hommes qui l’écoutent à lutter contre l’oppression ? Et voici que, pour réaliser l’unité nous nous trouvons placés au cœur d’un dilemme : même en vue d’une communion plus universelle, nous ne pouvons pas rompre avec notre communion d’origine. […] Pour la génération charnière, trouverons-nous alors la

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l’hospitalité eucharistique à toute la communauté par Le Bourgeois que Schutz connaîtra à Rome ce qu’il appellera de véritables « épreuves dans la communion de l’Église68 ». De fait, l’initiative de l’évêque d’Autun ne resta pas sans suite : déjà convoqué précédemment par la CDF pour la question des foyers mixtes catholiques-protestants69, Le Bourgeois, en février 1974, devra de nouveau rencontrer à Rome le préfet et le nouveau secrétaire de la CDF, le cardinal Šeper et le dominicain belge Hamer, le président et le secrétaire du Secrétariat, le cardinal Willebrands et Charles Moeller, et le préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique, le cardinal Garrone. L’ordre du jour de la réunion comportait « l’ensemble des problèmes de Taizé »70 : in primis la pratique eucharistique de la communauté, avec une référence spécifique aux frères « qui participent à la fois à la communion eucharistique catholique et à la cène protestante », ainsi que la discipline observée sur la colline à l’occasion des grands rassemblements de jeunes —  question d’autant plus sensible en vue de l’ouverture du « concile des jeunes » en août suivant, sur laquelle l’attitude à Rome était d’« attente et [de] réserve »71. Sur les grands rassemblements de jeunes, l’évêque d’Autun, qui souhaitait peut-être une certaine responsabilité formelle du diocèse dans possibilité d’une double appartenance ? ». Sur les vives réactions provoquées par cet article, cf. Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 367-368. Le principe d’une « double appartenance » ou d’une « double fidélité » n’était pas par contre une nouveauté en milieu melchite ; cf. sur la double fidélité d’un point de vue melchite, G. Hachem, « Primauté et œcuménisme chez les melkites catholiques à Vatican II », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 93/3-4 (1998), p. 394-441, et Id., « Le concept de “double communion” dans le projet de Mgr Zoghby. Quel modèle d’unité ? », Cristianesimo nella storia, 38/3 (2017), p. 867-880 68 Cf. Schutz, Notre vocation dans l’Église. 69 Cf. Le Bourgeois, Un évêque français, op. cit., p. 111. 70 Cf. l’Ordre du jour pour la réunion sur Taizé, 14 février 1974, 2 p. dact., une Note confidentielle de Thurian s. d., 2 p. dact., sur la foi eucharistique de la communauté et sur la discipline observée à Taizé — transmise à Le Bourgeois le jour précédant la réunion auprès de la CDF —, les notes de l’évêque d’Autun lui-même, Rencontre à Rome de Mgr Le Bourgeois avec le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens et la Congrégation de la doctrine de la foi, 3 p. dact., et une lettre du 17 mars 1974 du card. Gouyon à l’évêque d’Autun, ADA. Secrétaire du Secrétariat pour l’unité des chrétiens de 1969 à 1973, Hamer deviendra secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 1973 à 1985. 71 « 2. Problèmes posés par le “Concile des jeunes”. a) Une attitude de base : attente et réserve. Il ne s’agit pas de vouloir récupérer ce concile, comme un instrument de pastorale catholique. b) D’autre part, dans la situation actuelle, il ne convient pas de déconseiller aux jeunes de se rendre au concile si ceux-ci le font spontanément. c) Rôle des Évêques : pour les groupes qui prennent l’initiative de participer au “concile des jeunes”, prévoir une préparation préalable. Auteurs et objectifs de cette préparation. d) L’attrait de Taizé ne pourrait-il pas être compensé du côté catholique par une pastorale appropriée des jeunes ? Taizé est-il le seul centre capable d’attirer la jeunesse d’aujourd’hui ? 3. Organisation de la pastorale locale à Taizé. a) Examen de la situation concrète. b) Comment mettre en œuvre une pastorale catholique solide, permanente, autonome (bien qu’entretenant de bons rapports avec la communauté protestante), sous la pleine responsabilité de l’Évêque ? » ; cf. l’Ordre du jour pour la réunion sur Taizé que Mgr Le Bourgeois, semble-t-il, ne consulta que la veille.

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l’accueil pastoral des catholiques, surtout après le départ des franciscains de Taizé en 1972, conviendra d’« un certain manque de clarté dans le rappel de la discipline des Églises72 ». Par contre, sur l’accueil eucharistique accordé à la communauté, il restera très ferme sur sa décision ; et cela malgré un Hamer qui souhaitait mettre fin à ce qui était défini comme « une sorte d’abus dans l’interprétation des textes officiels sur l’hospitalité eucharistique »73. « Si vous voulez absolument un retour en arrière — dira Le Bourgeois au secrétaire de la CDF —, prenez-en vous-même la responsabilité et allez le signifier à la Communauté74 ». S’il n’y eut pas de marche arrière, grâce à l’attitude de plus grande ouverture manifestée par les cardinaux Šeper et Garrone et en particulier par Moeller, qui établira une certaine analogie entre la « double appartenance » de Taizé et la situation des orthodoxes beaucoup plus facilement admis à l’eucharistie, la « question de l’eucharistie à Taizé » restera toutefois très délicate : les 29 et 30 avril 1974, Schutz sera en effet convoqué par la CDF pour préciser la position de la communauté en matière eucharistique et la signification de la « double appartenance »75. Il s’agira là sans aucun doute du moment le plus douloureux et difficile dans l’histoire des rapports de Taizé avec Rome, qui laissera une blessure profonde chez le fondateur de Taizé : une « épreuve » à laquelle il comprit que l’évêque d’Autun n’était pas tout à fait étranger, même si l’intention de ce

72 Cf. Rencontre à Rome de Mgr Le Bourgeois. 73 Ibid. : « J’ai repris les arguments suivants, qui avaient commandé mes décisions : 1°) Il existe entre la Communauté de Taizé et l’Église Catholique une véritable Foi commune dans l’Eucharistie. Nous en avions médité la formulation dans le texte des Dombes. 2°) Nous avons pensé qu’il existait une véritable nécessité spirituelle, car Frère Roger et plusieurs de ses Frères ne trouvent plus, au sein de leurs Églises, la plénitude de l’Eucharistie. 3°) Cette démarche a été dictée par le désir d’aller vers l’Unité, dont l’Eucharistie est un moyen, et en toute déférence envers le “ministère de Pierre” très souvent rappelé par le Prieur ». Quant à la position des frères catholiques, Le Bourgeois assura donc « qu’il était convenu une fois pour toutes qu’ils ne communiaient pas à la Cène ». 74 Ibid. 75 Cf. ibid. et l’échange de mars 1974 entre Schutz, Willebrands et le card. Šeper, DT. En particulier, cf. une lettre de Schutz au card. Šeper du11 mars, DT : « Notre marche avec ces dizaines de milliers de jeunes de tous les continents […] suppose de notre part vigilance et prière. Dans la situation actuelle, toute intervention du St. Siège concernant l’eucharistie à Taizé nous placerait dans un étau, car la marge de nos possibilités demeure très limitée. Tout ce que nous avons engagé pendant des années d’élaboration suppose une maturation sereine, dans ma propre communauté comme parmi les jeunes qui sont liés à nous, et il faut du temps pour que tout vienne à maturation. Si nous étions acculés à une solution qui apparaisse comme un régressisme, la crédibilité dans tout ce que j’ai affirmé et enseigné sur l’Église de Rome serait ébranlée autour de moi. Que je sois désavoué par le St. Siège, je parviendrais personnellement à le supporter. Mais ce désaveu placerait dans une impasse beaucoup de ceux que j’ai tenté, peu à peu, de conduire à une ouverture. C’est en pensant à eux, à mes frères, comme à de nombreux jeunes, que j’écris cette lettre, pour éviter d’en arriver à l’irréparable. Quand le Christ, réellement présent dans l’eucharistie, appelle, qui pourrait empêcher des hommes d’écouter cet appel ? ».

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dernier avait été de favoriser, à travers un échange direct, le dépassement des réticences romaines76. Une « épreuve », aussi, dont fr. Roger non seulement ne voudra pas parler publiquement77, mais sur laquelle il gardera également le silence à l’intérieur de la communauté. En effet, ce sera seulement en 1978 que Schutz abordera avec tous les frères, sans toutefois entrer dans les détails, les difficultés et les tensions des dernières années avec Rome : « depuis le début de l’année 1974, depuis quatre ans — notera-t-il en particulier au conseil de la communauté de janvier 1978 —, cette épreuve n’a pas connu d’interruption et elle n’est pas terminée78 ». Apparemment, il ne parlera qu’avec Congar, durant l’été 1977, de la rencontre survenue trois ans auparavant dans la salle du tribunal du Saint-Office ; une rencontre à laquelle prirent part Šeper, Garrone, Hamer, Willebrands, Moeller et Le Bourgeois, et où fr. Roger se présenta accompagné de trois frères — Max, Robert et Charles-Eugène79. La rencontre, dont il semble que Paul VI fut informé seulement après coup,

76 Cf. en particulier une lettre de Le Bourgeois au card. Gouyon du 15 mars 1974, ADA, qui confirme une certaine responsabilité de l’évêque d’Autun dans l’idée d’une rencontre directe de Taizé avec les responsables de la CDF et du Secrétariat pour l’unité : « À la suite de cette rencontre [celle à Rome de février 1974], j’ai vu à Rome le Frère Max Thurian et, sans lui en donner le détail, lui ai fait part du contenu principal de nos entretiens. Une fois de plus, je l’ai engagé à exprimer par écrit le sens exact de ce qu’il appelle la “double appartenance”. Sur le moment, il a paru bien accueillir ma requête et accepter le bilan plutôt positif que je retirais de mes entretiens. Or, depuis mon retour, j’ai l’impression que l’atmosphère devient un peu lourde dans les relations avec Taizé. […] je sens le Frère Roger très réticent pour toute rencontre de ce genre, et animé, même, de la crainte de voir se compliquer ses relations avec Rome. J’ai dû m’évertuer à lui expliquer qu’il n’en était rien et qu’une clarification s’imposait sur quelques points à la veille du Concile des Jeunes. J’ai fait ressortir en particulier ma propre responsabilité, sachant l’amitié vraiment sincère que le Frère Roger me porte. Mais, je dois l’avouer, je le sens en ce moment assez bloqué ». À cet état d’âme de Schutz contribua aussi peu après le forfait à la dernière minute des cardinaux Marty et Döpfner, attendus sur la colline le jour de Pâques où devrait être annoncée la date d’ouverture du « concile des jeunes » ; selon le témoignage de fr. Charles-Eugène, qui rencontra le cardinal Marty à Paris en septembre suivant, le président de la conférence épiscopale française aurait dit avoir annulé la visite à Taizé sur invitation explicite de Mgr Le Bourgeois ; cf. quelques notes dact., s. d., de fr. Charles-Eugène, DT. Jusqu’au dernier moment, Schutz cherchera à éviter une réunion vécue comme une « épreuve forcée » ; cf. ses lettres du 23 avril 1974 à Šeper et à Willebrands, DT. « De telles rencontres — écrivit-il en particulier au président du Secrétariat — ne sont pas souhaitables dans ces années-ci. Mais cette impossibilité n’empêche en rien des entretiens d’homme à homme, les explications de personne à personne, auxquels je crois beaucoup ». 77 « Il serait aisé de parler à la presse des difficultés que nous rencontrons avec certains hommes placés à la tête des institutions d’Église », écrira Schutz dans des pages de son journal le 10 mai 1974, publiées ensuite dans Vivre l’inespéré, op. cit., p. 134-135 ; « Cela nous vaudrait des sympathies immédiates — notait-il —, mais ce serait une voie de facilité, ce serait travailler contre la communion du corps du Christ. Garder le silence, en de telles périodes, est une ascèse ». 78 Cf. Schutz, Notre vocation dans l’Église. 79 Cf. les notes de Le Bourgeois de la rencontre au Saint-Office du 29-30 avril 1974, 7 p. ms, ADA.

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comme le pontife lui-même le dira à Schutz lors de l’audience avec Thurian accordée quelques jours après80, eut une issue finalement positive : l’hospitalité eucharistique offerte à la communauté par l’évêque d’Autun ne fut pas mise en question et, même si l’idée de la « double appartenance » rencontra encore de fortes réserves, fut reconnue la particularité de la situation « anticipatrice » de Taizé81. Cette issue positive sera ensuite attribuée surtout au card. Šeper, « qui comprend si bien tout ce que nous vivons82 ». La crainte à ce moment-là était, en effet, celle de la publication d’un document — « le père Hamer en est capable » —, qui, sans citer expressément le nom de la communauté, aurait été pour beaucoup « accablant », en justifiant l’argument diffus selon lequel à Taizé finirait par « protestantiser » les catholiques83.

80 Cf. la note ms « très confidentiel » de Congar du 16 juillet 1977 : « 6.7.77 – Une fois de plus (tous les deux jours), je dîne avec le fr. Roger Schutz. Il aime me confier des choses assez intimes touchant Taizé. Plusieurs fois déjà il m’a parlé des ennuis qu’il a eu en raison de rapports et dénonciations à Rome, venus de France (il insiste). En avril 74 il a été convoqué au S. Office. On lui disait : vous exercez une action et une responsabilité aussi dans l’Égl[ise] cath[olique] — ce qui est vrai — il faut nous expliquer et répondre à des qu[estions]. On ne les lui avait pas communiquées avant mais un Mgr ami l’avait informé. Cela s’est passé dans la grande salle du S. Off[ice] (où nous avons tenu une commission sur la qu[estion] morale pendant le Concile). Il y avait une 20aine de pers[onnalités], cardinaux et théologiens. Cela a été assez dur. Il ne me dit pas quelles qu[estions] ont été posées. Je ne serais pas étonné qu’il y en eût sur 1° le danger d’ambiguïté et indifférentisme que Taizé peut favoriser ; 2° danger de promiscuité sous les tentes, avec tant de jeunes, garçons et filles. À un moment donné, un Mgr a dit : et si nos questions, notre action (cela a duré 2 jours) étaient connues de la Presse, quel tollé. Cela a jeté un froid et un moment de silence… Le card. Šeper a été très chic et fr. Roger lui attribue l’heureuse issue de la procédure. À la fin il a dit : je vais rendre compte moi-même et dès demain au S. Père. Le fr. Roger a vu Paul VI ensuite. Celui-ci lui a dit qu’il ignorait tout de cette affaire, et lui a demandé comment cela s’était passé : “Les lions n’ont pas été trop méchants ?”. Le fr. Roger, qui vit dans l’amour de l’Église et pour la faire aimer, n’a jamais dit un mot de tout cela à sa communauté. Cela aurait blessé le sentiment de communion avec Pierre que Taizé veut vivre. Fr. Roger a eu aussi des difficultés en Italie. On l’a utilisé, compromis, allant jusqu’à imiter sa signature. Mais il n’a pas voulu se désolidariser de jeunes. Il dit : un jour ils se souviendront de la confiance qu’on leur a donnée ». 81 Cf. en particulier quelques interventions de Moeller et du card. Šeper, d’après les notes ms de Le Bourgeois de la rencontre au Saint-Office de fin avril : « Mgr Moeller : Oui, gravité des directives, même contre notre propre cœur. Oui, mission du Pasteur universel et danger possible. Ma question : l’expérience de Taizé est “inclassable”. Ne représente-t-elle pas une occasion d’approfondir certains aspects de doctrine : 1) expression “double appartenance” pas heureuse. […]. Plutôt écartèlement : valeurs catholiques et fidélité à l’Église d’origine. 2) Document de juin 1972 (cité par Mgr Hamer) élargit “l’urgens necessitas”. En acceptant le jugement de l’évêque du lieu sur certaines situations individuelles. Passer de l’individu à collectivité pose problème. Mais peut-être exception Taizé ? Changement pratiquement impossible à Taizé ! 3) Eucharistie = Foi totale. Mais aussi “moyen”, individuel, mais peutêtre aussi à voir + large. […] Cardinal Šeper : Reprend Moeller : réfléchir à la question spéciale de Taizé : y a-t-il “urgens necessitas” ? Réfléchir à la question Église locale. Mais peut-on “anticiper” ». 82 Cf. encore Schutz, Notre vocation dans l’Église. 83 Ibid.

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La conclusion positive de la convocation romaine — marquée symboliquement par la demande de Paul VI à Willebrands de le représenter sur la colline pour l’ouverture du « concile des jeunes » à la fin du mois d’août — ne signifiera pas, comme nous l’avons déjà évoqué, la fin des difficultés de Taizé avec la curie du pape Paul VI. Des tensions et des incompréhensions se présentèrent à nouveau à la fin de 1975. Et ce ne fut pas par hasard qu’elles surgirent au lendemain de la divulgation dans Nova et Vetera d’une page très sévère sur la communauté, écrite peu de temps avant sa mort en avril 1975 par le vieux cardinal Journet, notoirement lié au pape Montini84 ; une page qui fut publiée en septembre par le nouveau directeur de la revue de Fribourg, le dominicain Georges Cottier, ancien camarade de lycée de Thurian, en annexe à son article sur les Menaces sur l’œcuménisme85. Les paroles de Journet — selon Schutz « arrachées » au cardinal mourant par « un théologien français d’extrême droite »86 — représentaient, en effet, une claire mise en garde à l’égard de la « démarche essentiellement ambiguë » d’une communauté qui avait fini par séduire, par son « œcuménisme facile », « tout un monde catholique en voie de décomposition »87. 84 Cf. G. Boissard, « La relation Montini-Journet », in Montini, Journet, Maritain : une famille d’esprit. Journées d’étude, Molsheim, 4-5 juin 1999, Brescia-Roma, 2000, p. 10-47. 85 Cf. G. Cottier, « Menaces sur l’Œcuménisme », Nova et Vetera, 50/3 (1975), p. 161-164, et Ch. Journet, « Un nuage d’équivoque », ibid., p. 165. 86 Cf. Schutz, Notre vocation dans l’Église : « un article est paru qui situe Taizé parmi les sectes, fort intelligemment : cette vision des choses se situe toujours dans la même ligne, et elle trouve aussi sa source en France, que ce soit à gauche où à droite. C’est encore dans la même ligne qu’un théologien français d’extrême droite arrachait au cardinal Journet, juste avant sa mort, un testament spirituel où il le faisait prendre position à notre égard concernant l’eucharistie. Heureusement que, l’année précédente, j’avais reçu une lettre du même cardinal Journet, que je n’avais aucunement sollicitée, où il exprimait sa gratitude pour notre manière de vivre l’eucharistie. Mais il n’a été possible ni de faire paraître cette lettre dans la revue qui avait publié le testament ni non plus d’avoir le texte exact du testament dont nous avons su qu’il avait plusieurs versions ». Fr. Roger fait référence à une lettre brève de Journet du 25 juin 1974, DT, dans laquelle le cardinal suisse lui avait exprimé « l’émotion profonde » suscitée par sa référence en Ta fête soit sans fin à « la petite église romane où se trouve la réserve eucharistique ». Le théologien auquel est faite allusion pourrait vraisemblablement être Paul Toinet, prêtre du diocèse d’Autun et professeur à l’« Institut œcuménique de l’Institut catholique de Paris », auteur d’une réponse à deux articles de Max Thurian publiés par La Croix les 17 et 29 janvier 1975 — « Pierre et l’Église » et « L’appartenance à l’Église » ; cf. P. Toinet, « Perplexité œcuménique », La Croix, 14 février 1975. 87 Cf. Journet, « Un nuage d’équivoque », art. cit. : « 1. Taizé a toujours orienté son œcuménisme vers la reconnaissance mutuelle d’une équivalence essentielle des eucharisties célébrées tant dans le protestantisme que dans le catholicisme : eucharistie tridentine, eucharistie luthérienne, eucharistie calvinienne. 2. Cette vue, née dans le désarroi du protestantisme, s’est rapidement imposée. […] Les foyers mixtes s’en sont emparés comme d’une révélation du ciel. […] 3. Elle permet à Taizé tout d’abord d’esquiver, pour lui-même, l’authentique profession de foi tridentine […]. 4. Elle permet d’autre part à Taizé d’accueillir tout ce qui lui plaira de la liturgie romaine mais dans une lecture désormais radicalement protestantisée. Pendant les Messes splendides du deuxième concile du Vatican, les Frères de Taizé ont édifié tous les évêques de l’Église catholique. […] ».

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Même si le nom de Journet ne semble pas avoir été évoqué, il est difficile d’imaginer que les pages de Nova et Vetera sur « Taizé sous la lumière de la Foi catholique »88 soient passées inaperçues à Rome, en particulier à Paul VI, et n’aient pas de quelque manière influencé le climat des rencontres de Schutz et Thurian avec la curie à la fin de 1975. Par ailleurs ces rencontres avaient lieu à la veille immédiate de la clôture, le jour de Noël, de l’« année sainte de la réconciliation ». C’était une occasion que le prieur de Taizé ne voulait pas laisser échapper pour invoquer encore une fois auprès du pape une ouverture de la communion catholique à tous les chrétiens qui partageaient la foi dans la présence réelle du Christ dans l’eucharistie. En août déjà, il avait ainsi exprimé à Carlo Manziana, qui s’apprêtait à partir pour son habituelle rencontre d’été avec Paul VI, à Castelgandolfo, son désir de rencontrer le pape avant Noël afin d’avoir avec lui un échange sur les modalités par lesquelles l’évêque de Rome pourrait déclencher un processus de réconciliation en confirmant dans la foi ses frères « non catholiques par leur naissance »89. Avec l’« ami du pape », il était alors revenu sur la question eucharistique et sur le caractère crucial d’une ouverture de la communion catholique ; mais il avait ajouté qu’une telle hospitalité ne devait pas impliquer aussi un renoncement à la cène protestante de la part de ceux qui ne voulaient pas blesser leur propre « famille d’origine » ; une nouvelle précision qui était évidemment liée à certaines difficultés soulevées à Rome en 1974. Une fois obtenue l’audience avec Paul VI, programmée pour le 18 décembre, Schutz reprendra donc ses souhaits dans un texte sur les thèmes qu’il voulait aborder au cours de la rencontre avec le pape90 : une synthèse de ses attentes autour du rôle d’un pasteur universel sur le chemin de la réconciliation des chrétiens91. Dans ce texte, qui insistait sur l’important exemple que l’évêque de Rome pourrait donner aux autres Églises en prenant résolument la voie d’une grande simplicité des moyens, fr. Roger ajoutait ainsi le souhait que la réconciliation des chrétiens se réalise sans demander, plus ou moins explicitement, aux non catholiques de renier leurs propres « familles d’origines » — et de renoncer à participer à la cène, pouvait-on lire entre les lignes. « Même en vue d’une communion plus universelle, plus œcuménique, vraiment catholique, renier va contre l’amour », soulignera en particulier fr. Roger, en reprenant certains passages de son article de janvier 1972 sur la « double appartenance », et en prévenant ceux qui, dans la curie romaine, pensaient évidemment que sa désescalade était de fait le prélude à un passage confessionnel :

88 La contribution de Cottier et le « testament » de Journet étaient suivis aussi de la reproduction de l’article déjà mentionné de Toinet ; cf. Nova et Vetera, 50/3 (1975), p. 166-167. 89 Cf. Schutz à Manziana, 6 août 1975, AOP. 90 « Selon la méthode que Paul VI apprécie » ; cf. l’extrait d’une page du journal du jour de l’audience, in Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 101. 91 Cf. la Lettre du prieur de Taizé au pape Paul VI, 3 p. dact., DT.

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Même en vue d’un plus grand amour, des hommes ne peuvent pas, en conscience, blesser l’amour porté à ceux qui les ont fait naître à la foi. Parmi ceux qui leur ont fait naître à la foi, il y a bien souvent un père et une mère. L’évêque de Rome ouvrirait-il alors l’eucharistie à tout baptisé qui croit en la présence réelle du corps et du sang du Christ, et qui cherche avec passion l’unanimité de la foi, sans pour autant lui demander de reniement ?92 Le partage de la foi eucharistique catholique, la communion avec l’évêque de Rome et la reconnaissance de son ministère comme pasteur universel, mais sans aucun geste ni expression de reniement, voilà le seuil que Schutz s’interdisait d’outrepasser, le non possumus énoncé dans le texte pour le pape ; un texte qui, transmis à l’avance au secrétaire personnel du pape, Pasquale Macchi, et au substitut de la secrétairerie d’État, Giovanni Benelli, ne sera toutefois pas remis à Paul VI à cause des réactions qu’il provoqua chez le prélat toscan93. En effet, au cours d’un entretien très tendu quelques jours avant l’audience papale, Benelli n’hésita pas à inviter Schutz et Thurian à faire un « pas définitif », en suivant l’exemple de Newman, et à réaliser enfin un « passage » qui — comme il le redira aux deux frères de Taizé dans une longue lettre du 31 décembre — devait inévitablement comporter une rupture et une obéissance nouvelle94. 92 Ibid. 93 Sur Giovanni Benelli et sur son action en tant que substitut de la secrétairerie d’État avant d’être créé cardinal et nommé au siège de Florence en 1977, voir en particulier A. Riccardi, « La Santa Sede e la Chiesa in Italia (1963-1978) », in Paul VI et la modernité. Actes du colloque de Rome (2-4 juin 1983), Roma, 1984, p. 647-672, et l’article de B. Bocchini Camaiani et A. Riccardi, « Benelli, Giovanni » in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, 1988, vol. 34, sur le site www.treccani.it. 94 Cf. Schutz à Manziana, 21 juillet 1976, AOP : « Quand j’ai rencontré Mgr Benelli, l’écho était tout autre que chez Don Macchi. J’ai trouvé en face de moi un homme très tendu, qui m’affirmait exprimer la pensée du Saint-Siège en disant que la seule solution était, de notre part, une adhésion publique et juridique ». Cf. aussi une longue lettre de Benelli à Schutz et Thurian du 31 décembre 1975, DT : « Entendons-nous bien. Comme je vous ai dit, il ne s’agit aucunement de renier les valeurs authentiquement chrétiennes de l’Église réformée, comme le Concile s’est plu à les reconnaître, et que vous pouvez d’ailleurs retrouver dans la plénitude catholique […]. Passés à l’Église catholique, vous auriez d’ailleurs la possibilité et la responsabilité d’œuvrer à leur mise en valeur, en collaboration avec la Hiérarchie. De même, dans certains domaines apparemment contrastants, il se peut que ce soit plus une question de mots que de substance. Mais il est certainement des points substantiels de dogme, de spiritualité, d’éthique chrétienne, d’ecclésiologie surtout, où l’interprétation que vous donniez, dans le sillage de votre confession originelle, diverge de la doctrine professée par les catholiques et sanctionnée par le Magistère. Sur ces points, le passage comporte inévitablement rupture, obéissance nouvelle, dans une disponibilité totale, à l’intérieur d’une Église qui nous reçoit, et avec une certaine séparation de ceux qui restent sur l’autre rive. Il me semble qu’il en a toujours été ainsi dans de tels passages. Car il ne peut y avoir, je crois que nous l’avons bien vu ensemble, ni double appartenance, ni une sorte de no man’s land où le cœur partagé s’abstiendrait de choisir. On est toujours situé dans une communauté confessante précise, avec l’obligation de conscience de rechercher celle qui correspond à la volonté du Seigneur ».

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Vraisemblablement ce ne fut pas l’unique fois que serait cité le nom de Newman pendant ce séjour romain. D’après les notes d’une conversation que le prieur de Taizé eut neuf ans plus tard avec l’historien Jean Delumeau, Paul VI lui-même, au cours de l’audience du 18 décembre 1975, aurait en effet évoqué le nom du cardinal anglais, en réponse à fr. Roger qui l’avait remercié pour son geste de baiser les pieds du métropolite Méliton à l’occasion du dixième anniversaire de la levée des excommunications : « Les orthodoxes se tiendront toujours à un mètre de nous, il n’y a que Newman qui a fait ce qu’il fallait », aurait dit le pape, qui, avant l’audience, avait reçu de Schutz une lettre qui synthétisait le texte précédent et qui était accompagnée par une note rédigée après son entretien avec Benelli pour préciser sa position95. Au moment où l’Église catholique avait développé des relations bilatérales avec les autres Églises et favorisé la création de commissions mixtes interconfessionnelles, « nous ne sommes plus dans le contexte historique de Newman », avait souligné en particulier fr. Roger dans cette bref note, celle-ci réaffirmant donc que « l’idée que nous renierions ceux qui nous ont ouverts à la foi n’est pas supportée »96. Dans cette note en outre, le prieur de Taizé n’avait pas manqué de rappeler les pas successifs qu’il avait faits pour concrétiser l’aspiration de Taizé à une communion avec Rome : les déclarations sur le rôle du ministère pétrinien, le renoncement à célébrer la cène après l’hospitalité eucharistique catholique, l’abandon, enfin, de l’idée d’une « double appartenance », « qui pourtant […] représentait une espérance pour certains », si elle pouvait véhiculer l’image de deux Églises en une situation de parallélisme. « À Taizé nous ne tenons même pas à être un pont, mais un courant d’espérance et d’amour d’Église », avait-il ajouté dans la note, avant de souhaiter en conclusion l’élaboration d’un nouveau chapitre de l’ecclésiologie qui prenne « très au sérieux l’exigence d’aucun reniement dans la recherche de l’unité visible »97 ; un souhait que Schutz reprendra deux mois plus tard dans une réponse tardive à Benelli, où il soulignera l’exigence d’une longue période de

95 Cf. Schutz, Note, décembre 1975, 1 p. dact., DT, et Schutz à Benelli, 21 décembre 1975, DT. La synthèse du texte de Schutz a été aussi reprise dans Étonnement d’un amour, op. cit., p. 98-100. Cf. aussi les notes de fr. Charles-Eugène sur la conversation du 24 janvier 1984 de fr. Roger avec l’historien français Jean Delumeau, DT. À ce propos, cf. aussi un extrait du carnet du 14 décembre 1975 du maître des célébrations liturgiques pontificales Mgr Virgilio Noé, publié dans Paolo VI, Una storia minima, édité par L. Sapienza, Monopoli, 2018, p. 82-83 : « Al termine della Messa in cui aveva baciato i piedi al Metropolita Melitone, nella Cappella Sistina, Paolo VI nota la presenza di Frère Roger, Priore della Comunità di Taizé, e commenta : “… Sono molto vicini a noi, ma non si decidono… Ma cercheremo di dar loro un posto d’onore. Intanto una cosa si è ottenuta : non c’è più astio tra noi. Ora ci si parla, e questo è già tanto !” ». Sur la signification œcuménique du geste de Paul VI du 14 décembre 1975, cf. en particulier Y.-M. Congar, « L’œcuménisme de Paul VI », in Paul VI et la modernité dans l’Église. Actes du colloque de Rome (2-4 juin 1983), Roma, 1984, p. 807-820. 96 Cf. encore Schutz, Note, décembre 1975. 97 Ibid.

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réflexion communautaire, et précisera au substitut de la secrétairerie d’État qu’en se référant à la « famille d’origine », il n’envisageait pas sa situation personnelle, mais, évidemment, les « familles spirituelles » au sein desquelles avaient grandi la plupart des frères98. La frustration et l’amertume du fondateur de Taizé causées par ces dernières « épreuves » du côté catholique, et par certaines « affirmations qui défigurent le plus pur de nos intentions », furent sûrement très profondes99, tout en restant très discrètes dans les brèves évocations de son séjour romain de décembre 1975, publiées plus tard dans Étonnement d’un amour, quatrième petit volume presque entièrement constitué d’une série d’extraits de son journal100. « Te confier ce qui contrarie le cœur ou les projets, prier pour l’opposant. Et puis aller jusqu’à crier parfois sa peine, quand les épreuves s’accumulent », notera Schutz sous forme de prière quelques jours après son retour de Rome ; et il gardera encore une fois le silence face à la communauté sur « ce qui inquiète et tenaille »101. Ce silence, comme nous l’avons déjà rappelé, sera levé seulement deux ans plus tard lors du conseil de communauté de janvier 1978 : « Il y a des jours où certaines rencontres avec des hommes d’Église […] ont été si chargées de menaces qu’il y avait tout pour conduire à la désespérance », dira-t-il à cette occasion aux frères, non sans faire référence aussi à un « petit monseigneur » récemment devenu cardinal, référence derrière laquelle il était facile de saisir l’allusion à Benelli102. Au-delà de la manière dont ce dernier avait posé la question d’une adhésion formelle à l’Église catholique, la marge d’accueil de la curie romaine était désormais claire au début de 1976 envers le positionnement de quelqu’un qui, tel un équilibriste, se sentait projeté dans une Catholica future, vers laquelle il voulait à tout prix accélérer le chemin, mais qui, en même temps, n’entendait pas faire de pas qui puissent être interprétés comme s’il se désolidarisait de sa propre tradition d’origine. « Cheminer sur une arête, au risque d’être attirés par le vide et d’avoir le vertige. Avancer encore et toujours sans glisser d’un côté ou de l’autre » : c’est ce que notera Schutz en ouverture du conseil de la communauté de fin janvier, actualisant en ces termes, sans les contextualiser

98 Cf. Schutz à Benelli, 25 février 1975, DT. 99 Cf. Schutz, Notre vocation dans l’Église. 100 Cf. les extraits du journal de fr. Roger en date du 18 décembre 1975, in Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 101 : « Audience avec Paul VI. Comme à l’accoutumée, pour ces dialogues denses avec le pape, je m’appuie sur sa table de travail. Une fois le corps bien calé, à la paysanne, l’entretien peut se dérouler. […] À la fin de chaque audience, le pape indique que l’entretien est terminé en prenant dans ses mains le cadeau qu’il a préparé. Cette année, c’est la photocopie d’un missel du IXème siècle. Puis, lui qui n’est pas de nature spontanée, conclut pour la première fois en disant : “Je vais vous embrasser” ». Six jour après, le 24 décembre, il notera qu’il avait été invité par le pape lui-même à rester à Rome jusqu’au jour de Noël pour participer à la clôture solennelle de l’« année sainte ». 101 Cf. Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 103. 102 Cf. Schutz, Notre vocation dans l’Église.

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davantage, la vocation de Taizé à « se tenir à l’intersection des courants et des conflits, dans cette unique communion qui s’appelle l’Église »103. Ce que fr. Roger évoquait pour les frères, c’était une arête sur laquelle il était certainement difficile de rester en équilibre. Si, d’un côté la fin de non-recevoir de Schutz à l’évocation du nom de Newman ne compromettra en effet pas la « tolérance » par rapport à l’accueil eucharistique accordée à Taizé par l’évêque d’Autun, de l’autre, ses requêtes réitérées aux instances romaines pour qu’elles confirment explicitement cet accueil tomberont par contre dans le vide104. « Le Saint-Père ne peut pas vous accorder, même en forme privée, la communion eucharistique dans l’Église catholique en l’absence d’une profession de foi catholique complète avec toutes les conséquences qu’elle implique », redira à Schutz le substitut Benelli en janvier 1977, à la veille de sa nomination comme archevêque de Florence105. Mais, quelques mois plus tard, le secrétaire d’État lui-même, Villot, s’exprimera en des termes semblables dans une lettre du 1er août, dans laquelle il communiquait au prieur de Taizé un refus sec à la proposition, chaudement introduite par Congar, d’inviter des membres de l’équipe internationale du « concile des jeunes » à passer quelque temps à Rome, pendant les travaux du Synode des évêques, pour prier et « comprendre le ministère du pasteur universel et sa pastorale œcuménique »106.

103 Cf. son Introduction au conseil de communauté du 29 janvier-3 février 1976, DT, et Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 106. 104 « L’évêque d’Autun est maintenant président de la commission épiscopale française pour l’unité. Comme jamais il nous porte en avant. Et je me demande parfois si je rêve quand je dois constater que nous ne sommes pas intégrés dans la “catholica” » ; cf. Schutz à Manziana, 21 juillet 1976. 105 « C’est là, vous le savez, la doctrine qui inspire les règles d’hospitalité eucharistique énoncées par le Directoire œcuménique et l’Instruction du 1er juin 1972, et il n’apparaît pas possible d’admettre une exception » ; cf. Benelli à Schutz, 20 janvier 1977, DT. 106 « Pour des raisons que j’explique dans ma réponse au Père Congar […], cette initiative n’a semblé au Saint-Père ni réalisable, ni opportune […]. Les structures du Synode ne permettent pas, au niveau des Évêques, cette représentation trop partielle des jeunes. Le Saint-Père vous remercie vivement de l’intérêt que vous portez vous-même dans la prière, et que vous faites porter aux jeunes, pour cet événement d’Église. Il a été touché des paroles que vous dites sur son ministère, des sentiments filiaux que vous nourrissez à son égard, comme aussi du profond respect dont vous témoignez envers la présence eucharistique, même si la participation au sacrement demande l’adhésion totale à l’Église » ; cf. Villot à Schutz, 1er août 1977, DT. Cf. aussi Congar à Paul VI, 20 juillet, Schutz à Villot et à Paul VI, 25 juillet, et Villot à Congar, 1er août 1977, DT : « S’il devait y avoir une présence de jeunes à Rome pendant le Synode, le Saint-Père estime qu’il ne serait pas possible de réserver ce privilège à quelques membres du “Concile des jeunes” et qu’il conviendrait de faire appel d’abord aux représentants de mouvements reconnus par l’Église et porteurs d’une expérience précise dans le domaine de la catéchèse. Il n’a pas semblé possible de s’engager dans cette voie. Cependant, une soirée sera réservée à une rencontre des Évêques présents au Synode avec un groupe représentatif des catéchistes laïcs de Rome, diocèse du Pape : il y aura parmi eux des jeunes, qui pourront exposer leurs problèmes et leurs préoccupations ».

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Dans le contexte de la dernière phase du pontificat de Paul VI, l’insistance de fr. Roger sur l’ouverture de l’eucharistie à tous « les affamés du Christ » —  une eucharistie considérée davantage comme le « commencement » que comme l’« aboutissement » du chemin de foi de beaucoup — et sur l’urgence d’une réconciliation qui ne signifie pas « la victoire des uns et l’humiliations des autres »107, cette insistance aura donc à l’évidence peu de chances de trouver à Rome plus qu’une acceptation informelle du caractère exceptionnel de la situation eucharistique de Taizé. Fr. Roger aura beau redemander comment concrétiser une démarche qui, « sans blesser quiconque, en ayant pour tous des entrailles de miséricorde, d’humanité », exprimerait la réalité que « nous ne pouvons être membres que d’un seul corps » puisque le Christ « n’a pas plusieurs corps », ainsi qu’il s’exprimera à Lausanne en 1977 à l’occasion du 50e anniversaire de Foi et Constitution108. Cette démarche restera en effet sans réponse, prête à être de nouveau, et en vain, reprise avec le changement de pontificat. Ce dernier passage ne manqua pas d’être salué avec confiance à Taizé, sachant que l’évolution de « l’anticipation d’une communion avec Rome » dépendrait tout d’abord de celle de la relation personnelle du prieur avec le nouveau pape ; et en ce sens, les rapports cordiaux établis depuis les années du concile Vatican II avec l’archevêque de Cracovie, qui s’était rendu deux fois sur la colline et que Schutz avait rencontré à l’occasion de son premier voyage en Pologne en 1973, permettaient d’espérer avec optimisme que s’apaiseraient les tensions qui avaient souvent marqué les relations de Taizé avec la curie du pape Montini durant les années du « concile des jeunes ». « Élection de Jean Paul II. Captivé par l’homme contemporain et tellement pastoral, il saura donner un souffle à l’universalité de l’Église » : voilà ce qu’écrira fr. Roger dans son journal le jour de l’élection au pontificat de Karol Wojtyła. Il le rencontra déjà en audience deux mois plus tard, le 26 décembre 1978, de retour d’un séjour avec deux frères, l’allemand Alois Löser et l’italo-américain John Castaldi, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid et dans un slum de Nairobi, où s’était installée une petite fraternité109. Depuis deux ans Schutz avait pris l’habitude de se transférer avant Noël, pendant quelques semaines, dans le bidonville d’une métropole de l’hémisphère Sud avec un petit groupe de 107 Cf. Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 112-113, e Id., Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 90 e p. 80-81 : « Quand, à la suite d’une séparation, celui qui se renonce soi-même pour s’approcher de l’autre s’entend répondre : “Je veux bien de toi, mais j’ai tout, qu’as-tu à m’apporter”, c’est l’humiliation. D’un côté le pardon, de l’autre la suffisance ». 108 Cf. R. Schutz, « Les chrétiens, témoins d’un autre avenir », in Lausanne 77, op. cit., p. 61-66. 109 Cf. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 125-126 et 150, et une lettre du prieur à la communauté du 17 novembre 1978, DT. Fr. Alois fera sa profession le 6 août 1978, fr. John quelques mois plus tard, le 2 janvier 1979. Pour un témoignage du frère italo-américain, qui avait grandi à Philadelphie dans une famille catholique d’origine italienne, sur son arrivée à Taizé en 1974 après ses études universitaires à Harvard, cf. Fr. John, « A Sense of Mystery : Reflections of a Monk », in K. Monroe (dir.), Finding God at Harvard : Spiritual Journeys of Thinking Christians, Grand Rapids, MI, 1996, p. 308-312.

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jeunes et de frères ; ce séjour en Afrique en faisait partie et, comme on le sait, ce fut aussi à ce moment-là que remonte le choix discret de son propre successeur à la tête de la communauté110 en la personne de fr. Alois, alors âgé de vingt-quatre ans, qui avait grandi à Stuttgart dans une famille catholique originaire de la région des Sudètes et qui était entré dans la communauté en novembre 1974111.

4. Se réconcilier sans tarder au-dedans de soi-même La première rencontre avec Karol Wojtyła, accueillant et spontané dans ses gestes et ses paroles112, confirmera effectivement la confiance de Schutz dans la possibilité d’une certaine entente empathique avec la personnalité du nouveau pape. « Dieu a envoyé de Pologne un homme qui saura ouvrir des voies inattendues de réconciliation », notera fr. Roger dans son journal, en commentant une audience pendant laquelle Jean Paul II l’invita à répéter bientôt à Rome l’expérience d’une grande rencontre européenne de jeunes, programmée pour la première fois les jours suivants à Paris113. De fait, la rencontre parisienne sera la première étape d’un « Pèlerinage de réconciliation » qui succédera depuis 1980 au « concile des jeunes », « mis en veilleuse » avec

110 En 1966, dans une nouvelle édition de la Règle, la référence que l’édition de 1954 faisait au « sous prieur » désigné « pour […] soutenir et assurer une continuité après [le prieur] » avait été remplacée par celle à « un assistant ». En 1980 Le sources de Taizé, qui incluent la dernière édition du texte de la Règle avec quelques modifications et mises à jour de langage, parleront d’« un frère pour assurer une continuité » ; cf. Fr. Roger, de Taizé, Les sources de Taizé, Taizé, 1980, p. 55. 111 Sur les visites à Johannesburg et à Nairobi, cf. trois lettres de fr. Roger à la communauté de décembre 1978, DT. Cf. aussi Escaffit, Rasiwala, Histoire de Taizé, op. cit., p. 131, Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 335-338, et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 411-413. Sur le choix de son propre successeur que le fondateur de Taizé vérifiera encore pendant vingt ans avant de le partager avec tous les frères au conseil de 1998, cf. les notes du conseil de janvier 1998, DT ; au cours de ce conseil sera lue une lettre à la communauté écrite par fr. Roger en 1986 dans laquelle était désigné le nom du frère qui aurait à assumer la « charge de […] serviteur de communion ». Cf. aussi le témoignage ultérieur de Petite Sœur Iris-Mary, qui était en 1978 membre d’une fraternité de Charles de Foucauld à Johannesburg et qui devint ensuite responsable générale des Petites Sœurs de Jésus, dans une lettre à fr. Alois du 20 août 2005, quelques jours après la mort de fr. Roger : « You may recall that Bro. Roger had a slight heart attack in Johannesburg, afterwards he called me and told me that if anything should happen to him, you were the one who would replace him ». Sur son histoire familiale, son arrivée à Taizé en 1970, son entrée dans la communauté en 1974 et son séjour en Afrique du Sud en 1978, je renvoie au témoignage de fr. Alois lui-même dans fr. Alois, Vers des nouvelles solidarités, op. cit., p. 47 sqq. 112 Cf. le JF de novembre 1978, DT où fr. Roger relate le salut bref que lui adressa Wojtyła le 22 octobre 1978, jour de l’installation ainsi que de la rencontre du nouveau pape avec les délégations œcuméniques. 113 Cf. les notes de journal en date 26 décembre 1978, in Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 150.

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l’objectif d’inaugurer un engagement qui lierait la communauté plus étroitement avec les Églises locales en valorisant le rôle des paroisses114. La crainte de voir le « concile des jeunes » se transformer en un mouvement et la volonté de contribuer à réanimer les communautés locales, surtout à travers une liturgie accessible et créative, ne furent pas, d’autre part, les seules raisons du passage d’un « état conciliaire » à un « pèlerinage » annuel dans les grandes villes d’Europe115 ; un « pèlerinage » qui jouera un rôle fondamental dans le rayonnement ultérieur de Taizé au sein d’un espace européen encore divisé par le rideau de fer116. La suspension d’une expérience sur l’évolution de laquelle fr. Roger s’interrogeait en réalité depuis longtemps fut en effet aussi une condition posée par les instances du Vatican pour qu’une rencontre européenne puisse effectivement se tenir à Rome. Dans les intentions du prieur de Taizé, une telle rencontre devait évidemment avoir aussi la valeur d’une reconnaissance — « concrète et visible » — d’une évolution personnelle et communautaire sui generis ; une évolution qui avait été « sacrifiée » par les exigences d’un œcuménisme postconciliaire qui avait trouvé son lieu privilégié dans les commissions bilatérales de dialogue, et dont la « confirmation » publique, fortement désirée depuis longtemps, n’était pas encore évidente117. Fr. Roger en fera de nouveau l’expérience à Puebla en février 1979, à l’occasion de la troisième conférence générale de l’épiscopat latino-américain, où Alfonso López Trujillo, coprésident de l’assemblée et secrétaire d’un CELAM profondément différent de celui qui avait préparé la réunion de Medellín, ne lui permettra pas de participer publiquement à la communion pendant la messe quotidienne118.

114 Mis en route en 1980 et initialement limité à l’Europe, le pèlerinage sera officiellement lancé à Beyrouth, le jour de Noël 1982, en tant que « Pèlerinage mondial de réconciliation ». En 1985, il prendra le nom actuel de « Pèlerinage de confiance sur la terre ». Sur la mise en veilleuse du « concile des jeunes », cf. en particulier Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 73, et le témoignage rapporté par Brico, Frère Roger et Taizé, op. cit., p. 116-117. Cf. aussi Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 414-415. Sur le « pèlerinage de confiance », cf. plutôt, parmi d’autres, Escaffit, Rasiwala, Histoire de Taizé, op. cit., p. 121-123, et J., M. Gheur, « Vingtcinq ans de rencontres européennes », in Taizé, au vif de l’espérance, op. cit., p. 63-100. 115 Cf. « Les Actes 1979 du Concile des jeunes », Lettre de Taizé, février 1979, p. 1-4. 116 Cf. J.-C. Mallet, « L’avenir n’est pas joué », in Taizé, au vif de l’espérance, op. cit., p. 215-225, et l’intervention à Strasbourg, le 20 novembre 1992 de Catherine Lalumière, alors secrétaire générale du Conseil de l’Europe, à l’occasion de la remise du prix Robert Schuman à fr. Roger ; cf. C. Lalumière, « L’Europe a besoin de vous ! », in Taizé, au vif de l’espérance, op. cit., p. 237-242. 117 En ce sens, cf. en particulier une note dact., s. d., DT, rédigée probablement fin 1978, au lendemain de la première audience avec Jean Paul II : « À cause de la situation délicate dans laquelle nous sommes placés, il serait très important que le Saint-Père soutienne ces options de Taizé et ce qui se vit avec les jeunes d’une façon concrète et visible, entre autres par sa présence lors d’une prière dans le cadre d’une rencontre européenne des jeunes à Rome ». 118 Il pourra par contre la recevoir sous forme privée à la fin de la conférence. Cf. fr. Roger aux frères, 27 février 1979, DT : « Il y a aussi eu pour nous les tensions, venant de quelques-uns, qui faisaient pression sur la présidence [composée par les cardinaux Sebastiano Baggio,

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C’est en particulier le Secrétariat pour l’unité chargé, avec le vicariat de Rome, de suivre concrètement le processus de préparation de la rencontre qui demanda d’éviter « tout lien avec le concile des jeunes », et de parler exclusivement d’« une rencontre européenne » pour redimensionner en quelque sorte la résonance symbolique d’un rassemblement « conciliaire » de Taizé dans la capitale de la catholicité119. Une rencontre dont la préparation sera difficile « jusqu’au bout » : d’abord envisagé pour décembre 1979, le rendez-vous de Rome fut en effet remis à la fin de l’année suivante dans l’attente d’une rencontre de Schutz avec Willebrands qui n’eut lieu qu’à la fin de mai 1979, la deuxième étape du nouveau « pèlerinage de réconciliation » étant alors déplacée à Barcelone120. « Notre situation de communauté reste inconfortable face à certaines institutions œcuméniques », dira fr. Roger aux frères lors du conseil de janvier 1981, immédiatement après la rencontre européenne de Rome : une occasion pour faire le bilan de la décennie « conciliaire » et, surtout, pour réaffirmer l’exigence fondamentale de la communauté d’une « réconciliation non remise à plus tard », expression actualisée pour formuler désormais la « passion de l’unité du Corps du Christ » de la Règle121. Cette actualisation doit aussi être lue à la lumière de la conjoncture confessionnelle globale du début des années 80. Une conjoncture qui était caractérisée par une « euphémisation » substantielle de l’inspiration œcuménique, ainsi que par une discordance croissante entre les grands pas en avant accomplis par les chrétiens, surtout à la base, aussi bien dans la prière commune que dans l’engagement commun pour la justice, et le rejet, de fait, que rencontreront bientôt les fruits mûrs des dialogues théologiques qui avaient occupé une place privilégiée pendant les quinze années suivant la clôture du concile Vatican II : le Rapport final de la commission anglicane-catholique instituée en 1970 (ARCIC 1) et le document sur Baptême-eucharistie-ministère (BEM) signé à

président de la Congrégation des évêques, Aloísio Lorscheider, président du CELAM, et par López Trujillo lui-même, archevêque de Medellín] pour que soit même retirée la possibilité de communier discrètement dans une chapelle. Alors il a fallu rester jusqu’au bout pour obtenir que l’on revienne sur cette décision négative qui aurait constitué un précédent ». Sur l’exclusion de Schutz de l’eucharistie lors des célébrations publiques de Puebla cf. aussi le journal de la conférence, en date du 8 février 1979, du marianiste espagnol Cecilio de Lora, qui avait été un des organisateurs de la conférence de Medellín et que je remercie pour l’envoi de son manuscrit : « Roger Schutz está triste : en la misa le han negado la comunión. Se siente excomulgado ». 119 Cf. le Résumé de la conversation que le Cardinal Willebrands et Mgr. Torrella ont eue avec le frère Roger de Taizé à Rome le 24 mai 1979, 1 p. dact., joint à une lettre ultérieure de Willebrands à Schutz du 25 septembre 1979, DT. 120 Cf. l’Introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 15-18 janvier 1981. N’ayant pas reçu de réponse de la part de Rome et à l’approche de Pâques, date où il voulait annoncer la deuxième rencontre européenne, Schutz contacta par téléphone au début d’avril le cardinal de Barcelone, Jubany Arnau, qu’il avait connu deux mois plus tôt, et qui accueillit tout de suite positivement l’idée d’organiser la rencontre de fin d’année dans la ville catalane. 121 Cf. ibid. et Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 159.

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Lima par Foi et Constitution en 1982, après une longue et complexe gestation dont Thurian fut notoirement une des principales chevilles ouvrières122. Cette conjoncture confessionnelle globale est donc l’arrière-fond plus général auquel relier, à partir de la fin des années 70, la nouvelle insistance de fr. Roger sur l’urgence impérative d’une « réconciliation immédiate » : une « réconciliation sans retard », expression à bien des égards de la fatigue de décennies d’échanges avec des institutions capables de « marquer au fer rouge d’une marque indélébile, parfois d’une humiliation profonde », mais, en même temps, nouvelle et définitive inflexion de la vocation constitutive de Taizé à témoigner, selon les mots de Robert Giscard, « une folie de la réconciliation » qui ne renonçait pas à « provoquer l’avenir »123. Dans cette perspective, la voie de la recherche, longue et difficile, d’un consensus théologique préalable à une réconciliation, inscrite en elle-même dans la dynamique évangélique de l’instant, paraissait à l’évidence de plus en plus inadéquate aux yeux du fondateur de Taizé : presque au seuil de ses soixante-dix ans, il n’entrevoyait désormais comme possible, pour lui et pour la communauté, que la seule « voie de l’immédiateté124 ». « Le processus œcuménique a amplifié la recherche théologique, par des rencontres et des commissions. Il n’a pas été sans importance que des chrétiens se reconnaissent dans leurs différences et fassent ensuite apparaître des convergences. Mais là n’est pas encore la réconciliation », notera fr. Roger en 1982, dans un texte publié au milieu de pages choisies de son journal de 1978 et dont une des éditions était dédiée

122 Cf. Fouilloux, « L’œcuménisme d’avant-hier à aujourd’hui », art. cit., Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 358 sqq., Ruggieri, « Il movimento ecumenico avanza, segna il passo o retrocede ? », op. cit., et A. Melloni, Quel che resta di Dio. Un discorso storico sulle forme della vita cristiana, Torino, 2013, p. 53-54. Sur l’histoire du BEM, cf. aussi L. Ferracci, Battesimo, Eucaristia, Ministero. Genesi e destino di un documento ecumenico, Bologna, 2021. 123 Cf. Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 17, et les notes du conseil de la communauté du 15-18 janvier 1981 : « À propos d’une réconciliation des institutions œcuméniques, Pierre-Yves a demandé ce que peut signifier “renoncer à avoir raison”. Une personne peut le faire, mais comment amener une confession, un groupe historique, à renoncer à avoir raison ? Robert a souligné qu’il y avait au premier abord quelque chose de déraisonnable dans un appel à une réconciliation immédiate, quand on sait combien les institutions ont besoin d’un long cheminement à cause de problèmes structurels, théologiques, etc. Mais il a rappelé qu’en réalité cet appel était en rapport étroit avec ce que notre règle dit de la passion de l’unité du corps du Christ : si l’Évangile parle de folie de la croix ou de folie de la résurrection, il y a aussi une folie de la réconciliation ; appeler à une réconciliation immédiate, c’est provoquer l’avenir, arracher cette réconciliation à l’avenir et l’amener au présent ». 124 Pour cette expression, cf. en particulier une lettre de Schutz au card. Šeper du 26 janvier 1981, DT ; à ce propos, voir infra. Cf. aussi Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 79 : « Même si les chrétiens étaient réunis dans une seule Église, toujours renaîtraient des courants opposés qui auraient besoin de temps pour rechercher l’esprit d’unité. Impossible d’oublier pour autant que, dans l’Évangile, la réconciliation est une dynamique de l’instant, elle se vit dans l’immédiat, à chaque moment : “Si tu t’approches de l’autel sans être réconcilié, cours d’abord te réconcilier avec ton frère” [Mt 5, 23-24] ».

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à Olivier Clément125. On mesurait aussi par là toute la distance qui, dans les faits, bien que de manière tout à fait discrète, s’était consommée pendant la dernière décennie avec l’itinéraire de Max Thurian : « ce compagnon de vie » qui, au début de 1980, se transférera à Genève avec un frère allemand d’origine luthérienne, Mathias Richter, membre de la communauté depuis 1966 et son secrétaire dans le travail avec Foi et Constitution126. Fr. Max séjournera souvent aussi à Rome et à Naples, où il donnera à plusieurs reprises des conférences et des cours à la Faculté de théologie à l’invitation du cardinal Ursi ; c’est par ce dernier que Mathias Richter recevra en février 1981 l’ordination diaconale catholique et, l’année suivante, l’ordination sacerdotale, sans que la communauté et son prieur en soient préalablement informés — un passage qui constitua le prélude de la blessure, bien plus profonde, que sera cinq ans plus tard l’ordination sacerdotale, toujours à Naples, du frère genevois, ordination apprise par fr. Roger, dans ce cas aussi, seulement après coup127.

125 Ibid. 126 Cf. les note du journal du 25 août 1979 dans Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 39 : « Foi et Constitution, département théologique du Conseil œcuménique de Genève, s’est réuni pour huit jours à Taizé. […]. Si heureux pour Max : ce compagnon de vie a été désigné pour poursuivre une réflexion théologique à Genève. Il est si doué. Il sait découvrir les lieux d’unanimité de la foi qui rassemblent ». Sur le transfert de Max Thurian à Genève depuis 1980, cf. aussi le passage très discret dans le JF du printemps-été 1980, DT : « Max est maintenant souvent à Genève pour le travail qui lui a été confié au Conseil œcuménique et Mathias fait le secrétariat. À deux ils constituent une petite fraternité volante ». Cf. aussi une Note de Taizé du 26 septembre 1998, 1 p. dact., DT, pour Pierre Duprey, à ce moment-là secrétaire du Secrétariat pour l’unité. 127 Au sujet de l’ordination presbytérale de Mathias Richter, puis de Max Thurian le 3 mai 1987, seulement six jours avant la fin du ministère épiscopal du cardinal Ursi, qui avait atteint la limite d’âge, j’ai pu consulter toute la documentation conservée à Taizé. Il n’est pas possible d’approfondir ici ces événements, étant donné l’actuelle indisponibilité de la documentation napolitaine et de la documentation personnelle de Max Thurian, dont Mathias Richter, décédé en janvier 2018, était l’exécuteur testamentaire par disposition du 19 avril 1996. Sollicité à plusieurs reprises, ce dernier ne s’est pas rendu disponible à me fournir des informations sur les papiers personnels de Thurian, ni à m’accorder un témoignage. L’histoire de cette double ordination sacerdotale demeure donc très difficile à reconstruire dans ses contours précis ; pour une lecture de la démarche de Thurian comme « accomplissement évident de l’itinéraire de toute son existence théologique et spirituelle » sans aucune mention du problème de la rupture d’un projet de vie communautaire, je renvoie à l’homélie du 18 septembre 1996 écrite pour le card. Giordano par Mgr Bruno Forte, à ce moment-là professeur de théologie dogmatique et doyen de la Faculté pontificale de théologie de l’Italie méridionale à Naples, que je remercie pour m’avoir transmis ce texte. Ici, je me limite à renvoyer à Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 438-440, et à rapporter quelques extraits d’une lettre s. d. écrite par Schutz à Thurian, le lendemain de l’ordination diaconale de Mathias Richter, le 11 février 1981, DT, qui révèle déjà le constat douloureux d’une désolidarisation personnelle et communautaire : « Mon bien cher Max, depuis votre téléphone de Genève, je me demande parfois si je l’ai rêvé : est-ce possible que le 11 février dernier, Mathias ait reçu les ordres, le diaconat, au cours d’une messe présidée par le Cardinal de Naples ? Cela est tellement aux antipodes de toute notre attitude […]. Et puis, votre téléphone qui vient plusieurs jours après cette ordination, sans aucun échange avec moi qui suis votre frère et

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C’est sur l’arrière-fond plus personnel de cette prise de distance progressive de Max Thurian, très douloureuse comme on peut l’imaginer, qu’il faut situer l’option du prieur de Taizé de prendre « la voie évangélique de l’immédiateté128 ». Cette option se traduira, en substance, par l’invitation adressée à la communauté à partager « une vision mystique, quasi contemplative, de l’Église » réconciliant « dans notre chair » des familles chrétiennes divisées par une histoire qui n’a pas été choisie129. « Pour guérir les blessures anciennes et nouvelles, il est urgent pour la vocation œcuménique de prendre un nouveau tournant », écrira en particulier fr. Roger dans le sixième et dernier ouvrage rassemblant des extraits de son journal — Passion d’une attente —, contenant ses réflexions des années 1979-1981, à bien des égards l’aboutissement d’un parcours qui, depuis lors, ne connaîtra plus d’évolutions substantielles ; et le nouveau tournant qu’il invitait, in primis la communauté, à prendre était désormais celui d’une réconciliation en soi-même, cherchant, en une démarche inévitablement personnelle, à « vivre déjà ce que l’on espère », et en étant disposé aussi à voir ses propres intentions défigurées130. Le dernier dépassement que le prieur de Taizé proposait aux frères était donc celui d’une « transfiguration » de la vocation œcuménique en anticipant, « en sa propre personne », ce que ne permettaient pas les « structures durcies de l’Église » ; un dépassement qui était l’expression d’un besoin toujours plus fort d’une appartenance reconnue au périmètre de la communion de l’Église catholique, appartenance allant de pair avec le refus de tout choix qui serait reniement, ainsi que le résultat de la prise en compte définitive des impossibilités institutionnelles auxquelles « consentir » sans pour autant s’y résigner131. Ce dépassement était essentiellement fondé sur deux convictions

de plus le responsable chargé d’avertir et de consulter toute la communauté ? Ainsi, par un coup de téléphone, vous me placez au pied du mur, face à un acte irréversible que rien, absolument rien, ne faisait pressentir ; c’était la dernière chose que je pouvais attendre de votre part ». Cf. aussi une lettre de Schutz au card. Ursi du 18 février 1981 : « je croyais rêver à un malentendu. Depuis j’ai prié. Et je m’interroge, me demandant comment se peut-il, Monsieur le Cardinal, que vous ayez ordonné au diaconat frère Mathias sans me consulter, et sans que personne, absolument personne, ne m’en dise rien ». Cf. aussi une lettre de fr. Roger à fr. Michel de Pâques 1982, DT : « il y a la faille ouverte à Naples voici plus d’un an et, à travers elle, passe tout un processus qui inquiète, il est menaçant. Cela vaut des entretiens graves, pénibles et qui à la longue finissent par atteindre profondément ». 128 Cf. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 80. 129 Cf. en particulier les Conclusions du conseil de la communauté du 10-13 janvier 1980, DT. 130 Cf. Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 60, Id., Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 80, et les notes du conseil de la communauté du 10-13 janvier 1980. 131 Cf. encore Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 161, et Id. Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 156-157. Cf. aussi les Conclusions du conseil de la communauté du 10-13 janvier 1980 : « Nous aurions certainement la vie plus facile si les institutions œcuméniques n’existaient pas, tant les difficultés viennent d’elles. […] Nous ne souhaitons pas l’abolition des organismes œcuméniques, nous ne voulons pas abolir mais accomplir, nous voulons chercher plus à comprendre qu’à exhorter. Ces organismes existent et sont bien en place. Que pouvons-nous être d’autre qu’un foyer où se transfigure la vocation œcuménique ? ».

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désormais définitives de Schutz : celle qu’un élargissement eucharistique de la communion catholique était un passage essentiel sur le chemin vers « la Catholica, l’Église une, sainte », et celle que même l’engagement œcuménique le plus authentique ne pouvait se concrétiser dans une communion qu’à condition de se confronter avec la radicalité de l’appel évangélique à une réconciliation hic et nunc132. Ces convictions, déjà claires à la fin des années 70, et définitivement formulées au début des années suivantes, ne connaîtront plus d’autres ajustements. Dans les mêmes termes, elles seront ainsi encore reprises dans le bref dernier ouvrage d’un Schutz nonagénaire — Pressens-tu un bonheur ? —, sorti vingt ans après l’interruption de la publication de son journal, qui fut remplacée par des écrits à caractère plus rapsodique et poétique, et le plus souvent rédigés sous forme de méditation et de prière133. « L’Église pourrait-elle donner des signes d’une large ouverture, si large qu’on puisse le constater : ceux qui étaient divisés dans le passé ne sont plus séparés, ils vivent déjà en communion ? », notera le fondateur de Taizé quelques mois avant sa mort dans les pages de ce dernier écrit, qui est une sorte de récapitulation de tout son parcours : « Un pas sera franchi — ajoutera-t-il — dans la mesure où l’on constatera une vie de communion déjà réalisée en certains endroits à travers le monde. […] Les textes viendront ensuite. Privilégier les textes ne finit-il pas par éloigner de l’appel d’Évangile : “Sans retard, réconcilie-toi” (Mt 5, 24) ? »134. Depuis la fin des années 70, « réconciliation » devint ainsi à Taizé le nouveau nom d’une vocation œcuménique que la communauté était appelée par son prieur à transfigurer. « Comment les chrétiens vont-ils se rejoindre ? […]. Pour rencontrer Dieu ensemble, il n’est pas d’autre chemin que celui de la réconciliation », écrira le prieur aux frères en février 1980135. Du reste, il s’était déjà exprimé en des termes semblables, en janvier aussi, à Rome, lorsqu’il avait rencontré, accompagné par trois jeunes frères, quelques représentants du Secrétariat pour l’unité et du vicariat de Rome pour définir les « but et organisation » de la rencontre européenne de fin d’année136.

132 Cf. Schutz, Fleurissent les désert du cœur, op. cit., p. 79, et Passion d’une attente, op. cit., p. 35. 133 Cf. R. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, Taizé, 2005. Pour les titres qui suivirent Passion d’une attente, op. cit., cf. : Son amour est un feu, Taizé, 1988 ; Ce feu ne s’éteint jamais, des prières, Taizé, 1990 ; En tout la paix du cœur, Taizé, 1995 ; Dieu ne peut qu’aimer, Taizé, 2001 ; Prier dans le silence du cœur, Taizé, 2005. Cf. aussi les trois publication avec mère Teresa de Calcutta : Le Chemin de Croix, Taizé, 1986 ; Marie, mère de réconciliations, Taizé, 1987 ; La prière, fraîcheur d’une source, Taizé, 1992. Sur la rencontre avec Teresa de Calcutta, qui se rendit pour la première fois à Taizé en été 1976, et sur sa relation étroite établie avec la fondatrice des Missionnaires de la charité, cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 317 sqq., et Laplane, Frère Roger, op. cit., p. 400 sqq. 134 Cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 109-110. 135 Cf. JF, janvier-février 1980, DT. 136 Cf. Secrétariat pour l’unité des chrétiens, Incontro di giovani di diversi paesi europei a Roma, ispirato dalla Comunità di Taizé per la fine del 1980, 17 janvier 1980, 2 p. dact., DT. Pour le secrétariat étaient présents le catalan Ramón Torrella, depuis 1975 vice-président de

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« Le prieur Roger Schutz a affirmé qu’il est plus approprié de parler de réconciliation que d’un œcuménisme général », notera le bref compte-rendu d’une rencontre qui servit surtout à réaffirmer la finalité « de fraternité et de prière » du rassemblement de décembre pendant lequel toute référence à une intercommunion serait évitée137. C’est dans le contexte de cette nouvelle insistance sur une réconciliation des chrétiens qui « ne supporte pas de retard », et qui devrait avant tout se réaliser sur le plan eucharistique, qu’on doit aussi situer les rappels réitérés à l’invitation adressée par Jean XXIII, le lendemain de l’annonce du concile Vatican II, à ne pas s’attarder à chercher les responsabilités des divisions héritées de l’histoire, et, surtout, le premier récit public, quinze ans après, de la dernière audience du pape Roncalli138 ; une audience sur laquelle le prieur de Taizé reviendra à plusieurs reprises dans les années suivantes, et sur laquelle il s’attardera encore pendant les dernières semaines de sa vie, dans quelques pages d’un ouvrage inachevé — Choisir d’aimer — dédiées à la mémoire de Jean XXIII et au rôle fondamental que ce pape avait joué dans l’évolution de la communauté139. Cette première évocation publique de l’ultime audience avec le pape Roncalli du 25 février 1963 fut faite de manière significative quelques mois après la mort de Paul VI. Ce fut dans le contexte de la prière du 29 décembre 1978, dans l’église bondée de Saint-Sulpice à Paris, à l’occasion de la première rencontre européenne de jeunes, qui se tenait après huit mois de préparation dans les paroisses locales140, et à laquelle participèrent environ quinze mille jeunes ; et

l’organisme romain, Jean-François Arrighi, sous-secrétaire, et Eleuterio Fortino. Pour le vicariat de Rome étaient présents pour représenter le card. Poletti, l’évêque auxiliaire Remigio Ragonesi et Paolo Gillet. 137 Ibid. 138 Cf. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 77, et le texte de la méditation prononcée pendant la rencontre du concile des jeunes à Notre-Dame de Paris et à SaintSulpice le 29 décembre 1978. Cf. aussi le discours du pape aux curés de Rome le 29 janvier 1959, cf. la synthèse officielle de L’Osservatore Romano dans Discorsi, messaggi, colloqui del S. Padre Giovanni XXIII, vol. I, Città del Vaticano 1960, p. 575-578. Le texte officiel du discours omettait toutefois le passage dans lequel le pape avait parlé du concile comme concile d’union ; cf. G. Caprile, Il Concilio Vaticano II, Annuncio e preparazione, I/1, Roma, 1959-1960, p. 107-108, et G.F. Svidercoschi, Storia del Concilio, Milano, 1967, p. 39-40 ; à ce sujet, cf. aussi G. Alberigo, « Giovanni XXIII e il Vaticano II », in Id., Transizione epocale, op. cit., p. 95-134, et Id., « L’annuncio del concilio », in S/V, 1, p. 19-70. 139 Cf. R. Schutz, Choisir d’aimer. Frère Roger de Taizé 1915-2005, Taizé, 2006. Pour le texte du chapitre sur Jean XXIII, cf. aussi Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 217-236 ; à ce propos, cf. Lafont, « Le ultime parole di Giovanni XXIII a cinquant’anni dalla morte », Munera, 3 (2013), p. 7-18. 140 « C’est la première fois qu’une telle rencontre a été préparée entièrement à partir de la base […]. Quel est le but d’une telle rencontre ? […] L’un des plus essentiels, c’est le souci du renouveau de l’Église locale. Il y a une sorte de dialogue entre le concile des jeunes comme réalité universelle et l’aspect local de l’Église. C’est ainsi que la rencontre européenne a permis de faire émerger à Paris une communion d’Église entre gens qui normalement n’ont

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où Yves Congar et Marie-Dominique Chenu, parmi d’autres, furent également présents141. Après avoir souligné en s’adressant aux jeunes l’importance d’une « transfiguration » du ministère d’un pasteur universel, le troisième jour de la rencontre parisienne fr. Roger racontera ainsi pour la première fois une partie du contenu de cette dernière audience de 1963 ; dans cette audience il avait alors lu, mais probablement il lisait surtout en cette fin des années 70, la « confirmation » fondamentale d’une appartenance de Taizé à l’espace d’une catholicité de fait impossible à délimiter142. Faisant appel à une image souvent utilisée par l’unionisme catholique, avant d’être reprise d’une autre manière au concile et largement employée dans l’encyclique programmatique de Paul VI de 1964, le vieux pape Jean avait situé en particulier Taizé — d’après les paroles de Schutz — dans un des nombreux cercles concentriques dont était constituée une Église catholique incluant « tous ceux qui font référence au Christ »143. « Vous êtes dans l’Église, soyez en paix », avait dit encore le pape au prieur de Taizé qui le rencontrait pour la dernière fois ; ce sont ces paroles qu’en décembre 1978 fr. Roger commentera donc publiquement pour souligner la fin d’une condition de séparation et exprimer clairement le vœu que nul ne devienne « un symbole de reniement » de ses propres familles d’origine144.

pas de contacts entre eux » ; cf. les notes du conseil du 10-15 janvier 1979, DT. Cf. aussi Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 151-152. 141 Cf. Chiron, Frère Roger, op. cit., p. 340. 142 « Sans Jean XXIII peut-être ne serions-nous pas ici ce soir. […] Prions pour que le ministère du pasteur universel soit transfiguré. […] L’ultime entretien avec Jean XXIII avant sa mort m’a marqué. […] Il a permis de recevoir de cet homme comme un testament spirituel pour Taizé. Jean XXIII tente de me dire ceci : l’Église est constituée par des cercles concentriques toujours plus grands. Il y a des cercles plus petits au centre et des cercles toujours plus grands » ; cf. Schutz, Méditation pendant la rencontre européenne du concile des jeunes. 143 Ibid. : « Dans quel cercle sommes-nous, il ne voulait pas le dire. Mais tous sont d’Église, disait-il, tous ceux qui sont à l’intérieur de ces cercles, ceux qui sont plus éloignés du centre, comme ceux qui sont près du centre, sont l’Église. Ne vous préoccupez pas, voulait-il dire, vous êtes d’Église, autant que les autres […] Puis Jean XXIII a eu ces paroles étonnantes pour dire que Dieu l’inspirait : je prie, oh tout humblement, tout simplement, et Dieu me donne toujours une parole. Le plus difficile, c’est de la laisser parler, de la dire aux autres ». Sur l’emploi unioniste de l’image des cercles concentriques, cf. É. Fouilloux, « Un historien devant l’œcuménisme », Irénikon, 53/3 (1980), p. 314-330, contribution qui a été publiée ensuite dans Id., Au cœur du xxe siècle religieux, op. cit., p. 47-61. Sur Ecclesiam suam, cf. aussi, parmi d’autres, R. Marangoni, La Chiesa, mistero di comunione : il contributo di Paolo VI nell’elaborazione dell’ecclesiologia di comunione (1963-1978), Roma, 2001, passim. 144 Ibid. : « Je lui demandais : comment nous voyez-vous, que voyez-vous pour nous ? Je voulais lui demander quel testament spirituel il avait pour nous. Jean XXIII avait toujours des paroles très claires : ne cherchons pas qui a eu tort et qui a eu raison mais réconcilions-nous ! Finissons-en avec les disputes et les polémiques ! Ce qu’il voulait nous dire pour nous à Taizé c’est : soyez en paix, vous êtes dans l’Église. Par là Jean XXIII ne demandait à personne d’être un symbole de reniement de ceux qui lui avaient communiqué la foi. Donc nous sommes catholiques, nous ne sommes plus séparés ».

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Reconnue depuis lors par Schutz comme un des moments les plus cruciaux dans la présentation rétrospective, et très sélective, de son parcours personnel et communautaire, la dernière audience avec Jean XXIII, avant d’être racontée publiquement dans l’église bondée de Saint-Sulpice, avait par ailleurs déjà été évoquée cinq mois auparavant avec Willebrands, en visite sur la colline quelques semaines avant la mort de Paul VI. En juillet de cette « année des trois papes », avec la plus grande franchise véhiculée par la perspective d’un conclave qu’on imaginait imminent, fr. Roger exprima en effet de nouveau au président du Secrétariat son souhait d’une ouverture de l’eucharistie catholique n’exigeant pas de choix ni de renoncements excluants, et partagea donc aussi, pour la première fois, le souvenir de la dernière rencontre avec le pape Roncalli et l’image que celui-ci avait donnée d’une catholicité faite de cercles toujours plus larges145. Dans quelques notes du 4 août rédigées au lendemain de la visite de Willebrands, on peut lire que ce souvenir n’avait jamais été exprimé « ne voulant gêner en rien le Pape Paul VI dans sa vision ecclésiologique » ; mais reprendre ce souvenir avec le président du Secrétariat à la veille d’un probable conclave paraissait clairement la préparation d’une reprise, encore une fois, du thème eucharistique absolument fondamental pour le prieur de Taizé146. Ce n’est pas un hasard si le souvenir de Jean XXIII était ainsi associé, dans ces notes, à celui des dernières paroles du patriarche Athénagoras — « la coupe et la fraction du pain, il n’y a pas d’autre solution » —, que Schutz évoquera encore à la fin de sa vie, dans un fragment de Choisir d’aimer consacré à la mémoire d’un homme « de la même veine prophétique » que le pape Roncalli147. Les notes d’août 1978, vraisemblablement rédigées en vue des prochaines rencontres romaines que la mort de Paul VI et, un peu plus de deux mois plus tard, celle de Jean Paul I, rendirent cette année-là difficiles à programmer, ne furent probablement pas utilisées dans l’immédiat par fr. Roger. La lenteur du Secrétariat pour l’unité à donner suite à la suggestion du pape Wojtyła de répéter à Rome l’expérience de la rencontre européenne à Paris n’encourageait évidemment pas à reprendre la question délicate de l’eucharistie au long de la difficile préparation de la première « station » romaine du « pèlerinage de réconciliation ». En réalité, au début de 1979, Schutz écrivit quelques ébauches de texte pour essayer de reformuler l’exigence — clairement liée à la situation délicate de Taizé — d’une autorisation formelle à participer à la Cène, « en de rares circonstances », pour les baptisés d’origine non catholique qui partageaient la même foi catholique dans l’eucharistie ; mais, après le printemps, ces tentatives furent mises de côté pour être de nouveau

145 Cf. 2 p. dact. de notes du 4 août 1978, DT, qui font référence à la visite du président du Secrétariat le 14 juillet 1978. 146 Ibid. 147 Cf. ibid. et Schutz, Choisir d’aimer, op. cit., p. 79.

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reprises le lendemain de la mise en route du « pèlerinage européen »148. Ce « pèlerinage », commencé officiellement à Séville en mars 1980, avait été annoncé quelque mois plus tôt à Barcelone, à la fin de décembre 1979, dans une Lettre à toutes les communautés, qui se concluait par l’invitation à « lutter avec un cœur réconcilié » et à « se mettre en marche pour se visiter, s’écouter les uns les autres, et célébrer ensemble le mystère pascal »149. Il s’agit, vu en perspective, d’un passage important dans l’évolution ultérieure de la vocation sym-bolica de Taizé ; un passage qui concluait définitivement l’expérience « conciliaire » et mettait en route celle, encore en cours, d’un pèlerinage essentiellement intérieur, conduisant à essayer de « se tenir ensemble à l’intérieur de ce qui existe, jusqu’à ce que se transfigurent les fragilités mêmes de l’Église », et à réagir à « un œcuménisme confessionnel bloqué » par une « offrande » située désormais sur un plan fondamentalement spirituel150. « Que proposer qui soit à notre mesure, qui corresponde à nos possibilités, pour aller au-delà des affrontements et construire ? », notera, dans une lettre de janvier 1980 adressée à toute la communauté, le fondateur de Taizé, qui ajoutait : En vue de cette construction, à tous, […] Dieu donne le bois et le feu en vue d’une offrande. Alors nous disons à Dieu : où est l’agneau ? Quelle offrande nous est demandée ? […] On en vient alors à se dire qu’on ne peut saisir l’Église qu’au travers d’une vision mystique, de même qu’on ne peut saisir la vocation d’une communauté, microcosme d’Église, qu’au travers d’une vision mystique151. C’est sur cette vision mystique de l’Église, nécessaire pour anticiper une réconciliation de plus en plus transposée de l’horizon de la « famille chrétienne » à celui plus vaste de « toute la famille humaine », que Schutz s’attardera tout particulièrement lors du conseil du 10-13 janvier 1980152. Ce sera un conseil de transition, au cours duquel fr. Roger de manière significative reviendra avec insistance sur le thème du « signe extrême de la parabole de la communauté », aussi bien à l’adresse de la dernière génération

148 Cf. quelques notes dact., s. d., DT. 149 Cf. la « Lettre à toutes les communautés », Lettre de Taizé, février 1980, p. 1-4, écrite à Temuco, dans le Sud du Chili, où fr. Roger passa quelques semaines à la fin de 1979 avec quelques frères (Charles-Eugène, Michel, Alois et John). L’invitation à « se mettre en marche » était contenue en particulier dans ce qui fut d’abord appelé l’Itinéraire de Temuco, par lequel s’achevait la Lettre ; bientôt rebaptisé Itinéraire d’un pèlerin, il sera quelques mois plus tard inséré dans l’ouvrage Fr. Roger, Les sources de Taizé, op. cit., p. 113 sqq. Le même texte sera publié encore une fois deux ans plus tard en annexe à Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 181-187. Sur le voyage en Amérique Latine et le séjour au Chili à la fin de 1980, cf. Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 67-77. 150 Cf. le JF de janvier-février et de l’été 1980 et l’Introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 10-13 janvier 1980, DT. 151 Cf. JF, janvier-février. 152 Cf. ibid., et les notes du conseil du 10-13 janvier 1980.

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communautaire, qu’en réponse au malaise probable de quelques frères de la « première heure » face à l’accent mis de manière toujours plus marquée sur l’engagement pastoral avec les jeunes153. Lors de ce conseil aussi, pour la première fois, Schutz abordera pleinement la question de l’eucharistie à Taizé. Il s’agissait évidemment d’un thème extrêmement délicat pour le prieur d’une communauté qui, au début des années 80, selon le bilan des départs et des nouvelles entrées, comptait environ quatre-vingt frères, parmi lesquels le nombre des profès d’origine catholique, comme nous l’avons déjà souligné, était en nette croissance — une douzaine en janvier 1980154. Sur ce thème, il est donc possible de deviner, sans cependant avoir de documents à l’appui, qu’il existait de positions différentes, à commencer par celle qui était sous-jacente au choix de deux frères pasteurs, Pierre-Yves Emery et Jacques Schiesser : tous les deux, en accord avec fr. Roger, avaient continué et continueront à célébrer la Cène, le premier à Taizé, le second au Bangladesh, où depuis 1974 une petite fraternité s’était installée. Partagé entre le respect des différentes sensibilités et l’exigence fondamentale d’éviter une division sur l’eucharistie, entre la conscience du caractère « bien sûr maladroit » de toute solution et, en même temps, la nécessité de ne pas renoncer à la chercher « envers et contre tout », fr. Roger prenait acte de ce que la foi commune dans le mystère d’une présence, « unique, irremplaçable, ineffable », du Christ dans l’eucharistie, pouvait avoir des « nuances » différentes155. « Il est tout à fait possible, et même sain à certains égards pour la vie commune, qu’un frère d’origine non-catholique ne se sente pas poussé à recevoir l’eucharistie de l’Église catholique », notera-t-il à ce sujet, proposant la possibilité, dans ce cas, de lui apporter à la messe le pain consacré à la Cène156. « Que chacun garde une totale liberté intérieure, que chacun se détermine en lui-même », ajoutera le prieur, dans un échange où les frères catholiques préférèrent ne pas intervenir157. Tout en soulignant l’exigence première de respecter les « évolutions intérieures » et les options de chacun, fr. Roger rappellera la valeur qu’avait la possibilité unique « de nous approcher tous ensemble du mystère de l’eucharistie » — « tous ensemble tout au moins si nous le voulons » —, et surtout, il recommandera une grande discrétion dans la façon de s’exprimer sur le thème eucharistique à l’extérieur de la communauté ; cela d’une part 153 Cf. ibid. : « Réaliser la parabole de la communauté, cela est spécifique de notre vocation. Une congrégation religieuse n’a pas à entrer dans cette vision des choses, elle n’a pas à tout mettre en œuvre pour que le symbole même de la vie commune soit cette colonne de feu. […] Nous ne sommes pas venus à Taizé pour exercer une pastorale des jeunes. […] nous ne sommes venus ici ni pour les vieux, ni pour les jeunes, nous sommes venus pour vivre la réconciliation, la paix. […]. Non, nous ne sommes pas là d’abord pour une pastorale des jeunes. Elle se présente parmi d’autres nécessités auxquelles nous sommes appelés à répondre ». 154 Cf. une liste des frères rédigée par fr. Ami et mise à jour fin 1980, 4 p. ms, DT, et les Notes pour le Saint Père, 1 p. dact., du 22 janvier 1981, DT. 155 Cf. les notes et les conclusions du conseil de la communauté du 10-13 janvier 1980. 156 Ibid. 157 Ibid.

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à cause d’un « recul » évident du Secrétariat pour l’unité par rapport aux années du cardinal Bea, et, de l’autre, parce qu’il y avait « un avant » et « un après » dans l’évolution communautaire, par rapport à l’entrée des premiers frères catholiques158.

5. Augsbourg-Rome 1980 C’est donc lors du conseil de janvier 1980 que les frères de Taizé furent invités par le prieur à faire appel « à l’imagination en Dieu » dans la situation « où nous nous trouvons », en acceptant la marge d’erreur inscrite dans tout ce qui est en mouvement, et à partager une « vision mystique » de l’Église rendant possible de « sauter par-dessus » le vide ou les murailles souvent représentées par « une certaine violence » de quelques responsables des institutions ecclésiales159. Le chemin qu’il indiquait — esquissé sous forme de prière en 1976, tracé en 1979 et davantage précisé au cours des deux années suivantes — consistait essentiellement à reconnaître et à assumer en soi-même le meilleur des dons déposés par le Christ dans les différentes traditions pendant deux mille ans d’histoire chrétienne : l’accent de l’orthodoxie sur la résurrection qui déjà transfigure le monde ; l’amour pour l’Écriture et la confiance en la Parole de Dieu, intériorisée et mise en pratique dans la vie personnelle, traits dominants des Églises de la Réforme ; la centralité de la présence irremplaçable du Christ dans l’eucharistie, source d’unanimité de la foi, propre à l’Église catholique160. Ce qui était proposé — et qui, progressivement assumé par la communauté, deviendra un acquis permanent à Taizé — était en substance un « œcuménisme de complémentarité » qui préparait une réconciliation en cherchant à valoriser « le meilleur » des différentes traditions chrétiennes161. « Il serait chimérique d’imaginer une réconciliation où chacun voudrait tout avoir. Il est essentiel de découvrir d’abord les dons spécifiques déposés dans le vis-à-vis », écrira en particulier Schutz aux frères l’été 1980, au lendemain de la première tentative d’exprimer publiquement ce qui demeurera au fond le point d’arrivée de quarante ans de recherche œcuménique et de « lutte » dans la prière162.

158 Ibid. 159 Cf. ibid. et le JF de janvier-février 1980 : « Nous voudrions trouver des solutions qui, loin de nous faire entrer dans une impasse, nous fassent sauter par-dessus et voir très loin, très vaste : voir un petit printemps de l’Église ». 160 Cf. encore les notes du conseil de janvier 1980. Cf. aussi un message écrit à Calcutta en 1976 avec mère Teresa et lu pendant une rencontre de prière à Zurich le 1er février 1977 ; à ce propos, cf. La Documentation Catholique, 20 février 1977, p. 18, Schutz, Étonnement d’un amour, p. 111-116, et Id., Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 80-81. 161 Cf. ibid., et Fr. Alois, « “Abbi la passione dell’unità del corpo di Cristo”. Il cammino di comunione seguito a Taizé », art. cit. 162 Cf. le JF de l’été 1980.

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Le cadre de cette tentative fut celui d’une veillée très suivie à Augsbourg pendant les célébrations du 450e anniversaire de la Confessio Augustana, organisées en juin dans la ville bavaroise et précédées, quelques mois auparavant, par la publication de la déclaration commune All Under One Christ qui récapitulait la première décennie de dialogue théologique catholique-luthérien163. À l’occasion de ce rassemblement œcuménique international, l’évêque catholique d’Augsbourg, Josef Stimpfle, en accord avec le Landesbischof de l’Église luthérienne de Bavière, Johannes Hanselmann, avait en effet proposé d’ouvrir sa cathédrale, du 28 au 29 juin, pour une prière de nuit avec les jeunes, animée par Taizé164, de fait une « étape » du « pèlerinage européen » ; un pèlerinage qui, depuis sa mise en route à Séville, avait déjà effectué plusieurs autres étapes entre avril et mai 1980 — Tournai, Bruges, Liège, Aix-la Chapelle et, surtout, en mai, Dresde, Leipzig et Erfurt. « Un petit miracle », selon les mots de fr. Alois, un des frères qui accompagna le prieur dans sa première visite en RDA165, le « pèlerinage » au-delà du rideau de fer rassembla, le soir du 9 mai, 6 000 jeunes environ dans la Kreuzkirche de la ville des rives de l’Elbe ; cela avait été rendu possible, après des années de tentatives inutiles, par la ténacité de l’évêque luthérien de Dresde, Johannes Hempel, avec lequel fr. Roger, depuis les années 1970, avait noué une amitié intense et durable166. Il sera la seule personnalité protestante mentionnée dans les fragments de Choisir d’aimer sur les « rencontres marquantes »167.

163 Sur la déclaration All Under One Christ (on the 450th anniversary of the Augsburg Confession) du 23 février 1980 — et pour la version française, Commission internationale catholique-luthérienne, Face à l’unité. Tous les textes officiels (1972-1985), Paris, 1986, p. 185-194 —, cf., parmi d’autres, J. Radano, Lutheran and Catholic Reconciliation on Justification. A Chronology of the Holy See’s Contributions, 1961-1999, to a New Relationship between Lutherans and Catholics and to Steps Leading to the Joint Declaration on the Doctrine of Justification, Grand Rapids, MI/Cambridge, 2009, p. 66 sqq., M. Hietamäki, Agreeable Agreement : An Examination of the Quest for Consensus dans Ecumenical Dialogue, London, 2010, p. 31-32, et D. Sattler, « Incontri fra pari : i dialoghi luterano-cattolici », Concilium, 2 (2017), p. 125-141. Cf. aussi l’évocation de Schutz du « beau commentaire de cette confession » toujours dans le JF de l’été 1980. 164 Cf. fr. Roger à la communauté, 5 avril et 9 juin 1980, DT. 165 Cf. H. Lindell, « Frère Alois entre Est et Ouest », Peuples du monde, 339 (octobre 2000), p. 57-67. Ce voyage en Allemagne de l’Est un quotidien de la Thuringe l’annonça aussi : cf. « Seid so gesinnt wie Christus. Prior Roger Schutz, Taizé, herzlich von christlicher Jugend Thüringens in Erfurt begrüßt », Thüringer Tageblatt, 12 mai 1980. 166 Sur ce premier voyage en RDA, longuement préparé par quelques frères, cf. en particulier, à ce jour, Montanari, La comunità di Taizé e l’Europa centro-orientale, op. cit., p. 86-90. Je renvoie aussi au travail en cours de Dietrich Sagert, qui participe au groupe d’étude sur l’histoire de Taizé dans les pays de l’Europe du Centre et de l’Est. Sur la visite à Dresde de mai 1980 et, plus en général, sur la relation d’amitié entre Schutz et Hempel, je renvoie à l’abondante correspondance échangée entre les deux hommes et conservée à Taizé, ainsi que le témoignage d’Hempel lui-même (Berlin, 31 décembre 2011). Sur son itinéraire, cf. en particulier J. Hempel, Erfahrungen und Bewahrungen : ein biographischer Rückblick im Gespräch mit Udo Hahn, Leipzig, 2004. 167 Cf. Schutz, Choisir d’aimer, op. cit., p. 81-82.

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C’est donc depuis la RDA que l’icône de la croix parviendra ainsi à Augsbourg, cette icône peinte par fr. Éric et dont quelques reproductions, depuis mars, « voyageaient » avec les frères dans les villes d’Europe168 : un passage symbolique de l’Est à l’Ouest d’une Allemagne divisée, qui en soi évoquait déjà le thème — la réconciliation dans la famille chrétienne et dans toute la famille humaine — autour duquel devait s’organiser la longue veillée de fin juin préparée avec grand soin dans les semaines précédentes par fr. Rudolf et fr. Ghislain169. Ce fut donc cette nuit de prière dans une cathédrale remplie de jeunes — les jeunes allemands étaient déjà les plus nombreux à se rendre à Taizé — que fr. Roger choisit comme occasion « pour exprimer avec le plus de délicatesse possible des voies pour avancer vers une réconciliation des chrétiens » : au début de la veillée, il partagea ainsi publiquement son idée de l’œcuménisme comme reconnaissance d’une complémentarité de dons différents et, surtout, il chercha à redéfinir sa propre identité de chrétien, après désormais presque quarante ans de « combat » pour une réconciliation présentée comme « l’intuition la plus forte du Christ »170. Pour cela, le prieur de Taizé évoquera pour la première fois publiquement la figure de sa grand-mère maternelle, Marie-Louise Marsauche-Delachaux : il l’avait connue en 1919, à l’âge de 4 ans, au moment où elle se transféra de la Dordogne au village vaudois de Provence pour vivre jusqu’à sa mort en 1921 dans la famille de sa fille Amélie171. Femme à la personnalité sans doute remarquable, elle avait laissé un très vif souvenir dans la famille Schutz : veuve et avec trois fils au front, à partir de 1914 elle assura, aussi longtemps que possible, la prédication dans la paroisse de l’Oise dont un de ses fils était pasteur. C’est à la « marque » indélébile, gravée dans sa mémoire par l’exemple de sa grand-mère maternelle, que le fondateur de Taizé reliera publiquement, à soixante-cinq ans, la source fondamentale de son élan, instinctif et constant, 168 L’idée de transporter l’icône de la croix au long du « pèlerinage européen » vint en particulier du frère catholique polonais Marek Durski du diocèse de Poznań. Cf. l’extrait de journal du 26 février 1980 dans Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 96 : « Marek a trouvé dans son âme polonaise la suggestion qui donne le courage de partir : prendre l’icône de la croix avec nous en Espagne, puis dans les pays du Nord, et jusqu’en Amérique. Dans chaque église, le centre de gravité sera déplacé. Il ne sera pas dans la parole que nous apporterions, mais dans la marche vers le Christ, celui qui traverse notre histoire ». Premier membre de la communauté originaire d’un pays de l’Est, fr. Marek arriva à Taizé en 1977 après avoir attendu trois ans son passeport ; il fit sa profession en mai 1980, et sera ordonné prêtre en 1999 par l’évêque de Poznań, Juliusz Paetz. Incardiné dans le diocèse de Poznań, il exercera son ministère à Taizé, où depuis 1999 il préside habituellement l’eucharistie dans l’église de la Réconciliation. Sur le « pèlerinage » de l’icône de la croix en Allemagne de l’Est, cf. « En Allemagne de l’Est », Lettre de Taizé, juillet-août 1980, p. 1. 169 Cf. JF de l’été 1980. 170 Cf. fr. Roger à la communauté, 9 juin 1980, et Frère Roger à Augsbourg (prière de minuit, 28-29 juin), 3 p. dact., et la Note annexe, 2 p. dact., DT, qui accompagnait et précisait le texte écrit. 171 Cf. les notes dact. de fr. Charles-Eugène, Histoire de la famille. Sur la grand-mère maternelle et les relatives références bibliographiques à son sujet dans les biographies de Schutz, voir supra au premier chapitre.

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vers la réconciliation ; un besoin, indistinctement d’unité et de paix, qui, dans le cas de la veuve Marsauche, avait clairement pris forme dans l’expérience de la guerre. « Ma grand-mère a reçu une vocation à la réconciliation pendant la première guerre mondiale », commença par dire Schutz dans la cathédrale d’Augsbourg, partageant ainsi un souvenir de son expérience personnelle et familiale qui, à partir de ce moment, deviendra, avec quelques petites variantes, un thème central dans les successives relectures rétrospectives de son propre parcours172 : Dans sa maison, sous les bombardements, elle a reçu ceux qui fuyaient, des vieillards, des enfants, des femmes qui accouchaient. Dans cette période où les Européens s’entretuaient, elle, qui était de vieille souche protestante, n’a plus pu supporter la division des chrétiens. Ma grand-mère est allée dans une église catholique pour y découvrir une autre forte réalité. Elle a par là réconcilié en elle deux origines, catholique et protestante. Mais elle a su ne pas être pour autant un symbole de reniement vis-à-vis de sa famille173. En reprenant publiquement une « impression profonde » de son enfance174, avec des paroles inspirées par les urgences des quinze dernières années, fr. Roger présenta donc aux jeunes et à l’auditoire protestant présents dans la ville bavaroise pour les célébrations de la Confessio Augustana, l’exemple de sa grand-mère comme mobile lointain mais déterminant de son itinéraire œcuménique singulier. En contournant le caractère décisif d’autres rencontres et expériences fondamentales à l’origine de sa recherche, les deux gestes de Marie-Louise Marsauche-Delachaux — « accueillir les plus éprouvés de l’époque » et « ne plus supporter la division des chrétiens » — devenaient ainsi pour lui la principale clé de lecture des quarante longues années du « pèlerinage », personnel et d’emblée communautaire, qu’il avait effectué dans les différentes réalités ecclésiales définies comme des identités confessionnelles immanquablement séparatrices : « À Taizé, j’essaie de suivre son exemple. […] À Taizé, nous trouvons notre propre identité en réconciliant en nous-mêmes les deux origines, protestante et catholique »175. Montrer dans la réconciliation le noyau d’un évangile dont la « fraîcheur » à elle seule pouvait « animer des réformes essentielles », et refuser de choisir en excluant, ces points constituaient donc, dans les paroles de Schutz de 1980, l’aboutissement, particulier et inclassable, de sa recherche, dont l’élément déclencheur était situé, en amont de la visée œcuménique du projet « clunisien » originel, dans une exigence primordiale de dépassement de toute forme de division. C’est à partir de là, à partir de ce fragment essentiel

172 Cf. Frère Roger à Augsbourg. 173 Ibid. 174 Cf. le témoignage rapporté par Brico, Frère Roger et Taizé, op. cit., p. 100. 175 Cf. Frère Roger à Augsbourg.

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et extrêmement sélectif de son propre itinéraire singulier, que prenait donc forme la double invitation formulée à Augsbourg par le fondateur de Taizé : d’un côté, l’invitation à découvrir et à valoriser les « dons spécifiques » des différentes traditions176, qui pour les responsables des Églises luthériennes présentes dans la ville bavaroise pour l’anniversaire de 1530 se traduisit surtout dans l’invitation à « veiller à ne pas donner la Cène aux orthodoxes ou aux catholiques », et à respecter « leur vision mystique de l’Église, si intimement liée à l’eucharistie » ; de l’autre côté, l’appel, adressé surtout aux jeunes, à aller « aux sources de l’Évangile » afin de devenir « un ferment de réconciliation » dans toute la famille humaine177. Un appel que fr. Roger, toujours attentif au langage des signes, voulut accompagner d’un geste symbolique qui se grave dans la mémoire plus fortement que les paroles. Représentant d’une génération qui avait manqué la visée évangélique d’« une réconciliation visible », il demanda alors personnellement pardon aux jeunes présents dans la cathédrale et, passant parmi la foule, comme il l’avait déjà fait dans un quartier noir de la ville du Cap en 1978, il invita ceux qui le souhaitaient à faire sur sa main le signe de la croix, le signe du pardon : « Je ne sais plus comment exprimer autrement — dit-il — la nécessité de ne pas chercher à savoir qui a eu tort et qui a eu raison pour nous réconcilier sans plus tarder, dans l’immédiat »178. Le prieur de Taizé termina ainsi son introduction à la veillée d’Augsbourg ; une veillée à laquelle participeront jusqu’à l’aube les évêques Stimpfle et Hanselmann, qui, à la fin de la prière, iront aussi ensemble poser leur front sur la croix, comme cela se faisait à Taizé désormais tous les vendredis soir, depuis le premier voyage de Schutz en Russie en 1978179. Conscient du caractère délicat de certains passages de son intervention, fr. Roger trouva « étonnante » la réaction de l’auditoire surtout protestant présent à la rencontre d’Augsbourg : personne ne s’était senti « blessé », rapportera-t-il aux frères au retour d’Allemagne, soulignant en particulier la compréhension manifestée par l’évêque luthérien — « un homme de cœur, un vrai Jean XXIII » — à l’égard de l’effort de Taizé pour faire tout ce qui est possible en vue d’« une réconciliation immédiate »180. Signe encourageant pour poursuivre le « pèlerinage » à l’Est comme à l’Ouest 176 « En vue d’une réconciliation concrète, saurons-nous passer par une période transitoire, une période charnière dans laquelle souligner surtout les dons spécifiques, sans chercher à savoir qui a eu tort ou qui a eu raison ? » ; cf. la Note annexe à l’intervention d’Augsbourg. 177 Cf. Frère Roger à Augsbourg. 178 Ibid. 179 Cf. JF, été 1980. Sur Johannes Hanselmann, cf. en particulier son autobiographie : J. Hanselmann, Ja, mit Gottes Hilfe : Lebenserinnerungen, München, 2000. 180 Cf. les notes du conseil du 15-18 janvier 1981, et encore le JF, de l’été 1980 : « Il était convenu à l’avance que, s’il était choqué par quelque chose, il pouvait publiquement, en tant qu’évêque luthérien du lieu, l’exprimer au cours de la soirée et poser une question. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? C’est que, disait-il la nuit même, il était entièrement d’accord et n’avait rien à ajouter. Sa question personnelle, qu’il a posée plutôt le lendemain matin, elle concernait le pardon : comment faire quand le pardon est refusé ? »

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d’une Allemagne « où notre vocation peut s’exercer à la fois avec les nouvelles générations et à l’intérieur de l’Église »181, la tentative de Schutz de synthétiser publiquement l’aboutissement « méta-institutionnel » d’une trajectoire clairement sui generis n’éveilla pas dans l’immédiat une attention particulière. Par contre, comme on pouvait le prévoir, elle suscitera un écho plus grand lorsque, six mois plus tard, il reformulera la définition de sa propre identité comme un dépassement intérieur des lignes de divisions confessionnelles, dans une basilique de Saint-Pierre totalement bondée en présence de Jean Paul II. Après des mois de préparation où, comme nous l’avons déjà souligné, rien n’avait été facile, notamment l’organisation pratique de l’accueil de vingt-cinq mille jeunes dans les paroisses romaines, la prière commune à Saint-Pierre l’après-midi du 30 décembre 1980 représentera en effet un moment important dans l’histoire de Taizé182. À dix ans de distance de l’annonce du « concile des jeunes », « nous pouvons dire qu’actuellement une trouée se fait en vue de la réconciliation », soulignera fr. Roger en ouvrant le conseil de la communauté de 1981, au lendemain de la rencontre européenne de Rome et à la veille d’une nouvelle audience avec le pape Wojtyła le 24 janvier183. « On n’avait jamais vu autant de jeunes dans la basilique Saint-Pierre », notera, parmi d’autres, Le Monde, en commentant la longue rencontre avec le pape d’une foule interconfessionnelle inédite, entassée à l’intérieur et à l’extérieur des nefs de la basilique184 ; une foule parmi laquelle on ne manquera pas de remarquer aussi un important groupe aux accents slaves, dont 600 jeunes polonais et la tchèque Maria Kaplan, point de référence avec son mari Jirí, comme déjà évoqué, d’une Église souterraine à Prague, Jirí étant lui-même, depuis quelques mois, incarcéré pour avoir traduit des livres à contenu religieux, y compris ceux de la communauté185. Ce moment constitua manifestement la reconnaissance publique longtemps attendue du « succès » de l’engagement pastoral que la communauté exerçait auprès des jeunes depuis plusieurs années, succès aux résultats par ailleurs ambivalents à cause du « sentiment de rivalité » avec lequel il était fréquemment

181 Cf. ibid. et « Quelques mois après les “stations” du pèlerinage… », Lettre de Taizé, octobre 1980, p. 1-3. 182 Cf. « Rome : à la recherche d’une enfance de l’Église », Lettre de Taizé, mars 1981, p. 1-4, et les notes du conseil de la communauté du 15-18 janvier 1981. 183 Ibid. 184 « Trente mille jeunes ont prié et chanté avec Jean-Paul II sur l’invitation du prieur de Taizé », Le Monde, 1er janvier 1981. 185 Cf. les notes du conseil de 1981 : « C’est en Pologne aussi que l’on peut rencontrer plus facilement les Tchèques. À propos des Tchèques, il était saisissant de voir à Rome Mme Kaplan […] avec deux jeunes de son pays. C’est la première fois qu’elle obtenait un visa pour l’Europe occidentale. À Rome, comme le pape devait recevoir les 600 Polonais venus à notre rencontre, elle est allée avec eux et, courageusement, elle a pu parler au pape, avec grande liberté ».

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considéré186. Il suivait de quelques mois une autre démarche importante de la communauté dans la direction d’une communion avec l’Église catholique : l’ordination sacerdotale d’un frère issu d’une famille confessionnellement mixte — le suisse Bruno Tœdtli — par le bénédictin belge José Cornelis, évêque du nouveau diocèse d’Alagoinhas, dans l’État de Bahia, où, en 1978, s’était transférée la fraternité brésilienne. L’ordination sacerdotale de fr. Bruno, qui eut lieu en août 1980, avait été expressément demandée par l’évêque local, ancien archevêque de Lubumbashi, aussi pour faire face aux exigences pastorales d’une région rurale dépourvue de prêtres ; elle représenta évidemment une autre reconnaissance significative de facto, au niveau local, de l’appartenance de Taizé au périmètre de la communion catholique187. Il s’agissait d’une reconnaissance qui venait d’une autorité diocésaine « périphérique » et à l’égard de laquelle le prieur se montrera toujours extrêmement discret et prudent, d’une part pour en réduire l’écho extérieur, et d’autre part pour décourager, parmi les frères, d’autres « candidatures » possibles188 ; toutefois sa valeur significative d’endorsement de la communauté était claire.

186 « Dans certains échanges que nous avons, et plus encore dans certains refus d’échanges, l’impression est que nous sommes considérés par eux comme des rivaux […]. Ce qui motive ce sentiment de rivalité c’est que les jeunes viennent à Taizé alors qu’ils vont si peu dans les lieux où l’on prie. […] Toutes ces situations laissent des cicatrices, de grandes fragilités » ; cf. JF, janvier-février 1980. 187 Cf. les notes du conseil du 15-18 janvier 1981. Cf. aussi Cornelis à Schutz, 9 juillet 1980, DT : « La communauté d’Alagoinhas, les retraitants et le voisinage disposeront d’un prêtre pour les besoins spirituels. […]. Le Frère Bruno s’est chargé de l’apostolat des malades, suivant une inclination personnelle. Ce travail pastoral paraît compatible avec l’observance d’une vie monastique. L’événement enracine davantage la communauté de Taizé dans le Diocèse et dans le sol de la Bahia ». 188 Étant donné le désir d’ordination sacerdotale catholique manifestée rapidement par un autre frère, fr. Roger lors du conseil de janvier 1981 définit certaines conditions : « une ordination à Alagoinhas, tellement nécessaire dans ce diocèse, et si loin de l’Europe, ne créait pas de choc en retour, alors qu’une même ordination en Europe provoquerait des polémiques. Si jamais un autre frère devait un jour recevoir l’ordination dans l’Église catholique, il ne faudrait pas que ce soit pour les pays occidentaux, mais seulement lié à une situation dans un continent du Sud. Il ne pourrait s’agir que d’un frère qui aurait fait ses preuves pendant une longue période dans un pays du Sud. Il ne suffirait pas de partir brièvement de Taizé pour être ordonné dans un pays du Sud, il faudrait y avoir vécu longtemps, c’est une condition qui purifierait l’intention profonde ». Cette condition sera douloureusement rappelée, juste un an plus tard, à Max Thurian et au cardinal Ursi, le lendemain de l’ordination sacerdotale de Mathias Richter à Naples en septembre 1982. Cf. les lettres de Schutz à Ursi, du 15 octobre 1982, et en particulier à Max Thurian du 25 septembre 1982, DT : « Reprenant l’entretien […] avec Mathias, je lui ai dit, en apprenant l’ordination au sacerdoce que cela va contre toute notre aspiration à ne pas être symbole de reniement pour ceux de sa famille d’origine […]. Je lui demande si tu étais présent à Naples pour l’ordination. Mathias m’a dit que tu y étais. Alors tout se casse au dedans de moi et je ne puis que pleurer longuement […]. Un appel réfléchi en communauté peut seul préparer les chemins d’une ordination et pour nous cette vocation ne peut que mûrir et être préparée dans les fraternités des continents du Sud. Mais qu’en plus de Mathias tu aies soutenu cette ordination absolument cachée à nous autres, tes frères, cela me fait mal. Comment avoir eu deux visages ? ».

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L’endorsement représenté par l’accueil de la rencontre européenne de Taizé dans les basiliques de Rome n’échappa en tout cas à personne189. « Je reste dans l’éblouissement de la prière à Rome à St Pierre, c’était la prière de Taizé et nous étions à Rome, on était chez nous et on était autour du pape », relatera au conseil de la communauté de la mi-janvier fr. Pierre Étienne, autrefois membre de la fraternité en Algérie et pasteur à Ménerville190. « C’est comme une confirmation qui nous relie à l’universel, qui nous relie au corps mystique de l’Église, dans sa réalité secrète », ajoutera-t-il, en commentant la longue prière avec Jean Paul II l’après-midi du 30 décembre. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est cette prière qui avait été choisie par Schutz comme cadre pour reformuler, avec quelques petites variantes, ce qu’il avait dit à Augsbourg six mois auparavant191. Ainsi sous les voûtes de Saint-Pierre aussi résonnera un écho du souvenir de Marie-Louise Marsauche-Delachaux : depuis cette année-là et jusqu’aux derniers écrits192, elle sera l’« icône » tardive d’une urgence de dépassement de toute antinomie confessionnelle sur l’unique plan accessible à fr. Roger, lui qui connaissait bien la tentation de se passer des institutions, mais qui était, en même temps, habité par le fort besoin d’en être reconnu, lui qui était conscient aussi bien de leurs lourdes opacités que de l’inanité de tout effort historique pour vouloir en faire abstraction193. « Pour ma part, à la

189 Sur la rencontre de Rome, la répartition des frères à tour de rôle pour les prières communes dans les basiliques de Saint-Jean de Latran, Sainte Marie Majeure, Sainte Marie des Anges, et sur l’accueil des jeunes dans plus de cent cinquante paroisses romaines, cf. « Rome : à la recherche d’une enfance de l’Église », art. cit. 190 Cf. les notes du conseil du 15-18 janvier 1981. 191 Cf. ibid. et « Rencontre européenne de Rome : quelques extraits de paroles… », Lettre de Taizé, février 1981, p. 4. 192 Pour la première référence à l’histoire de la grand-mère maternelle dans un ouvrage, cf. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 74-75. Cf. aussi Id., Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 84, 97, 122, et Choisir d’aimer, op. cit., p. 21-23. 193 Cf. en particulier des réflexions du prieur de Taizé au conseil du 15-18 janvier 1981 : « Notre soif d’une vie de communion peut nous éloigner de tout ce qui est institution, d’autant que souvent nous avons été blessés par ce que sont certaines institutions d’Église. On pourrait en venir à parler comme si l’on n’avait pas besoin d’institutions […]. Or les Quakers, par exemple, qui ont certainement été les plus conséquents avec l’aspiration à vivre sans institutions, ont bien dû en établir, ne serait-ce que, pour commencer, en fixant une heure de réunion. Et ce qu’ils constatent, comme disait leur responsable, Douglas Steere, quand il venait ici autrefois, c’est qu’ils ont très peu de possibilités d’élargissement et de continuité. Nous avons soif de communion et nous aimerions la vivre sans institutions. Or chacun de nous est déjà une institution. Alors on ne voit pas comment cette communion qui est l’Église pourrait s’exprimer […] sans une colonne vertébrale, sans un squelette qui est forcément institution. Ce que nous redoutons à juste titre ce sont les excroissances de l’institution, c’est que le squelette soit pris d’une maladie qui le fasse devenir énorme. Et quand l’institution remplace la communion, de fait il y a une maladie de l’institution. Nous voyons mieux les maladies de l’institution qui sont en dehors de nous que celles qui sont à l’intérieur de notre petit corps de communauté. Une vision mystique de l’Église comme une vision mystique de notre communauté est alors tellement essentielle pour tenir et pour demeurer créateurs de

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suite de ma grand-mère, sans pour autant être un symbole de reniement pour quiconque, j’ai trouvé ma propre identité de chrétien en réconciliant, en mes profondeurs, le courant de foi de mes origines protestantes avec la foi de l’Église catholique » : ainsi le fondateur de Taizé, en s’adressant au pape, réexprima sa propre objection de conscience par rapport à une logique d’exclusivisme confessionnel qui se refuse à vivre la diversité à l’intérieur de l’« unique communion qu’est l’Église »194. « Coup de force spirituelle » selon une expression à sensation d’Henri Fesquet195, les paroles de fr. Roger et son insistance sur l’urgence d’une réconciliation des chrétiens comme chance d’unité et de paix pour toute la communauté humaine196 ne trouvèrent pas d’écho dans l’allocution en différentes langues prononcée ensuite par Jean Paul II : longue méditation sur l’Église et sur sa mission, qui, sans réduire les difficultés sur le chemin vers la « pleine unité », ne manqua pas de rappeler aux vingt-cinq mille jeunes présents à Saint-Pierre l’impossibilité de « séparer […] communion eucharistique et communion ecclésiale en une identique et unique foi »197. Une note adressée par le prieur de Taizé au cardinal Šeper et au pape lui-même, une vingtaine de jours après la rencontre européenne de Rome, restera elle aussi sans suite198. Cette note mentionnait l’existence de deux voies différentes dans la recherche d’une réconciliation des chrétiens : celle des institutions œcuméniques « qui ont besoin de décennies pour parvenir à une réconci­ liation », et celle, valable pour « cette période charnière où nous sommes », « de l’immédiateté, selon laquelle tout baptisé d’origine non catholique peut réconcilier en lui-même la foi de sa famille d’origine avec la foi de l’Église catholique »199. Dans ce dernier cas, il s’agissait certainement d’une voie avant tout intérieure, pour laquelle cependant Schutz demandait de nouveau une reconnaissance ecclésiale explicite — une ouverture de la communion sans la contrepartie d’un renoncement humiliant à la Cène — à partir d’une interprétation élargie de la concentration christologique de Lumen gentium 8

l’intérieur ». Sur les visites de Douglas Steere à Taizé à partir de 1946, voir supra, au chapitre IIIe. 194 Cf. Adresse de frère Roger au Saint Père, 30 décembre 1980, 1 p. dact., DT. 195 Cf. H. Fesquet, « Une double appartenance catholique et protestante ? Le coup de force spirituelle de Frère Roger », Le Monde, 4-5 janvier 1981. 196 « Ce qui, depuis des années, captive tant de jeunes dans la réconciliation des chrétiens, c’est que le Christ veut faire de cette unique communion qui est son Église un ferment de réconciliation et d’amitié pour toute la communauté humaine, et cela n’est pas sans conséquences créatrices pour la paix mondiale » ; cf. Adresse de frère Roger au Saint Père. 197 Cf. « Discours de Jean Paul II aux jeunes de la Communauté de Taizé », La Documentation Catholique, 1er février 1981, p. 106-109. Plusieurs extraits du discours du pape Wojtyła furent publiés dans la Lettre de Taizé de février 1981, mais ces passages ne furent pas repris ; cf. « Rencontre européenne de Rome », art. cit. 198 Cf. les Notes pour le Saint Père, et Schutz à Šeper, du 26 janvier 1981, d’où il ressort aussi l’indisponibilité de Hamer à une rencontre. 199 Ibid.

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et des passages d’Unitatis redintegratio 11 sur la hiérarchie des vérités200. « Il est plus important que jamais, aujourd’hui, de ne pas couper un être humain du meilleur de ses origines. Le Christ lui-même n’a pas voulu abolir ce que les siens avaient reçu de meilleur, la loi et les prophètes, il a voulu l’accomplir », écrira en particulier fr. Roger au préfet de la CDF le 26 janvier 1981, quelques heures après l’avoir rencontré ; d’où sa demande d’inscrire dans le droit coutumier la situation de ces baptisés d’origine non catholique, mais « disposés à croire ce que croit l’Église catholique », et de leur reconnaître la possibilité d’une participation occasionnelle à la Cène protestante, en l’interprétant comme une agape, pour ne pas blesser « les fibres de l’âme » des familles spirituelles d’origine et ne pas bloquer ainsi l’avenir de l’œcuménisme201. L’exigence d’une « voie de l’immédiateté » resta donc, comme nous l’avons déjà souligné, sans réponse substantielle ni de la part de Šeper ni de Jean Paul II que Schutz rencontra le 24 janvier 1981 lors d’une audience préparée par un long entretien avec le cardinal Casaroli, successeur de Villot à la secrétairerie d’État depuis juillet 1979, et homme capable « de tout saisir tout de suite »202. Cette exigence trouvera tout au plus un espace d’accueil comme choix personnel et communautaire très singulier203 et non comme une option pouvant être choisie par d’autres, comme solution provisoire en attente d’une Église capable de vivre la diversité sans exclusions, et dont le périmètre serait, comme il l’est « dans le cœur de Dieu », vaste « comme

200 Il s’agit probablement ici des pierres d’attente dont il fut question dans la rencontre de Schutz avec Šeper. C’est ce qui ressort indirectement d’une lettre du 20 novembre 1982 du théologien italien Luigi Sartori, DT, à qui le prieur de Taizé avait demandé quelques réflexions sur la position confessionnelle particulière de Taizé et sur son idée d’une possible « voie de l’immédiateté » : « En termes d’expérience spirituelle (quasi mystique) vous reprenez les principes théologiques les plus profonds de la doctrine œcuménique accueillies par le concile : la “hiérarchie des vérités” ; la concentration christologique, l’abandon des “mentalités de la possession” par rapport à la vérité et aux dons de Dieu, la “relativité” aussi de l’Église catholique bien que dans la “plénitude” […] ; revenir tous aux sources, mais aussi se donner les uns aux autres et s’accueillir réciproquement — très bien ce que vous dites des trois sources et des trois valeurs : catholique (eucharistie), protestants (parole), orthodoxes (l’Esprit du Ressuscité)… Le problème crucial demeure : si nous sommes unis dans le “cœur”, dans le centre essentiel (le Christ et le Baptême), si tous désormais nous admettons les principes énoncés plus haut (hiérarchie des vérités, pas de mentalité de possession, etc…), pourquoi ne pouvons-nous pas passer à la réconciliation dans la dynamique de l’instant ou de l’immédiat, dont vous parlez = Pourquoi ne pouvons-nous pas participer à l’Eucharistie ? ». 201 En sachant bien « qu’il est dans la nature du protestantisme que chacun interprète individuellement les paroles du Christ, y compris celles sur l’eucharistie » ; cf. Schutz à Šeper, 26 janvier 1981, et les Notes pour le Saint Père. 202 Cf. Schutz à Jean Paul II, 31 janvier 1981, et JF, janvier-mars 1981, DT. Sur la figure de Casaroli, cf. en particulier, A. Melloni (dir.), Il filo sottile : l’Ostpolitik vaticana di Agostino Casaroli, Bologna, 2006, et R. Morozzo della Rocca, Tra Est e Ovest : Agostino Casaroli diplomatico vaticano, Milano, 2014. 203 Ce ne fut toutefois pas le cas du secrétaire de la CDF, qui en avril 1982 rappellera de nouveau à Schutz la parabole de Newman ; cf. Hamer à Schutz, 7 avril 1982, DT.

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l’humanité »204. « Revenez, quand vous aurez avancé dans la réflexion », dira le pape Wojtyła prenant congé de fr. Roger, pour lequel la satisfaction pour l’« étape » réalisée à Rome et la « crédibilité » acquise par la communauté, grâce à sa capacité attractive incontestable vis-à-vis de jeunes chrétiens renvoyés régulièrement dans leurs propres paroisses, ne compensèrent évidemment pas la forte remise en perspective de ses attentes d’ouverture d’« une voie […] en vue du devenir de la réconciliation des chrétiens »205. Ce fut cette remise en perspective qui, au conseil de la mi-janvier, conduira le fondateur de Taizé à donner à la passion de l’unité de la Règle une formulation actualisée, celle « de ne pas abandonner le Christ qui souffre pour cette communion qui est l’Église206 ». D’où son insistance renouvelée, partagée avec les frères, sur la nécessité d’adopter « une vision mystique ou […] contemplative de l’Église207 », et l’invitation, depuis lors adressée sans solution de continuité surtout aux jeunes, à s’engager résolument dans la « toute petite voie […] intérieure […] d’une réconciliation au-dedans de soi-même208 ». « Face au Christ délaissé dans la communion de son corps, son Église, il y a une réponse concrète », soulignera avec un accent particulier Schutz à Paris, le 1er janvier 1984, en conclusion de la sixième rencontre européenne de jeunes, et ce sera un énième appel à la réconciliation entre chrétiens, repris à la fin du mois dans Le Monde : Dans une période charnière, la réponse est une réconciliation au dedans de soi-même, sans pour autant être symbole de reniement pour quiconque. Si oui, il importe de réconcilier dans sa propre personne et la soif de la Parole de Dieu aimée aux profondeurs des Églises protestantes et les trésors de foi des Églises orthodoxes pour le Ressuscité, cela avec tous les charismes de l’Église catholique209.

204 Cf. Schutz, Étonnement d’un amour, op. cit., p. 13. 205 Cf. JF de janvier-mars 1981, et l’Introduction de fr. Roger au conseil du 15-18 janvier 1981. 206 Cf. JF, janvier-mars 1981, et la Conclusion du Conseil du 15-18 janvier 1981. 207 Ibid. : « Qu’entendre par cette vision mystique […] ? Rien d’autre que cette disposition dans laquelle nous nous laissons saisir par le Christ, dans laquelle notre être est comme saisi en totalité par la réalité de l’amour de Dieu. Ce ne sont pas des prodiges que nous demandons, ce ne sont pas des choses extraordinaires, mais simplement de nous tenir en paix et silence auprès de Dieu. Et la marque de la contemplation, d’une mystique, est d’aimer d’un amour qui pardonne, d’un amour qui cherche à pardonner et à recevoir le pardon. La simple prière, celle que nous vivons tout seuls […], celle que nous vivons ensemble, ouvre à l’invisible, elle ouvre à une vision mystique et contemplative de Dieu. La réalité qu’alors nous rejoignons, c’est une réalité de Dieu saisie avec amour ». 208 Cf. Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 161. 209 « Le Christ avait donné une parole de guérison : “Va d’abord te réconcilier”, et non pas remets à plus tard. En vue de la guérison de l’Église, avancerons-nous résolument, entre autres, sur la voie d’une pastorale de réconciliation immédiate, non pas remise à plus tard ? […] Toi, jeune, […] prendras-tu le risque, selon l’invitation du Christ, d’aller deux à deux pour demander une réconciliation immédiate ? ». Cf. R. Schutz, Église, réconcilie-toi !, 1er janvier 1984, 2 p. dact., DT, et « Réconcilions-nous ! », Le Monde, 27 janvier 1984.

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D’où, aussi, le renoncement définitif de fr. Roger à toute référence à une « double appartenance », l’abandon progressif de la tentative de poser explicitement à Rome la question d’un élargissement eucharistique de la communion catholique, et l’insistance, en revanche, sur l’importance d’une disposition intérieure quotidienne à faire confiance au « mystère de la Résurrection », source et cœur de la foi commune d’une Église qui est indivise en ses profondeurs210. À partir d’une suggestion du bibliste Stanislas Lyonnet, qui s’était rendu à Taizé une première fois en 1980 et qui y séjournera à plusieurs reprises dans les années suivantes, fr. Roger essaiera alors de voir dans cette disposition intérieure un chemin de communion accessible, dans une Église inclusive, pour tout baptisé « se disposant jour après jour à faire confiance au mystère de la foi »211.

210 Cf. une Méditation sur la confiance en Dieu, prononcée par Schutz le soir de Pâques 1984 ; pour le texte, cf. JF, 15 mars-30 avril 1984, DT : « Certains parmi nous se disent : je ne parviens pas à comprendre la résurrection du Christ, et pas non plus ma propre résurrection. Que chacun sache bien que Dieu ne demande jamais de s’inquiéter ou de s’angoisser. […] Pour croire, pour faire confiance en Dieu, nous nous appuyons non pas sur notre petite foi, mais sur la foi de toute cette communion qui est l’Église. […] Pour pénétrer le mystère de la résurrection, nous ne pouvons que nous tenir en présence de l’Esprit de Dieu, en présence du Ressuscité sans même bien comprendre. Pour pénétrer le mystère de la foi, peut-être ne pourrons-nous rien d’autre que, jour après jour, nous disposer intérieurement à faire confiance à la foi commune de l’Église. Que personne ne se tourmente s’il ne parvient pas à saisir le mystère de la résurrection ». Depuis longtemps déjà le prieur de Taizé pensait à un texte bref sur la « confiance » dans le « mystère de la foi », sur lequel tous les chrétiens pourrait s’entendre permettant ainsi la participation commune à une même Eucharistie ; sur ce texte, il échangera en particulier avec l’évêque luthérien Hempel, qu’il rencontra de nouveau à Dresde, un mois après Pâques, à la fin du mois de mai 1984, avant de le transmettre à Rome, avec quelques modifications, en vue d’une nouvelle rencontre avec Jean Paul II en février 1985. Sur la nouvelle visite à Dresde, et en particulier sur le long échange avec Hempel, cf. le compte-rendu de Schutz dans le JF du 1er mai-15 juin 1984, DT : « J’avais même encore fait demander que le visa soit prolongé d’un jour […], afin d’avoir suffisamment de temps pour des entretiens personnels avec lui. […]. Encore le dernier matin, […], il a expliqué comment il voyait les choses. Il disait à des théologiens qui étaient rassemblés que, à Taizé, c’était tous les premiers siècles de l’Église qui étaient vécus dans la vie de la foi et dans la pensée, il disait qu’à Taizé toute l’expression de foi était tellement trinitaire et christologique ». 211 Pour cette formulation de 1985, cf. Schutz, Passion d’une attente, op. cit., p. 162. Sur l’attribution au réputé jésuite français de la tentative de formuler « un chemin de communion accessible » — et ainsi de redéfinir une appartenance ecclésiale élargie et le plus possible inclusive —, cf. en particulier une note s. d., dact., de fr. Richard Schneider, et Schutz, Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 96. Pour un profil succinct du Père Lyonnet, pionnier de la méthode historico-critique et maître de l’exégèse paulinienne, cf. A. Vanhoye, « In memoriam », Rivista Biblica, 68 (1987), p. 141-142, et M. Gilbert, Il Pontificio Istituto Biblico. Un secolo di storia (1909-2009), Roma, 2009, p. 124 sqq., 157-168 et 179-183.

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6. « Quelques intuitions d’Évangile » Renvoyer continuellement « à ce qui est au cœur de la foi, […] au cœur de l’Église, au Ressuscité », et se projeter vers un horizon qui dépasse les périmètres ecclésiaux : voilà ce qui sera à bien des égards le point d’arrivée — depuis lors resté fondamentalement inchangé — du cheminement œcuménique de Taizé et de l’aspiration de Schutz à une dimension de catholicité radicalement inclusive, ne supportant aucune limitation212. « Aller à l’essentiel », « au cœur même de Dieu », se précisait donc comme la condition fondamentale pour ouvrir la voie à une réconciliation située selon l’Évangile « toujours dans l’immédiat »213. Taizé faisait ainsi l’option, finalement entièrement spirituelle, pour une « voie de l’immédiateté », celle-ci se traduisant dans l’équilibrisme d’un effort pour vivre un « mystère de communion » qui refusait de choisir en excluant ; une option qui était exposée, comme on pouvait le prévoir, aux incompréhensions de diverses sortes dont fr. Roger invitait les frères à payer le prix, y compris celui de voir un parcours tellement sui generis réduit à une dimension spiritualiste au point de perdre toute force d’interpellation par rapport aux institutions des Églises214. Cette option était certes aussi le reflet d’une fatigue de Schutz : la fatigue de soutenir la tension vers « une grande Église » qui se heurtait constamment à des réalités ecclésiales définies par des confessions de foi officiellement déterminées, figées par l’histoire, et inévitablement porteuses de délimitations excluantes215. Cette tension, qui se traduisait dans l’élan anticipateur d’une Église réunie dans sa diversité, avait été porteuse, dès le début, d’une « pression » réformatrice intrinsèque à l’égard d’Églises incapables de saisir que la nouveauté et la radicalité des questions posées aux chrétiens par une humanité désormais « planétaire » rendaient également par ailleurs obsolète de continuer à privilégier une dimension doctrinale historiquement séparatrice au lieu d’une metànoia, personnelle et communautaire, imposant un dynamisme d’unification tourné vers la source commune de l’Évangile et, de plus en plus, de l’eucharistie. Cependant, cette tension avait aussi été, à plusieurs reprises, traversée par une certaine ambivalence dans le rapport avec les institutions, depuis le début des années 60 spécialement avec l’Église catholique, devenue de fait, depuis le concile Vatican II, l’interlocuteur ecclésial privilégié de la communauté, ou

212 Cf. l’Introduction de fr. Roger au conseil de la communauté du 3-7 novembre 1982, DT : « Aller à l’essentiel. Par là même peut s’épanouir une ouverture au sens de la catholicité. Celle-ci n’enferme pas dans une limite ». Sur cette aspiration de Schutz à une catholicité incluant finalement toute l’humanité, cf. en particulier R. Williams, « L’héritage théologique de frère Roger : solidarité, pauvreté et liberté », in L’apport de frère Roger à la pensée théologique, op. cit., p. 43-49. 213 Cf. encore l’Introduction de fr. Roger au conseil de 1982 et la Conclusion, DT. 214 Cf. ibid. et Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 187. 215 À ce propos, cf. en particulier Hammann, « Frère Roger avait-il une théologie ? », op. cit.

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du moins de son prieur. D’un côté, en effet, le « langage » et l’expérience de Taizé prennent souvent une valeur plus ou moins implicitement contestatrice de la dynamique institutionnelle propre aux différentes Églises et de leurs règles d’appartenance et d’exclusion. On semble souvent percevoir chez Schutz, en particulier, la trace qu’avaient laissé en lui, pendant les années lausannoises à la « Maison des Cèdres », la spiritualité et l’ecclésiologie, plus confessante que confessionnelle, d’une minorité libriste active qui marqua très fortement le paysage religieux du canton de Vaud216. De l’autre côté, le besoin fort du fondateur de Taizé d’être « reconnu » — reflet possible, à un niveau plus profond, d’une ancienne et inassouvie nostalgie d’une paternité accueillante — représente toutefois, à un certain moment, un élément de frein dans la logique réaliste et prophétique de l’anticipation. Ainsi, si fr. Roger ne manquera pas de juxtaposer « certaines institutions chrétiennes […] qui sont en décomposition » pour le « plus grand bien des Églises » et les exigences « d’une communion »217, le choix de « consentir » aux institutions, aussi pour ne pas mettre en péril la crédibilité acquise par la communauté grâce aux évidents résultats pastoraux de son engagement avec les jeunes, ce choix sacrifiera inévitablement quelque chose du dynamisme de l’« oser » propre de la communauté ; un dynamisme qui, depuis sa constitution même, avait représenté un « défi » pour ses différents et successifs interlocuteurs ecclésiaux, même œcuméniques218. En ce sens, les difficultés mentionnées avec Visser ’t Hooft au début des années 60 étaient clairement l’expression de la réticence du Conseil de Genève à accepter l’existence de conceptions très différentes de l’œcuménisme et, encore plus, de multiples chemins pour le faire avancer. Cependant, l’invitation de Schutz à embrasser une vision mystique et contemplative de l’Église, le déplacement d’accent de la réconciliation des chrétiens vers une réconciliation humaine plus large, et la prise de distance progressive de la communauté par rapport à un engagement œcuménique explicite, ne sont pas à lire seulement à la lumière d’une fatigue du prieur de Taizé après des décennies de « lutte » pour l’unité219. Son renvoi croissant « à l’unique essentiel » — au mystère d’un Dieu qui, d’après les paroles d’Isaac le Syrien, « ne peut que donner son amour » — et la référence, toujours plus privilégiée, au vaste horizon d’une humanité en quête d’unité et de paix, doivent être sûrement interprétés aussi comme une réaction aux résultats du processus œcuménique qui, continuant à différer la réponse à l’appel évangélique à la réconciliation, risquait aux yeux de Schutz de nourrir

216 Cf. Reymond, Le protestantisme en Suisse romande, op. cit., p. 19-20, et Bastian, La fracture religieuse vaudoise, op. cit., passim. 217 Cf. Schutz, Lutte et contemplation, op. cit., p. 168. 218 Cf. en particulier les paroles de Rowan Williams le lendemain de la mort de fr. Roger, DT, reprises ensuite en français dans Choisir d’aimer, op. cit., p. 67. 219 Cf. le JF de l’été 1980.

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« une attente illusoire »220. Derrière cette évolution, qui finalement confiera l’aspiration vers « une même et visible Église221 » à la seule éloquence de la vie commune de frères d’origines confessionnelles différentes, il y a toutefois deux autres éléments. D’un côté, il y a l’aboutissement naturel d’une exigence d’universalité, qui habitait Roger Schutz depuis les années de sa jeunesse vécue dans ce contexte particulier d’Églises territoriales juxtaposées qu’était la Suisse romande des années 30, une exigence qui s’était exprimée soit dans un élargissement constant des horizons de la communauté, soit dans les formes d’accueil successives et les plus diverses, mises en place tous azimuts depuis les années de la guerre sur la colline, puis dans les fraternités. D’un autre côté, il y a le retour, à certains égards non réfléchi, du fondateur de Taizé à quelques intuitions fondamentales de sa propre construction communautaire222 : quelques intentions fondatrices, indissolublement liées à la découverte de « quelques réalités d’Évangile toutes simples », et à une capacité instinctive à saisir certaines exigences du Zeitgeist, in primis un besoin communautaire diffus qui touchait un point faible du protestantisme, comme le montrèrent le succès immédiat et les réimpressions ultérieures de Gemeinsames Leben de Bonhœffer, déjà pendant les années de la guerre223. « Dans sa vie intérieure, le chrétien est capable de porter en lui seulement quelques vérités essentielles. Lorsqu’il les a saisies, il lui reste à les développer », avait noté fr. Roger en 1959 dans Vivre l’aujourd’hui de Dieu224. Il s’exprimera, en termes semblables, à la fin des années 70225 et encore une fois au seuil de ses quatre-vingt-dix ans, animé par l’exigence de relier par un fil rouge linéaire une recherche, personnelle et communautaire, vécue selon des inspirations diverses tout au long de son histoire. « Qui cherche une communion en Dieu se laisse travailler pour toujours par l’une des paroles toutes claires du Nouveau Testament », écrira en particulier le prieur de Taizé dans Pressens-tu un bonheur ?226. Il cherchait ainsi à récapituler le sens de son propre parcours

220 Cf. l’Introduction di Schutz au conseil de la communauté du 3-7 novembre 1982, Schutz, En tout la paix du cœur, op. cit., p. 16, et Id., Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 78 et 94. La référence à Isaac de Ninive sera reprise et développé par Clément, Taizé, op. cit., p. 98 sqq. Cf. aussi la dernière lettre écrite par fr. Roger en 2004 à l’occasion d’une rencontre européenne de jeunes, « Un avenir de paix », publiée également dans G. Daucourt, E. Bianchi, J. Vanier, M. Leblanc, J.-M. Lioult, Chemins vers l’unité. La communion dans l’Église, Les Plans-sur-Bex, 2005, p. 25-31. 221 Cf. Schutz, L’unité, espérance de vie, op. cit., p. 127-128. 222 Cf. Frère Roger à Augsbourg. 223 Cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, p. 88. Cf. aussi Müller, Schönherr, « Postface » à Bonhoeffer, De la vie communautaire, op. cit., M. Kuske, I. Tödt, « Préface » à D. Bonhoeffer, Vivre en disciple : Le prix de la grâce, Genève, 2009, p. 7-14, et l’introduction de L. Schlumberger à Sœur Évangeline (dir), Protestantisme et vie monastique, op. cit., p. 8-11. 224 Cf. Schutz, Vivre l’aujourd’hui de Dieu, op. cit., p. 57. 225 Cf. Schutz, Fleurissent les déserts du cœur, op. cit., p. 175. 226 Cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 21.

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et, conjointement, les deux aspirations dans lesquelles, à la fin de sa vie, il reconnaîtra la source fondamentale de la « parabole » communautaire commencée pendant les années de guerre : les aspirations à une expérience spirituelle profonde et à une prise de responsabilités face aux interpellations de l’humanité contemporaine. Dans ce dernier regard rétrospectif sur son propre itinéraire manquait de manière significative une référence explicite à la « dominante œcuménique » fondamentale de la vocation de Taizé227. La réticence à mentionner expressément l’exigence de la recherche de l’unité des Églises était évidemment liée à la désillusion de Schutz quant aux chances d’une vocation œcuménique qui avait fini par confondre le parcours avec le but228. Elle est aussi, sans aucun doute, à lire à la lumière de l’aboutissement de l’itinéraire de Thurian et de l’écartement de parcours des deux anciens « clunisiens », qui fut consommée définitivement en 1987 par l’ordination sacerdotale à Naples du frère suisse. À travers son travail théologique qu’il menait désormais de manière autonome par rapport à une communauté où il avait perdu en grande partie son rôle, le pasteur genevois s’était en effet progressivement distancé de l’évolution de Taizé dans la décennie « conciliaire », et cela marqua le terme de deux manières au fond différentes dès l’origine de concevoir la physionomie et la vocation œcuménique fondamentale du noyau résident « clunisien ». Il s’agissait de deux perspectives qui avaient trouvé une convergence immédiate dans le projet de la Communauté de Cluny, mais qui étaient poussées par des priorités et des recherches personnelles sensiblement diverses : l’une était animée par une détermination, forte et primordiale, à « cheminer dans une vie intérieure à travers la prière229 » et par une vision spirituelle très ouverte et réceptive à l’égard d’une pluralité de sources d’inspiration, à commencer par celle du christianisme spirituel et social des Veilleurs ; l’autre était plutôt marquée par une passion précoce pour la liturgie et par une vocation au travail théologique en consonance avec l’empreinte initiale studieuse du projet « clunisien » à l’égard de laquelle Schutz montrera vite des signes de désaffection230. La convergence de ces deux perspectives — l’une davantage basée sur l’expérience et principalement spirituelle, l’autre plus intellectuelle 227 « Notre spiritualité est déterminée par l’œcuménisme » ; cf. quelques notes du journal de juin 1953, maintenant dans Schutz, À la joie je t’invite, op. cit., p. 82. Cf. aussi une lettre de fr. Roger à la communauté d’août 1960. 228 « Quand la vocation œcuménique ne se concrétise pas dans une communion, elle ne conduit nulle part » ; cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 108. Dans une toute autre perspective, mais en un sens analogue à certains égards, cf. un article de J. Moltmann, « La Riforma incompiuta. Problemi irrisolti, risposte ecumeniche », Concilium, 2 (2017), p. 142-152. 229 Cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 90. 230 Cf. la remarque dans les Notes explicatives de la Communauté de Cluny de l’automne 1941, p. 5 : « Notre communauté est une communauté d’intellectuels chrétiens. Toutefois ce titre est si difficile à porter que, momentanément, sans le perdre de vue, nous n’en ferons pas mention ».

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visant à une formalisation de type plus classiquement monastique — avait été essentielle pour le démarrage de la première construction cénobitique née en terre réformée ; cependant, leur complémentarité avait été à plusieurs reprises accompagnée par une dialectique latente mais réelle. Cette dialectique, sans être explicitée et sans jamais en arriver à une rupture, deviendra toutefois évidente dans les engagements différents des deux « clunisiens » après le « long 68 » œcuménique et communautaire. Au-delà des exigences de relire de façon linéaire sa propre trajectoire à partir du point de vue de son aboutissement, la discrétion de Schutz sur l’aspiration œcuménique constitutive de Taizé dans la dernière récapitulation autobiographique offerte par Pressens-tu un bonheur ? renvoie toutefois —  effectivement — à l’élément le plus originel du début de son projet communautaire ; un projet qui avait germé du besoin à la fois de retrait et de convivium, de prière et de partage de la vie et de l’étude, et qui était né de l’intuition que seul un contexte de fraternité vécue pourrait, d’un côté, sauvegarder et stimuler la vie intérieure, et de l’autre, offrir une réponse à l’exigence ressentie par beaucoup d’une restructuration communautaire de l’Église qui réagisse à la tradition d’individualisme hégémonique depuis le xixe dans les Églises de la Suisse romande. Mais pour que cette intuition se traduise concrètement dans la naissance d’une première petite confrérie, il ne suffisait évidemment pas d’être conscient du potentiel de renouveau et de rayonnement que pouvait avoir une communauté ; il ne suffisait pas non plus de s’en tenir à l’influence profonde exercée par l’histoire de Port-Royal sur celui qui avait grandi en étant nourri par les lectures familiales de l’œuvre de Sainte-Beuve : référence fondamentale dans la recherche communautaire initiale de Schutz, bientôt remplacée par d’autres sources d’inspiration, mais reprise de manière significative dans ses derniers écrits231. Comme nous l’avons déjà souligné, seule la conscience de la catastrophe qui menaçait la paix en Europe, très vive en arrière-fond de la Conférence mondiale d’Amsterdam de juillet 1939, puis le début de la guerre représentèrent en effet pour le jeune étudiant en théologie l’élément décisif qui hâta l’exigence d’« une consécration toujours plus totale au seul Seigneur232 » ; une exigence qui se traduisit, en avril 1940, par l’invitation aux jeunes de l’ACE romande à intercéder sans relâche pour la paix jusqu’au terme du conflit et, en même temps, dans le partage avec quelques compagnons de ses premier projets de communauté. En d’autres termes, ce furent les interpellations que la guerre apporta à l’intense recherche spirituelle de Schutz qui catalysèrent la mise en route effective de son pari communautaire. Il s’agissait d’un pari qui n’était pas dépourvu d’une certaine charge contestatrice envers son propre milieu de formation ; c’est pour le relever qu’au lendemain de la défaite française,

231 Cf. Schutz, Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 37-40, et Id., Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 14. 232 Cf. R. H., « Conférence de printemps pour les étudiants des universités romandes », art. cit.

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l’étudiant lausannois chercha bientôt à fixer le lieu de sa recherche, au-delà de la frontière de la neutralité suisse, dans une région clairement située dans un ensemble de coordonnées géographiques et spirituelles non fortuites, et traversée surtout par un flux constant et massif de réfugiés. La concentration intérieure et la confrontation avec la réalité et la misère de la guerre à travers l’accueil fréquent de réfugiés, furent ainsi le creuset fondamental où prirent forme quelques orientations spirituelle fondatrices de l’animateur du groupe « clunisien » : « quelques intuitions d’Évangile » profondément reliées à l’expérience d’« un siècle de désintégration et de désintégrés » et, en même temps, du besoin de réconciliation et de paix qui en surgissait233. En d’autres termes, bien avant que ne mûrisse, après sa rencontre décisive avec l’abbé Couturier, l’attention explicite de Schutz au thème œcuménique, thème au lequel l’histoire familiale, la connaissance des Veilleurs et le milieu des ACE le prédisposaient naturellement, sa préoccupation d’une présence aux bouleversements de l’histoire cristallisa une intuition qui demeurera ensuite constante et centrale234 : à savoir la reconnaissance dans le dynamisme de la réconciliation d’une dimension capitale de l’Évangile de Jésus de Nazareth porteur de l’annonce libératrice de l’« incompréhensible pardon de Dieu235 ». À partir de la pénétration particulière de cet impératif évangélique « à vivre en réconciliés », le dépassement du « scandale […] en face du déchirement du corps de Christ » et la recherche d’une via communionis qui soit aussi visible paraîtront bientôt n’être rien d’autre qu’une condition essentielle pour rendre vrai un Évangile inconciliable avec toute forme de séparation et notamment, depuis le début, avec tout choix qui exclurait236. « Comment porter le nom de chrétien, du Dieu de l’amour, et accepter de choisir une Église, c’est-à-dire de prendre parti contre d’autres chrétiens ? », notait Schutz dans une page de journal de juillet 1941, après avoir évoqué l’importance qu’avait eue, dans ses années d’une « adolescence incrédule », l’expérience indirecte d’un « mystère de la foi » incarné par des chrétiens de n’importe quelle confession237. Pour le fondateur de Taizé, comme pour toute une génération œcuménique marquée de manière indélébile par l’expérience de la guerre, la soif d’unité fut donc inséparable d’une « simple » recherche d’Évangile. Chercher à concrétiser, dans la « parabole » d’une communauté, les aspirations d’unité qui émergeaient des déchirures du xxe siècle, deviendra alors, au lendemain de la guerre, la note dominante toujours plus consciente de la première expérience de vie communautaire « régulière » masculine née en milieu protestant.

233 Cf. Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 88, et Id., Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 13. 234 Cf. Schutz, Notes explicatives, op. cit., p. 18. 235 Cf. Schutz, Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 84. 236 Cf. Schutz, Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 93, et Id., Introduction à la vie communautaire, op. cit., p. 13-16. 237 Cf. les notes de Schutz de juillet 1941, maintenant dans Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 33-34.

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Une expérience qui deviendra ensuite pour de nombreuses communautés catholiques, même outre-Atlantique, source d’inspiration privilégiée pour un renouveau radical de la vie religieuse et monastique, à l’enseigne aussi bien d’un engagement œcuménique inédit que d’une redécouverte de la centralité de la vie commune comme élément constitutif de leur propre existence et de leur propre témoignage238. Une expérience, en outre, qui, à la fin des années 60, marquera le cadre de référence de l’œcuménisme avec le challenge représenté par le partage de la même vie monastique par des frères protestants et catholiques239. Cette forme ultérieure d’anticipation transformera bientôt la physionomie de la communauté et sera fondamentale dans la perspective de la recherche d’« une communion avec Rome », longuement et intensément cherchée par Schutz désormais disposé à en assumer les coûts, prévisibles et non négligeables : aussi bien ceux, du côté protestant, d’une lecture en termes décidemment désolidarisants de cette exigence devenue impérative, que ceux, du côté catholique, des tentatives répétées et plus ou moins explicites d’appropriation confessionnelle de l’expérience de Taizé240. « Parabole » d’une communauté de vie évangélique selon ses premières autodéfinitions, « parabole » d’unité, de communion et, depuis la fin des années 70, surtout de réconciliation, Taizé a clairement connu des évolutions très considérables au cours de son histoire, et non pas seulement sur le plan de son positionnement confessionnel. La continuité entre la première confrérie d’intellectuels protestants qui regardaient vers les Solitaires de Port-Royal, et la communauté qui permettra à plusieurs générations de jeunes d’expérimenter un espace européen d’emblée unifié, n’est certes pas immédiatement évidente. D’un côté, la dimension structurellement « provisoire » de Taizé est en partie lié au caractère nécessairement exploratoire d’une recherche communautaire qui se développa sur une terre protestante de fait encore vierge, exception faite de l’expérience de Finkenwalde que Schutz connut seulement ultérieurement241 ; une expérience évidemment très différente, mais qui présentait cependant un élément de tangence important dans l’intuition du potentiel d’éloquence évangélique — « sans beaucoup de paroles et avec le simple fait de vivre ensemble242 » — d’une communauté chrétienne. À la 238 Cf. Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit. p. 145 sqq. et 353-356, et G. Agamben, Altissima povertà. Regole monastiche e forme di vita, Vicenza, 2011, p. 78 239 En ce sens, cf. en particulier les considération de Rowan Williams reprises dans Choisir d’aimer, op. cit., p. 67. 240 Sur ces tentatives de « catholicisation » de genre divers, cf. aussi, en particulier, les déclarations, un an après la mort du fondateur de Taizé, de Gérard Daucourt, à l’époque évêque de Nanterre (www.taize.fr/fr_article6744.html) et du pasteur Gill Daudé, à l’époque responsable des relations œcuméniques de la FPF (www.taize.fr/fr_article3866.html), et à ce propos, cf. J. Anciberro, « Taizé : Frère Roger se serait-il converti ? » », Témoignage Chrétien, 14 septembre 2006, http://temoignagechretien.fr. 241 Cf. Bethge, Dietrich Bonhoeffer, op. cit., p. 475 sqq. 242 Cf. Dietrich Bonhoeffer à Wolfgang Staemmler, 27 juin 1936, in D. Bonhoeffer, Illegale Theologen-Ausbildung : Finkenwalde 1935-1937, éd. par O. Dudzus, J. Henkys, vol. 14 des

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suite de l’attention renouvelée de von Harnack au « point évangélique », à partir duquel le premier monachisme était né, on avait en réalité assisté en Allemagne, pendant les premières décennies du xxe siècle, à un changement radical dans l’approche historico-critique de l’expérience cénobitique243 ; toutefois, sur le terrain de la vie vécue, l’exigence d’un koinos bios demeura un patrimoine pratiquement exclusif de l’héritage piétiste jusqu’à la moitié des années 30 et c’est seulement par la perception d’une crise générale des Églises et de la civilisation que cette exigence sera réactivée sous le signe, nouveau et décisif, d’une participation à la vie ecclésiale du présent et d’une ouverture aux soubresauts du moment. De l’autre côté, l’état de « fondation continuelle » de l’expérience de Taizé244, son déploiement sous l’influence d’inspirations successives diverses, est néanmoins structurellement lié à la personnalité humaine et spirituelle de son initiateur : à son aversion pour tout fixisme de probable origine légaliste et puritaine, à sa capacité instinctive à saisir et à interpréter de diverses manières les vibrations profondes du siècle traversé, à son refus, originel, d’une approche purement intellectuelle ou spéculative du « fait chrétien », à sa manière « fragmentaire » et expérimentale de réfléchir, à travers une suite d’intuitions développées souvent sous l’impression de lectures et de rencontres importantes ou décisives245 — Suzanne de Dietrich, Marguerite de Beaumont, Paul Couturier, Petite sœur Magdeleine, Manuel Larraín, Aniela Urbanowicz, pour ne rappeler que quelques noms qui ne sont pas mentionnés dans les derniers fragments de Choisir d’aimer. Étant donné que l’itinéraire personnel du fondateur et celui de sa création communautaire étaient étroitement imbriqués, comme c’est souvent le cas dans les communautés monastiques de constitution récente246, il est donc évident que la structure de la personnalité de Schutz, son vécu, ainsi que les « stations » successives de son parcours ont marqué de manière déterminante l’évolution de Taizé. Ainsi, même si la Règle a redéfini la fonction de l’autorité en la plaçant uniquement au service à la communion fraternelle, cette limitation explicite du rôle du prieur à celui de gardien de l’unité du chemin communautaire n’a pas du tout empêché que le fort charisme personnel de fr. Roger — et le lien affectif particulier entre les frères et lui qui en découlait — aient toujours eu

Dietrich Bonhoeffer Werke, Goütersloh, 1996, p. 175-179, et une lettre de fr. Alois à Albrecht Schönherr, citée dans Müller, Schönherr, « Postface » à Bonhoeffer, De la vie communautaire, op. cit., p. 185. 243 Cf. von Harnack, Das Mönchtum, op. cit., p. 22 sqq. Cf. aussi Filoramo, Introduzione generale, op. cit., et E. Bianchi, « Monachesimo ed ecumenismo », in Monachesimo e vita religiosa : rinnovamento e storia tra i secoli XIX-XX, Verona, 2002, p. 255-270. 244 Cf. Clément, Taizé, op. cit., p. 42-43. 245 En ce sens, cf. aussi quelques considérations de Stavrou, « Frère Roger et son appel à éveiller les espaces du cœur », op. cit., et de Bengard, « Frère Roger et Paul Ricœur », op. cit. 246 En ce sens, cf. encore l’ouvrage de Hervieu-Léger, Le temps des moines, op. cit., p. 187-188.

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un poids spécifique fondamental dans l’histoire de la communauté ; un poids spécifique que la nature « ouverte » d’une Règle volontairement limitée au minimum essentiel, a plutôt contribué à accentuer. La singulière force d’attraction du fondateur, source d’intenses fascinations comme parfois de douloureux éloignements, et sa capacité à conjuguer « un don mystique » avec « un extraordinaire sens du concret » ont sans doute joué un rôle capital dans la constitution de la première « communauté régulière évangélique » stable née en terre réformée, dans la place qu’elle a prise sur la scène multicolore de l’œcuménisme francophone, et ensuite dans son rayonnement international247. Pendant les années de la structuration délicate et de la croissance du premier groupe résident, seule la personnalité fortement charismatique de Schutz, bien avant et bien plus que la formalisation dans la Règle du rôle du prieur, a réussi à trouver un équilibre, autrement impossible, entre des inclinations, des sensibilités, au fond des vocations, très différentes248. Pour en rester à la première cellule résidente « clunisienne », la distance était évidemment considérable entre l’aspiration de Thurian à ordonner la vie commune dans un sens nettement monastique et celle de Souvairan à s’insérer au sein du monde ouvrier même à travers l’engagement syndical. « Les uns au cœur de l’Église, les autres au cœur des masses. Tension tonifiante, sauvegarde incontestable », écrira Schutz dans les pages de son journal de l’été 1953249. L’un des traits les plus nouveaux et les plus saillants de l’histoire communautaire de Taizé au cours des décennies de l’évolution qu’on a cherché à reconstruire ici, me semble pouvoir être sans doute saisi dans la capacité d’intégration empirique — sur la colline et dans les fraternités — d’une variété significative d’orientations, d’exigences, de recherches et d’expériences différentes. Il s’agissait là d’une synthèse unique en son genre, aboutissement de la recherche initiale complexe d’une forme protestante de vie commune qui sache éviter la facilité d’une imitation du modèle monastique catholique ; une expérience qui rappellera de façon significative aux chrétiens de la RDA la « combinaison “bonhoefferienne” entre vie contemplative et action “non

247 Cf. JC, II, 18 octobre 1964, p. 209, et le titre de la troisième partie de la thèse de licence de Schutz de 1943, Une communauté régulière évangélique est-elle réalisable ?, op. cit. 248 À ce propos il est intéressant de lire le témoignage du suisse Claude Linker, entré en 1953 dans la communauté qu’il quittera une dizaine d’années plus tard : « Ce qui était frappant à Taizé, c’était la grande diversité des milieux sociaux d’origine, des affinités politiques, des goûts artistiques, intellectuels et jamais je n’ai perçu de difficultés dans les contacts, les échanges. En somme, tout cela ce n’était pas ce qui était important, nous avions des choses bien plus essentielles à vivre. Cette harmonie dans les relations humaines était due en grande partie à la personnalité du prieur qui à une profonde spiritualité […] joignait un sens raffiné de compréhension psychologique et une possibilité de toujours trouver des solutions positives, même inattendues, aux problèmes qui se posaient » ; cf. Linker, Quelques souvenirs d’une vie, op. cit. 249 Cf. Fr. Roger, À la joie je t’invite, op. cit., p. 84.

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religieuse” »250. Une synthèse constamment en évolution, dans l’esprit d’une règle pour laquelle l’« immobilité » est une « désobéissance » dans la suivance du Christ251, et qui cherche au fil du temps, avec un certain pragmatisme, non toujours dénué de tensions, divers points d’équilibre sous l’influence d’inspirations successives et souvent coexistantes, diverses en impact et en durée : l’inspiration intellectuelle et port-royaliste des origines, évidemment liée au milieu étudiant dans lequel prirent forme les premiers projets communautaires du responsable de l’ACE lausannoise ; celle plus « franciscaine » de la période genevoise, pendant laquelle l’approfondissement de « l’esprit de saint François » accentua, chez certains des premiers « clunisiens », une attention aux questions sociales déjà préexistante en eux ; celle plus clairement et plus explicitement monastique des années de la profession et de la rédaction de la Règle, qui coïncidèrent avec l’affirmation de Taizé comme haut-lieu de l’œcuménisme spirituel francophone ; celle foucaldienne, qui se traduisit dans les divers efforts pour trouver une manière propre de mettre en œuvre l’impératif d’incarnation partagée par toute une génération chrétienne passée par l’expérience de la guerre ; celle « tiers-mondiste », qui remonte aux lectures communautaires de Lebret et surtout à la rencontre décisive avec les évêques latino-américains promoteurs d’une « Église des pauvres » naissante ; enfin, celle essentiellement pastorale, qui paraît clairement dominante depuis les années de la « refondation » de la communauté après le 68 de la jeunesse et de l’Église. Celle-ci se combinera rapidement ensuite avec une nouvelle accentuation de la dimension proprement contemplative à laquelle contribueront les liens de Taizé avec la vie cachée des Églises de l’Est, le rapport étroit qui s’établit entre fr. Roger et mère Teresa de Calcutta en visite pour la première fois sur la colline en 1976, et une certaine influence de la spiritualité ignacienne, véhiculée par la proximité et par la collaboration étroite avec les sœurs de Saint-André252. L’histoire communautaire de Taizé, par ses équilibres changeants et délicats entre mutations et continuités essentielles, est indubitablement singulière ; elle reflète certes le dynamisme créatif de son fondateur, ainsi que, d’une certaine manière, son apparent éclectisme, tout en demeurant, d’autre part, incompréhensible si l’on ne tient pas compte des investissements et des acquis d’une recherche qui fut aussi irréductiblement plurielle. C’est une recherche qui, à plusieurs reprises, a semblé développer, ou interpréter différemment, des exigences virtuellement présentes dans le projet communautaire originel

250 En ce sens, cf. en particulier Schutz à Marguerite de Beaumont, 25 juin 1941, Daniel de Montmollin à Robert Giscard, 6 octobre 1948, et l’extrait déjà mentionné d’une lettre de fr. Rudolf de mai 1969, rapporté dans une lettre de fr. Roger à la communauté du 12 juin 1969. 251 Cf. les passages sur « Le Conseil » de la Règle de Taizé, op. cit. 252 À ce propos, voir infra. Sur l’impact de la rencontre avec mère Teresa de Calcutta, cf. en particulier le dernier écrit de Schutz, Pressens-tu un bonheur ?, op. cit., p. 65-74, et Choisir d’aimer, op. cit., p. 84-85.

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de Schutz — et en ce sens, les différentes préfaces au premier plaidoyer pour une vie commune protestante, l’Introduction à la vie communautaire, sont précocement éloquentes — et qui s’est ensuite déployée, dans les décennies que nous avons prises en considération, en une variété singulière de contextes et de domaines : liturgique, théologique, social, artistique, pastoral, sans oublier le ministère paroissial de deux frères, ou la diaconie dans le monde carcéral de fr. Axel, commencée pendant les années du conflit algérien et, depuis lors, jamais interrompue. Il est évident que les différentes expériences n’ont pas toutes eu le même impact sur le parcours global de la communauté ; certaines se sont développées de façon en fait autonome et pour quelques frères, vivre « hors les murs » a représenté aussi la solution — réciproquement et empiriquement trouvée — pour gérer un rapport, autrement difficile, avec la forte personnalité du prieur, et pour exprimer l’appartenance et la solidarité communautaires dans une direction différente de celle de l’évolution d’ensemble de la « colline ». Il reste, en tout cas, comme donnée importante du point de vue historique, que, dans les premières décennies de son histoire, Taizé a montré une capacité inclusive unique d’une grande variété de sensibilités, d’expériences et de vocations, qui ont toutes contribué, fût-ce de manière et avec des mesures différentes, à l’itinéraire inédit de la communauté et à son extraordinaire rayonnement dans les réalités et les contextes les plus divers. Ce qui a constitué, de manière consciente et programmatique, l’axe intégrateur de cette expérience communautaire, qui, en parfaite harmonie avec d’autres recherches contemporaines, a cherché de diverses façons à offrir une « réponse évangélique […] à l’attente des hommes253 », a été fondamentalement une « passion ». Au cœur de ce xxe siècle religieux dont à bien des égards la guerre a été le centre de gravité non pas seulement chronologique, cette « passion d’unité » a été pour le fondateur de Taizé avant tout une exigence de réconciliation, de guérison des blessures provoquées par les fractures de l’histoire, dont l’église construite dans le village bourguignon par les jeunes volontaires de l’Aktion Sühnezeichen a voulu être symboliquement le signe ; une passion qui, ensuite, s’est bientôt déclinée, avec l’immédiateté d’une évidence, dans un sens explicitement et prioritairement œcuménique. Unité intérieure, unité de la communauté, unité de la famille humaine et unité visible des chrétiens sont ainsi devenues tout de suite objet d’une unique tension. Pour Schutz et pour Taizé aussi, comme pour toute une génération spirituelle et théologique visitée par « l’unité de la grâce œcuménique » faite au siècle dernier254, l’ut unum sint a ainsi été, indissociablement, don du Christ et tâche permanente et indispensable en vue de la communion de tous ceux qui en portent le nom ; il a été l’exigence incontournable d’une foi qui, sans renvois eschatologiques, ne pouvait qu’aspirer à manifester le Christ un à travers

253 Cf. JC, II, 18 octobre 1964, p. 209. 254 Cf. Congar, « Préface » à Chrétiens en dialogue, op. cit., p. xxxvi, et Melloni, Quel che resta di Dio, op. cit., p. 48-50.

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son Église « une », telle que le credo la confesse, levain et signe d’une unité humaine plus universelle. Et pour Schutz et pour Taizé aussi, comme pour d’autres croyants dont l’existence entière a été secouée par une conscience sans précédent du scandale de la division entre chrétiens, la recherche de l’unité est devenue, toujours plus clairement, depuis le début des années 60, avant tout « la recherche du saint Graal255 », de l’unique table eucharistique où l’unité est donnée et à tous offerte. À la veille de l’ouverture du concile de Jean XXIII, cette recherche, cette « passion d’unité » avait pris aussi, comme nous l’avons vu, la consistance d’un rêve pour celui qui connaissait la tentation « de ne pouvoir consentir au fait que, de mon vivant, je ne verrai pas l’unité des chrétiens réalisée »256. Elle a façonné toutes les réalités de la vie de la communauté : la prière commune, la recherche liturgique et théologique, l’ouverture, toujours et partout, d’espaces de convivialité, d’accueil et de rencontre, les tentatives répétées de traduire concrètement une volonté de présence sur les lignes de divisions les plus diverses, pressenties comme lieux pour vivre réellement l’Évangile de la grâce avant même d’être vus comme lieux de témoignage d’une fraternité possible. L’entrecroisement, parfois aussi la tension, entre les différentes dimensions dans lesquelles cette recherche s’est développée, a reflété à sa manière les différents niveaux sur lesquels, plus généralement, l’exigence de l’unité s’est exprimée au cours du siècle dernier, et dans la confluence desquels, à un certain moment, beaucoup de chrétiens ont reconnu un kairos. Cet entrecroisement a rendu plus ardente l’attente de l’événement imprévisible d’une communion, plus audacieux les efforts et les gestes d’anticipation, plus souple l’adaptation à ce que semblait ultérieurement suggérer ou imposer « l’aujourd’hui de Dieu ». Commencée grâce à une convergence très particulière d’époque, de lieux, de circonstances, de rencontres et du vécu familial d’un fondateur à la personnalité hors du commun, la « parabole » de Taizé a d’autre part été profondément imprégnée par le temps où son histoire s’est déployée. Depuis l’immédiat après-guerre, la communauté participe et contribue ainsi pendant deux décennies à la mise en question des frontières confessionnelles par une génération œcuménique qui découvre la non-inéluctabilité du donné historique des divisions, en reconnaissant dans l’unité un impératif évangélique fondamental et longtemps ignoré. Elle parie ensuite, avec enthousiasme, sur l’irréversibilité de la « conversion œcuménique » de l’Église catholique à l’heure d’un concile salué comme une grâce, au point de s’interroger rapidement sur la pertinence permanente de la Réforme, et d’ébaucher ainsi, au début des années 70, l’idée d’une double appartenance provisoire pour une « génération charnière », 255 Cf. O. Clément, Dialogues avec le patriarches Athénagoras, Paris, 1976, p. 49 : « Parsifal c’est la quête du Graal. C’est-à-dire la quête œcuménique. Car l’œcuménisme, qui est sans doute la plus grande réalité du xxe siècle, ce n’est rien d’autre au fond que la quête du Saint Graal, du Calice où nous pourront tous communier au Sang de Dieu… ». 256 Cf. les notes personnelles, déjà mentionnées, de fr. Roger de mai 1961, in À la joie je t’invite, op. cit., p. 154, et la lettre à Gerlier du 20 août 1962.

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alors qu’elle se tourne toujours plus vers un ministère pétrinien, persuadée que la visée vers une Église restituée dans son authentique catholicité ne pourrait être atteinte qu’« en dehors d’une certaine présidence de l’unité visible de l’évêque de Rome257 ». Comme d’autres réalités passées par l’expérience exaltante du printemps œcuménique du début des années 60, Taizé, après une longue période d’anticipations passionnées et risquées, ne reste évidemment pas à l’abri du choc en retour provoqué par l’inaccomplissement liturgique d’une communion que l’échange des gestes entre Rome et Constantinople et la mise en place de l’échange théologique avaient fait espérer. Elle ressent aussi le nouveau décalage entre les différents niveaux – spirituel, pratique, théologique, institutionnel – de l’impératif œcuménique, alors qu’à l’annonce du concile Vatican II ces niveaux paraissaient avoir trouvé une confluence féconde et prometteuse. Dans ce décalage, il y a l’effet conjoint des impasses doctrinales et institutionnelles de l’œcuménisme postconciliaire, des impatiences des uns et de la résignation des autres, de l’émergence de nouvelles priorités ainsi que des premiers signes de replis identitaires258. Pour quelqu’un qui, sur la « tranchée » œcuménique, avait osé à ses risques et périls, voir s’estomper un aboutissement dans la communion et constater que l’œcuménisme était en définitive pénalisé par les succès mêmes d’un dialogue qui finissait par favoriser une attitude de satisfaction face au statu quo cordial auquel on était

257 Cf. en particulier quelques considérations de fr. Pierre-Yves Emery dans Daniel Atger, Propos d’un frère protestant à notre groupe de ménages mixtes, 4 p. dact., 20 septembre 1975, AFPF, FR : « Jusqu’à Jean XXIII ce sont les protestants qui ont mené le jeu œcuménique. Depuis ce concile, c’est l’Église catholique. Celle-ci a retrouvé les valeurs chères au protestantisme : le primat de la Parole de Dieu et de la grâce, le sacerdoce commun, le rôle des laïcs… À ces ouvertures de l’Église catholique les protestants n’ont pas répondu par une vraie remise en question de leurs positions. […] Mais il faut comprendre que l’effort demandé aux Protestants pour se remettre en question est plus exigeant que celui demandé aux Catholiques. Que demandent les protestants à l’Église romaine ? Qu’elle reconnaisse l’“ecclésialité” des Églises issues de la Réforme. Qu’elle dise : “il a pu y avoir des erreurs dans le passé. Aujourd’hui nous reconnaissons vos Églises comme des Églises de Jésus Christ et vos ministères comme valides”. Mais il faut que, de leur côté, les protestants reconnaissent l’Église catholique pour ce qu’elle est aujourd’hui, et ne continuent pas à la voir telle qu’elle était avant Vatican II. Or ils ont peur de perdre leurs raisons d’être […]. Il faut que loyalement nous recherchions, par exemple, le sens du ministère de l’Évêque de Rome. […] L’unité visible de l’Église ne se fera pas en dehors d’une certaine présidence de l’unité visible de l’évêque de Rome. […] Donc : au plan sociologique, l’unité se fera au profit du catholicisme parce que les protestants, au plan des institutions, n’ont pas grandchose à apporter… Alors qu’au point de vue théologique, c’est l’inverse. Les théologiens catholiques s’appuient sur le renouveau protestant. Ils se réfèrent à Barth, à Bonhoeffer, à Tillich, à Pannenberg, à Moltmann. […] Mais il est plus difficile aux protestants qu’aux catholiques de se remettre en question, car il est plus difficile de changer sa vie que de réviser sa dogmatique ». 258 Cf. D. Pelletier, « La “pleine communion”, le genre et la générosité. Un regard d’historien sur la constitution apostolique Anglicanorum coetibus », Cristianesimo nella storia, 32/2 (2011), p. 363-382, Melloni, Quel che resta di Dio, op. cit., p. 55-57, et Birmelé, « Chi soffre per la divisione ? », art. cit.

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arrivé ne sont naturellement pas sans coût. L’évolution de la conjoncture confessionnelle et l’affaiblissement général de l’aspiration à l’unité depuis le début des années 80 oblige, durant un temps provisoire mais qui allait être indéfiniment prolongé, à « déplacer » du plan des Églises à celui, existentiel et principalement spirituel, de l’expérience communautaire, l’anticipation d’une communion et la réintégration d’éléments séparés par l’histoire. Dans ce « déplacement », opéré avec réalisme, et non sans équilibrisme, la note dominante de la communauté deviendra de plus en plus définitivement la note pastorale : le renvoi constant « au cœur de l’Évangile259 » et l’effort d’offrir le visage d’une Église qui ne devient compréhensible pour beaucoup qu’au moment où elle se prépare simplement mais concrètement à accueillir. Ce changement progressif d’accent, cette raréfaction des références au « dur combat pour l’unité visible de tous les chrétiens260 », impliqueront sûrement, d’un côté, une perte : il faudra redimensionner l’impulsion réformatrice à l’égard d’Églises qui finiront par remplacer la redécouverte de la plénitude de l’unité comme injonction évangélique par la tranquillité d’une « diversité réconciliée261 ». Mais de l’autre côté, l’engagement inlassable de Taizé pour rendre plus accessible à tous « une des plus généreuses réalités d’Évangile » — la certitude libératrice du pardon offert à chacun par un Dieu « tout-aimant » — et l’aspiration à créer toujours « dans la famille humaine des possibilités pour élargir », modifieront sensiblement l’image même du christianisme aux yeux des diverses générations de jeunes qui se réuniront les unes après les autres dans l’église de la Réconciliation262. Cela ne sera pas sans effets sur l’évolution du cadre même de référence de l’œcuménisme, un œcuménisme qui sera constamment renvoyé, à Taizé, à sa matrice originelle et ultime : l’obéissance au dynamisme de la réconciliation de l’Évangile de Jésus de Nazareth.

259 Cf. Schutz, En tout la paix du cœur, op. cit., p. 14. 260 Cf. Schutz à Paul VI, 5 décembre 1963. 261 « Le somnifère de l’œcuménisme », d’après les termes de Moltmann, Vasto spazio, op. cit., p. 107. Sur la formule de la « diversité réconciliée », depuis longtemps devenue une expression idiomatique dans le langage œcuménique, cf., parmi d’autres, H. Meyer, Einheit in versöhnter Verschiedenheit. Hintergrund, Entstehung und Bedeutung des Gedankens, in Versöhnte Verschiedenheit. Aufsätze zur ökumenischen Theologie I, Frankfurt am Main-Paderborn, 1998, p. 101-119, et J. Gros, H. Meyer, W.G. Rusch (dir.), Growth in Agreement II : Reports and Agreed Statements of Ecumenical Conversations on a World Level, 1982-1998, Genève, 2000, p. 450 sqq. 262 Cf. encore Schutz, Dieu ne peut qu’aimer, op. cit., p. 78, les fragments de la dernière lettre inachevée de fr. Roger et le témoignage de Rowan Williams dans Choisir d’aimer, op. cit., p. 127 et 67.

Index des noms*

Abbas, F., 321 Abel, O., 24 Abernathy, R., 478 Ackermann, B., 42, 52 Adams, G., 314, 317, 321, 322, 332 Adrien, fr. de Taizé [Quarle van Ufford, A.,], 251, 307, 311, 312, 316, 369, 465, 466 Aeschimann, A., 190 Aeschimann, J., 442, 445 Augustin d’Hippone, saint, 17, 80, 101, 271, 436 Aguilar, A., 77 Aït Abdelmalek, Z., 315 Akar Ph., 31, 77, 78, 106, 251, 265 Alain, fr. de Taizé [Giscard, A.], 30, 199, 200, 211, 240, 250, 296, 306, 396, 397, 398, Alberigo, G., 12, 25, 175, 341, 379, 384, 396, 399, 553, 580, Albert, fr. de Taizé [Lacour, A.], 202, 203, 465, 466 Albrecht, P., 440, 448 Alexander, D., 303 Alfrink, B.J., 411 Alivisatos, A, 456 Allchin, A.M., 185 Allmen, J.J., 45, 48, 49, 51, 52, 65-69, 183, 221, 479, 528 Alois, fr. de Taizé [Löser, A.], 19, 25, 30, 188, 254, 353, 552, 572, 573, 583, 585, 586, 604 Althausen, J., 312 Amar, M., 302,



Ami, fr. de Taizé, [Guignard, A.], 162, 251, 319, 321, 584 Ammann, F., 31, 120 Ammann, Th., 11, 99, 119, 120, 137, 161, 162, 163, 264, 333 Amiguet, E., 58 Anciberro, J., 603 Anderson, T.H., 476 Andrade, W.C., 17 Andras, fr. de Taizé [Barat, A.], 30 André, fr. de Taizé [Berruex, A.], 251, 258, 278, 283, 314, 315, 316, 319 Angèle de la Croix, 81, 85, 101, 110, 112 Annie-Léone de Jésus, sœur, 207 Annese, A., 65 Annie de Jésus, sœur, 32, 314, 435 Anrich, G., 136 Anson, P., 189 Anthony, fr. de Taizé [Teague, A.G.], 532 Anthony, métropolite [Bloom, A.B.], 387, 427, 461 Appel, A., 390, 393, 497, 499, 507 Arjakovsky, A., 297 Arnauld, A., 57, 58 Arnold, M., 63, 64, Arriba y Castro, B., 392 Arrighi, J.F., 395, 411, 580 Arrupe, P., 494 Asmussen, H., 274, 301 Assendelft, M.M., 241 Assimacopoulos, H., 31 Athanase, saint, 542 Atger, D., 609

* Compte tenu du nombre très élevé d’occurrences du nom du fondateur et prieur de Taizé dans tous les chapitres du volume, la référence à Roger Schutz ou à fr. Roger est omise de l’index.

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Athénagoras, patriarche de Constantinople, 28, 352, 353, 387, 388, 406, 427, 440, 461, 462, 463, 487, 504, 533, 535, 540, 541, 544, 548, 549, 582, 608 Aubert, D., voir Denis, fr. de Taizé Aubert, R., 10, 31, 51, 55, 156, 157, 161, 184, 185 Aubert, S., 90 Aubin, J., 333 Augros, L., 253, 256, Aulén, G., 297, 301 Avon, D., 288 Ayala Valva, L., d’, 260 Axel, fr. de Taizé [Lochen, A.], 202, 203, 255, 331, 334-338, 368, 607 Azria, R., 19 Babut, J., 194, 284 Baciocchi, J., de, 240 Bahmann, M.K., 496, 497 Baillargeon, G., 346 Balič, C., 385 Balík, S., 518 Barat, A., voir Andras, fr. de Taizé Baraúna, G., 431 Barberini, G., 506, 518 Barde, A., 45, 46, 49 Barde, E., 267, 270 Bardet, A., 84, 95, 96, 102, 106, 156, 159, 160, 167, 170, 174, 178, 184 Baron, A., 234, 357 Baroni, V., 139 Barot, M., 76, 309, 324, 448, 458 Barros, M., 17, 31, 467-470 Bart, M., 336 Barth, K., 42, 44-47, 50, 105, 118, 130, 131, 133, 222, 223, 225, 229, 287, 288, 290, 332, 513, 514, 609, Barthez, J.-C., 322, 325 Barthélemy, saint, 174 Basciani, A., 523 Bastenier, A., 19 Bastian, J.-P., 37, 42, 43, 50, 56, 123, 164, 598

Batel, L., 391, 507, 513, 515 Battelli, G., 12 Baubérot, J., 80, 103, 159, 200 Baudouin, Ch., 156 Baudoux, M., 414 Baudraz, J., 65, 68 Baum, M., 300 Baumann, M., 191 Bäumlin, R., 240 Bazin, J.F., 36 Bazin, R., 195 Bea, A., 310, 350, 351, 365, 366, 382, 394, 395, 427, 431, 440, 442, 443, 452, 456, 486, 500, 502, 585 Beaubernard, R., 255 Beauduin, L., 143, 308 Beaumont, M., de, 26, 74, 79, 81-84, 87, 88, 91, 96-98, 100-102, 104-107, 110-112, 118, 131, 135, 136, 266, 319, 406, 604, 606 Beaupère, M.-R., 11, 31, 161, 171, 184, 208, 209, 213, 221, 249, 258, 260, 270-273, 298, 300, 336 Bédarida, M., 314, 334 Begouën-Demeaux, M., 333 Beier, P., 32, 515 Bellandi, W., 136 Belot, R., 77 Ben Achour, M.F., 433 Benoît de Nursie, saint, 57, 61, 63 Bénédict, fr. de Taizé [Csonka, A.], 510, 515 Benelli, G., 485, 493, 494, 500, 561, 568-571, Bengard, B., 447, 553, 604 Benignus, P., 303, 304 Benoît, J.-D., 63, 125, 272, 274 Beozzo, J.O., 32, 413, 430, 467, 468, 470, 499 Berchtold, A., 43, 50 Berdiaeff, N., 161 Berenstein-Favre, J., 141 Bergmann, M.O., voir Michel, fr. de Taizé Beran, J., 506

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Berlier, H., 426, 464, 465 Bernard, fr. de Taizé [Schweder, G.], 311, 464 Bernard, F., 426, 427, 442, 443, 445, 450, 459, 461, 539, Bernardelli, G., 254 Bernardin, P., 31, 256 Bernard, saint, 174 Bernhardt, A., 31, 552 Berríos, F., 367 Berruex, A., voir André, fr. de Taizé Berthe, J., 339, 543 Berthelot, A., 426 Berthier, J., 551 Berthod, P., 31, 75 Berthold, J, 26 Bertoli, P., 457 Besoigne, L., 79 Besret, B., 434, 457 Besson, A., 157 Besson, M., 37 Bethge, E., 52, 66, 122, 603 Beuerle, K., 558 Beuve-Méry, H., 18, 442, 482, 553 Bevilacqua, G., 422 Beyeler, L., voir Luc, fr. de Taizé Bezobrazov, S.S., 388 Bianchi, E., 32, 462, 599, 604 Biot, F., 35, 81, 213, 249, 252, 289, 447 Biroukov, P., 156 Birmelé, A., 554, 609 Blackie, N., 70 Blake, E.C., 446-450, 461, 491, 492, 535, 543, 545, 560 Blanc, O., 37, 44, 72, 95, 161 Blanc-Chaléard, M.-C., 302, Blancini, G., 18 Blatte, M., 302 Blondiaux, R., voir Didier, fr. de Taizé Bloom, A.B., voir Anthony, métropolite Bobineau, O., 19

Bocchini Camaiani, B., 568 Boegner, M., 15, 76, 103, 152, 190, 233, 242, 243, 270, 272, 273, 324, 350, 355-357, 361-363, 370, 371, 391, 427 Bogarín Argaña, R., 471 Boillat, J.-M., 31 Boismorand, P., 322 Boissard, G., 566 Bolle, P., 76, 81, 150, 151, 152, 185, 249, 282, 284, 295, 314, 321, 337, 378 Bommel, L., van, voir Laurent, fr. de Taizé Bonhoeffer, D., 9, 11, 26, 52, 66, 122, 123, 133, 189, 311, 312, 482, 483, 511, 514, 522, 599, 603, 604, 609 Boniecki, A., 508 Bonnard, M., 42 Bonnard, P., 51, 52, 288 Bonnot, T., 36, 75 Bocquet, J., 321, 325 Bortaud, J., 176, 177, 190 Bosc, J., 80, 230, 231, 278, 284 Bossert, M., 81, 110, 112 Bosshart-Pfluger, C., 183 Bost, A., 255, 278 Bost, Ch., 56 Botero Salazar, T., 380, 499 Boudon, R.J.P.B., 411 Boulard, F., 155 Bourdarias, J., 542 Bourgeois, H., 297 Bourgine, B., 287 Bourguet, P., 243, 277-284, 289-293, 343, 353- 356, 358, 361-364, 366, 367, 389, 397, 450 Bourillon, F., 317 Bouvatier, K.S., 133 Bouyer, L., 151 Bovet, F., 127 Bovet, J.-J., 336 Bovet, P., 54, 156 Bovet, T., 274 Bovey, R., 89 Boyd, M., 294, 296, 297, 302, 303

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Boyer, Ch., 191, 214, 226-228, 234, 236-238, 241, 242, 244, 246, 272, 277, 286, 344, 353, 356, 366, 424 Brackenridge, R.D., 446 Brandão Vilela, A., 470, 493-495, 506, Brandon, Ph., voir Philippe, fr. de Taizé Brandreth, H.R.T., 188 Brandt, W., 391 Bray, R., 58 Brémond, A., 177 Bresch, J., 446 Bressol, É., 255, 328 Breynaert, J., 256 Brico, R., 18, 41, 42, 56, 57, 58, 72, 75, 80, 86, 397, 574, 588, Bridel, C., 48, 100, 177, 188 Bridel, G., 155 Bridel, Ph., 37, 41, 43 Bring, R., 297 Brinkmane, M.E., 247 Brosse, E., 464 Broucker, F.X., 509 Brown, B., 561 Brun, C., 73, Brun, P., 77, 78 Brunner, E., 95 Bruno, fr. de Taizé [Tœdli, B.], 15, 425, 467, 469, 472, 474, 475, 591 Bruston, H. Ch., 249 Brutsch, C., 222 Brütsch, J.R., 98, 110 Buballa, B., 32 Buballa, M., 32 Buber, M., 508 Bucer, M., 63, 114, 136 Buchman, F., 95, 140 Bucsay, M., 126 Bugnini, A., 453 Bugnion, M., 137 Bugnion-Secrétan, P., 58 Bukovský, J., 506, 518 Bullinger, H., 126 Buonaiuti, E., 59, 65 Burigana, R., 382, 389

Burnand, É., 59, 66, 74, 80, 137 Burnat, I., 81, 85, 101, 110-112, 120 Burnier, E., 50, 51, 89 Butel, J.-M., 332 Butikofer, R., 140, 162 Butler, S., 194 Butte, A., 10, 81, 266-270, 275, 283, 339 Buys, J.-P., voir Jean-Paul, fr. de Taizé Buyst, L., 470 Cabanel, P., 11, 56, 60, 76, 103, 150, 267, 282, 288, 295, 301, 309, 317, 446, 447 Cabanis, Ch., 159 Caccamo, F.,518 Calati, B., 252 Calchi Novati, G., 318, 320, 324, 325, 338, 369 Cancer, F., 77 Cadier, J., 51, 52, 185, 249, 270, 271, 273-275 Cadier, P., 303 Cadier-Rey, G., 317 Calvin, J., 26, 42, 44, 47, 63, 84, 89, 90, 99, 109, 134, 143, 194, 212, 266, 271, 272, 274, 278, 284 Camara, H.P., 11, 15, 380, 400, 410, 413, 423, 424, 430, 431, 466-469, 471-475, 499 Campbell, A.V., 140 Campi, E., 126 Camps, A., 31 Camus, A., 321 Canaud, J., 36 Cano, D., 306 Cano, Pablo, 306 Cano, Pedro, 306 Capieu, H., 317, 321 Capo, H., 391 Capovilla, L.F., 395 Cappelli, V., 422 Caprile, G., 580 Carannante , S., 32 Cardinaux, P., 42, 53, 54, 59 Carey, G., 19

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Carile, P., 65 Carluer, J.-Y., 279 Casadesus, F., 133 Casalis, G., 294, 295, 337 Casiraghi, A., 32 Cassien, saint, 259 Cassien, v. Bezobrazov, S.S. Castaldi, J., voir John, fr. de Taizé Caudron, J.-P., 543, 544 Causse, J.-D., 288 Cavalin, T., 327, 328, 332, 334, 336 Ceauşescu, N., 523 Cerbelaud, D., 242 Certeau, M., de, 491 Chalamet, Ch., 16, 31, 32, 222, 322 Chambat, G., 318 Chantin, R., 154, 188 Chapal, P., 283, 284 Chapeu, S., 318, 322, 325, 334, 337 Chapman, P.K., 31, 297, 302, 346, Chappuis-Reymond, J., 31, 112 Chappuis, J.-M., 112, 360, 426 Charguéraud, J.-D., voir Jean-Daniel, fr. de Taizé Charles-Eugène, fr. de Taizé [Magnin, Ch. E.], 30, 33, 38, 40, 41, 42, 59, 69, 72, 73, 86, 306, 345, 390, 391, 409, 435, 441, 460, 461, 532, 539, 540-543, 550, 558, 559, 564, 569, 583, 587 Charrière, F., 10, 183, 194, 214-219, 221, 358, 359 Charue, A.-M., 11 Chastand, E., 360 Chatelard, A., 31, 315, 316 Chatoney, A., 317, 322 Chavasse, A., 174, 177, 184-186 Chavaz, E., 117, 119 Chautard, G., 87, 106, 188 Cheymol, M., 65 Chenaux, Ph., 44, 116, 118, 138, 140, 357 Chéné, M.-R., 316, 318, 319, 322, 323, 325 Chenevière, C., 114, 159

Chenevière, M., 65 Chenu, M.-D., 253, 257, 379, 396, 411, 581 Chevalier, J., 173 Chevallaz, G.A., 69 Chevallier, M.-A., 321, 324 Chevrot, G., 199, 226, 231, 248 Chiron, Y., 19, 38, 63, 73-75, 86, 145, 189, 191, 194, 258, 342, 371, 442, 550, 552, 556, 557, 560, 573, 579, 581 Chopard-Lallier, R., 414 Christin, O., 191 Christophe, fr. de Taizé [Wachter, W. von], 15, 390, 391, 421, 449, 475, 478, 491 Cicognani, A.G., 395, 485, 486 Clair, M., 188, 242 Claparède, É., 156 Claude, fr. de Taizé, [Linker, C.], 31, 305, 306, 323, 325, 327, 337, 338, 605 Clément, fr. de Taizé [Laufer, C.], 15, 509 Clément, M., 279 Clément, O., 19-21, 540, 599, 604 Clément, R., 189, 220 Clementi, M., 510, 517 Clergue, Ch., 32, 73, 79 Cleuziou, R., du, 486, 491 Clifford, C.E., 104, 173, 174, 178, 182, 184, 218, 219, 241, 247, 248, 453, 557 Cody, J., 476 Coleman, J., 133 Collarbone, H., 461 Colleye, F., 451 Colombo, C., 431 Comte, B., 188 Confalonieri, C., 395 Congar, Y., 9, 12, 16, 20, 38, 72, 75, 95, 105, 106, 186, 228, 230, 231, 240, 241, 245, 336, 353, 357, 358, 378, 379, 396, 399, 404, 409, 414, 420, 429, 461, 500, 501, 547, 553, 555, 564, 565, 569, 571, 581, 607 Constant, B., 32 Constant, N., 32

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Conord, P., 282, 284 Contosta, D.R., 300 Conzemius, V., 44 Cooke, L.E., 402 Coolen, L., 406, 455 Copin, N., 408, 420 Corley, F., 512 Cornaton, M., 325 Cornelis, J.F., 591 Cornevin, R., 304 Corominas, J., voir José, fr. de Taizé Corre, M., 156 Costanzo, M., 305 Cottier, G., 566, 567 Coty, R., 326 Couette, P., 316, 318, 319, 322, 323, 325 Courrèges, L., de, 413 Court, A., 56 Courvoisier, J., 44, 65, 114, 115, 118, 159, 165, 271, 273, 560 Coutaz, G., 32 Couturier, P., 10, 14, 16, 26, 82, 85-89, 91, 93, 96, 97, 99, 100, 104-106, 112, 131, 134, 151, 154, 159-161, 165, 171, 173-175, 178-180, 182- 190, 192, 194, 195, 198, 199, 201, 202, 209, 213-220, 226, 228-230, 233, 234, 236, 237, 240-243, 248, 249, 250, 251,392, 602, 604 Cox, J., 140 Coy, P.G., 300 Crespin, M., 73 Croissant, P., 337 Croizard, M., 359 Cruiziat, A., 317 Csonka, A., voir Bénédict, fr. de Taizé Csonka, G., 509 Cuhra, J., 511, 525 Cullmann, O., 62, 64, 133, 364, 407 Cuminetti, M., 167, 171, 182, 213, 245, 272 Cummings, O.F., 299 Curtis, G., 185, 208, 225, 226 Curvat, S., 174

Cushing, R.J., 346 Cyril, E., 336 Daclin, E., 31, 316, 322 Daheron, J., 32 Dallière, L., 279, 283, 284, 289 Dall’Osto, A., 380 Dalmais, I.H., 84, 95, 165, 166, 168, 169, 240 Damaskinos, P., 31, 353, 406, 427, 440, 529, 533, 543, 548 Danell, J., voir Johan, fr. de Taizé Dangel-Pelloquin, E., 312 Daniel, fr. de Taizé [Montmollin, D. de], 30, 76, 99, 110, 116, 152, 156, 157, 163, 164, 202, 203, 207, 208, 210, 251, 255, 282, 375, 559, 606 Daniélou, J., 151, 222, 223, 228, 231, 379 Daoud, Z., 321 Darier, O., 45 Darmancier, J., 176, 177, 179, 180, 187 Darmancier, M., 174 Darrah, P., 532 Dasti, R., 422 Daucourt, G., 599, 603 Daudé, G., 553, 560, 603 Daughrity, D.B., 185 Daulte, Ph., 37, 41, 54, 122 Davis, F., 302 De Benoist, R., 303 De Bernardi, A., 476, 477, 489 Debord, D., 78 Debré, M., 402, 423 Declerck, E., 465 Declerck, L., 11, 32, 416, 417, 561 De Gaulle, Ch., 326, 369, 401, 402, 423 Delafontaine, O., 70-72, 74, 80, 89, 90 Delatte, P., 123 Delay, J., 334 Delbreil, J.-C., 52 Delord, Ph., 154 Delorme, C., 78 Delpech, F., 76 Deluz, G., 118

i nd e x d e s no ms

Delumeau, J., 569 Démeret, J., 322, 332, 334 Denfer, P., 351 Denis, fr. de Taizé [Aubert D.], 349, 390, 406 Desaules, R., 292, 293 Deschaumes, F., 32 Desgouttes, J., 31, 182, 256 Desgraz, A., 70 Desmazières, A., 274, 484 Destivelle, H., 32, 230 Dibelius, O., 513 Dickés, C., 433 Didier, fr. de Taizé [Blondiaux, R.], 391, 392 Dietrich, S., de, 64, 69-71, 76, 79, 93, 99, 117- 119, 122, 163, 209, 240, 300, 604 Diserens, É., 31, 35, 103 Doellinger, D., 348, 511 Doiteau, M., 406 Dolci, D., 305, 306 Dominicé, D., 44, 159 Dominique, fr. de Taizé, voir Dully, G., 370 Donadille, M., 363 Donatello, L.M., 537 Dondeynaz, J.-F., 465 Donini, A., 59 Dore-Audibert, A., 325 Doria, P., 32, 537 Dorrien, G., 300 Dosse, F., 150 Dossetti, G., 31, 379 Doucet, J., 10 Douglas, J., 133 Dreyfus-Armand, G., 77, 302 Dreyfus, M., 255, 328 Droux, J., 113, 115 Dubief, H., 103, 159 Dubrulle, L., 394 Dubček, A., 482, 516, 520 Duby, G., 155 Duc, D., 155 Ducasse, J.L., 398

Duckert, R., 70, 79, 88-91, 94, 103, 116, 117, 137, 149, 156, 157, 184 Ducommun, Ch.F., 118, 120, 138 Ducros, P., 287, 289 Dufour, J.-J., 98, 110, 163 Dully, G., voir Dominique, fr. de Taizé Duley-Haour, P., 56 Dumas, A., 122 Dumayet, P., 402 Dumons, B., 125 Dumont, Ch.-J., 214, 221, 230, 241, 357, 557 Du Pasquier, M., 76, 131, 132, 194, 251 Duperrut, F., 61, 62 Dupont, J., 10 Duprey, P.F.M.J, 548, 549, 577 Dupuy, B.-D., 432 Dupuy, M., 123 Durand, Ch., 274 Durand, J.-D., 401 Duriez, B., 255, 256, 327 Dürr, T., 134 Durski M., voir Marek, fr. de Taizé Dusigne, M.-A., 31, Dutroncy, M., 75, 153, 175, 190, 191, 199, 201 Duval, L.-É., 321, 370 Duvergier de Hauranne, voir Saint-Cyran, Eberhard, H.P., 152, 159, 160, 194, 233, 265 Eckert, S., 20 Eckert, V., voir Gabriel, fr. de Taizé Edelby, N., 11, 430 Edwards, D.L., 302, 310, 513, 516 Edwards, M., 496 Ehrhart, N., 312 Eichele, E., 461 Eijo y Garay, L., 392 Eisenberg, H., 26 Ellul, J., 151 Emery P.-Y., voir Pierre-Yves, fr. de Taizé

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Émile, fr. de Taizé [Lemire, É.A.], 30, 409 Emmanuel, P., 480, 548 Encrevé, A., 11, 45, 317 Ehrenström, N., 104, 178, 185 Éric, fr. de Taizé, [Saussure, É. De], 15, 211, 258, 303, 304, 314-316, 319, 320, 338, 368, 481, 587 Erokhina, O., 31, 552 Ernővel, O., 509 Erstein, B., 339 Escafitt, J.-C., 19, 254, 542, 560, 573, 574 Escoulen, D., 530 , 531 Esnault, R.H., 143 Espine, H. d’, 44, 46, 94, 102, 116, 120, 121, 160, 165, 175, 184, 185, 240, 271, 333, Étienne, fr. de Taizé [Wohlrab, K.], 311, 369, 464 Étienne P., voir Pierre-Étienne, fr. de Taizé Évangéline, sœur [Vié, É.], 20, 35, 133, 433, 599 Evdokimov, P., 507, 508 Evrard, R.P., 370 Eychenne, E., 77 Fabre, E.C., 76 Fabre, R., 317 Faithful, G., 310 Fagone, V., 512 Famarée, J., 32, 241 Fappani, A., 422 Fath, S., 52, 279 Fatio, O., 43, 44, 69 Fatti, F., 260 Fayet, J.-F., 43, 141 Fejérdy, A., 506 Felak, J.R., 511, 518 Feldmann, C., 19 Fentener van Vlissingen, J., voir Yann, fr. de Taizé Fer, Y.,279 Féret, H.-M., 396, 411

Ferguson, R., 133 Ferhati, B., 318, 319, 322, 325 Ferracci, L., 22, 301, 310, 576 Ferrari, P.L., 422 Ferrier-Welti, M., 332 Ferrière, A., 156 Fesquet, H., 342, 362, 381, 389, 397, 426, 430, 432, 442, 444, 452, 543, 544, 593 Fey, H.E., 12 Filloneau, É., 103, 107 Filoramo, G., 123, 260, 604 Finley, M.L., 476 Finet, A., 151, 243, 294, 354, 442, 443, 445, 446 Fisher, G., 345, 351 Flores, M., 476, 477, 489 Florit, E., 431 Fluckiger, G., 43, 141 Flusin, C.C.M., 411, 532 Folkers, G., 312 Fontaine, D.S., 315, 316, 318, 320322, 324, Forget, N., 31, 316, 325, 338 Fornerod, F., 306 Forte, B., 577 Fortino, E., 580 Foucauld, Ch. de, 27, 195, 254, 255, 269, 287, 295, 314, 316, 317, 327, 392, 399, 434, 508, 573 Fouilloux, É., 18, 27, 31, 82, 86, 87, 104, 134, 151, 154, 155, 165, 169, 171, 173-176, 179, 182-188, 194, 199, 207, 214, 216, 217, 219, 221, 226-228, 230233, 236, 240-242, 245, 246, 248, 250, 255, 256, 284, 314, 322, 327, 332, 334, 336, 376, 379, 387, 389, 436, 482, 483, 491, 549, 576, 581 Fourcade, M., 288 Fowkes, B., 425, 510, 522 Fragoso, A.B, 380, 401, 471, 474 François d’Assise, saint, 61, 120, 141, 176, 177, 606 François de Sales, saint, 135, 242 Franchepré, E., 194

i nd e x d e s no ms

François, fr. de Taizé [Stoop, F.], 31, 251, 258, 290, 296, 307, 308, 311, 344, 481, 528, 540, 542, 559 Frank, fr. de Taizé [Hof, F, van het], 31, 425, 476, 478 Frappat, B, 527, 535 Fraysse, L., 317 Fressard, N., 32 Freudenberg, A., 76 Friedeberg, I., 308, 309 Fries, H., 25, 547 Fröchtling, A., 561 Frommel, G., 43, 46, 47, 49, 50, 61, 92 Frossard, R., 532 Fuchs, L.F., 247 Fulford, B. 140 Gabriel, fr. de Taizé, voir Eckert, V., 311 Gabriel, J., 511 Gadille, M., 18 Gagnebin, L., 47, 50, 60, 80, 129 Gahamanyi, J.-B., 464 Gaillard, A., 377, 427, 461 Galavotti, E., 396 Galema, L., 241 Galland, D., 45, 278 Galtier, J., 363 Gandhi, M.K., 475 Ganne, P., 184, 230 García Arnillas, S., 18, 254, 349, 552 Gardavský, V., 525 Garidace, M., 78 Garrier, G., 78 Garrone, G.-M., 358, 360, 451, 562-564 Gasser, Ch., 141 Gatz, E., 391 Gau, É., 490, 536, 550 Gaudemet, J., 260 Gaulué, F., 19, 23, 43, 82, 87, 96, 97, 444, 458, 527, 536, 553 Gautart, M. de, 121 Geier, P., 98 Gelin, A., 184

Gelineau, J., 253, 254, 296 Gentner, A., 328, 332, 334-336 George, E., 31, 321 Georges, O., 308 Georges, P., 550 Georgi, F., 328 Gerlier, P.-M., 16, 76, 175, 178-180, 187, 194, 213, 214, 217, 219-221, 225-229, 231, 233, 234, 236, 237, 242, 243, 246, 250, 306, 308, 344, 353, 355-358, 361-363, 366, 370, 371, 374, 409, 410, 608 Gheur, J., 574 Gheur, M., 574 Ghidelli, C., 401 Ghislain, fr. de Taizé [Mazure, J.-P.], 30, 529- 532, 558, 587 Gide, A., 38-41, 205 Gide, C., 9, 32 Giewald, A., 213 Gilbert, M., 596 Gillet, O., 523 Gillet, P., 580 Giorgi, L., 59 Giorgi, A. de, 141 Girault, R., 249 Giscard, A., voir Alain, fr. de Taizé Giscard, R., voir Robert, fr. de Taizé Gobille, B., 481 Godet, G., 43 Goeckel, R.F., 312 Goehring, J.A., 260 Golay, E., 141 Gollwitzer, H., 311, 513 Gomułka, W., 521 Gonzaga Fernandes, L., 473 González Balado, J.-L., 18 Gonzáles Ruiz, J.M., 409 Gorboff, M., 297 Gore, Ch., 300 Goretti, M., 236, 237 Goutagny, É., 104 Goutet, P., 317 Gouyon, P., 443, 456-459, 461, 562, 564

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Gradvohl, P., 309 Grandjacques, G., 249 Grandjean, M., 32 Granger, H., 256 Grasso, D., 270, 271, 273 Gratry, A., 51, 52, 92, 134 Green, D., 496 Green, J., 652 Grégoire, fr. de Taizé [Huni, G.], 251, 296, 465, 466 Grégoire, D., 209, 350, 356, 406, 455 Grenier, J.-C., 18, 536, 541, 550 Gribomont, J., 141, 145, 146, 165, 167, 169 Griffin, B.W., 286 Grin, E., 43, 115 Grojeanne, P., 270 Grootaers, J., 383, 396, 399, 535, 548 Gros, J., 246, 610 Grosjean, G.F., 265-257 Grosser, A., 151 Guasco, M., 305 Guérin, J., 321 Guerzoni, L., 31 Guibert, G., 332 Guida, F., 490, 510, 523 Guignard, A., voir Ami, fr. de Taizé Guillemain, H., 46, 50, 63, 95, 274 Guimet, F., 188, 191, 195, 219 Guinle-Lorinet, S., 484 Guisan, R., 43, 45, 47, 50, 54-56 Guitton, J., 230, 363, 408 Gut, H., 266 Guthausen, E.-M., 31 Gutiérrez Marin, M., 391 Gyger, R., voir Roland, fr. de Taizé Hachem, G., 562 Haebler, H.C. von, 133 Halifax, Ch.L.W., 230 Hall, T., 307 Hallays, A., 58 Haller A-L. de, 32 Haller, M.-J. de, 133, 134, 143, 144

Hamburger, K., voir Wolfgang, fr. de Taizé Hamer, J.J., 229-231, 443, 455, 456, 500, 557, 558, 562-565, 593, 594 Hamman, G., 24, 32, 36, 48, 76, 86, 136, 460, 461, 597 Hammarskjøld, D., 445 Hämmerli, M., 309 Handspicker, M.B., 230, 247, 389 Hanselmann, J., 586, 589 Hanuš, J., 518 Harnack, A. von, 123, 604 Harper, Ch., 328, 332, 334-336 Hartog, H., 213 Hartweg, F., 514 Hatzfeld, O., 150 Haubtmann, P., 10 Hausser, P., 69 Hebbel, R., 301 Hebblethwaite, P., 500 Hedde, J., 255, 328 Heijke, J., 18 Heiler, F., 171, 213 Heimberg, Ch., 141 Helan, P., 518 Hell, L., 310 Hempel, J., 31, 586, 596 Henny, A.-M., 112, 118 Henny, R., 31, 153, 156, 157, 163, 197 Henry, A.-M., 195, 272, 275, 286, 316, 327 Hentsch, G., 96, 114 Herman, D., 32 Hermil, J., 308, 411, 415 Herrera Oria, Á., 306 Hertefeld, M. d’, 466 Hervieu-Léger, D., 21, 24, 433, 550-552, 559, 560, 576, 603, 604 Heuvel, A. van den, 449, 461 Hietamäki, M., 586 Hilaire, Y-M., 11 Hinson, E.G., 164 Hinz, R., 561 Hitimana, N., 466 Hodgkin, H., 299

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Hof, F. van het, voir Frank, fr. de Taizé Hoffmann, M., voir Martin, fr. de Taizé Höfmann, Ch., 311 Hollzherr, G., 259 Holzhauer, J., 31 Hopf, M., 301 Hopkins, C.H., 45 Horton, D., 11, 408, 425, 477 Hošková-Kaplan, M., 31, 512 Hours, H., 32 House, F., 69, 79, 185 Harabovec, E., 506, 518 Hroch, J., 511 Hromádka, J., 513, 525 Hruby, P., 518 Hrůza, K., 518 Hryniewicz, W., 507 Huguenin, É., 156 Hulsen, F., 467 Hümmer, W., 310 Huni, G., voir Grégoire, fr. de Taizé Hunter, L., 351 Hürth, F., 221 Husák, G., 525 Hüttenhoff, M., 513 Huyghe, G., 393, 434 Icard, S., 58 Impagliazzo, M., 321 Infantino, A., 552 Ioannidis, V., 347 Irénée de Lyon, saint, 88, 171, 179, 185 Iris-Mary, sœur, 573 Iwand, H.J., 513 Izard, C.-J., 50 Jaccard, L.-F., 50, 139 Jackson, K., 476 Jacob, G., 513, 514, 520, 522 Jacquenod, J., 437, 481 Jacques, fr. de Taizé [Schiesser, J.], 31, 475-477, 559, 584,

Jacques, A., 76 Jacquin, F., 87 Jagessar, M., 561 Jakubec, D., 43, 50, 129 Janson, H., 32 Jaspert, B., 123, 287 Jean, évangéliste, 205 Jean, fr. de Taizé [Perrochon, J.], 394, 368 Jean-Daniel, fr. de Taizé [Charguéraud, J.-D.], 251, 278, 279, 281, 283, 284, 290, 299, 300, 337, 338, 369, 448, 482, 490, Jean XXIII, pape, 10, 16, 27, 28, 175, 176, 178, 179, 190, 191, 250, 342, 352, 356-358, 361, 373-375, 377, 381, 382, 384, 395-398, 400, 403, 404, 405, 414, 422, 432, 436, 437, 506, 531, 534, 549, 550, 555, 561, 580-582, 589, 608, 609 Jeannet, A., 74, 154 Jean-Paul, fr. de Taizé [Buys, J.-P.], 476 Jean Paul I, pape, 582 Jean Paul II, pape, 508, 572, 573, 574, 582, 590, 592-595, 596, Jean-Philippe, fr. de Taizé [Martin, J.-P.], 31 Jehle-Wildberger, M., 118 Jenny, H.-M.F., 384 Jérémie, prophète, 471 Johan, fr. de Taizé [Danell, J.], 475 John, fr. de Taizé [Castaldi, J.], 30, 572, 583 Johnson, L.B., 482 Johnston, W.M., 301 José, fr. de Taizé [Corominas, J.], 250, 255, 257, 306, 320, 327, 329, 331, 333, 369 Jossua, J.P., 21 Jourjon, M., 174 Journet, Ch., 44, 115, 161, 174, 183, 557, 566, 567 Jubany Arnau, N., 575 Jullien, M.-A., 156

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Jung, J., 183 Junghardt, W., 31, 348 Kádár, J., 510 Kadlecova, E., 518 Kammerer, E., 348 Kaplan, J., 32, 511, 512 Kaplan, K., 511 Kaplan, M., 512, 590 Kassing, J., 529, 533 Keck, T., 454, Keller, A., 118 Kellerhals, D., 134 Kellner, H.E., 133 Kelly, H., 307 Kerkhofs, L.-J., 231 Kessler, A.A., 312 Heusen, H., 312, 313 Kévonian, D., 302 Khettab, R., 317 Kiec, O., 507 King, M.L., 475-478, 480, 481, 492 Kirschleger, P.-Y., 350, 446, 450, 484 Kleim, P., 535, 537 Kleinert, U., 312 Kleinhenz, Ch., 301 Klinger, J., 507 Kocáb, A., 31, 510-512, Koeth, J., 241 Komonchak, J.A., 383 König, F., 413, 414, 431 Koronthály, V., 31 Korzenszky, R., 509 Košíček, M., 31 Kosicki, P.H., 511 Kotliarov, V., 351 Kreinheder, A., 211, 300, 301 Kreyssig, L., 348, 349, 390, 391, 421, 506 Krüger, H., 299, 343 Krüger-Have, H., 515 Kubicki, J.-M., 552 Kunčar, V., 31 Kunter, K., 511, 525

Lacour, A., v. Albert, fr. de Taizé Lacroix, P., 333 Ladeuze, P., 123 Lafay, B., 77, 78 LaFayette Jr., B., 476 Lafon, G., 398 Lafont, G., 580 Lagny, G., 133 Lalumière, C., 574 Lamberigts, M., 32, 357, 382, 399, 561 Lambert, N., 32 Lame, D. de, 466 Landázuri Ricketts, J., 495 Landron, O., 279 Lange, D., 373 Langénieux, B.-M., 224 Lapa, M.E., 469 Lapa, P.R., 469 Laplane, S., 18, 19, 37, 38, 73, 74, 86, 435, 442, 457, 533, 545, 550, 552, 556, 557, 562, 573, 574, 577, 579 Larraín, M., 367, 380, 399, 400, 401, 410, 423, 430, 467, 604 Lasserre, A., 72 Lassus, R. de, 552 Lathuraz, B., 256 Latour, P., 398 Laubier, F. de, 333 Laufer L., voir Clément, fr. de Taizé Laufer, P., 49, 50 Laurent, fr. de Taizé [van Bommel, L.], 15, 251, 294, 301-303, 309-312, 345-348, 448, 489, 490, 512, 514, 515, 516 Laurentin, R., 379, 407, 498 Laurentius, K., 302 Lauret, B., 20, 21 Laval, F., 256 Lazare, L., 157 Lazzati, G., 10, 529, 530 Lean, G., 95 Lebel, B., 434, 456, 457 Leblanc, M., 599 Lebot, M., 398

i nd e x d e s no ms

Le Bourgeois, A., 454, 455, 457, 460, 531, 532, 538, 557-559, 562-565 Le Bras, G., 470 Lebret, J., 366, 367, 400, 606 Lebrun, L.S., 87, 153, 175, 178-180, 188, 190, 191, 216, 219, 226, 227, 242, 243, 249, 250, 256, 308, 342, 351, 353, 356, 358, 359, 365, 366, 387, 406, 411, 414, 415, 454, 455, 531 Lecanuet, P., 225 Lecerf, A., 47 Leclercq, J., 123 Lee, R.S., 274 Leenhardt, F., 44, 46, 102, 107, 112-114, 116, 119, 121, 134, 138-140, 160, 165167, 175, 178, 183-185, 187, 275, 284 Lefebvre, J., 461 Lefort, F., 308 Leguenkova, E., 139 Le Guillou, M.-J., 129, 272, 273, 275, 377, 500 Leimgruber, S., 39, 48 Leiris, M., 303 Leite, G., 469 Lemaître, A., 115, 165, 168 Lemaître, N., 401 Lemire, É., voir Émile, fr. de Taizé Léna, M., 484 Lénine, V.I.U., 523 Léon XIII, pape, 225 Léonard, fr. de Taizé [Manneke Appel, L.], 15, 507, 516, 520, 522, 524-526 L’Eplattenier, Ch., 77 Leplay, M., 444, 547, 548, 560 Le Port, É., 333 Lercaro, G., 12, 398, 399, 409 Lesaulnier, J., 57 Lestavel, J., 317 Leuba, J.-L., 39, 45, 48, 65, 81, 183, 184, 187, 220, 240, 243, 290-293, 345 Leustean, L., 449, 523 Leuwers, D., 129 Ley, B., 226 Leynaud, A.-F., 318

Lialine, C., 65, 143, 147, 166, 222, 308 Liégé, P.-A., 396, 411 Liessens, Ph., 441, 442 Lindbeck, G., 407 Lindell, H., 586 Linker, C., voir Claude, fr. de Taizé Lioult, J.-M., 599 Lizna, F., 512 Lochen, A., voir Axel, fr. de Taizé, Long, J., 549 Lopes Sanchez, W., 17 López Trujillo, A., 574, 575 Lora, C. de, 31, 575 Lorscheider, A., 575 Löser, A., voir Alois, fr. de Taizé Lubac, H. de, 11, 104, 105, 174, 184, 199, 240, 308, 377, 379, 381, 404, 427 Luc, fr. de Taizé, voir Beyeler, L., 467, 472, 473 Luig, U., 310 Luirard, M., 76 Luther, M., 63, 99, 134, 143, 144, 145, 393, 415, 514, 515 Lyonnet, S., 234, 596 Mac All, R., 200 Macchi, P., 561, 568 Machovec, M., 512 Mackie, R.C., 64, 69, 70 Madauss, M., 310 Mádr, O., 518 Maffeis, A., 357 Magdeleine de Jésus, sœur, 195, 207, 215, 255, 314, 320, 434, 435, 604 Magnin, Ch.-E., voir fr. CharlesEugène, fr. de Taizé Mahieu, E., 12 Mahieu P., 463, 541, 548, 549 Mainardi, A., 32 Maison, J.J., 50 Mallet, J.-C., 574 Malnati, E., 535 Malone, E.E., 302 Malpensa, M., 529, 530 Malula, J.-A., 410

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i n de x de s n o m s

Mandl, A., 518 Manificat, M., 18, 54, 100, 131, 194, 258, 259, 342, 359, 400, 436, 445 Manneke Appel, L., voir Léonard, fr. de Taizé Manziana, C., 401, 422, 440, 451, 461, 485, 486, 503, 506, 534, 535, 538, 539, 555, 558, 561, 567, 568, 571 Marangoni, R., 581 Maraviglia, M., 32, 451 Marc, fr. de Taizé [Rudolf, H.], 311-313, 409 Marc, A., 304 Marchal, M.G., 196 Marchisa, E., 451 Marek, fr. De Taizé [Durski, M.], 587 Marella, P., 191, 361, 411 Margull, H.J., 345 Marin, R., 467, 469, 472-474 Marina, J., 523 Marmion, C., 123 Marotta, S., 32, 310 Marques, L.C.L., 11 Marquis, F., 325 Marrou, H.I., 18 Marrus, M.R., 36 Marsauche, A., 62, 74 Marsauche, L., 73 Marsauche-Delachaux, M.-L., 86, 587, 588, 592 Martano, V., 463, 353, 388, 540 Martelet, G., 240, 249, 298 Martin, fr. de Taizé, voir Hoffmann, M., 409, 464, 466 Martin, J.A., 346, 383, 384 Martin, J.-M., 350, 382, 387, 415, 427, 443 Martin, J.-P., voir Jean-Philippe, fr. de Taizé Martinerie, J., 154 Marty, F., 509, 526, 530-533, 539, 564 Mason, A., 307 Maspoli, P., 118 Masson, R., 443 Massu, J.É., 322

Mathieu, H., 278 Mathieu, L., 278, 282 Mathiot, É., 337, 338 Matura, Th., 31, 346, 406, 455, 508, 529, 533, 540 Maupeou, D.-A., 402 Mauriac, F., 465 Mauris, É., 120, 136, 138 Maury, P., 44, 45, 94, 230, 233, 277, 278, 282 Maury, Ph., 448, 449 Maux-Robert, M.-A., 77 Maydieu, I., 240 Mayer, J.F., 309 Mayeur, J.-M., 11 Mayrink, J.M., 468 Max, fr. de Taizé [Thurian, M.], 14, 15, 23, 24, 26, 30, 44, 50, 80, 84, 9399, 101-107, 109, 110, 112, 113, 115-117, 119, 120, 133-135, 140, 144, 146, 150, 152-199, 201-211, 213-239, 241-255, 258, 261, 264, 269-275, 277, 278, 280, 284, 286, 287, 289, 292, 294, 296-298, 300-302, 306-308, 342344, 351, 352, 356, 357, 359, 361, 364, 365, 374, 375-385, 388-390, 394-396, 403-405, 407-413, 416, 420, 422, 429-432, 440, 441, 448-453, 457, 470, 483, 492, 493, 502, 504-506, 508, 535, 538, 540, 546, 554-562, 564-568, 576-578, 591, 600, 605 Maximos IV Saïgh, 431 Maziers, M., 358, 411 Mazure, J.-P., voir Ghislain, fr. de Taizé McLeod, G., 300 McKenna, A., 57 Medina Estévez, J., 384 Mehl, R., 63, 64, 103, 278, 281, 282, 284, 363 Mejía, J., 493, 497-499 Meletios de Paris, 387, 427, 461 Méliton d’Hélíopolis, 440, 441, 444, 569 Méliton de Sardes, 351

i nd e x d e s no ms

Melloni, A., 12, 31, 65, 384, 387, 396, 398, 408, 499, 537, 548, 549, 576, 594, 607, 609 Ménager, J.E.L., 411 Mendel, A.J., 284 Mennini, M., 399 Menthonnex, J., 279 Mentz, G., 143 Merle, R., 476 Merle d’Aubigné, J., 76 Merlet, P., 278, 284 Merton, Th., 468 Metzger, F., 183 Metzger, M.J., 310 Meyer, D., 127 Meyer, H., 610 Meyer-Blanck, M., 133 Meyhoffer, J., 42, 122, 131 Meylan, H., 59, 160, 161 Michaëli, F., 282 Michalon, P., 171, 184, 185, 240, 250, 336 Michel, fr. de Taizé [Bergmann, M.O.], 17, 29, 31, 348, 349, 390, 398, 400, 430, 449-451, 463, 467, 469-475, 480, 481, 483, 487, 488, 491, 493, 503, 512, 513, 527, 532, 534, 538-540, 558, 578, 583 Michel, A.R., 256, 272 Michelet, E., 401 Micheli, G., 80-83, 101, 111, 112, 135, 136, 159, 264, 266, 267 Michelis, Z., 507, 508 Milad Aïssa, voir Retailleau, N. Mingot, E.A., 68 Missir, R., 59 Missiroli, A., 391 Moeller, Ch., 10, 451, 562-565 Moës, L., 466 Mogenet, H., 184 Mollet, G., 320, 323, 333 Moltmann, J., 512, 600, 609, 610 Monastier, H., 164 Monastier-Schroeder, L., 164 Monchanin, J., 87

Monge, C., 20, 552 Monnet, J., 445 Monod, A.L.F.T., 125 Monod, W., 46, 47, 59-62, 80, 121, 265 Monroe, K., 572 Montanari, E., 391, 586 Montclos, X. de, 11, 76 Montet, P.E., 73 Montini, G.B., voir Paul VI Montini, L., 422 Montmollin, D. de, voir Daniel, fr. de Taizé Moore, P., 18 Morel, A., 249 Morley, J.-P., 200, 334 Morozzo della Rocca, R., 594 Morton, J., 476 Morton, T.R., 133 Mott, J.R., 45, 230 Motte, J.-F., 434 Mottu, Ph., 140 Moucon, V., 76 Mounier, E., 161, 317 Mouradian, G., 256 Mourenas, A., 301 Mouriaux, R., 482 Moussat, S., 64 Moyano Llerena, M., 537, 541-543 Muir, A., 133 Muller, C., 191 Muller, R., 309 Müller, D., 39 Müller, E., 310 Müller, G.L, 26, 189, 599, 604 Müller, P., 464 Müller-Gangloff, E., 310 Müller-Menares, R.O., 367 Murray Stone, E., 300 Musset, Y., 176 Mussolini, B., 523 Myriam, sœur, 133 Nadalet, C.M., 404 Nagel, G., 165 Nathanaël, sœur, 32

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i n de x de s n o m s

Naylor, K., 496 Neill, S.C., 12, 185, 228, 351 Nelson, J.O., 299, 300 Nelson, R., 297 Nétillard, P., 59 Neubert, E., 520 Newbigin, L., 426, 427 Newell, H.W., 185, 211 Nicolas, A., 427 Niebuhr, R., 223 Nikodim Rotov, métropolite de Leningrad, 387, 552 Nissiotis, N., 297, 409, 441, 448 Nivat, G., 297 Noceti, S., 537 Nodet, Ch.-H., 274 Noguera Gracia, T., 490 Nouis, A., 317 Nouzille, P., 261 Novello, G., 31, 541 Novotný, A., 510 Nový, L., 511 Nyanda, P., 464 Nygren, A., 297, 301, 307 Oberman, H., 407 Oestreicher, P., 514 Olivier, fr. de Taizé [Perret, J.], 251, 252, 323, 324, 409 Onganía, J.C., 471 Oprea, C.C., 523 Oraison, M., 484 Ormesson, W.L. d’, 234, 237, 239 Orselli, E. 32 Ortigues, E., 184, 185, 284 Osen, J.L., 125 Ottaviani, A., 234, 236, 242, 246, 351, 358, 361, 365, 382, 395, 424, 427 Otter, J., 511 Pacelli, E., voir Pie XII Pachôme, saint, 123, 260 Padín, C., 410 Paetz, J., 587 Paiano, M., 384

Pál, J., 425 Panen, P., 401 Panese, F., 43 Paoli, A., 467, 471 Paquier, R., 84, 95, 104, 171, 178, 182, 213, 219 Parente, P., 395 Parola, A., 529 Pascal, fr. de Taizé [Walsh, R.R.], 476, 477 Pascal, B., 50, 58, 61, 70, 92, 134, 139 Parias, L.H., 371 Parmentier, R., 317 Patte, D., 537 Paul, saint, 521 Paul VI, 226-229, 231, 234-238, 242, 246, 404, 405, 408, 410, 415-418, 422, 427, 430, 452, 454, 457, 462, 463, 485, 486, 493, 494, 500, 503, 506, 527, 529, 534, 535, 538, 539, 541, 543, 545, 548, 549, 555, 556, 561, 564-572, 580-582, 610 Paulhan, J., 41 Paupert, J.-M., 18, 350-353, 357, 447, 553 Paxton, R.O., 36, 106 Payot, A., 85, 115, Payot, F., 31 Pécout, C., 79 Péguy, Ch., 129 Pelin, L., 153 Pellegrino, M., 431 Pelletier, D., 18, 52, 255, 256, 301, 321, 327, 328, 367, 399, 434, 436, 446, 447, 456-458, 483, 484, 486, 491, 536, 545, 553, 609 Peloux, I., 332 Penido, B., 467, 469, 475 Penn, W., 164 Perchener, A., 35, 81, 127, 133, 134, 144, 185, 189, 267, 301, 310, 493 Pereira Neto, A., 474 Périllard, A., 47, 52-54, 59 Perraudin, A., 464-466 Perret, J., voir Olivier, fr. de Taizé

i nd e x d e s no ms

Perret, N.L., 131 Perret, O., 409 Perrin, L., 532 Perrochon, J., voir Jean fr. de Taizé Perroni, M., 537 Perrot, D., 156 Perroux, F., 52 Pesquet, C., 32 Pétain, Ph., 155 Peter, R., 63 Petit, P., 277, 390 Petitjean, G., 301, 309, 335 Pettiti, S., 467 Pezzotta, L., 361, 396 Pfann, M., 511 Pfeifer, M., 261 Philip, A., 151, 157 Philip, M., 157 Philippe, fr. de Taizé, voir Brandon, Ph., 251, 296, 303, 326, 369, 370, 440, 478, 479 Philippe, P., 471 Picard, J., 77 Pie XII, pape, 188, 195, 213, 225-227, 229, 231-235, 237, 238, 242, Pierre, fr. de Taizé [Souvairan P.], 15, 26, 93, 97-99, 101-103, 106, 107, 110, 153, 159, 160, 162, 198, 203, 251, 255, 257, 327-331, 333, 334, 465, 605 Pierre Damien, saint, 252 Pierre-Étienne, fr. de Taizé [Étienne P.], 320, 322, 323, 464, 592 Pierre-Yves, fr. de Taizé [Emery, P.-Y.], 30, 251, 279, 282, 283, 286-288, 296-298, 344, 345, 365, 369, 390, 542, 559, 576, 584, 609 Pierrette, sœur, 31 Pigenet, M., 255 Piguet, H., 458, 459-462, 550 Piletti, N., 472, 475 Pilet-Golaz, M., 69 Pilvousek, J., 391 Pina Neto, L., 32 Pinheiro, E., 473 Pires, J.M., 410, 499

Platret, G., 75, 77, 154 Ploix, Ph., 32 Ploussard, J., 465 Poblete Belmar, L.E., 367 Pocquet du Haut-Jussé, L.-M., 129 Poletti, U., 580 Pommier, J., 58 Pompidou, G., 402 Pont, M., 558 Pont, R., 278, 279, 282, 283 Porret, M., 43, 141 Portoghese, A., 357 Poswick, P., 395 Potin, J.-M., 32 Potter, Ph., 479, 560, 561 Poujol, J., 103, 159 Powell, B., 445 Prat, O., 52 Praxedes, W., 472, 475 Preiss, Th., 64 Prendergast, M.R., 254 Pretorius, M., 552 Price Mather, E., 302 Prikryl, I., 511 Proaño Villalba, L., 495 Probst, A., 44 Provenchères, Ch. de, 358, 434 Prussak, M., 31 Pury, R. de, 45, 46, 75, 76, 104, 119, 151, 168, 185, 249, 282 Python, F., 183 Quarles van Ufford, A., voir Adrien, fr. de Taizé Quéloz, D., 48 Quervain, A. de, 178 Quignard, P., 58 Rabain, J., 185 Radano, J., 586 Rádl, E., 511 Rafalowska, E.A., 32, 507-509 Ralph Jr., J.R., 476 Rahner, K., 25, 547 Ramet, S.P., 511

627

62 8

i n de x de s n o m s

Ramírez Leiva, M.E., 367 Ramsey, M., 351, 405, 427 Rapoport, M., 317 Rasiwala, M., 19, 542, 560, 573, 574 Rasmussen, A., 297 Ratzinger, J.A., 547 Ray, M.-C., 321 Reban, M.J., 511 Rebillard, L., 308 Rebillard, M.-A., 31 Reboud, R., 184 Rebuffet, B., 176, 282 Redalié, Y., 200 Reed, B., 496, 497 Refoulé, F., 21 Regamey, A., 50 Regamey, M., 72 Reh, E. te, 348 Renard, A., 462, 543 Restrepo, I., 13, 18, 19, 38, 41, 48, 55, 57, 59, 66, 67, 88, 91, 100, 110, 119, 128, 145, 146, 148, 164, 198, 202, 203, 211, 255, 258-260, 262 Retailleau, N., 207, 295 Reymond, A., 32 Reymond, A., 42, 43, 48 Reymond, B., 37, 43-45, 47, 50, 54, 72, 95, 114, 129, 161, 598 Reymond, C., 31, 119, 121, 137, 138, 162, 163 Reymond, Ph., 31 Reymond, Ph., 65 Reymond, S., 32 Ribet, S., 305 Riccardi, A., 382, 540, 568 Ricci, L., 305 Rice, P., 467 Richard, fr. de Taizé [Schneider, R.J.], 30, 596 Richard, L., 174 Richard, R., 286 Richard-Molard, G., 378 Richter, M., 544, 577, 591 Ricœur, P., 21, 24, 150, 151, 193, 446, 447, 479, 508, 552, 553, 604

Ridge, M.D., 254 Righetti, R., 48 Rime, J., 44, 161 Rinaldi, R., 305 Rioli, M.C., 32 Rivière, B., 32 Robeck, C.M., 19 Robert, fr. de Taizé [Giscard R.], 21, 39, 48, 155, 164, 165, 168, 194, 198-204, 206-210, 214, 219, 226-230, 234, 240, 250, 268, 269, 270, 275, 278, 280, 289, 292, 296, 342, 364, 373, 375, 378, 280, 380, 390-393, 409-411, 413, 415, 421, 422-424, 448, 450, 482, 487, 493-501, 503, 504, 540, 543, 545, 551, 552, 564, 576, 606 Robert, A. de, 279, 284, 289 Robert, O., 43 Robert, P., 254 Robinson, J.A., 482 Rocha, L., 468 Rocha, Z., 11, 473 Roche, J., 220 Rochedieu, E., 59, 62, 65, 67, 68, 165 Rocher, Ph., 240, 248, 249, 298, 444, 557 Rodhain, J., 393, 394, 411, 427 Roehrich, J., 66 Roland, fr. de Taizé [Gyger, R.], 369, 467, 469, 472-474 Rolland, É., 314, 316 Romane-Musculus, P., 282 Romele, A., 24 Roncalli, A.G., voir Jean XXIII Roncalli, G., 550 Roncalli, M., 19, 395 Roncalli, Z., 534 Rops, D., 447 Rosendal, G., 185, 226 Rossi, G., 357 Rossi, R., 417 Rouche, A., 175 Roucou, C., 256 Rougemont, D. de, 45, 51, 52, 140, 161

i nd e x d e s no ms

Rougemont, G. de, 406 Roulin, A., 282 Rouquette, R., 228, 370, 438 Rousseau, O., 270, 272, 274, 286 Rouse, R., 12, 65 Roussel, B., 314, 321, 323 Routhier, G., 346, 389 Roux, H., 9, 284, 288, 290, 291, 293, 294, 364, 365, 389, 390, 440, 450, 459, 461, 490 Roy, O. du, 466 Rozier, P., 277, 278, 282-284 Rubin, W., 508 Rudolf, fr. de Taizé, voir Stöckl, R., 15, 30, 425, 507, 509-511, 514-525, 559, 587, 606 Rudolf, H., voir Marc, fr. de Taizé Ruffieux, R., 43 Ruggieri, G., 25, 31, 382, 386, 396, 576 Ruiz Poveda, L., 306, 392, 409 Rumpf, L., 46, 47, 49, 51-53, 68, 286 Ruozzi, F., 31, 386 Rusch, W.G., 610 Rutishauser, P., 481 Ruyssen, G.H., 452, 500, 548, 557 Saadi, Y., 322, 325 Sabatier, P., 63 Sabatier, M., 308 Sagert, D., 32, 586 Sahnoun, M., 325 Saïd Kergoat, L., 314 Saint Blanquat, G. de, 543, 544 Saint-Cyran, abbé de, voir Duvergier de Hauranne, J., 50, 58, 70, 80, 83, 92, 139 Sainte-Beuve, Ch. A., 58, 601 Salemink, T., 362 Sallets, S., 466 Salmon, P., 226, 227 Samorè, A., 395, 495, 497, 499, Sanders Gower, N., 19, 70, 71 Sanderson, G., 461 Santiago Benítez Ávalos, F., 423 Santos, J.B., 509

Santos, J.M., 380, 401, 410, 423 Santschi, C., 113 Sapienza, L., 493 Sarkissof, J., 98, 110, 163 Sartorello, A., 530 Sartori, L., 594 Sattler, D., 86, 586 Saussure, É. de, voir Éric, fr. de Taizé Saussure, F. de, 211 Saussure, J. de, 10, 43, 44, 69, 81, 82, 85, 87, 88, 91, 93, 94, 96, 97, 104, 105, 107, 111, 113, 114, 120, 121, 131, 133-136, 138-140, 149, 152, 153, 155-158, 160, 161, 174-180, 183, 187, 196-198, 211, 214, 216, 230, 240, 243, 247, 249, 297, 298 Saussure, J. de, 31 Saussure, T. de, 31, 207, 211, 251 Savard, A., 435, 459-461, 543, 544 Savary, L., 59 Scatena, S., 13-16, 471, 475, 493, 494, 496, 499, 537 Scatena, T., 32 Schaffner, A., 321 Scharf, K., 391, 427, 507 Schelkens, K., 357, 382, 463, 548, 549 Scherf, H., 312 Schiesser, J., voir Jacques, fr. de Taizé Schinz, W., 38 Schirripa, V., 305 Schlegel, J.-L., 301, 321, 328, 424,446, 447, 483, 486, 491 Schlink, B., 310 Schlink, E., 297 Schulumberger, L., 52, 122, 599 Schememann, A., 364, 409, 479 Schmidt, M., 26 Schmutz, R., 157, 319, 322, 325 Schneider, Richard, voir Richard, fr. de Taizé Schneider, Robert, 131, 132 Schneider, V., 158

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i n de x de s n o m s

Schoch, M., 39, 48 Schön, U., 311, 332, 334, 335 Schönherr, A., 26, 189, 312, 506, 507, 513, 514, 599, 604 Schulze Wessel, M., 511 Schuman, R., 234, 237, 239, 574 Schutz, Ch., 37, 38, 41, 59, 69, 72 Schutz, Ch., 38 Schutz, G., 79, 112, 156, 157, 211 Schutz, L., 48, 361 Schwahn, B., 184 Schweder, G., voir Bernard, fr. de Taizé Scotto, J., 318, 319, 322, 325 Šebek, J., 518 Secrétan, Ch., 43, 47, 58, 61 Séguy, J., 20 Sembeni, G., 500 Senarclens, J. de, 104, 117, 119, 138, 163, 178, 183 Sénégas, P., 328 Šeper, F., 562-565, 576, 593, 594 Sépinski, A.-J.A., 406 Serrou, R.,359, 445 Sertillanges, A., 51 Servan Schreiber, J.-C., 77, 106 Sesboüé, B., 557 Sevegrand, M., 484 Siegmund-Schultze, F., 299 Siegwalt, G., 213 Sigal, D., 11 Silva, L., 468 Silva Henríquez, R., 380, 384, 430, 506 Six, J.-P., 465 Skalicky, K., 512, 525 Skydsgaard, K., 297, 307, 407 Smith, B. G., 315 Smith, P., 476 Smyth Florentin, F., 16, 278 Söderblom, N., 213, 297, 373 Soenen, L., 77 Soetens, C., 11, 225, 357, 399, 416, 417 Sole, R., 541, 543 Solt, P., 31 Sólymos, S., 509

Somorjai, A., 425 Sorrel, Ch., 11, 174 Soulé, B., 550 Souvairan, P., voir Pierre, fr. de Taizé Spellman, F.J., 228 Spink, K., 19, 42, 73-75, 86, 103, 106 Spiquel, A., 321 Spisso, M., 272, 297, 344 Spoërri, H., 138 Spoerri, Th., 140, Staemmler, W., 603 Stamm, J., 74, 79, 88 Stählin, W., 133, 143, 184 Starbuck, R., 510 Stauffer, R., 39 Stavrou, M., 440, 552, 604 Steger, K., 32 Stephenson, J., 143 Stimpfle, J., 586, 589 Stöckl, A., 18 Stöckl, R., voir Rudolf, fr. de Taizé Stockwell, C.E., 476 Stolz, J., 191 Stoop, F., voir François, fr. de Taizé Stora, B., 314, 320, 321, 324, 326, 333, 369, 370 Stransky, T.F., 417 Strazzari, F., 506 Stroele, M., 292 Stroessner, A., 471 Strohl, H., 63, 136 Suaud, Ch., 256, 328, 329, 334, 532 Sudreau, P., 402 Suenens, L.J., 411 Surdez, D., 76 Suter, P., 67, 157, 197 Svidercoschi, G.F., 580 Svoboda, B., 518 Sweeting, M., 151, 159 Swildler, L., 310 Tagle, L.A., 422 Tardini, A., 234 Teague, A.G., voir Anthony, fr. de Taizé

i nd e x d e s no ms

Teissier, H., 31 Thérèse de Calcutta, sainte, 579, 606 Terme, J., 151, 435, 483 Teyssier, A., 129 Theis, L., 317 Theissen, H., 513 Theobald, Ch., 25, 32 Théofilakis, F., 158 Theuriau, F., 129 Thielicke, H., 310 Thils, G., 10, 377, 379, 385, 394, 395 Thöle, L., 309 Thomann, G., 213 Thomas, fr. de Taizé [Williamson, Th.], 448, 540, 552 Thomas, M., 348 Thompson, B., 296, 301, 302 Thurian, M., voir Max, fr. de Taizé Thurneysen, E., 274 Tibbatts, G., 188 Tiercet, E., 32 Tillard, J.-M.R., 549 Tillon, G.,318 Timiadis, E., 351 Tismãneanu, V., 523 Tisserant, E., 234 Tissot, J., 321, 324 Tœdli, B., voir Bruno, fr. de Taizé Toinet, P., 566, 567 Tolstoj, L.N., 61, 156 Tomášek, F., 517, 518 Tomassucci, G., 522 Tomkins, O., 209, 228, 230, 231, 351 Torcivia, M., 462 Torres, H., 529, 532, Torres, L., 467 Torrione, D., 32 Toulat, J., 367, 467 Tournier, P., 140 Tranvouez, Y., 434, 483 Traz, R. de, 155 Tremblay, R., 123 Tria, M., 518 Trionfini, P., 305

Trocmé, A., 322 Trojan, J.S., 511 Tronchet, L., 141 Troncy, L., 188 Turbanti, G., 431 Turchanyi, P., 31 Turowicz, J., 508 Tyndale, W.R, 312, 507, 514, 522 Ugenti, A., 94, 103, 106, 161 Ulbricht, W., 510, 514 Urbanowicz, A., 507, 508, 550, 604, Urbanowicz, S., 508 Ursi, C., 577, 578, 591 Vaillier, P., 31, 256 Vaillot, C., 255 Vaculík, L., 516 Van Houtryve, I., 180 Vanhoye, A., 596 Vanier, J., 599 Vannucchi Leme de Mattos, M.A., 474 Van Parys, M., 143, 166 Van Steere, D., 164, 592 Vargas, B., 78 Várszegi, A., 425 Vautier, C., 10, 137, 163 Vautier, E., 42, 43, 46, 49 Vautier, M., 31 Vecoli, F., 260 Velati, M., 32, 297, 346, 355, 361, 364, 376, 377, 379, 384, 386, 388, 390, 393-395, 407, 408, 416, 417 Veloso, R., 31, 469, 470 Velten, G., 200, 203 Velu, M.-H., 154 Vergniol, M., 334 Verheijn, L., 101 Vernus, I., 32 Veuillot, P.M.-J., 10, 233, 234, 236, 237, 246 Veyret, P., 74, 154, 255 Vidal, E., 230 Vié, É., voir Évangeline, sœur

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i n de x de s n o m s

Viet-Depaule, N., 32, 255, 256, 327-329, 332, 334, 336, 532 Vigilante, A., 305 Vignon, J., 19 Vignon, C., 95 Vigreux, M., 75 Villain, M., 10, 26, 36, 82, 84, 85, 87, 88, 104, 105, 110, 112, 113, 115, 116, 118-120, 124, 130, 134, 135, 143, 145, 146, 151-153, 155, 158-162, 164-183, 185-191, 194, 195, 198, 199, 201, 207, 209, 215, 216, 218-221, 227230, 235, 237, 238, 242, 243, 245, 248-250, 297, 298, 301, 336, 426, 427, 557 Villot, J.-M., 427, 433, 443, 462, 555, 571, 594 Vimeux, A., 550 Vinay, P., 305 Vinay, T., 305 Vincent, G., 50 Vincent, J.-P., 250 Vinet, A., 43, 45-47, 50, 57, 58, 61, 63, 90, 114, 128, 129, 134, 286 Vion, É., 32 Visser ‘t Hooft, W.A., 44, 45, 65, 69, 76, 99, 116, 118, 119, 160, 185, 214, 216, 217, 219, 221, 226-228, 233, 238, 240, 242, 246, 293, 297, 324, 343, 345, 250, 352, 357-359, 363, 365, 378, 393, 402, 427, 431, 445, 447, 449, 513, 598 Vitte, E., 230 Voge, M., 73 Vogel, H., 513 Vogel, L., 261, 551 Vogler, B., 11, 191 Vogüé, A. de, 100, 260 Voillaume, R., 195, 207, 215, 254, 255, 314, 316, 338, 411, 434 Voltaire, voir Arouet, F.M. Vonaesch, P., 134 Vouillon, J.C., 308 Vries, M. de, 31, 81, 82, 136, 406 Vuichard, P., 117

Wachter, W. von, voir Christophe, fr. de Taizé Wainwright, G., 426 Walsh, R.R., voir Pascal, fr. de Taizé Waerneck, W., 311, 332, 335 Wasseige, M. de, 406 Wavre, P., 132 Weaver, F.E., 57 Weber, H.-R., 64, 388 Weber, M., 20 Weckman, G., 301 Weiss, K., 348 Wend, S., 158 Wenger, C., 414, 420, 432, 441, 443 Werner, Ch., 140 Werner, D., 561 Westphal, Ch., 270, 282, 284, 288, 317, 337, 363, 365, 387, 449, 450 Weymarn, A. de, 185, 240 Willaime, J.P., 278, 279, 288, 484 Willebrands, J., 357-359, 362, 366, 376, 377, 383, 384, 395, 411, 416, 417, 503, 538, 549, 555, 556, 558, 561-564, 566, 575, 582 Williams, R., 597, 598, 603, 610 Williamson, Th., voir Thomas, fr. de Taizé Wirz, M., 32, 35 Witte, L., 394 Wohlrab, K., voir Étienne, fr. de Taizé Wojtyła, voir Jean-Paul II Wolff, E., 122 Wolfgang, fr. de Taizé [Hamburger, K.], 20, 158 Wouda, F., 557, 559 Wurm, Ph., 310 Wüstemann, A., 312 Wyler, A., 291 Wyon, O., 35 Wyszyński, S., 508 Yagil, L., 36, 72, 75, 76, 78, 157, 159 Yann, fr. de Taizé [Fentener van Vlissingen, J.], 251, 296, 312, 369 Yeasted, R.M., 299, 300

i nd e x d e s no ms

Zernov, N., 214 Zimberlin, M.-L., 79 Zimberlin, S., 79 Zimmermann, W.-D., 391 Zoa, J., 410 Zorn, J.F., 45

Zückert, M., 511 Zvěřina, J., 512, 518 Zwick, L., 300 Zwick, M., 300 Zwick, B., 240

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Illustrations

Fig. 1.  Roger Schutz vers le milieu des années 1930 (© Ateliers et Presses de Taizé)

Fig. 2.  Les trois premières sœurs de la Communauté de Grandchamp, 1940 (Communauté de Grandchamp, droits réservés)

Fig. 3.  Le pasteur Jean de Saussure (Communauté de Grandchamp, droits réservés)

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Fig. 4.  La « Grande Communauté » vers 1942-1943 (Droits réservés)

Fig. 5.  Taizé vers la fin des années 1940 ou le début des années 1950 (Fonds Combier, musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur- Sâone, droits réservés)

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Fig. 6.  Les premiers frères avec quelques visiteurs ; de gauche à droite Daniel, Pierre, Robert, Roger, Max, au fond Albert (Droits réservés)

Fig. 7.  La maison de la communauté dans les années 1950 (Droits réservés)

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Fig. 8.  Frères au travail, début des années 1950 ; de gauche à droite Pierre, Jean-Gérard, Albert (Toni Schneiders, droits réservés)

Fig. 9.  Fr. Daniel travaillant dans son premier atelier de poterie, vers le milieu des années 1950 (© Ateliers et Presses de Taizé)

Fig. 10.  Sœurs de Grandchamp, mère Geneviève, fr. Roger et deux autres frères à la sortie de la chapelle de l’Arche, Grandchamp, seconde moitié des années 1950 (Communauté de Grandchamp, droits réservés)

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Fig. 11.  Frères devant l’église romane du village, avril 1956 (Archives du Conseil œcuménique des Églises, B4605-32, droits réservés)

Fig. 12.  Prière dans l’église romane, vers la seconde moité des années 1950 (Droits réservés)

Fig. 13.  Prière dans l’église romane, vers la seconde moité des années 1950 (Droits réservés)

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Fig. 14.  Frères devant l’église du village, avril 1956 (Archives du Conseil œcuménique des Églises, B5948-20, droits réservés)

Fig. 15.  Office liturgique à l’extérieur de l’église romane, 1956 (Archives du Conseil œcuménique des Églises, D1604-00, droits réservés)

Fig. 16.  Fr. Laurent à côté de la baraque de la fraternité à Alger, milieu des années 1950 (Communauté de Grandchamp, droits réservés)

Fig. 17.  Fr. José à Alger, milieu des années 1950 (Communauté de Grandchamp, droits réservés)

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Fig. 18.  Frères Dominique et Patrick travaillant à l’imprimerie, fin des années 1950 - début des années 1960 (Droits réservés)

Fig. 19.  Fr. Éric dans son atelier, fin des années 1950 - début des années 1960 (© Ateliers et Presses de Taizé)

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Fig. 20.  Fr. Max au travail, fin des années 1950 - début des années 1960 (© Ateliers et Presses de Taizé)

Fig. 21.  Fr. Alain au travail, fin des années 1950 - début des années 1960 (© Ateliers et Presses de Taizé)

Fig. 22.  Sur la terrasse de la maison communautaire, vers 1960, de gauche à droite : fr. Roger, fr. Max, fr. Robert, fr. Éric, fr. Jean-Pierre (Droits réservés)

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Fig. 23.  Rencontre à Taizé du cardinal Gerlier et du pasteur Boegner, octobre 1960 (Droits réservés)

Fig. 25.  Fr. Roger chez le patriarche Athénagoras, Constantinople, février 1962 (Droits réservés)

Fig. 24.  Construction de l’église de la Réconciliation, 1961-1962 (© Ateliers et Presses de Taizé)

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Fig. 26.  Vue aérienne de l’église de la Réconciliation, 1962 (Fonds Combier, musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Sâone, droits réservés)

Fig. 27.  Procession à l’inauguration de l’église de la Réconciliation, 6 août 1962 (Droits réservés)

Fig. 28.  Inauguration de l’église de la Réconciliation, 6 août 1962 (Archives du Conseil œcuménique des Eglises, D7817-00, droits réservés)

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Fig. 29.  Profession d’un frère à l’inauguration de l’église de la Réconciliation, août 1962 (Archives du Conseil œcuménique des Eglises, B6220-46)

Fig. 30.  Inauguration de l’église de la Réconciliation, août 1962 (Archives du Conseil œcuménique des Églises, B6220-38)

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Fig. 31.  Ecriteau devant l’église de la Réconciliation (Archives du Conseil œcuménique des Églises, B6223-03)

Fig. 32.  Roger Schutz et Max Thurian avec les observateurs non catholiques au concile Vatican II (Droits réservés)

Fig. 33.  Dernière audience avec Jean XXIII, Rome, 25 février 1963 (Droits réservés)

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Fig. 34.  Pose de la première pierre du centre orthodoxe, 15 avril 1963 (Droits réservés)

Fig. 35.  Fr. Roger avec Mgr Manuel Larraín, évêque de Talca (Chili), première moitié des années 1960 (Droits réservés)

Fig. 36.  Frères dans la chambre de fr. Roger, vers 1969 (Droits réservés)

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Fig. 37.  Le pasteur tchécoslovaque Alfréd Kocáb en visite à Taizé en 1969 avec fr. Marc (Droits réservés)

Fig. 38.  Annonce du concile des jeunes, 29 mars 1970, au micro Margarita Moyano (Droits réservés)

Fig. 39.  Ouverture du concile des jeunes, 30-31 août 1974, avec Giuseppe Roncalli, frère de Jean XXIII (Droits réservés)

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Fig. 40.  Famille Kaplan, Prague, première moitié des années 1970 (Martina Hošková-Kaplan, droits réservés)

Fig. 41.  Fr. Roger, fr. Charles-Eugène, fr. Alois, fr. John, fr. Michel, fr. Julio, Ranjan avec des habitants d’une bidonville de Temuco, Chili, novembre 1979 (© Ateliers et Presses de Taizé)

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Fig. 42.  Prière à la Kreuzkirche de Dresde avec l’évêque luthérien Johannes Hempel, pendant le premier séjour de fr. Roger en RDA, mai 1980 (Droits réservés)

Fig. 43.  Fr. Roger avec fr. Alois et fr. Rudolf à Prague, mai 1981 (Martina Hošková-Kaplan, droits réservés)