Capter l’énergie des mers
Une jeune diplômée britannique, Phoebe Bamford, a récemment mis au point un prototype de panneaux océaniques permettant de capter l’énergie des vagues beaucoup plus efficacement que les dispositifs existants. De plus en plus, la mer apparaît comme une clef de la transition énergétique. Un rêve déjà formulé par Victor Hugo.
Bienvenue sur la planète Mer
100 000 TWh/an : c’est l’énergie que l’homme pourrait tirer de la mer, selon les estimations du World Energy Council. De quoi couvrir plus que largement la consommation des besoins de l’humanité – autour de 20 000 TWh/an [un térawatt-heure, c’est un milliard de kilowatts-heure, l’unité de base de notre consommation quotidienne d’énergie par personne]. L’océan, pourtant, reste une source d’énergie sous-exploitée : à l’heure actuelle, celle-ci représente seulement 0,05 % de la production mondiale. Les coûts économiques sont élevés et les techniques restent embryonnaires.
Pourtant, de plus en plus d’ingénieurs, de penseurs et de politiques voient dans cette énergie renouvelable la clef d’un avenir utopique. Jean-Luc Mélenchon en avait fait un élément central de son programme écologique lors de la présidentielle de 2022. Mais deux siècles avant lui, Victor Hugo, visionnaire, préconisait également cette solution. Dans Quatrevingt-treize (1874), il écrit : « Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. […] Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan ! »
Les (nombreuses) promesses de l’océan
Ce rêve connaîtra un regain d’intérêt, étayé sur le développement de techniques prometteuses, dans les années 1970. Plusieurs publications se succèdent : L. Bernstein, « Energy of the Northern Seas » (1973) ; L. Booda, « Energy in the Oceans » (1973) ; Owen M. Griffin, Energy from the Ocean (1974). Griffin, en particulier, souligne les différents types d’énergie que l’homme pourrait tirer de l’océan. L’ingénieur Aurélien Babarit, auteur de L’Énergie des vagues. Ressource, technologies et performance (2018), en distingue cinq formes principales dans son article « Hydraulique : les énergies marines » (2013).
- Énergie marémotrice potentielle : « Pour ce type d’installations, il s’agit de récupérer l’énergie contenue dans l’onde de marée sous sa forme d’énergie potentielle : grâce à un barrage artificiel, on exploite les variations du niveau de la mer. » C’est cette énergie, cyclique et prédictible, qu’utilise le barrage de la Rance construit en 1996. Mais la technique est en fait beaucoup plus ancienne. Certains moulins du Moyen Âge, ceux par exemple construits au XIIe siècle sur l’Adour, dans le Bassin aquitain, fonctionnent sur le même principe. C’était aussi le cas de certains moulins édifiés sur la rivière Fleet, dans la Londres romaine.
- Énergie marémotrice cinétique : celle-ci utilise non pas la variation du niveau de la mer mais les « courants de marée ». « Les dispositifs utilisés sont appelés hydroliennes : ce sont des turbines sous-marines assez semblables à des éoliennes, mais sous l’eau. » Des systèmes hydroliens ont par exemple été installés au large du Royaume-Uni ou de la Norvège.
- Énergie houlomotrice : « L’énergie houlomotrice est l’énergie des vagues qui animent la surface des océans. » Il s’agit de capter cette énergie de friction par des dispositifs flottants. « Sous l’action des vagues, les cylindres oscillent les uns par rapport aux autres, les mouvements relatifs sont mis à profit pour produire de l’électricité par l’intermédiaire de convertisseurs hydrauliques (pompes et vérins). » Problème : cette énergie est « fluctuante » et imprévisible [pour mieux comprendre, lire notre article détaillant le problème des énergies de stock et celles de flux].
- Énergie thermique : « L’énergie thermique des mers (ETM) consiste à exploiter la différence de température entre les eaux chaudes de surface et les eaux froides pompées à grande profondeur (1 000 m). […] Les premières tentatives de réalisation remontent aux années 1930 et furent réalisées par le Français Georges Claude. » Ces tentatives originelles avorteront, mais l’idée sera relancée dans les années 1970 par le laboratoire Nelha (Hawaï).
- Énergie osmotique : « Cette forme d’énergie marine consiste à exploiter les différences de concentration en sel entre des eaux douces et des eaux salées ou saumâtres, typiquement en zone d’estuaire. » Comme l’énergie thermique, l’énergie osmotique a le grand avantage de ne pas être fluctuante. « Un prototype de 4 kW a été inauguré en 2009 en Norvège et testé avec succès. »
Encore des obstacles… mais sont-ils insurmontables ?
« À l’exception des usines marémotrices, les dispositifs de récupération des énergies marines n’existent encore qu’à l’état de prototypes, au coût de production du kWh électrique incompatible avec le tarif de rachat actuel pour ces formes d’énergies renouvelables. » Les problèmes de faisabilité sont nombreux. L’énergie houlomotrice suppose en particulier des installations complexes en pleine mer. Mais il est bien possible que ces dispositifs se développent à l’avenir – les panneaux océanique mis au point par Phoebe Bamford [lien en anglais] permettent ainsi de faciliter grandement la valorisation de l’énergie des vagues depuis les côtes, en utilisant l’effet piézoélectrique, qui permet de convertir la pression mécanique (ici, celle des vagues) en énergie électrique.
À ces cinq énergies, l’on pourrait ajouter encore d’autres débouchés énergétiques, plus indirects, de l’océan. C’est par exemple le cas des champs d’éoliennes offshore, qui se développent un peu partout dans le monde. Plus confidentielle, la biomasse marine suscite un intérêt de plus en plus vif. Les algues à fortes croissance représentent un potentiel énergétique non négligeable, soit pour la combustion, soit pour la méthanisation.
L’avenir de l’énergie se trouve donc peut-être dans l’océan. Restent évidemment en suspens différentes questions qui ne manquent pas d’inquiéter. Nombreux sont les militants écologistes à s’alarmer de l’impact de ces techniques sur la biodiversité. Quant à l’intérêt écologique de ces projets, difficile d’en faire le bilan global. Si l’énergie maritime est évidemment renouvelable, les dispositifs nécessaires pour la capter, encore balbutiants, risquent d’être fort gourmands en matériaux – à la fois pour leur construction et pour leur entretien dans un milieu résolument hostile et puissamment corrosif. Seul la recherche permettra de prendre en charge ces risques et de les atténuer. Une bonne raison d’investir dès aujourd’hui dans la mer ?
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