Chapitre Treize

Sainte-Marie-d'Anticosti

Le P�re Mikael, abb� du monast�re, s�approche de la fen�tre pour voir pourquoi Bruno, le gros St-Bernard, aboie avec autant d�agitation.

"Ah! Le fr�re Cyril est d�j� de retour."

La lourde voiture � chenille s�approche de l�entrep�t pour y d�charger la marchandise et l�abb� voit le fr�re se charger du sac de courrier pour le lui apporter.

Une fois par semaine, les moines transportent leurs produits de l�Abbaye Sainte-Marie jusqu�� Jupiter-la-mer pour �tre achemin�s ensuite vers les march�s montr�alais. Le m�me jour, ils reviennent avec leur v�hicule charg� de provisions, apportant aussi le pr�cieux courrier.

Le P�re Mikael se souvient du temps o� il fallait prendre trois et parfois quatre jours pour faire le m�me trajet avec les chevaux en �t� et les chiens en hiver. C��tait avant l�invention de l�autochenille. Providentiellement, malgr� les temp�tes en hiver, les ours en �t� et les accidents de voyage, il n�y eut durant toutes ces ann�es aucunes perte de vie. Il faut dire qu�� l��poque, comme aujourd�hui encore, la communaut� tout enti�re se r�unissent avant le voyage pour demander � leur P�re c�leste d�envoyer ses anges prot�ger les voyageurs. Il n�a pas ferm� l��il sur la demande confiante de ses enfants.

On frappe � la porte. C�est l�heure du silence. L�Abb� re�oit le courrier sans dire un mot et d�un signe remercie le fr�re. Il ouvre ses lettres: "Celle-ci vient du village de La Clari�re, en Alberta, et elle est �crite en Esp�ranto." "Ce n�est pas souvent qu�on nous �crit dans cette langue", pense-t-il. Il lit:

Reverenda Abato,

Mi legis vian historion de la Abatejo Sankta Maria de Antikostio kaj mi multe impresigis�

(J�ai lu votre histoire de l�Abbaye Ste-Marie d�Anticosti et je fut tr�s impressionn�.)

En effet, la relation du d�veloppement de cette �uvre fond�e an Gr�ce, �crite par lui, a �t� publi�e dans le dernier num�ro de La Eklezio.

Pour retracer ces �v�nements il faut remonter 75 ans en arri�re. Ces ann�es l�, � Ath�nes, vivait un jeune grec en proie � un dilemme. Nilus Ancyra, c��tait son nom, avait deux amours: une charmante et jeune italienne aux magnifiques yeux noirs, et sa foi orthodoxe qu�il estimait par-dessus tout et pour laquelle il se pr�parait � la pr�trise. Le dilemme venait du fait qu�il devait choisir l�une ou l�autre, � moins que son amie Angela, fervente catholique romaine, renonce � sa propre foi en faveur de la sienne. Et cela, il ne pouvait le lui demander m�me s�il �tait absolument convaincu d��tre dans la v�rit�.

La foi, sous une forme ou une autre, �tait au c�ur de presque chacune de leurs conversations. Quoique Nilus fit usage de tous ses talents diplomatiques au cours de ces conversations, il parvenait souvent � provoquer la col�re de son amie. Il avait beau parler � mots couverts, ses convictions �taient choquantes pour tout catholique romain et elles l��taient d�autant plus pour son amante. Apr�s tout, on ne peut pas dire de fa�on plaisante � une fervente fid�le que son �glise est la Prostitu�e de l�Apocalypse. Quant � lui, il �tait d��vidence historique que le schisme �tait du c�t� romain et il ne doutait pas que Satan r�gnait d�finitivement en ma�tre au Vatican. Les crois�s papistes avaient saccag� Constantinople et encore de nos jours on tentait de subjuguer les croyants de l�orthodoxie par toutes sortes de moyens astucieux. Les �vidences qu�il soumettait semblaient tout � fait absurdes � l�esprit d�Ang�la. Elle voulait qu�on oublie les erreurs du pass� pour recommencer � s�entendre et � se rapprocher. "Mais comment", disait Nilus, "peut-on effacer de la m�moire collective des Orthodoxes, le sac de Constantinople et le sang des martyrs?"

Il y avait, en plus, les diff�rences th�ologiques qu�Ang�la sous-estimait peut-�tre, mais que Nilus, lui, trouvait absolument essentielles. Il s�agissait, par exemple, du "filioque" que Rome avait ajout� au Credo; le fait aussi que les catholiques communiaient seulement avec le pain, et un pain sans levain. Ang�la n�avait pas de pr�occupation concernant la question, � savoir, si l�Esprit Saint proc�de du P�re et du Fils ou s�il proc�de du P�re seulement. Elle n�avait aucune objection � communier sous les deux esp�ces du vin et du pain avec ou sans levain. Pour elle ces diff�rences n�avaient pas assez d�importance pour emp�cher de partager une m�me foi en J�sus Christ. Elle reconnaissait la validit� les sacrements administr�s par l��glise orthodoxe et n�avait aucune objection � les recevoir pourvu que l��glise catholique le lui permette. Mais les portes de l��glise orthodoxe lui �taient ferm�es tant qu�elle ne fut pas convertie. � son avis cette attitude de Nilus et de beaucoup d�orthodoxes tenait du fanatisme et du pr�judice, et cela, elle ne pouvait l�accepter.

Ne voyant aucune possibilit� de r�conciliation, ils avaient d�cid� de ne plus se revoir. Cependant, � cause de la proximit� de leur travail, ils se trouvaient souvent en pr�sence l'un de l'autre. In�vitablement ils se mirent encore une fois � se parler, mais dor�navant tous leurs rapports se faisaient avec la d�termination, co�te que co�te, d�en arriver � un compromis. Nilus �tudierait l��glise catholique � partir de ce qu�elle dit d�elle-m�me; Ang�la en ferait autant de son c�t� pour l��glise orthodoxe et s�efforcerait davantage de comprendre le facteur historique.

Avec le temps et avec beaucoup d�efforts soutenus par la pri�re et l�amour, les deux fervents chr�tiens �taient parvenus � s�entendre. Nilus avait laiss� tomber ses pr�jug�s les plus flagrants et avait d�couvert des valeurs insoup�onn�es dans la vie de l��glise catholique, particuli�rement en ce qui concerne la primaut� de Pierre. Il y avait encore quelques �l�ments de la discipline et de la doctrine catholique qu�il ne pouvait accepter, mais son d�saccord s��tait empreint de tol�rance. Il �tait parvenu � reconna�tre, par exemple, la position de l��v�que de Rome, c�est-�-dire, le Pape, en tant que premier entre �gaux, mais il continuait de croire que le pouvoir des clefs que lui attribuait l��glise catholique n�avait aucun fondement dans les �critures et dans la Tradition. Il croyait que certains Papes, au cours de l�histoire, s��taient arrog� des pouvoirs pour justifier leurs convoitises et leurs ambitions. Mais sur ce point il pouvait se taire devant Ang�la. Il �tait trop heureux de d�couvrir qu�ils avaient tant en commun pour chercher querelle � propos de doctrines qu�il jugeait maintenant plus ou moins secondaires.

Quant � Ang�la, de nature g�n�reuse, elle n�avait pas eu trop de difficult� � laisser les id�es orthodoxes faire leur bilan dans son esprit. L��glise orthodoxe lui semblait encore trop attach�e aux traditions et pas assez �vang�lique: "Le Christ n�est-il pas venu sauver le monde?" Mais, elle se s�en offusquait plus. Par amour pour Nilus, elle �tait m�me pr�te � se faire orthodoxe pourvu qu�on ne lui demande pas une abjuration formelle de sa foi catholique, car dans son c�ur elle ne changerait jamais.

Il y eut des noces � Ath�nes. Nilus et Ang�la ne firent plus qu�une seule chair mais l�union conjugale n�eut pas le temps de produire son fruit: L��pouse mourut d�un cancer d�intestin avant d�avoir pu donner un enfant � son mari. Nilus, inconsolable, se f�cha contre Dieu pour lui avoir donn� cet �tre si cher � aimer et lui avoir sit�t enlever. �ventuellement, la douleur diminua et Nilus reconnu son erreur. Il avait �t� �go�ste, voulant Ang�la pour lui-m�me. Ce n��tait pas pour elle qu�il se r�voltait, car sa foi lui disait qu�elle jouissait, dans le ciel, d�un bonheur parfait. C�est parce qu�il avait �t� jaloux de son propre bonheur qu�il s��tait r�volt�.

Quelle merveille de gr�ce, quelle beaut� d��me autant que de corps, avait �t� Ang�la! Quel h�ro�sme aussi, tout au long de sa souffrance! Au cours de sa maladie, elle avait gard� sa joie et sa s�r�nit�, non pour elle-m�me, mais pour les autres - pour Nilus en particulier. Telle, elle avait �t�, telle elle �tait encore, au Paradis, cet �tre aim� dont il venait d��tre physiquement d�poss�d�. Sa vie r�v�lait jusqu�� quel point l�amour divin avait pris possession de cette �me si ch�re � son mari et si ch�re � Dieu. Si l��glise catholique pouvait produire une telle saintet�, cela ne mettait-il pas en doute la l�accusation d�h�r�sie qui �manait de son milieu orthodoxe? Ce t�moignage l�avait converti � des sentiments de respect et d�admiration envers le catholicisme, sans pour autant l�amener � la conversion. Cette �glise pouvait bien produire des saints, mais son erreur lui apparaissait trop �vidente pour qu�il puisse y adh�rer. Pourtant, cette derni�re attitude devait elle-m�me changer.

Un jour, dans son sommeil, Nilus eut un r�ve. Ang�la lui apparut, radieuse, avec la m�me beaut� mais plus �clatante que celle qu�il lui avait connue m�me avec ses yeux l�amant. Elle avait un message pour lui:

Nilus, l��glise catholique dit la v�rit� lorsqu�elle parle d�elle-m�me. Ne crains pas de suivre la voie sur laquelle le Seigneur veut t�engager. Pour ma part je serai toujours avec toi, en Lui. Je prie pour toi.

D�ordinaire, Nilus n�attachait aucune signification � ses r�ves, mais celui-ci demeurait si vivement pr�sent � son esprit et lui communiquait une paix si durable qu�il ne pouvait s�emp�cher d��tre fortement impressionn�. Il n�avait, de plus, aucun d�sir de chasser de sa m�moire l�image si extraordinairement belle et aimante de sa bien-aim�e. De plus, comment pouvait-il oublier les paroles qu�elles lui avait dites ? En effet, ces mots avaient �t� comme une semence dans son c�ur. Ils avaient germ�s et produisaient dans son esprit une vision chaque jour plus claire.

L�id�e s�affermissait dans l�esprit de Nilus que l��glise catholique continuait de r�pandre � travers les si�cles la bonne nouvelle du salut. Il voyait de mieux en mieux qu�elle demeurait l��glise des Actes des Ap�tres. De plus, il comprenait, maintenant, que la responsabilit� du schisme retombait � la fois sur la conscience collective des chr�tiens de l�Ouest et de l�Est. Le devoir de travailler � gu�rir cette rupture de Corps du Christ appartenait � l�orthodoxie aussi bien qu�au catholicisme. Lib�r� de ses pr�jug�s, mais retenant son attachement � l'�glise byzantine, Nilus devait entreprendre pour la vie, cette t�che de r�conciliation. C��tait l� sa vision et sa mission.

L��uvre qu�il devait cr�er pour l�unit� des chr�tiens d�buta modestement � travers ses contacts comme professeur � l�Apostoliki Diakonia, la facult� de th�ologie de l�Universit� d�Ath�nes. Il avait gagn� � ses vues un petit nombre d��tudiants et de professeurs qu�il avait group�s autour de lui pour former La Fraternit� Chr�tienne. Le but �loign� avait �t� de fonder un ordre monastique o� catholiques et orthodoxes vivraient ensembles dans la pri�re, l��tude et le travail. En attendant que la Providence les guide, en temps voulu, concernant la forme plus pr�cise de ce projet, et l�endroit o� il devait se r�aliser, le groupe formait un ordre semi-monastique, sans v�ux, d�di� � la louange du Seigneur, � la parole et, par-dessus tout, � la r�conciliation des �glises.

Dans les d�buts, le fait de n�avoir que des membres orthodoxes dans la fraternit� cr�ait un certain malaise, un sentiment d�insucc�s. Aussi, il �tait difficile, au c�ur de l�orthodoxie, de fonctionner et m�me de penser librement en �cum�niste. Il fallait trouver un endroit culturellement neutre, frais comme un nouveau matin, o� le poids de la civilisation ne viendrait pas alourdir ce mouvement pour l�unit� chr�tienne. En attendant la r�alisation de leur r�ve, chacun continuait, selon sa position et ses talents, � promouvoir le rapprochement des �glises, en particulier des �glises catholique et orthodoxe.

Nilus avait un fr�re qui poss�dait un commerce au sein de la communaut� grecque de Montr�al. C��tait un fervent de la vie au grand air et il faisait souvent part de son enthousiasme � son fr�re en lui envoyant des revues et des photos de la nature canadienne. Parce qu�il avait pass� presque toute sa vie dans une des plus anciennes villes du globe, Nilus trouvait cette nature vierge tr�s exotique et il y vouait beaucoup d�int�r�t. Un certain d�but de l�ann�e, il re�ut de son fr�re un grand calendrier ayant pour chaque mois une belle photo d�un membre de la faune canadienne. L�une de ces pages repr�sentait un b�uf musqu�. Nilus fut particuli�rement intrigu� par cette b�te � l�aspect pr�historique, surtout par le fait, d�apr�s la courte explication qui accompagnait l�image, que cette b�te parvenait � survivre dans la zone polaire de l�Am�rique du Nord. Suffisamment piqu� de curiosit�, il profita de sa prochaine visite � la biblioth�que pour faire un peu de recherche sur le b�uf musqu�. Il appris que cet animal, apparent� � la ch�vre et au mouton, produit une laine tr�s recherch�e appel�e kiviut par les Inuits - une laine dont la qualit� d�passe m�me celle de la laine de cachemire. Sur la photo de son calendrier, le long poil rude du soi disant "b�uf" cachait ce kiviut court et fin qui garde la b�te contre les intemp�ries de l�hiver et qui de d�gage au printemps.

� la fin de l��t�, au cours de la m�me ann�e, Nilus re�u une lettre de son fr�re l�invitant � faire avec lui et quelques amis, une exp�dition de chasse et p�che � Anticosti, cette grande �le de huit milles kilom�tres carr�s, situ�e en avant-poste du fleuve St-Laurent. Encore une fois, il lui fallut consulter la biblioth�que. Il va sans dire que l��le d�Anticosti �tait peu connue en Gr�ce.

La chasse ne disait pas grand chose � Nilus, mais la p�che, surtout la p�che au saumon, c��tait autre chose! Le saumon d�Am�rique, il en avait bien entendu parler, mais il n�avait jamais os� r�ver le p�cher.

N�ayant pas d�argent puisque la petite communaut� mettait tout en commun et pratiquait la pauvret�, ce voyage lui �tait gracieusement offert par son fr�re. "Ce sera tes vacances", lui avait-il �crit, "et tu pourras en faire une retraite si tu veux." Devait-il accepter? Ses fr�res en religion, ayant �t� consult�s, le persuad�rent qu�un divertissement et un repos seraient bons pour lui; surtout � travers une exp�rience comme celle qui lui �tait offerte, loin de la ville et du milieu acad�mique.

Il se retrouvait donc, quelques mois plus tard, avec son fr�re et deux amis, jouissant de cette beaut� sauvage que leur offrait la grande �le. Nilus n�en croyait pas ses yeux qu�il puisse y avoir tant de for�t et si peu d�habitants sur ce vaste territoire. Pendant la chasse il restait au camp, pr�parant les repas, priant et m�ditant. Sa pri�re dans la solitude, au sein de la nature, se transformait en devenant plus contemplative. Les mots perdaient de leur importance pour communier avec Dieu, puisque que tous les sens devenaient des r�cepteurs de Sa pr�sence. Le Cr�ateur le touchait de son soleil, de sa pluie, et il se laissait voir dans les buissons ardents des �tables �clatants de couleurs et dans l�activit� instinctive des �cureuils cueillant leur nourriture pour l�hiver. Bien s�r, ce m�me Dieu cr�ateur se trouvait � Ath�nes, puisqu�il se trouve, plus qu�ailleurs, parmi les hommes, mais malheureusement, si peu d�entre eux prenaient le temps de s�arr�ter pour se laisser toucher par Sa pr�sence, que la grande ville inspirait l�absence de Dieu beaucoup plus que Son existence parmi les hommes.

� la deuxi�me �tape de leur excursion, les chasseurs devenus p�cheurs p�n�tr�rent � l�int�rieur de l��le jusqu�au fond de la grande gorge de la Rivi�re Jupiter. Le chemin qui conduisait � cette rivi�re contournait lacs, marais et maints accidents de terrain r�v�lant ainsi un des cachets particuliers de cette terre qu�b�coise: sa topographie.

Parcourant ce territoire vierge et aust�re, Nilus se sentit profond�ment inspir�. L�histoire des moines du Moyen �ge qui avaient construit leurs monast�res sur des terres incultes pour les rendre f�condes se pr�sentait d�une mani�re frappante � son esprit. Il se souvint comment ces hommes de Dieu, par la force de leurs pri�res et l�ardeur de leurs travaux, avaient fait produire non seulement la terre mais aussi l��me des peuples d�Europe, en d�veloppant sa culture, son commerce, son �ducation, en fait, sa civilisation. Il avait �t� s�duit, en �tudiant l�histoire de l��glise en l�Occident, par l��uvre de ces moines qui avaient, � l�exemple des saints Cyril et M�thode de son propre Orient, si fortement marqu� l�Europe m�di�vale du christianisme. Cette terre qui s�offrait � ses yeux avait besoin d�un monast�re, et le monast�re de La Fraternit� Chr�tienne avait besoin d�une terre.

M�me apr�s son retour � Ath�nes, l�id�e d�une fondation � l��le d�Anticosti restait fix�e dans son esprit. Souvent il aurait bien voulu pouvoir l�oublier. "C�est un projet impossible" se disait-il. "Si j�en parle � mes confr�res, ils me prendront certainement pour un d�traqu�. Je me demande pourquoi cette id�e continue de me hanter." Il continuait ainsi � soulever des objections: "Quel avantage y aurait-il � vivre si loin de la civilisation?" Sur le plan pratique, il n�y voyait que des d�savantages. "Quelle industrie pourrait-on y cr�er pour subvenir � nos besoins?" � cette question, toutefois, une image s�illumina dans son imagination: l�image du b�uf musqu�! Le b�uf musqu�? Pourquoi pas?" s�entendit-il dire tout haut, malgr� lui, comme si quelqu�un d�autre avait parl�.

L�id�e m�rissait dans sa t�te � mesure qu�il examinait les multiples facettes de cette perspective originale. Cependant, il avait eu beaucoup � apprendre. D�abord, il fallait savoir si la compagnie foresti�re, propri�taire de l��le, consentait � conc�der du terrain pour ce projet. Ensuite, la question �tait de savoir si le climat de l��le �tait propre � la survie de l�animal; ensuite o� prendre les b�tes? Il ne fallait pas penser � en capturer dans leur milieu naturel; cela aurait �t� une entreprise beaucoup trop difficile et co�teuse. Dans sa recherche Nilus avait appris qu�on pouvait facilement domestiquer le b�uf musqu�; on avait donc quelque part r�ussi son �levage; mais o�? Parmi les multiples questions qui surgissaient quelques unes seulement avaient leurs r�ponses dans les biblioth�ques de la Gr�ce.

Par contre, les premi�res informations obtenues �taient prometteuses. D�abord, le kiviut leur permettrait de d�velopper une sp�cialit� artisanale recherch�e. Une fois le troupeau �tabli, il leur procurerait de la viande et du cuir pour les besoins de la communaut� ou pour la vente. Peut-�tre trouverait-on une bonne recette pour faire un fromage exotique avec le lait. Quant � la protection de l�animal, l��le serait l�endroit id�al puisque le loup, son seul ennemi naturel, y est compl�tement absent.

Apr�s quelques mois de pri�re, de r�flexion et de recherche, Nilus �tait convaincu que le projet �tait ex�cutable et qu�il �tait voulu de Dieu. Il entrevoyait le rayonnement d�un centre de vie spirituelle intense, d�abord � partir du monast�re et plus tard, Dieu voulant, � partir d�une �cole libre des entraves d�une culture dominante dont les valeurs s�opposent � l�esprit chr�tien. Une �cole o� la pens�e serait �cum�nique, fra�che, et audacieuse, tout en demeurant fid�le � la foi des ap�tres. Il avait donc convoqu� sa petite communaut� pour leur exposer son id�e. Il le fit si bien qu�il ne rencontra presque pas d�opposition et souleva m�me l�enthousiasme de plusieurs fr�res.

� partir de ce jour-l�, le projet fut en marche. Cependant, il fallut cinq longues ann�es avant de mettre les pieds pour de bon sur leur concession de 75 km2 situ�e entre le Lac Louise, le Lac du Rat Musqu� et la Rivi�re Jupiter. Si grande furent les difficult�s que Nilus consid�rait comme un miracle l�aboutissement de ses d�marches. Les r�sultats favorables avaient �t� pour lui des signes providentiels l�assurant de l�approbation divine.

Un p�re et un fr�re furent d�abord envoy�s pour initier cette mission difficile. Avec l�aide de personnes locales engag�es pour suppl�er surtout � leur manque d�exp�rience, ils construisirent une petite habitation. M�me apr�s s��tre install�s, les travaux ne diminu�rent pas. Il y avait des enclos � faire, du terrain � pr�parer, et du bois de chauffage � couper pour le long hiver canadien. Malgr� ces occupations, les moines missionnaires ne manquaient pas aux recommandations de ne jamais n�gliger la pri�re et la m�ditation. Ils r�citaient l�Office en entier, des matines � 4h30 aux complies � 20h00. � cela, s�ajoutait l�Eucharistie et les pri�res priv�es. Cependant Dieu semblait multiplier le r�sultat de leurs labeurs puisque � la premi�re neige, ils pouvaient d�j� se reposer un peu de leurs travaux physiques et consacrer plus de temps � l��tude.

L�hiver fut assez dur, mais le printemps apporta un regain de vie et d�espoir. C�est durant cette premi�re saison de leur deuxi�me ann�e que le premier b�uf musqu� fit son apparition au nouveau monast�re; une vache impr�gn�e qui sous peu donna naissance � une g�nisse. La b�te n�avait pas �t� facile � obtenir puisqu�il ne se trouvait que trois �leveurs sur tout le continent. Aussi, l�avait-on pay�e ch�rement. En effet, il avait �t� n�cessaire de solliciter le fr�re de Nilus et d�autres bienfaiteurs pour se la procurer.

On ne pouvait compter sur le service d�un taureau pour l�accroissement de ce d�but de troupeau. Heureusement, l�ins�mination artificielle faisait alors ses d�buts et l�un des �leveurs qui poss�dait aussi un gros troupeau de vaches laiti�res, en avait acquis la technique et l�outillage. L��levage du b�uf musqu� n��tait pour cet �leveur qu�une occupation secondaire � laquelle il attachait une certaine valeur scientifique. Il cherchait � am�liorer la race en s�lectionnant les qualit�s propres � l��levage pour des fins commerciales. Il s��tait mis, dans ce but, en collaboration avec les autres �leveurs afin d�avoir � sa disposition la plus grande s�lection possible de g�nes. L�ins�mination �tait un facteur indispensable pour cette exp�rimentation � cause de la distance qui s�parait les troupeaux. En s�associant aux travaux de recherche de ces �leveurs, les moines b�n�ficiaient de ce m�me service. C�est ainsi que l�on a pu assurer la f�condation des premi�res vaches musqu�es d�Anticosti.

Il fallut une quinzaine d�ann�es de labeurs, parsem�es de succ�s et d�erreurs, pour �tablir un troupeau de cinquante b�ufs musqu�s. Les �leveurs associ�s �taient m�me parvenus, entre-temps, � �baucher deux races de ces animaux: l�une produisant un lait plus abondant et l�autre une meilleure qualit� de kiviut.

En m�me temps, la fondation d�Anticosti �tait devenue financi�rement ind�pendante de la communaut� m�re d�Ath�nes. Le moment �tait venu de lui donner une r�gle et d��tablir sa propre juridiction. Pour toute fin pratique, le jeune monast�re �tait d�j� autonome, mais n�avait pas encore son statut canonique. C�est avec un peu de tr�pidation mais beaucoup de foi que les moines entreprirent d�obtenir pour leur ordre, une sorte de l�galit� bi-eccl�siale. � cette fin Nilus et cinq de ses confr�res vinrent passer quelques temps � Anticosti. Il initi�rent une d�marche qui devait aboutir beaucoup plus tard � une double juridiction canonique. Durant ces m�mes s�ances, la r�glementation d�j� �tablie au gr� de la vie communautaire v�cue depuis ses d�buts sous les conditions bien sp�ciales de l��le fut rationalis�e, codifi�es et ratifi�e pour devenir la r�gle d�finitive de la communaut�. Il fallut trois mois pour en arriver l�.

Les moines se mirent d�abord en accord pour garder le vocable de Ste-Marie d�Anticosti comme nom officiel du monast�re actuel et de la future abbaye. Il y eut aussi la question de la langue et l� aussi on mit simplement le sceau sur ce qui avait d�j� �t� �tabli. La n�cessit� de faire un choix concernant la langue s��tait impos�e d�s l�arriv�e des premi�res recrues. On avait d�lib�r� sur la question de choisir une des langues officielles du pays, soit l�anglais ou le fran�ais; ou encore l�une ou l�autre des langues eccl�siales, soit le grec ou le latin. On a vite saisi l�inconvenance de donner priorit� � l�un ou l�autre de ces idiomes. Imposer une dualit� linguistique que ce soit sur le plan culturel ou sur le plan religieux �tait tout aussi inconcevable. Cette derni�re alternative aurait �t� trop exigeante de m�me qu�injuste pour ceux qui n�avaient subi aucun apprentissage de ces langues. Il fallait donc faire un autre choix et on avait opt� pour l�adoption de l�Esp�ranto comme langue commune. On s�aper�ut bient�t du bon sens de cette d�cision lorsque les moines apprirent � la parler couramment dans l�espace de quelques mois seulement. On en faisait donc la langue officielle de la future abbaye.

La chambre froide, devenue une tradition chez les moines de Ste-Marie, prit aussi sa place au sein de la r�gle. Il s�agissait d�une cellule exigu� qu�on avait am�nag�e dans le caveau � l�gume o� le moine ayant �t� trouv� coupable d�un manquement � la r�gle devait faire un s�jour. L�endroit �tait aussi froid qu�il le faut pour conserver les l�gumes, mais le p�nitent disposait d�une peau d�ours et il avait le droit de s�habiller aussi chaudement que n�cessaire. Il pouvait aussi apporter son br�viaire et une chandelle. Les seules commodit�s de cette prison consistaient en un seau sanitaire, un bassin, une serviette, quelques tissus de papier, un pot d�eau, une tasse et du pain sec. L�endroit se trouvait inoccup� la plupart du temps, mais il arrivait parfois que le coupable ait un complice et on devait alors purger sa peine chacun � son tour.

La chambre froide aurait r�pugn� � l�esprit moderne, mais Nilus avait reconnu, comme ses sages pr�d�cesseurs, la place de l�expiation dans le maintien de la discipline chr�tienne. Tout bon moine comprend que la r�gle et la discipline sont pour son bien; elles lui aident � acqu�rir cette ma�trise de soi n�cessaire pour progresser dans les voies de la saintet�. C�est dans cet esprit que Ste-Marie-d�Anticosti a introduit dans sa r�gle, la sanction difficile et humiliante de la chambre froide.

La r�gle devait aussi reconna�tre l�autonomie des �glises dans la c�l�bration de l�Eucharistie, le sacrement qui constitue le centre unifiant de la vie chr�tienne. Il y avait donc, quotidiennement, deux c�l�brations eucharistiques proprement dites au monast�re mais avec un compromis: Puisqu�il y avait unit� entre catholiques et orthodoxes quant aux �critures, les moines c�l�braient, en commun, une liturgie adapt�e de la Parole. La liturgie se poursuivait ensuite s�par�ment selon le rite particulier de chacune des �glises. Il avait fallu disposer la chapelle de sorte que la premi�re partie puisse �tre c�l�br�e au milieu du ch�ur apr�s quoi une cloison mobile venait s�parer la communaut� en deux groupes pour la pri�re eucharistique c�l�br�e chacune selon son rite aux autels respectifs situ�s aux deux extr�mit�s du sanctuaire. Il devait en �tre ainsi jusqu�au moment o�, par la gr�ce de Dieu, les deux traditions auraient gu�ri leur divorce. Alors seulement, les moines pourraient c�l�brer symboliquement et en v�rit� leur pleine communion eucharistique. Tout de m�me, les religieux �taient heureux de pouvoir c�l�brer ensemble, d�s lors, une partie de la liturgie eucharistique et tout l�Office des heures � ce dernier, en utilisant alternativement les formes particuli�res des deux rites. La diversit� dans l�unit� se manifestait dans bont� et la beaut� de l�amour fraternel.

Une autre pratique �tablie d�s le d�but prit une place importante dans la r�gle: le silence. D�s 3 h. de l�apr�s-midi, chaque jour, les moines �taient tenus de garder le silence, en dehors des heures d�Office, en l�honneur de la mort de Notre Seigneur sur la croix. Leurs voix reprenaient vie le lendemain matin avec l�Office qu�ils c�l�braient en l�honneur de la R�surrection du Christ. Ce silence devait aussi faciliter la pri�re et la m�ditation. Tout ceci fut approuv� sans difficult� et accept� dans la r�gle.

Les ann�es qui suivirent apport�rent une p�riode d�effervescence pour la nouvelle abbaye. Sa prosp�rit� se manifestait en premier lieu par le succ�s de son entreprise commerciale, de telle sorte que les moines pouvaient chaque ann�e soulager beaucoup de mis�re en donnant aux soci�t�s de charit� une bonne part des biens dont la Providence les avait combl�s. Elle se manifestait surtout par son succ�s spirituel, par les missions que les P�res �taient invit�s � pr�cher dans les paroisses et qui produisaient beaucoup de conversions, et par le nombre croissant de postulants qui voulaient servir l��glise et promouvoir son unit� par leurs pri�res, leurs �tudes et leurs travaux. Il y avait enfin le succ�s de la presse. Les lettres ron�otyp�es qui au d�but n�avaient pour but que de relater pour les amis le d�veloppement de Ste-Marie, prirent de plus en plus d�envergure � la mesure que les P�res y introduisirent le fruit de leurs �tudes et de leurs m�ditations. Finalement, ces lettres se transform�rent en une revue qu�on intitula La Eklezio, �crite presque enti�rement dans la langue universelle, L�Esp�ranto. Cette publication, dont la qualit� �tait d�j� reconnue autant dans les milieux catholiques qu�orthodoxes, faisait rayonner partout sa pens�e fra�che, universelle et authentiquement chr�tienne.

Enfin, pour rendre leur t�moignage plus parfait et plus complet, la Providence avait suscit� la fondation d�une communaut� s�ur qui �tait venue s��tablir � un kilom�tre, pr�s de l�Abbaye Ste-Marie. Fond�e par une ancienne moniale trappistine, (M�re J�mima, une africaine d�Angola) cette communaut� de femmes adopta le charisme et la r�gle des moines de Ste-Marie et consid�raient Nilus Ancyra comme leur p�re spirituel. Pour subvenir � ses besoins cette Abbaye, qui avait pris le nom de St-Joseph d�Anticosti, devait se sp�cialiser dans la transformation du kiviut en ouvrages artisanales de toutes sortes. D�j� leurs v�tements sacerdotaux, l�gers comme la plume, artistiquement tiss�es et orn�s, embellissaient les liturgies de plusieurs grandes �glises du monde. M�me les paroisses les plus pauvres �taient fi�res de poss�der un Anticosti, ne serait-ce qu�un voile de tabernacle. Mais l�artisanat n��tait pas le seul � faire la renomm�e des moniales d�Anticosti. La r�putation de saintet� de leur abbesse s��tait r�pandue m�me au-del� des fronti�res de ce pays. Elle laissait r�guli�rement la qui�tude de son monast�re pour soulager la mis�re humaine dans les h�pitaux, les prisons, les taudis; partout o� l�humanit� bless�e porte le poids de ses d�ch�ances physiques et morales. Ce souci humanitaire se r�percutait au niveau intellectuel dans la revue La Eklezia, semant un peu partout, au sein des instituions �conomiques et politiques, des germes de morale sociale chr�tienne.


L�Abb� Mikael continue de lire la lettre qu�il avait entre les mains. L��criture est appliqu�e, r�guli�re et sans exag�ration. Il en d�couvre bien vite le but en la lisant. "Ah ! Je m�y attendais", remarque-t-il en lui-m�me, "un autre postulant". Il finit la lettre qui porte la signature de Jean-Nil Sirois.

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� 2002, Jean-Nil Chabot


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