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Monde d'après

Sur le «quai des milliardaires» d'Antibes, c'est la déprime du yachting

Déconfinementdossier
La crise sanitaire n'a pas épargné le business des méga-yachts : les riches plaisanciers seront beaucoup moins nombreux cet été sur la Côte d'Azur. Une mauvaise nouvelle pour tout un écosystème d'entreprises et fournisseurs qui vivent de ces navires luxueux comme des poissons-pilotes.
par Mathilde Frénois, correspondante à Nice
publié le 4 juillet 2020 à 17h47

Sur le GPS, il faut taper l'adresse «quai Camille-Rayon». Mais pour tous les Azuréens, cette digue qui avance dans la Méditerranée au bout des remparts d'Antibes, c'est le «quai des milliardaires». Là où des yachts de 80 à 120 mètres, véritables palaces flottants, s'amarrent à l'abri des regards. Derrière un haut portail s'expriment toutes les extravagances en matière de grande plaisance. «C'est James Bond, s'amuse Guy Grognet, président de l'association Antibes International Yachting Academy. Vous êtes dans un autre monde. Quand vous commencez à être rationnel, vous n'êtes plus dans le coup.» Si l'imagination n'a pas de limite, le monde de la grande plaisance n'échappe pas aux contraintes du coronavirus. Sur les vingt emplacements pour méga-yachts, seule la moitié est occupée, la faute au blocage des frontières et à la crise économique qui en a découlé. Dans leur sillage, une filière est en danger.

«Petite zone économique»

«Le yacht, c'est comme un requin : derrière, il y a les poissons pilotes, dit Guy Grognet, adepte des comparaisons. Si le yacht ne vient pas, le fuel n'est pas livré, le nettoyage ne suit pas, les fleuristes ne travaillent pas. Quand on sait que sur certains bateaux, les fleurs sont changées trois fois par jour.» Sur d'autres, 120 membres d'équipage sont aux petits soins pour 12 passagers. Tous disposent d'une piscine, certains d'un héliport. Avec son association, Guy Grognet favorise l'embarquement de marins et de sociétés à bord de ces bateaux. Après enquête, il estime que 30% des entreprises affiliées au yachting qui ne rouvriront pas, et autant seront en difficulté pour survivre. «Le quai des milliardaires, c'est 20 méga-yachts qui, quand ils sont là, emploient en direct 2 000 personnes, sans parler des métiers induits comme les professions qui réparent, qui fournissent les meubles, la nourriture, les fleurs, détaille Jacques Lesieur, directeur de la CCI Nice Côte d'Azur et du port Vauban d'Antibes. Si on englobe le reste du port, c'est une petite zone économique en lui-même.» Sur le quai des milliardaires, plus grand port de Méditerranée pour le yachting, en cette fin juin, 65% des emplacements sont loués. Ce taux de remplissage s'élevait à 90% à la même période l'année dernière.

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Dans les Alpes-Maritimes, les villes d'Antibes, de Nice et de Cannes ont la capacité de faire accoster ces mastodontes des mers. La Côte d'Azur accueille ainsi 40% du yachting mondial. «L'effet Covid a été immédiat. Toute la filière est touchée, pointe Jacques Lesieur. Les trois ports ont enregistré une baisse de 15 millions d'euros de chiffre d'affaires.» Les méga-yachts vivent au soleil. S'ils naviguent aux Caraïbes l'hiver, ils débarquent sur la Côte d'Azur l'été. Cette année, la plupart d'entre eux n'ont pas pu faire la traversée de l'Atlantique. Une fermeture des frontières qui empêche aussi ses propriétaires de se déplacer en avion. «Ils ont alors le réflexe de garer le bateau pour l'été avec leur équipage, explique le directeur du port. Cet estivage n'est pas un usage habituel.» Un stationnement, sans excursion, qui fait craindre une année blanche aux sous-traitants, fournisseurs, saisonniers et marins.

«Là, on ne va rien avoir»

Depuis quatre ans, Louis Simon, 30 ans, est second capitaine et chef mécanicien sur «le dixième bateau le plus rapide du monde» amarré à Cannes. Pour 11 500 euros par jour – sans TVA, carburant ni nourriture –, une clientèle fortunée s'offre une virée au large de la Croisette. Ou beaucoup plus loin. «Le problème, c'est qu'on n'a aucune visibilité sur le futur. D'habitude, on fait entre 55 et 65 jours de charter [location du bateau avec équipage, ndlr] dans la saison. Cet été, seulement 10 jours en août ont été bookés pour faire le tour de la Sardaigne, expose le marin. Notre clientèle de base reste des étrangers hors Europe : des Russes, des Saoudiens, des Américains, des Libanais. Ils ne sont pas autorisés à venir en France.» Au cœur de l'été, six membres d'équipage font tourner le bateau. Actuellement, à quai, ils sont deux. «Il faut savoir qu'en faisant du charter, on perçoit des pourboires. Ils représentent un quart du salaire annuel, compte Louis Simon. Les dernières années, cela représentait 7 000 euros. Là, on ne va rien avoir.»

Si le port de Cannes peut compter sur ses 300 postes loués à l'année, il a souffert de l'annulation de grands événements comme le festival du film. «Ce qui est difficile, c'est qu'on a beaucoup de réservations, puis d'annulations, puis de réservations. C'est très fluctuant en fonction des décisions des gouvernements, expose Georges Montanella, directeur du service mer et littoral à la mairie de Cannes. Mais nous sommes sur une spirale positive : pour les grosses unités, il ne nous reste plus que deux postes.» Une manière de passer des vacances en respectant les distances.

Devant la grille du port d'Antibes, un jeune sud-américain est venu déposer des CV. Une camionnette de livraison de vin le double, puis une citerne de fuel. «Ça ne veut pas dire que les yachts vont partir, temporise une attachée commerciale du port. Parfois ils ne font que des exercices au large.» Pour être prêt lorsque la clientèle reviendra embarquer sur le quai des milliardaires.

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