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Enquête

Taittinger : la fin d'un empire familial

Publié le 14 oct. 2005 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Cela me dérange si Christofle passe dans des mains italiennes, cela me dérange pour moi et mon pays » : du patriotisme économique, Jean Taittinger, l'ancien patron de Groupe Taittinger, en avait à revendre quand, en 1993, il tentait de voler au secours de l'orfèvrerie. Personne n'aurait donc aimé être à la place de son fils Wladimir lorsqu'il est allé, cet été, quérir en Suisse les pouvoirs de l'ancien garde des Sceaux de Georges Pompidou, aujourd'hui octogénaire...

Vainqueur d'une compétition féroce, Starwood, le fonds spécialisé dans l'hôtellerie, détient déjà les deux tiers de Groupe Taittinger, en attendant les OPA sur le solde du capital. L'hôtel de Crillon, joyau de la place de la Concorde, le Martinez, à Cannes, la chaîne Campanile ou encore le cristallier Baccarat battent désormais pavillon américain. Pourtant, comme Jean, la plupart des héritiers de Pierre Taittinger, le fondateur, ne souhaitaient pas vendre. Alors, la faute à la mésentente familiale ? La faute à l'ISF, bourreau de dynastie ? La faute à Albert Frère, adroit manoeuvrier ? Récit des derniers mois qui ont conduit la tribu rémoise à passer la main. La mort dans l'âme.

Les 7 familles
La scène se déroule le 15 décembre 2004, à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré. « Votre meilleure option, c'est la vente » : la sentence de l'avocat Jean-François Prat secoue l'assistance. Une douzaine de Taittinger sont rassemblés dans les bureaux du cabinet Bredin Prat afin d'étudier les ressorts du pacte d'actionnaires signé le 25 juin 2002, pour quatre ans, entre la famille et la Compagnie Nationale à Portefeuille (CNP) d'Albert Frère. Douze mois avant la première échéance, prévue en novembre 2005, Anne-Claire Taittinger, cinquante-cinq ans, la patronne opérationnelle, et son oncle Claude, soixante-dix-sept ans, le président du conseil de surveillance, ont suscité ce petit cours de droit.

Le patriarche du champagne est las. Il va se retirer fin 2006 et ne croit pas que la quatrième génération poursuivra l'aventure. Entre 1918 et 1928, Pierre Taittinger, le créateur, a eu huit enfants. Ses fils ont agrandi l'empire régional. Mais le temps de la troisième génération est venu. Comment réconcilier les intérêts des 22 petits-enfants ? Si Jean avait cru cimenter sa parentèle en l'enrôlant dans le groupe, moins de dix Taittinger y travaillent encore. L'« affectio societatis » se délite : des neveux ont émigré, fuyant la pression fiscale. Pour les autres, l'ISF apparaît d'autant plus inique que les actifs sont peu rentables. Et comment développer l'affaire quand il faut distribuer toujours plus de dividendes ? En 2002, Jean-François Prat avait déjà prévenu que l'issue du pacte était la cession. Sauf à chercher d'ici là à organiser l'actionnariat familial, à l'image des Peugeot, des Michelin ou des Mulliez, les propriétaires d'Auchan. Mais rien n'a été entrepris.

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Jean, l'ombre tutélaire
Un désaccord majeur divise la famille. « Jean a voulu transmettre la gestion du groupe à ses enfants. A Anne-Claire, la présidence ; à Frantz, les hôtels ; à Pierre-Emmanuel, le champagne. Et tant pis pour les autres », relate un membre du clan. A partir de 1997, Anne-Claire a commencé à cumuler les présidences, hormis celle des champagnes, assumée par son oncle Claude. La deuxième génération, déjà meurtrie par la disparition de trois frères, accepte, car elle ne veut pas s'aliéner leur aîné. Mais cette mainmise, conjuguée à une gestion solitaire, polarise les ressentiments de la famille, un brin misogyne aussi. L'animosité explose parfois en plein conseil de surveillance. Elle se mêle de tensions au sein du directoire, où Gilles Samyn, le fidèle lieutenant d'Albert Frère, est à couteaux tirés avec Anne-Claire. L'universitaire _ « un des meilleurs financiers d'Europe », dixit un banquier _ reproche à l'héritière une gestion laxiste, quand la pugnace femme d'affaires l'accuse de nourrir des arrière-pensées en faveur de la CNP. Alors qu'Albert Frère jouit de la confiance de Claude, Colette ou encore Pierre-Christian, qui fréquente le couple belge de longue date, les liens du sang desservent la fille de Jean, lui-même fâché avec Albert. Tous critiquent, par exemple, le plan de relance qu'elle a engagé chez Baccarat. Avant de lui donner raison.

Mais, attention : quand il s'agit de défendre leurs intérêts, les Taittinger savent serrer les rangs. Le raider américain Asher Edelman, qui a commencé à lancer des attaques contre le groupe en 1997, s'est heurté à un mur. Lorsqu'il renonce, Albert Frère est invité au tour de table. En ami. A l'échéance du pacte, cependant, il se retrouve en position de force. Alors que beaucoup de Taittinger écoulent des titres pour payer l'ISF, lui a prévu de se renforcer. Surtout, un droit de préemption lui confère un rôle d'arbitre en cas de cession. Un puissant moteur pour réagir.

12 hommes en colère
Un petit groupe réfléchit à l'avenir. Le scénario ? Celui des jurés de « Douze Hommes en colère » : s'ils sont peu, en cette fin d'année 2004, à afficher leur préférence pour la vente, ils vont, les uns après les autres, se résigner à cette idée. Autour de la table, outre Claude, il y a Colette, septuagénaire alerte, et son fils Christophe de Margerie, patron de l'exploration-production de Total ; Pierre-Christian, soixante-dix-huit ans, le maire giscardien du 16e, et sa fille Valérie, avocate de trente-trois ans, la benjamine, expatriée à Varsovie ; Hugues, un fils de François, qui vit en Belgique ; Michel, soixante ans, le fils aîné de Guy, un Londonien ; Jean Solanet, expert immobilier, marié à une fille de Marie-Clothilde. Et, en plus d'Anne-Claire, l'un de ses frères, en alternance.

C'est à l'une des trois filles de Claude, Brigitte, quarante-cinq ans, à la tête des Parfums Annick Goutal, que revient l'organisation des réunions. Toutes les six ou huit semaines, en fin de journée, cousins et cousines, oncles et tante, se retrouvent clandestinement à Neuilly, le plus souvent, dans une salle surchauffée propriété de la maison de champagne. A l'heure dite, Claude tapote sur son verre _ d'eau _ pour obtenir le silence. Et tant pis si Christophe de Margerie est encore en retard. Quand le groupe d'« experts » se réunit pour la première fois, le cours de la Société du Louvre végète aux alentours de 80 euros tandis que celui de Groupe Taittinger avoisine les 190 euros.

Les financiers rôdent déjà. Amaury Daniel de Sèze, le PDG de PAI, qui frayait avec Frantz et Pierre-Emmanuel sur les bancs du collège Saint-Joseph à Reims, est en alerte. Ernest-Antoine Seillière, le président du conseil de surveillance de Wendel, intime de beaucoup de Taittinger, a choisi Morgan Stanley pour le conseiller. Mais le premier à tirer est Philippe Villin. Le banquier d'affaires du Tout-Paris a suggéré à Jean-Pierre Millet, le patron Europe du fonds américain Carlyle, de bâtir une offre. Mi-janvier, les deux hommes esquissent un schéma de reprise _ sans prix _ devant le comité familial, attentif.

Le chat dans le sac
Dès septembre, la famille a d'abord proposé à Albert Frère de conclure un nouveau pacte. Jean Solanet, un ami de chasse de trente-cinq ans, et Christophe de Margerie, qu'il fréquente également via Total, sont missionnés par leurs pairs pour sonder ses intentions. Oui, répond le baron, mais à condition de fusionner Taittinger et Louvre. Et de propulser ainsi la CNP premier actionnaire du nouvel ensemble. Inacceptable. Autre solution : proposer à Christophe de Margerie de prendre la tête du groupe. Ce dernier refuse, comme il l'a toujours fait. Reste alors la vente par appartements.

Le Lutetia, le Crillon et le champagne sont les trois actifs chéris de la lignée. Le cercle de Neuilly étudie à la loupe un recentrage sur le champagne et « Envergure », le pôle d'hôtels économiques. Impossible de monter un LBO afin de racheter le seul champagne, à cause de l'ISF. Pour le conserver, pourquoi ne pas céder la Société du Louvre ? Anne-Claire rappelle qu'une OPA sur Taittinger serait alors nécessaire. Régulièrement, les « ambassadeurs » vont informer de l'avancée des travaux tant Albert Frère que Robert Peugeot, le PDG de FFP, holding patrimonial des Peugeot qui soutient les Taittinger depuis 1997. Les deux actionnaires promettent d'accompagner la famille.

Mais, fin mai, le conseil de famille s'aperçoit qu'il tourne en rond. Michel met les pieds dans le plat. Trop compliqué, tout cela ; sa branche est favorable à la vente. L'idée commence à s'imposer. Les plus réticents sont Pierre-Emmanuel, les Margerie ou encore Jean Solanet. Les deux intermédiaires demandent à Albert Frère de ne pas appliquer la procédure prévue par le pacte si le groupe était cédé. Réponse du financier : « D'accord, mais il faut vendre le chat dans le sac. » Patrick Sayer, le patron d'Eurazeo, n'attend que cela. Associé au Crédit Agricole du Nord-Est, attiré par le champagne, il contacte les uns et les autres pour ficeler une offre. Le 15 juin, solennel, Claude Taittinger brandit une enveloppe devant les membres du comité : « J'ai attendu que nous soyons réunis pour l'ouvrir. »

Le fonds d'investissement lié à Lazard propose 310 euros par action du Groupe Taittinger, contre un cours de 299 euros, et 130 euros pour la Société du Louvre, contre 118 euros. Il entend finaliser l'opération en moins d'une semaine. Certains sont partisans de toper. Mais, de sa voix toujours douce, Anne-Claire Taittinger plaide en faveur d'un appel d'offres. Dès le lendemain, d'ailleurs, Carlyle et PAI frappent à la porte. Même Albert Frère articule une offre, cash, nantie d'un certificat de valeur garantie. Nouveau refus. Dans la foulée sont retenus comme conseils Thierry Varène, de BNP Paribas, et François Henrot, de Rothschild, qui a réussi à convaincre une partie de la famille, méfiante à l'égard d'un autre associé, Jean-Claude Meyer, le mari d'Anne-Claire.

Starwood, in extremis
La famille et Albert Frère entendent boucler la vente en quinze jours. Robert Peugeot calme le jeu : les vendeurs accordent trois semaines aux candidats pour déposer des offres fermes. Ce « rab » permet sans doute à Starwood de revenir dans la course. Barry Sternlicht, le fondateur et patron de ce fonds spécialisé dans l'investissement hôtelier, avait déjà regardé le dossier au moment de l'affaire Edelman, et signalé, en février, à Anne-Claire Taittinger, son intérêt éventuel. Mais l'Américain de Greenwich, inconnu du microcosme parisien, n'a pas suivi les récentes péripéties.

La concurrence, elle, est déjà sur les dents. Outre Eurazeo et Carlyle, Wendel entre en lice, tandis que PAI s'associe à Blackstone. Terra Firma, une firme britannique de LBO, se met sur les rangs. Les offres fermes sont demandées pour le 19 juillet : c'est court. Tandis que les Taittinger peinent à déterrer les licences de bar de quelques Campanile, tous les candidats vont inspecter chaque hôtel, passer au crible les contrats, négocier la prévente du champagne, qui avec Roederer, qui avec Pernod Ricard. Barry Sternlicht navigue entre New York et Paris. Le 14 juillet, en plein psychodrame Danone-Pepsi, à quelques dizaines de pas de l'obélisque au pied duquel les troupes saluent le président de la République, le financier américain petit-déjeune au Crillon avec ses équipes : Jeff Dishner, son bras droit, Jerome Silvey, le financier, et Ellis Rinaldi, le juriste.

Le 19 juillet au soir, Sébastien Prat, l'associé du cabinet Bredin Prat, reçoit les offres. Surprise, Carlyle s'est allié in fine à Wendel, mais leur proposition n'est pas assez élevée. Terra Firma est lâché. Un comité de négociation, composé de quelques Taittinger, de Gilles Samyn et de Robert Peugeot, décide de poursuivre avec les trois candidats les mieux-disants : PAI-Blackstone, Eurazeo et Starwood. Pendant deux jours, la traditionnelle guerre d'info et d'intox pousse les financiers à réévaluer leur proposition initiale. Eurazeo est au bord de l'emporter. Deux fois, Patrick Sayer remonte son prix, mais Starwood le coiffe au poteau. Pour quelques euros, et surtout une offre financée sans condition par Eurohypo et Citigroup.

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Champagne !

Jeudi 21 juillet au soir, grand happening chez Bredin Prat, où une caisse de champagne de la seule marque possible en ces circonstances a été in extremis mise au frais. Les Taittinger défilent pour signer l'acte de vente. « C'est en anglais ? », s'étonne l'un d'entre eux. « Oui, on vend à des Américains », rétorque Anne-Claire. Le stress monte : Christophe de Margerie n'est toujours pas là. A 2 heures du matin, le voilà, enfin, moustache goguenarde. L'empire est vendu.

La mise en concurrence a procuré aux grands actionnaires 104 millions d'euros de plus que la première offre, celle d'Eurazeo. « Nous sortons la tête haute. Les actionnaires n'ont pas à se plaindre de notre gestion, le fisc encore moins », soupire un membre de la famille. Au prix de 336 euros par action, la cession rapporte 428 millions d'euros à la fratrie rémoise. En brut. Car le fisc a prévu de ponctionner 27 % des plus-values, calculées par référence à un prix historique de... 10 euros en 1945.

De quoi envisager, tout de même, de prendre un petit ticket dans les vignobles quand Starwood les remettra en vente. Pierre-Emmanuel, avec son père, Jean, et sa soeur Anne-Claire, participe à un projet du Crédit Agricole. Albert Frère, de son côté, affiche son intérêt et cherche à rallier d'autres membres de la famille. Pierre-Christian, Colette, voire Claude, pourraient lui apporter leur soutien. Une contribution plus morale que financière. Car la page est bien tournée.

ISABELLE CHAPERON

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