Ford, fournisseur du IIIe Reich. Le groupe américain employait prisonniers et déportés en produisant pour la Wehrmacht.

publié le 4 décembre 1998 à 18h08
Chargement...

Washington, de notre correspondant.

«Ford a conservé des relations très confortables avec l'Allemagne nazie tout au long de la guerre, et engrangé les profits tirés du travail forcé des prisonniers de guerre et des déportés employés dans son usine de Cologne», accuse Melvyn Weiss. Cet avocat new-yorkais est un des plus redoutés des dirigeants des grandes sociétés américaines. Sa spécialité: mobiliser les actionnaires mécontents pour lancer des plaintes collectives contre les géants de l'industrie et de la finance. Mais l'action en justice lancée en mars par Me weiss devant un tribunal de Newark (New Jersey) est, dit-il à Libération, «vraiment sans précédent». Elle met Ford Motors, une icône de l'Amérique, au banc des accusés, aux côtés des banques suisses ou des grands noms de l'industrie allemande. Et la somme de dédommager les milliers de personnes forcées de travailler dans son usine allemande sous les nazis. En commençant par Elsa Iwanowa, une habitante d'Anvers (Belgique) d'origine russe, au nom de laquelle Me weiss a porté plainte contre Ford. Alors âgée de 16 ans, elle est kidnappée par l'armée allemande à Rostov en 1942 et expédiée à Cologne pour travailler chez Ford Werke A.G., «sans salaire, avec à peine de quoi manger», dit-elle.

Chargement...

GM aussi. Le cas «Iwanowa contre Ford» est la première salve d'un barrage de procès contre des groupes industriels (Volkswagen, Daimler, Siemens, etc.) que Melvyn Weiss accuse de n'avoir jamais payé pour l'exploitation de centaines de milliers de travailleurs forcés, voire de véritables «esclaves». Il est aussi la première mise en accusation de l'attitude des Etats-Unis (du moins de certains Américains) pendant et après la guerre. Un autre avocat, Me Hausfeld, s'apprête à faire de même contre General Motors, numéro 1 de l'industrie américaine, selon une enquête du Washington Post publiée à l'occasion de la conférence. A elles deux, les filiales de GM et de Ford détenaient plus de 70% du marché automobile allemand à l'arrivée de Hitler au pouvoir. Elles sont devenues les principaux fournisseurs de la Wehrmacht en véhicules de transport de troupes. «Ford prétend n'avoir eu aucun contrôle sur sa filiale allemande, mais c'est absurde», assure Weiss. Ford Werke A.G. ne fut jamais nationalisé. Ford en a toujours conservé 52% des parts. «Après la guerre, Ford a touché, en plus de réparations alliées pour les dommages dus aux bombardements, sa part des bénéfices de l'usine de Cologne pour la période 1940-1945.» Une période où les 6 000 travailleurs forcés étaient pour plus de moitié des prisonniers de guerre français, ukrainiens, belges, italiens ou russes, comme Iwanowa, voire de déportés juifs de Buchenwald" Directeur nazi. De plus, le directeur allemand de Ford Werke A.G. (qui avait remplacé un Américain après l'entrée en guerre en 1941 des Etats-Unis), Robert Schmidt, a rencontré en 1943 au Portugal (pays neutre) des dirigeants de la maison mère américaine. Arrêté en 1945, Schmidt fut réinstallé à son poste dès 1950, bien qu'accusé d'avoir été membre du parti nazi. «Sa présence à la tête de l'usine était purement cosmétique», affirme Me weiss. «Le QG de Ford à Dearborn (Michigan) est resté en contact avec sa filiale tout du long de la guerre», ce dont pourraient témoigner d'anciens cadres.

Un rapport des renseignements militaires américains de septembre1945, retrouvé dans les Archives nationales, décrit Ford Werke A.G. comme «une pièce clé de l'arsenal nazi» ayant produit 60% des transports de troupes chenillés et blindés de la Wehrmacht. John Spelich, porte-parole de Ford, rejette ce rapport comme «erroné»: «Les nazis avaient pris le contrôle de l'usine, et même avant 1941, les dirigeants de la filiale agissaient sans en référer au siège social.»

Chargement...

Ford a mobilisé des dizaines d'historiens et de chercheurs pour se disculper. Pour l'heure, la société refuse de rendre publique son enquête interne. L'«axe» Dearborn-Cologne-Berlin n'est pas étonnant. Henry Ford était un antisémite notoire, auteur de l'ouvrage le Juif, problème mondial (1921). Hitler avait dit de lui: «Ford a été un des mes principaux inspirateurs.» Il lui avait décerné, en 1938, la plus haute décoration civile du IIIe Reich. Ford avait fait un cadeau de 35000 reichmarks au Führer en 1939 pour son anniversaire".