Jacques Dutronc : “Je n’ai strictement rien à dire, mais je tiens à ce que ça se sache”
À 80 ans, le chanteur et comédien publie ses mémoires. Des Playboys à ses ennuis de santé, de sa filmographie inégale à sa retraite en Corse, il nous dit tout et ne nous cache rien. Sauf sa vie privée
- Publié le 20-11-2023 à 15h11
Jacques Dutronc est rarement cité comme influence par la scène rap francophone. Il devrait. Dans ses Mémoires, il enchaîne les punchlines. Morceaux choisis ? Sur les fausses promesses du show-business ? “J’ai cessé de croire au Père Noël le jour où il m’a demandé un autographe dans une galerie commerçante”. Évoquant la crise cardiaque dont il a été victime en été 2003, il balance : “Si je fais le bilan de ma vie, ce sera un dépôt. Ce jour-là, j’étais en faillite. J’ai baissé la tête et la faux est passée au-dessus.” On adore… Ou encore ce bref post-scriptum, imprimé en page 213 en 54 caractères qui claquent : “Je n’ai strictement rien à dire, mais je tiens à ce que ça se sache.”
Tout Jacques Dutronc tient dans cette conclusion. Même avant de prendre le maquis, au propre comme au figuré, dans sa demeure corse de Monticello, Jacques ne disait pas grand-chose. “Françoise (Hardy) me l’a souvent reproché”, écrit-il. Mais c’est comme ça. Répétant que son meilleur ami est “le silence”, Dutronc ajoute que cette posture “de repli” est aussi une belle façade pour cacher sa timidité et sa vulnérabilité. En chantier depuis vingt ans, ces Mémoires publiés aux éditions Cherche-Midi ne sont pas pour lui une occasion de combler les vides ou de répondre à des questions existentielles.
L’enfance dans le quartier parisien de la Trinité, les groupes de rock, “Les Play-boys”, les premiers galas, le cinéma avec le “féroce” Pialat ou “l’entier” Claude Sautet, une fin de tournée 1993 euphorique à la Citadelle de Namur devant 80.000 personnes (“mieux que le Pape, avec les Belges on est sans cesse surpris”), l’alcool, la Corse… Jacques se raconte chronologiquement en mode “Dutronc”. Avec ce mélange de détachement, de dérision, d’ironie et d’humilité qui ont construit la légende. Il fait preuve de beaucoup de pudeur. La famille, c’est sacré. La famille, c’est privé. Très peu de mots sont consacrés à Françoise Hardy, à leur fils Thomas et encore moins à Sylvie Duval qui partage sa vie aujourd’hui. Il présente ses excuses à la fin de l’ouvrage en leur disant merci. “Je n’ai sans doute pas assez évoqué ici Françoise, qui a sauvé ma vie et Sylvie, qui m’a aussi sauvé la vie. Ni Thomas, sur qui je prépare le premier volume d’un livre intitulé Thomas par Dutronc.”
L’Opportuniste
Ces Mémoires sont titrés d’après la chanson qui a lancé Dutronc en solo en 1966. Un accident. Après avoir joué comme guitariste dans Les Tritons et puis dans El Toro et Les Cyclones, Jacques est engagé comme musicien/compositeur par Jacques Wolfsohn, directeur artistique de la maison de disques Vogue. Il signe une mélodie yéyé sur un texte sarcastique écrit par Jacques Lanzmann, alors rédacteur en chef de Lui. “On voulait faire chier Antoine (le chanteur des Elucubrations, – NDLR), rigoler un peu et passer ensuite à autre chose.” Ne trouvant pas l’interprète idéal, Wolfsohn décide de sortir en 45 tours la maquette test enregistrée par Jacques Dutronc. “Et moi, et moi, et moi” devient le tube l’été. 500.000 disques vendus. “Je n’avais rien demandé et ça m’est tombé dessus. Tous les chanteurs de l’époque avaient les cheveux longs, s’habillaient en cuir et américanisaient leur nom. Moi, j’arrivais en costard, j’étais bien coiffé et je m’appelais Jacques Dutronc… Les programmateurs pensaient que j’étais un Canadien.”
Comme on s’en doute, Dutronc n’est pas tendre dans son livre avec le show-business parisien. Tout le monde en prend pour son grade. De cette fameuse bande fantasmée par Salut Les Copains, Dutronc n’a d’yeux et d’admiration que pour Johnny Hallyday. “Lui, on voyait qu’il faisait tout ça avec sérieux, il ne pratiquait pas le second degré. L’obstination dans le premier degré, c’est ce qui a toujours fait la force de Johnny. Il était né pour ce métier, il ne l’a jamais pris à la légère. En ce qui me concerne, n’ayant jamais voulu devenir chanteur, j’ai eu tout de suite plus de détachement.”
Des succès et des navets
Malgré le succès d’”Et moi, et moi, et moi”, des “Cactus” et autre “Il est cinq heures Paris s’éveille”, Dutronc se lasse vite de la Dutroncmania. Au début des années 70, il saborde sa carrière de “vedette”, arrête les tournées, enregistre des daubes (”L’âne est au four et le bœuf est cuit”, c’est de lui) et se lance dans le cinéma. Là aussi, il prend tout comme ça vient. De la comédie, des polars, des drames. Des succès, des navets. Il accepte les rôles pour des raisons humaines. Parce qu’il a envie de travailler avec des monstres sacrés (Zulawski, Godard, Pialat), se marrer avec Marielle ou Lanvin, séduire, pour de vrai ou de faux, ses partenaires. Il n’est pas de l’école Actor’s Studio, pas du genre à prendre 30 kilos comme Robert de Niro l’a fait pour jouer le puncheur Jake LaMotta dans Racing Bull. “De mon point de vue, c’est le personnage qui doit entrer dans l’acteur, et non l’inverse, écrit-il dans le chapitre 5 intitulé “Mon Cinéma”. On a parfois parlé de mon absence de jeu. Ça vaut mieux que d’avoir appris à jouer et de faire semblant de ne pas le faire.” Et tac !
Dans sa filmographie, Dutronc reste très fier de “L’Important c’est d’aimer” (Zulawski, 1974, il reconnaît à demi-mot une romance avec Romy Schneider pendant le tournage) et de “Van Gogh” (Maurice Pialat, 1991) qui lui a valu le César du meilleur acteur. Sa nonchalance et son manque d’opportunisme (un comble pour celui qui a chanté “L’Opportuniste”) débouchent sur des rendez-vous manqués. Steven Spielberg l’a approché pour “Les Aventuriers de l’Arche Perdue” (“Mon anglais était trop mauvais, j’aurais ralenti le tournage”) et il a dîné plusieurs fois avec Wim Wenders. “A un moment, j’ai proposé à ma maison de disques Sony qu’il tourne un clip pour une de mes chansons et le directeur du label m’a demandé : “Wenders, c’est qui ?” J’ai préféré ne pas insister.”
Avec l’âge qu’il a (80 ans, comme Mick Jagger et Paul McCartney), Jacques Dutronc reconnaît qu’il est plus perméable qu’avant aux soubresauts du monde extérieur. Il regrette de ne plus avoir le feuilleton “Derrick” pour s’endormir, avoue être retourné par ce qui se passe dans le monde lorsqu’il tombe sur un flash d’info, ne se sort plus de chez lui sans sa mallette de cuir noir contenant ses cigares et médicaments. “Le poison et l’antidote”. Son plus grand bonheur ? Se promener avec ses chats. Des regrets ? Aucun. “Je ne suis pas assez accro à ce métier pour le regretter.”
*** Jacques Dutronc, Et moi, et moi, et moi. Cherche Midi, 224 p