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Culture

Jacques Dutronc, le réfractaire

CARRIÈRE. À 80 ans, Jacques Dutronc publie ses mémoires dans un livre intitulé « Et moi, et moi, et moi ». Le chanteur, qui nous a reçus chez lui en Corse, évoque son enfance, sa carrière et ses amours.

Propos recueillis par Vincent Roy
Jacques Dutronc
Jacques Dutronc © RAPHAËL LAFARGUE/ABACA

Depuis longtemps, certes, Jacques Dutronc a pris le maquis, en Balagne, à Monticello, mais c’est un ermite sociable qui regarde les choses en farce et prône l’augmentation du goût de la vie. Il aime, ainsi qu’il le dit, vivre « seul avec un “s” ». Depuis son village corse – perché – d’adoption, il regarde la société en surplomb : il est persuadé qu’elle ment sur les rapports entre les êtres humains, il la tient donc en suspicion. Il ne prend pas du recul mais de la hauteur.

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S’il cultive son jardin, ce n’est pas, tant s’en faut, à la manière de Candide, au figuré, mais au propre : il y passe une bonne partie de la journée, les mains dans la terre et s’attache aux teintes de ses kakis, de ses jujubiers ou de ses lumbagos. Ce désillusionniste se cache – à découvert – derrière ses lunettes, son cigare, son humour et sa légende. La pudeur est sa politesse, son savoir-vivre. Il ne se déboutonne pas à l’envi. Il est affable pour en dire le moins possible sur lui. Il sait placer, comme personne, le point d’ironie à la fin d’une phrase où il a jugé, peut-être, qu’il confessait trop avant et ses turpitudes et ses angoisses métaphysiques.

Fin, subtil, désabusé, rêveur, ensemble léger et profond – ce qui n’est en rien contradictoire même si ce « chanteur-sans-l’avoir-voulu » raffole de la contradiction –, on ne sait jamais bien, dès qu’on le questionne, sur quel pied il vous fait danser. Au demeurant, ce réfractaire radical, qui a le sens inné de l’amitié, est charmant. À preuve, son livre Et moi, et moi, et moi : il devrait être remboursé par la sécurité sociale. Sa lecture provoque immédiatement l’empathie et, partant, la connivence. On se prend à sa nostalgie joyeuse. Dutronc convoque ses souvenirs et ses anecdotes comme un bistrotier vous remet une tournée. On trinque, on s’attarde au bar – un bar dans lequel il serait encore permis de fumer un puro gros module. À consommer sans modération.

Le JDD. ​L’exergue de votre livre est une réplique du film intitulé L’Homme qui tua Liberty Valance : « Quand la légende dépassela réalité, on publie la légende. »Une légende, ça se forge. Qui a forgé la vôtre ? Vous ?

Jacques Dutronc. Non, les journalistes, enfin… les premiers à avoir écouté mes disques. À l’époque, il fallait passer en direct sur Europe n° 1. Parfois, alors que je chantais, par exemple à Lille, on envoyait des motards me chercher pour que je sois à l’heure pile à l’antenne. Déjà, ça me mettait dans une ambiance particulière. L’escroquerie continuait en somme… Là, on me demandait : quelle taille mesurez-vous ? Je répondais : 1,02 mètre ! Puis : quelle est la couleur de vos yeux ? Je lançais : rouges. Je trouvais qu’il n’y avait aucun intérêt à répondre à ce genre de questions. On m’a viré, j’ai été insulté, j’ai trouvé ça amusant. Ainsi a-t-on prétendu que je me foutais de « la gueule » du monde. C’est la grande étiquette que j’avais. Ah oui, aussi, il paraît que je tirais la langue. Pourquoi pas.

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C’est Jacques Wolfsohn, directeur artistique chez Vogue, qui vous engage. Bon nombre de chanteurs, à l’époque, portaient un nom américain. Vous, non. Pourquoi ?

Wolfsohn a amené mon premier disque à son ami Lucien Morisse qui était le taulier à Europe n° 1. J’attendais son verdict, je ne connaissais rien à ce milieu, j’étais impressionné de le découvrir. Bientôt, après l’écoute, Morisse s’adresse à Wolfsohn en le félicitant : « Chapeau, je dois dire que c’est très fort. » J’étais content. Mais en fait, les compliments n’étaient pas adressés à mon disque, mais à mon nom ! Morisse pensait que le fait d’avoir trouvé le nom de Jacques Dutronc à une époque où tout le monde s’américanisait, c’était gonflé. Morisse a cru à un gag. Ah, le rêve américain… ce n’était pas pour moi. D’abord, je parle très mal anglais. Je me sentais ridicule à prendre un accent. Je n’ai pas été élevé là-dedans. À part l’argot… ça, l’argot, ça me plaisait bien… Elle chante, la langue verte. Déjà écologique !

Vous expliquez dans Et moi, et moi, et moi que vous avez été lancé dans la chanson « sans l’avoir cherché » et êtes devenu chanteur « sans l’avoir voulu ». Ceci explique-t-il votre cynisme, votre désinvolture ?

Pourquoi pas (rires). Je ne sais toujours pas ce que signifie vraiment ce mot de « cynisme », qu’importe, je revendique.

Désinvolte ?

Oui, mais pas tant que ça car je suis à l’heure pour les rendez-vous. Mais dilettante assumé.

Vous vous décrivez encore comme équivoque ?

​Oh oui, car je ne sais pas si j’occupe vraiment ma place. Quand je suis dans le noir, j’aime bien le blanc et quand je suis dans le blanc, j’aime bien le noir. Enfin, je suis aussi univoque dans la mesure où c’est vraiment moi qui chante mes chansons (rires). Bref, c’est pas mal d’être équivoque. J’ai une vraie admiration pour les gens qui sont de mauvaise foi, j’adore. Il y a des professionnels de la mauvaise foi qui ont l’honnêteté de le montrer sur leur tronche. Ils ont en général une sale gueule. Je suis fasciné par la mauvaise foi des gens qui insistent. Bon, le tout, c’est de se marrer.

Pourquoi ?

Parce que la vie n’est pas très drôle. Moi, j’ai commencé la mienne par des choses pas amusantes : la maladie (rhumatisme articulaire aigu à 16 ans), et les Allemands. Je ne lui en veux pas à l’Allemagne… Autant en profiter à fond, de la vie, si l’on peut. Lentement mais sûrement…

Vous écrivez que vous êtes « rebelle à la rébellion ». Ou encore que vous preniez « votre pied avec le contre-pied ».

C’est une manière d’envisager la vie. Ou de la dévisager. La langue française est parfaite pour se contredire.

Revenons à la chanson : vous expliquez qu’à force de chanter avec un sourire ironique, vous êtes devenu un désillusionniste. Que voulez-vous dire ?

La race des désillusionnistes est sans doute éteinte. Malheureusement. Enfin le rap amène des désillusions. Mais pas d’ironie. J’entends dans le rap une espèce de revanche… je n’aime pas beaucoup ça. Mais j’adore le rythme du rap. Comme le rock soviétique, plutôt le hard rock soviétique, il y avait des chorus formidables. Mais les paroles étaient d’une mièvrerie confondante : « Les petits oiseaux sont sur la branche et se mettent à siffler »… Les rappeurs, c’est drôle, se plaignent, dans leurs paroles, de la société alors même que la société est devant eux, les gens ont payé leur place, tout le monde devrait être content… Quant à se plaindre du manque de liberté : la liberté, c’est déjà de pouvoir chanter ça ! Il me semble, non ?

La légende dit que vous êtes paresseux. Légende ou réalité ?

Il paraît, en effet, que je suis paresseux et tant mieux. Il y a un art de ne rien faire – et de ne faire rien aussi. Le dernier qui m’a traité de paresseux, c’est Jean-Jacques Goldman. Ce devait être en 1990 ou 1992. Il m’avait fait tout un dossier de fort belles chansons, c’était très bien réalisé. Mais je n’avais pas envie de faire les choses comme ça. Je voulais être en dehors du… oui, en dehors, un peu. Ensuite, j’ai fait le Casino de Paris. Il m’a dit : « Mais tu es paresseux, travaille ! » Pour moi, le travail associé avec la chanson, c’est fabriqué. Fabriqué ! Fais-moi une chanson d’amour ! On retrouve la même chose au cinéma : on vous engage pour ce que vous êtes et une fois que vous avez accepté le rôle, on vous transforme. Bon, voilà. Une chanson fabriquée n’est pas possible pour moi. Je n’ai pas de commode avec des tiroirs dans lesquels sont logées des chansons d’amour, chansons ceci, chansons cela… Je n’ai jamais fabriqué de chansons en pensant au public. Sauf deux, mais elles ne sont jamais sorties. La première s’appelait J’aimerais qu’on m’aime pour mon argent et la deuxième Merci, merci cher public : j’y expliquais que ma Lamborghini était en panne, que mon château avait des fuites, enfin je parlais de tout ce que le public m’avait permis de gagner et je lui demandais de racheter des disques pour remettre la situation en ordre (rires). Les Restos du cœur, c’est très bien toute cette organisation, les chanteurs sont contents d’être là, le public est ravi, mais ce n’est pas mon affaire. Je ne me vois pas là-dedans… ça me fait penser à Paul Azaïs, le comédien de La Roue tourne… quelqu’un passait dans la salle pour faire la quête. Comme à l’église de la Trinité dans mon enfance, durant la messe.

À propos des femmes…

C’est un sujet sur lequel je peux m’étendre.

Donc, vous écrivez qu’en général elles vous aiment bien, sauf quand elles apprennent à vous connaître.

Celles qui me connaissent sont déçues. D’abord elles ne restent pas avec moi. Je fais de la magie : elles disparaissent.

Êtes-vous réellement misanthrope ?

Enfin, un misanthrope entouré. J’aime bien être seul avec un « s ». Seul entouré… ça me rassure assez, même si mon ami près de moi ne correspond absolument pas, à l’instant T, au problème qui est le mien, ça me rassure quand même, c’est bien. J’aime la compagnie. Les chats, j’en ai 8 aujourd’hui. J’en ai eu 55. C’est l’inverse de la Chine, je suis passé de 55 à 8. Dont l’assassin. Il est toujours là. Il s’appelle l’assassin car c’est lui qui m’a fait tomber. Si j’avais été seul, je ne serais pas avec vous maintenant.

Vous avez beaucoup bu. Pourquoi avez-vous arrêté ?

J’ai arrêté d’un coup. Cela fait beaucoup rire Thomas, mon fils, quand je dis que ce jour-là, je devais être bourré. L’alcool m’a sans doute permis d’être imperméable, moins fragile que je ne le suis. Je traversais plein de choses par rapport auxquelles j’aurais dû m’angoisser… avec l’alcool, je les traversais tranquillement… Puis c’était la cerise sur le gâteau : tout était prétexte à faire la fête. J’étais gêné par moments car Françoise Hardy refusait toutes les médailles : en effet, à chaque gouvernement nouveau, on voulait nous remettre des insignes (nomination aux Arts et Lettres, etc.) et, à l’instar de Françoise, je refusais aussi mais je me disais que cela faisait une fête en moins. Une escroquerie en moins… Une fois, au ministère de la Culture, j’ai pris Jack Ralite (ancien ministre) pour un serveur : je lui ai demandé trois whiskies qui me furent apportés par ses soins sur un plateau (rires). L’alcool m’a aidé pour un tas de choses.

L’alcool ne fut-il pas l’un de vos déguisements ? L’alcool, à l’instar de votre cigare, de vos lunettes noires, de votre ironie permanente, ne vous a-t-il pas servi à vous cacher ? Dans l’affirmative, qu’avez-vous à cacher ?

Je ne me cachais pas, je ne crois pas. Ou alors à découvert ! Je pense, et c’est pourquoi j’utilise le mot « escroquerie », que je prenais la place de quelqu’un d’autre. Je crois que quelqu’un de plus sérieux aurait pu chanter devant des milliers de gens, faire beaucoup mieux en étant plus sincère et moins rigolard.

Ne peut-on être ironique en étant sincère ?

​Totalement sincère en effet, je l’étais, mais peut-être que les gens ne le percevaient pas ainsi. Je me voyais dans une loge magnifique et je me disais : « Je suis un escroc d’être là. » J’étais « Pieds nickelés » à mort. Bon, j’aime bien le mot escroc. Le réalisateur Chabrol me traitait d’escroc. Je me promenais sur son tournage avec une machine à pets.

Avez-vous des illusions sur la société, sur ce qu’elle dit des rapports entre les êtres humains ?

Des illusions sur ce chapitre ? Pas vraiment. J’en ai eu jadis. Pas longtemps. De 16 à 17 ans. J’ai passé le cap très rapidement. Parfois, dans ma vie, je me suis cru dans un film (d’où l’escroquerie), que j’aurais pu tourner. Notamment lorsque j’ai fait mon service militaire. Après, j’ai retrouvé les mêmes farces lorsque j’ai chanté à Lourdes : sur le quai de la gare, je courais après les curés en criant : « Papa, papa. » Maintenant, devant les curés, je crierais : « Maman, maman. » Enfin, je ne vais pas retourner à Lourdes. Quoique. Bon, la société, ce n’est pas mon truc. À part la Société générale que j’ai bien connue… C’était à côté de chez moi, à Paris… C’était une sorte de Panthéon. Il y régnait un silence religieux.

Vous ne croyez pas beaucoup à ce que disent les politiques, semble-t-il ?

Je les regarde comme des chanteurs. Selon moi, ils font un métier du spectacle sans se soucier de leur public, ce qui est un comble. Ils ne sont sans doute pas tous malhonnêtes puisqu’il y a, peut-être, des prostituées qui sont vierges. Je suis réservé sur la démocratie que je compare, dans mon livre, au beaujolais : en passant de 5 000 litres à 50 millions, un vin honorable est devenu de la piquette.

Et l’âge, la vieillesse ?

J’avais davantage de recul il y a dix ans. C’est Jean-Marie Périer qui m’a pourri la vie en me disant : « Fais gaffe, mon pote, à 80 piges, on fatigue sec. » Je fatigue. Et les gens, autour de moi, c’est une hécatombe. Ils s’absentent. Trois dans le mois, là. Des vrais amis corses avec lesquels j’ai partagé une certaine enfance…

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