« Un personnage. On ne pouvait pas ne pas la remarquer malgré son absence d'emphase et de théâtralité. Elle arrivait, et c'était comme si soudain un spot l'illuminait, un spot d'absolu respect. » Ce personnage, c'est Claude Brouet, éminence de l'élégance, d'abord journaliste à ELLE, dont elle dirigea la rubrique mode jusqu'en 1969, puis rédactrice en chef mode, beauté et cuisine de « Marie Claire », et enfin créatrice de sublimes vêtements pour la maison Hermès. À 93 ans, elle a toujours la chevelure flamboyante, le verbe précis, l'œil ultra-vif, un sourire ouragan. Parce qu'elle a adoré son métier, elle a souhaité en témoigner dans un beau livre captivant, « Claude Brouet, journaliste de mode ». Un demi-siècle d'histoire de l'élégance, de la libération des femmes et de la presse, conté avec acuité et esprit. Rencontre enthousiasmante.                

ELLE. On a l'impression que vous êtes née élégante !             

CLAUDE BROUET. Après avoir travaillé chez Chanel, ma mère a dirigé les salons de la maison Schiaparelli. Cette dame très haute couture m'habillait très moderne. Sur une photo de moi enfant, je porte une salopette qui fait halluciner toutes mes amies ! Dans ma classe – on est avant la guerre –, les petites filles portaient des manteaux avec des cols ronds en velours ; moi, j'avais un pardessus croisé en shetland, confectionné sur mesure. J'étais habillée pur et dur ! J'ai tellement bassiné maman que j'ai fini par avoir une robe à smocks. Et Madame Schiaparelli m'avait offert un petit manteau d'hermine blanc, mais il n'est jamais sorti de son carton !               

ELLE. Comment était habillée votre mère ?              

C.B. Assez sobrement, même chez Schiap', qui ne proposait pas qu'une couture excentrique. Ma mère n'aimait pas son corps, elle trouvait qu'elle avait trop de poitrine. Lorsque j'étais adolescente, elle me surveillait – « Ah ça va, ça s'arrête ! » –, car une poitrine menue est plus facile à habiller…             

ELLE. Petite fille, vous aviez une vocation ?            

C.B. Je suis du signe de la Balance, toute décision est difficile à prendre… J'ai étudié un peu tout, la philo, le dessin, l'espagnol, j'ai fait la petite jeune fille gâtée ! Jusqu'au moment où nous avons décidé de nous marier, Jean-Pierre Brouet et moi. Nous nous étions rencontrés à une surprise-partie, on avait 17 ans, on se disait « Bonsoir Monsieur », « Bonjour Mademoiselle » – on n'imagine plus ce que c'était ! Comme il n'était pas question pour moi de vivre aux crochets de mes parents, j'ai cherché un travail. J'avais entendu parler du Bal des Oiseaux qui se donnait au Palais Rose, l'ancien hôtel particulier de Boni de Castellane, je rêvais d'y aller. Une amie de ma mère m'a proposé d'aider le photographe qui s'y rendait. Il a été bluffé, je connaissais tout le monde, j'étais cinéphile depuis mes 11 ans, je passais ma vie dans les musées, je lisais les journaux… Notamment ELLE, depuis le premier numéro, que ma mère avait reçu avant tout le monde car le mannequin sur la couverture portait un tailleur Schiaparelli ! En 1950, à 20 ans, je suis rentrée au magazine « Vive la mode ».             

ELLE. Où vous avez fait vos classes jusqu'en 1953…                

C.B. Je suis arrivée à ELLE le 2 juin 1953. En bas de l'immeuble de la rue Réaumur, on m'a dit : « Tout le monde est dans le bureau d'Hélène Lazareff. » L'ensemble de la rédaction regardait le couronnement d'Élisabeth II sur une télévision qu'Hélène avait louée pour l'occasion. Je n'en avais jamais vu de ma vie ! J'avoue que c'était une entrée assez mémorable.                                                                                                                              

ELLE. Vous rappelez-vous comment vous étiez habillée ?            

C.B. Sans doute d'une jupe droite, noire ou bleu marine – je n'ai jamais été très falbalas –, d'un chemisier au col relevé, et de chaussures à talon modéré. Mon style, je l'ai trouvé plus tard : un jour, j'ai acheté au Prisunic des Champs-Élysées une petite chose sans histoire, une robe en jersey anthracite, j'ai enlevé la ceinture et cousu des petites pinces sous les seins. Je n'ai rien inventé, c'était dans l'air du temps, mais ça allongeait la silhouette, et j'ai réalisé que j'étais beaucoup mieux que quand je me serrais la taille. Vous ne savez pas ce que les femmes ont souffert avec le New Look de Christian Dior !            

ELLE. Une collection mythique de 1947, dont vous parlez comme d'un retour en arrière !            

C.B. Je me suis tellement comprimée que les agrafes des jupes rentraient dans ma chair, jusqu'à créer des plaies et des croûtes. J'étais arrivée à 48 centimètres de tour de taille, mais le déjeuner était un drame, je suis gourmande ! Quelle contrainte pour le corps, quel pas en arrière colossal pour les femmes : la taille comprimée, les seins pigeonnants, c'était quand même l'anti-liberté. Sur le moment, j'étais comme tout le monde, je trouvais merveilleuse cette exaltation de la féminité tourbillonnante, c'est aujourd'hui que je trouve cela rétrograde.              

ELLE. Hélène Lazareff a fondé ELLE, qu'elle a dirigé jusqu'en 1973. Comment était-elle ?            

C.B. Elle avait énormément de charme, et disons qu'il était préférable d'être dans ses petits papiers. Il est rare qu'une patronne de presse comme elle soit aussi intéressée par la mode, ce qui était formidable… et compliqué, parfois. J'ai mis des années à la convaincre d'aller à un défilé de Pierre Cardin, car il présentait toujours en même temps que Chanel, qu'elle vénérait. Pourtant, vous n'imaginez pas la désolation qui s'est emparée de nous, journalistes de mode, quand on a vu la première collection de Coco Chanel à son retour après la guerre ! [En 1954, ndlr.]     

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ELLE. Mais pourquoi ?              

C.B. C'était sinistre : des robes d'ouvreuses, des tailleurs mortellement tristes ! Et puis, petit à petit, les tweeds sont devenus magnifiques, et les vêtements, très désirables. Il n'y a pas à dire, la couture, c'est la couture. Une veste Chanel n'est pas un vêtement comme un autre.              

ELLE. À quoi ressemblait le ELLE d'Hélène Lazareff ?             

C.B. Elle inventait un journal moderne. Elle-même était très émancipée dans sa vie privée, même si son mari, Pierre, et elle s'entendaient de manière extraordinaire. Sur les prises de vue, elle trouvait qu'on ne « bijoutait » pas assez les mannequins. On attendait toujours le moment où elle allait enlever le camée qu'elle portait tout le temps, pour nous dire : « Mettez-le donc sur le modèle » !               

ELLE. On ne se figure plus à quel point la mode imposait ses diktats dans les années 1950… Quels étaient-ils ?             

C.B. Chaque saison, Christian Dior était photographié, centimètre à la main et genou à terre devant un modèle, pour donner la longueur des robes que les femmes allaient porter. Notre rôle, en tant que journalistes de mode, consistait à photographier les modèles de couture en pied, de face et de dos, afin que les couturières des lectrices puissent recopier le modèle. La préoccupation des femmes était de trouver la bonne tenue pour la bonne occasion. On recevait un courrier considérable : « Puis-je mettre ce tailleur pour aller à un mariage ? », etc. Cela témoignait d'un manque d'assurance et d'un désir forcené d'être « à la mode ».            

ELLE. De votre côté, vous avez l'intuition, très tôt, de ce que va être le développement du prêt-à-porter…               

C.B. J'avais eu connaissance d'un groupement dont le nom m'a toujours fait rire, Les Trois Hirondelles, rassemblant des maisons de « couture en gros », autrement dit de confection haut de gamme. Si un mot était péjoratif à l'époque, c'était bien « confection » – c'était le ruisseau ! Les femmes qui avaient de l'argent étaient des clientes de la couture, les autres se faisaient confectionner leurs tenues par des couturières. Et voilà que, tout à coup, ces maisons se servaient de tissus de qualité, faisaient appel à des stylistes qui ne se contentaient plus de copier les collections de l'année passée mais proposaient des vêtements beaux et innovants. C'était vraiment une révolution. Mon premier sujet de prêt-à-porter dans ELLE fut titré : « C'est tout prêt, c'est tout de suite ! » Les mannequins avaient un réveil à la main pour signifier que c'était plus rapide de s'habiller ainsi que d'aller chez sa couturière !                

ELLE. Vous avez fait de nombreuses rencontres. Il y en eut une particulière, avec Pierre Cardin…             

C.B. Je l'ai connu toute jeune, c'était un ami, et un coupeur exceptionnel. Il prenait un tissu, quelques épingles et il inventait un vêtement sur vous. Lorsqu'il est revenu du Japon avec Hiroko, la grâce même, qui est devenue sa muse, il a créé pour elle des tenues épurées d'une simplicité et d'une poésie folles.                                                            

ELLE. Quels sont les grands moments de mode que vous avez vécus ?               

C.B. Je ne peux pas faire l'impasse sur le New Look de Dior, puis Cardin évidemment, et Emmanuelle Khanh également. Dans les années 1960, pour des marques qui ne portaient pas encore son nom, elle a dessiné une mode qui est descendue dans la rue, notamment des polos pour Cacharel : toutes les femmes en avaient !              

ELLE. Saint Laurent, vous faites l'impasse ?              

C.B. Non, même si je ne le porte pas au pinacle et que je vais peut-être faire dresser des cheveux sur des têtes ! C'est un grand couturier classique, bravo, parfait, épatant, mais il n'a rien inventé. Il a ressorti au bon moment le caban, la saharienne, le pantalon – chapeau pour ça ! En revanche, Madame Grès, je la mets très haut, elle.              

ELLE. Vous admirez aussi Sonia Rykiel.              

C.B. Avec mes consœurs, on allait chez Laura, la boutique de son mari avenue du Général-Leclerc. Il nous montrait des vêtements qu'on ne voyait pas ailleurs, et puis on a commencé à acheter des pulls que Sonia Rykiel avait confectionnés au départ pour elle-même. Elle a ensuite ouvert sa boutique rue de Grenelle, et j'ai vécu avec bonheur dans ses robes en jersey. Après sont arrivés les créateurs, un déferlement d'excitation ! Mugler, Montana, Jean Paul Gaultier… N'oublions pas Issey Miyake : un sens du mouvement unique. Tout à coup, les défilés ressemblaient à des spectacles. Kenzo fut aussi, évidemment, un immense choc.              

ELLE. Parmi tous ces créateurs, vous avez une tendresse particulière pour Jean Paul Gaultier. Pourquoi ?           

C.B. Parce que même si on retient ses excentricités, c'est un coupeur de première. Il a du talent, du cœur et de la mémoire… Alaïa aussi avait une personnalité unique, et je ne crois pas avoir vu quelqu'un d'autre travailler à ce point.              

ELLE. Aujourd'hui, continuez-vous à vous intéresser à la mode ?                                                                               

C.B. La plupart du temps, tout me semble laid ! Je me suis abonnée à l'Instagram d'Alexander McQueen car je trouve que son ancienne assistante fait du beau travail. Le beau travail, c'est cela que j'aime !   

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« Claude Brouet, journaliste de mode », de Claude Brouet, avec Sonia Rachline (Éditions du Regard, 295 p.).